La grande peur dans la montagne/16

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XVI

Alors, le lundi matin, on avait donc commencé à sonner pour les morts ; l’enterrement devait avoir lieu à dix heures.

On a commencé à sonner une première fois tout de suite après le lever du jour, mais il faut dire que ce matin-là le jour s’était levé tard ; il faudrait même dire qu’il ne s’était pas levé du tout, pendant qu’on s’étonnait de la couleur du ciel du côté du midi, c’est-à-dire du côté du fond de la vallée.

Peut-être bien que ce n’était pas difficile à comprendre, mais on ne voulait pas avoir l’air de comprendre ; peut-être bien même qu’on comprenait, mais on faisait comme si on ne comprenait pas, parce qu’on s’est levé, parce qu’on a fait son travail, parce que les femmes avaient préparé le café ; c’est à ce moment qu’on avait sonné de nouveau pour les morts ; puis on avait été boire le café.

Et auparavant on avait relevé les deux postes : celui d’au-dessus du village, qui était l’ancien et celui de l’entrée du pont qu’on avait seulement établi la veille au soir, et qui était seulement de deux hommes ; on a relevé les deux postes, on a été boire le café.

On se donnait l’air de faire quelque chose ; on plantait un clou, on a sorti le fumier des étables.

Ils n’arrêtaient plus de sonner pour les morts, alors on aimait autant ne pas trop s’écarter de la maison ; d’autant plus qu’on devait se changer, et les femmes nous avaient déjà préparé nos habits du dimanche et une chemise propre, et il nous fallait nous raser encore ; c’est pourquoi on n’a pas eu l’occasion de beaucoup se voir, ni de beaucoup se parler, ce matin-là, pendant qu’on sonnait pour les morts et puis on sonnait pour les morts et puis on sonnait pour les morts…

C’est le vieux Munier qui s’est trouvé être prêt le premier ; il avait été s’asseoir devant chez lui, sur la place.

Il s’était trouvé prêt une bonne demi-heure à l’avance, il s’était assis avec sa canne sur le banc, attendant que le moment de se rendre à l’église fût venu. On le voyait par les fenêtres, assis sur son banc, les mains sur sa canne, et personne encore ne l’avait rejoint, pendant qu’on sonnait pour les morts.

Nous autres, on n’était pas prêts, ou ceux qui l’étaient ne se montraient pas, de sorte qu’un grand moment encore le vieux Munier a été seul.

On sonnait pour les morts. Nous autres, on regardait par la fenêtre, pendant qu’on se tenait devant nos petits miroirs avec le pinceau à barbe ; on n’avait qu’à lever les yeux pour voir à travers les carreaux la couleur que prenait le ciel.

On sonnait pour les morts. C’était une couleur comme celle du froment trop mûr après que l’épi s’est doré d’abord, puis il tourne au rouge et au brun ; elle formait une peau sur le ciel comme celle qu’il y a sur les yeux des aveugles.

On regardait ; on n’avait que sa chemise sur le corps, pourtant on était en transpiration. Pas une feuille ne bougeait, ni même les fleurs les plus minces de tige et les plus haut poussées dans les jardins, ou dans les prés ; pas le moindre brin d’herbe ne bougeait sur la terre, et, là-haut, dans le ciel rien ne bougeait non plus, ni entre le ciel et la terre.

Pas le moindre mouvement dans l’air ; de sorte que les fumées ne sortaient plus qu’avec grand’peine des cheminées. On regardait les gros habits de laine qu’il allait falloir mettre, on n’en avait pas le courage ; puis on regardait de nouveau du côté de Munier ; — on sonnait pour les morts.

Il y avait à présent un autre vieux qui était avec Munier, un nommé Jean-Pierre Geindre ; on l’a vu qui montrait avec le pouce par-dessus son épaule le fond de la vallée, en hochant la tête.

Munier avait toujours les mains croisées sur le corbin de sa canne ; il les a levées un petit peu l’une et l’autre, elles sont retombées.

C’est alors que les cloches ont commencé à nous appeler, par un changement dans la sonnerie ; alors on a commencé à sortir, alors on a commencé à voir de toutes les maisons sortir les hommes, après qu’ils avaient passé à la hâte et au tout dernier moment leur veste ; puis, avant de descendre l’escalier, ils se tenaient un moment encore sur le perron.

On doit dire qu’une des questions qui se posaient était de savoir si le Président viendrait à l’enterrement.

