La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/04

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 19-26).

IV

l’ame de mon cousin

Maudisse le collège qui voudra ! ce nom exécré ne me rappelle que longues courses dans les champs et souvenirs de haies fleuries. Ici, comme à l’école, le froid mortel des classes a glissé sur moi et ne m’a point pénétré, pareil à la goutte de pluie qui tombe et roule, sans le mouiller, sur le plumage lustré des hirondelles.

Quatre heures d’ennui par jour ! Qu’est-ce que cela quand on tient dans son pupitre d’écolier la clef d’or qui ouvre la porte des rêves ?… Quatre heures… Puis, nous nous en allions, non plus dans les sombres ruelles de la ville, mais à travers prés, à travers combes, jusqu’à ce qu’on s’arrêtât en quelque endroit bien à notre gré pour y traduire Horace et Virgile, couchés dans l’herbe.

Depuis ce temps, Horace et Virgile, et les impressions de mon enfance, et les choses de mon pays, tout se mêle et tout se confond. Vieux chênes verts que je prenais pour le hêtre large étendu des bergeries latines ; petit pont sonore sous lequel j’ai tant rêvé, retentissant tout le jour des bruits de la grand’route qu’il porte, de la musique des grelots, du battement régulier des lourdes charrettes et de la voix rauque des paysans ; maigres ruisseaux roulant des blocs l’hiver, presque à sec l’été, mais dont le léger bruit en tombant dans les rochers altérés sonnait harmonieux à notre oreille ainsi qu’un son de flûte antique ; lointains souvenirs, paysages demi-effacés, je n’ai pour les faire revivre qu’à ouvrir deux livres bien jaunis et bien usés, les Géorgiques ou les Odes. Il y a là des fragments d’idylle, où vous ne verriez rien et qui sont pour moi un coin de vallon ; des strophes entre les vers desquelles j’aperçois encore, comme entre les branches d’un buisson, le nid de merles que je découvris une après-midi en levant mes yeux de sur mon Horace ; des odes qui veulent dire un sommeil à l’ombre et dont moi seul je sais le sens. Est-ce dans Virgile, est-ce dans Horace tout cela ? Certes je l’ignore ! Libre à vous de jeter au feu ces vieux livres, si vous ne trouvez pas entre leurs feuillets les fleurs desséchées de votre enfance, et si derrière les saules virgiliens, au lieu des blanches épaules de quelque Galathée rustique, vous apparaît pour tout souvenir la tête furieuse de votre premier maître d’études.

A cette époque, je faisais des vers, mais des vers latins comme Jean Second, le cardinal Bembo et le divin Sannazar ; j’ai même retrouvé, il n’y a pas six mois, un petit cahier soigneusement calligraphié, avec ce titre en lettres romaines :

JOHANNIS FIGULEI
OPERA QUÆ SUPERSUNT

Quœ supersunt ! comprenez-vous ? Ce qui reste, ce qui a surnagé des œuvres perdues de Jean-des-Figues. Quœ supersunt, comme pour Térence ou Plaute et les fragments mutilés de Tacite. Opera simplement eût été trop simple ; mais, Opera quœ supersunt !

Et, voyez le destin ! ce titre naïf qui vous fait sourire se trouva être juste en fin de compte. Jean-des-Figues n’acheva jamais de calligraphier son volume ; bien des strophes, bien des hexamètres restés en feuilles volantes se perdirent, et l’œuvre latine de Jean-des-Figues n’arrivera, hélas ! que très-incomplète aux siècles futurs : Johannis Ficulei opera quœ supersunt.

C’est qu’au milieu de mes travaux littéraires, une pensée était venue tout à coup troubler la tranquillité de mon âme. César, à vingt ans, pleurait de n’avoir encore rien conquis ; je venais de m’apercevoir avec terreur que moi Jean-des-Figues l’ensoleillé, je n’étais pas amoureux encore et que j’allais prendre mes quinze ans aux pastèques.

Amoureux à quinze ans ! c’était précoce ; aussi cette belle idée d’être amoureux ne me vint-elle pas ainsi toute seule.

Et, à ce propos, qu’il me soit permis d’exprimer, sans sotte vanité comme sans fausse modestie, l’admiration profonde dont je me sens pénétré toutes les fois que, réfléchissant sur ma propre destinée, je considère les soins minutieux et les peines infinies que la nature doit prendre quand elle veut convenablement fêler un cerveau. — « L’homme s’agite et Dieu se promène, » a dit quelqu’un qui croyait être un grand philosophe ce jour-là. Dieu peut se promener quand un sage est en train de naître. Tout en effet dès la première divine chiquenaude étant ici-bas logiquement combiné, le fonctionnement régulier des forces doit fatalement, et sans qu’aucune volonté supérieure s’en mêle, créer une tête régulière, solide, carrée, pondérée, où tout est à sa place comme dans une maison bien gouvernée, une tête de sage, la tête de Socrate ou de Franklin. Mais si Dieu prétend, avec cette tête de sage, faire une tête de fou ; s’il veut, dans cette épaisse boîte où la sagesse tient son onguent, ouvrir l’imperceptible fissure par où se glissera la fantaisie, il faut bien alors que ce Dieu — fût-il insoucieux de nous comme les grands olympiens de Lucrèce — interrompe un instant sa promenade pour donner au crâne, sur l’endroit précis, le petit coup de marteau. C’est pourquoi les cerveaux fous, et le mien en particulier, me font croire à