On a donc vite regardé encore s’il n’était pas peut-être déjà là, parce qu’on était curieux de savoir ce qu’il ferait, depuis le temps qu’il se cachait, et depuis bien des jours déjà il ne sortait plus guère ; car il ne rencontrait personne qu’il ne fût arrêté ou qu’on ne lui criât : « Tout ça, c’est de votre faute ! » ou encore on le menaçait et les femmes lui faisaient le poing. Il ne restait plus que quelques jeunes gens et certains de ses amis pour continuer à le défendre ; c’est pourquoi le Président ne se montrait plus.

Et est-ce qu’il allait venir à l’enterrement ? car, n’y pas venir, c’était offenser la famille et peut-être qu’y venir c’était l’offenser également ; en tout cas, c’était risquer un mauvais parti ; on était curieux de savoir ce qu’il ferait, s’il viendrait ou non ; on regardait donc s’il était déjà arrivé, et il n’était pas encore arrivé ; — puis, juste comme la cloche finissait de sonner, il arrive.

On devrait dire plutôt : ils arrivent, vu qu’ils étaient toute la bande, y compris Compondu, c’est-à-dire sept ou huit, s’étant sûrement entendus pour venir ensemble ; de sorte qu’il ne s’est rien passé du tout sur la place quand ils sont arrivés ; ils n’ont rien dit, on ne leur a rien dit ; le vieux Munier n’avait même pas levé la tête.

Il était dix heures. On a été chercher le corps. On marchait derrière le cercueil.

La famille venait d’abord. Ensuite, c’était la place du Président, vu sa qualité de Président, et des municipaux ; le Président, en effet, venait ensuite, puis venaient les municipaux, suivis de Munier et des vieux. Tout s’est passé dans la règle jusqu’à l’église et à l’église de même, pendant l’office qui a eu lieu comme de coutume. Il ne faut pas oublier de dire que le village tout entier y assistait, hommes et femmes, de sorte que, ce qui pouvait bien se passer pendant ce temps hors de l’église, personne ne s’en est douté. Tout continuait de se passer comme toujours en cas de mort : c’est-à-dire qu’on est entré dans le cimetière et qu’on avait fait le cercle autour de la fosse, tandis qu’il y avait, à côté des deux frères et du père de Victorine, le Président.

Ce fut seulement plus tard, ce fut comme on s’en allait déjà. Il se trouva que le père de Victorine n’avait pas voulu se laisser emmener, pendant qu’on commençait à jeter la terre dans la fosse. Il n’avait rien dit jusqu’alors, il n’avait pas fait un geste, il n’avait même pas pleuré ; — il continuait à ne rien dire, il continuait à avoir les yeux secs, mais il ne voulait pas venir. Voilà alors qu’on commence à se retourner, c’était pendant qu’on sortait déjà du cimetière ; on voit que l’un de ses fils parlait au vieux, puis l’avait pris par le bras, mais le vieux ne bougeait pas. L’autre des fils s’appelait Sébastien. Le vieux secouait la tête, c’est tout ; et de nouveau le premier de ses fils, le tenant toujours par le bras, se penchait de côté pour le faire venir, tandis que Sébastien était à la gauche du vieux. Mais tout à coup Sébastien se tourne vers son frère, il lui dit quelque chose ; on n’a pas compris, il parlait bas. Seulement, ensuite, il parle haut, on entend : « Reste ici, toi, reste avec lui ; et puis, s’il ne veut pas venir, laisse-le faire, ne le tourmente pas ; » puis il lève le bras.

Il dit : « C’est moi que ça regarde ! »

Il a levé le bras, tourné vers nous, sans avoir encore quitté sa place ; et, encore une fois : « C’est moi que ça regarde ! » puis il nous vient dessus.

Il criait : « Où es-tu ? où es-tu, toi ? à nous deux ! » il venait droit sur le Président.

On n’avait pas encore eu le temps de se rendre compte de ce qui arrivait qu’il a passé à côté de nous en courant, venant dans l’étroite allée pleine de monde où il bousculait le monde, puis de nouveau : « Ah ! te voilà, brigand ! » car c’était juste le moment où le Président allait sortir du cimetière. Le Président, de son côté, avait vu venir Sébastien ; il a commencé à reculer, il allait à reculons, il s’est trouvé venir donner avec le dos contre le mur. Il y avait à cette place des vieilles tombes aux croix toutes penchées, à vieilles croix de bois déjà cuites du pied et prêtes à tomber ; Compondu, qui était à côté du Président, en a arraché une, ce qui était facile. Il se place devant le Président avec sa croix de bois ; c’était à la sortie du cimetière, où il y avait une autre croix, une autre grande croix en pierre avec un socle ; et c’était sous la croix de pierre, pendant qu’on s’était écarté et on marchait sur les morts. Nous aussi, d’abord, on était allés en arrière, puis on a été portés en avant. On a vu que Compondu avait manqué son coup. On a vu que Sébastien lui avait sauté dessus. Compondu tombe à la renverse. Et, nous, on est donc portés en avant, puis voilà que toutes les croix qui étaient là, toutes ces vieilles croix, plus très bien enracinées, sont venues hors de terre, pendant qu’on entendait : « Bien fait ! » on entendait : « Vas-y, Sébastien ! on arrive ! »

Compondu avait pu se relever, malgré le sang qui lui coulait sur la figure et dans sa barbe ; il se jette à son tour sur Sébastien, mais on était venus ; il reçoit trois ou quatre coups de croix sur la tête.

Il tenait Sébastien par le cou ; il tombe avec Sébastien et avec nous.

Le Président reçoit un coup qui lui fend le front.

À ce moment, on avait recommencé à sonner. À ce moment, comme c’est la coutume, on a recommencé à sonner ; et nous c’était sous la croix de pierre, puis ce fut plus en arrière, parce que Compondu avait réussi à ramper jusqu’à la grille sur les mains et sur les genoux. Ce fut sous le clocher, pendant qu’on sonnait là-haut pour les morts encore une fois : ceux du parti du Président, le Président lui-même, et nous : nous tous ensemble, ayant roulé à terre, les uns sur le dos, les autres sur le ventre, pendant qu’on se tapait au hasard dessus, pendant que les poings se levaient et quelques-uns levaient leurs croix. Puis il y a eu un temps d’arrêt, comme il arrive toujours dans le désordre : voilà alors le Président et ses amis qui se relèvent, ils courent en bas de la rue, ils courent jusqu’à l’auberge, tout en soutenant Compondu qui était couvert de sang ; ils arrivent devant la porte de l’auberge, ils entrent.

Ils ferment la porte de l’auberge derrière eux, ils tournent la clé dans la serrure.

C’était plein de femmes aux fenêtres ; on criait à toutes les fenêtres et sur les perrons. On sonnait pour les morts dans le clocher. On arrive à notre tour devant l’auberge : on s’est jeté contre la porte. Eux, derrière la porte, entassaient les bancs et les tables.

On a défoncé la fenêtre avec nos croix, mais eux avaient déjà bouché la fenêtre. On va de nouveau contre la porte, on disait : « Il faudrait une poutre, il faudrait une forte poutre… »

On sonnait pour les morts ; on a lancé des pierres dans les vitres du premier étage qui sont venues en bas ; on disait : « Il faudrait une échelle… »

Quelques-uns alors sont partis pour aller chercher cette échelle, — et on ne voyait rien, on était bien trop occupés. Il y avait bien trop de bruit aussi pour qu’on ait rien entendu jusqu’au moment où tous les arbres ont été cassés par le milieu dans les vergers, en même temps que les toits de deux ou trois fenils partaient en l’air.

Puis on a entendu les cheminées qui dégringolaient.

Ensuite, alors, tout s’était tu, personne ne faisait plus un mouvement ; et c’est dans le silence, c’est grâce au silence. Là-bas, et en amont, cette chose qui naissait dans l’air, puis venait ; qui a eu tout le temps de naître et de venir, et était faite de deux choses, c’est-à-dire qu’il y avait une espèce de roulement comme quand le tonnerre gronde au lointain sur place, et puis, plus par devant, comme si des cloches sonnaient.

On a commencé à écouter, on a commencé à pouvoir écouter, on a commencé à entendre ; puis quelqu’un, au milieu du silence, quelqu’un tout à coup :

— C’est eux ! Ceux du chalet !…

Il écoute encore, on écoute :

— Sûrement que c’est eux qui viennent. Attention à nous !

On s’était mis à courir de nouveau, tout le monde s’était mis à courir de nouveau ; cette fois, les femmes couraient avec nous. On est sorti du village, on allait sur le chemin du côté de la montagne. À peine si on y voyait. On distinguait pourtant le chemin avec netteté, à cause de sa couleur, et on pouvait sans peine le suivre des yeux parmi les prés jusqu’à la forêt. On voyait également très bien comment, un peu avant d’arriver à la forêt, il passait devant un fenil, et on voyait le fenil ; on a vu aussi que ceux du fenil étaient sortis avec leurs armes, barrant le chemin au-dessus de nous. On regardait le chemin, on regardait tous le chemin vers l’endroit où il débouche de dessous les arbres. C’est pourquoi on s’était arrêté, c’est pourquoi il se faisait de nouveau un arrêt dans le mouvement de nos pieds sur la terre dure. Et, cette fois, dans ce nouveau silence, c’est tout près de nous que la sonnerie a éclaté ; puis, ceux du fenil n’ont eu que le temps de se jeter à droite et à gauche du chemin, comme nous aussi on a fait, du moins on a tâché de faire, mais on était trop nombreux, et on se gênait les uns les autres.

Eux ont tiré dans le tas. Ils ont tiré tant qu’ils ont pu.

Deux hommes allaient devant le troupeau ; on les a vus sortir du bois, les premiers, on les a vus un instant encore, puis on ne les a plus vus.

Ceux du poste tiraient toujours dans le tas, et les bêtes roulaient les unes sur les autres, mais elles allaient trop vite et puis elles étaient en profondeur, vu le peu de largeur du chemin.

Il semble qu’on ait vu encore Barthélemy, et lui venait dans le bout de la colonne ; lui, a encore eu le temps de lever le bras voulant dire : « Ne tirez plus… C’est moi… » mais on a tiré.

Ceux du poste continuaient à tirer, alors on voit Barthélemy faire encore trois ou quatre pas, les bras en l’air, puis il tombe.

Et ceux du poste continuaient à tirer, mais à présent ils tiraient sur des cadavres ; quant au reste du troupeau il avait déjà passé.

Autant vouloir arrêter un coup de vent, autant vouloir arrêter l’avalanche.

Ça nous venait déjà dessus. Ça soufflait rauque. Des femmes ont crié. Ça a fait bouger la terre. Et encore des cris de femmes, deux ou trois, des cris d’hommes, puis ça a roulé devant nous, ça a continué de rouler, c’était déjà dans le village…

Ils disent encore : « C’est un moment après que l’eau est venue. Ce bruit d’orage qu’on entendait, c’était l’eau. Il avait dû se former un barrage dans le glacier. L’eau est arrivée comme un mur, remplissant la vallée jusqu’à quatre mètres au-dessus du niveau ordinaire du torrent, et toutes les maisons du bas du village ont été emportées avec ceux qui étaient dedans… »

Ils disent : « Il nous a fallu plus d’une année de travail pour débarrasser les prés des troncs, du sable, des cailloux… Et, pendant ce temps, la maladie. Toutes les bêtes y ont passé. Puis les hommes ont eu leur tour. »

On dit : « Et Joseph ? »

— On ne l’a jamais revu.

On dit : « Et Clou ? »

— On n’a plus entendu parler de lui.

— Et le maître du chalet ?

— Mort. Il avait reçu deux balles.

— Son neveu ?

— Mort.

— Barthélemy ?

— Mort.

— Et celui du mulet ?

— Mort… Mort de la gangrène.

— Le petit Ernest ?

— Mort aussi.

— Le Président ?

— Mort.

— Compondu ?

— Mort.

« Oh ! disent-ils, tous ceux qui avaient été là-haut, du premier au dernier, d’une façon ou de l’autre ; sans compter que nous y avons passé ensuite… On ne peut pas compter tous les morts qu’il y a eus au village, parce qu’il était venu une mauvaise grippe ; et, pendant que les bêtes crevaient sur la paille, nous autres, c’était dans nos lits… »

On n’ose pas trop leur parler du pâturage, parce qu’ils n’en parlent pas eux-mêmes, Ils n’y sont d’ailleurs jamais retournés. Les nouvelles qu’on en a eues ont été apportées plus tard par des personnes pas du pays, — on veut dire par ces gens qui courent les glaciers pour leur plaisir avec des piolets et des cordes ; — c’est par eux qu’on a su plus tard que le pâturage avait disparu.

Plus trace d’herbe, plus trace de chalet. Tout avait été recouvert par les pierres.

Et jamais plus, depuis ce temps-là, on n’a entendu là-haut le bruit des sonnailles ; — c’est que la montagne a ses idées à elle, c’est que la montagne a ses volontés.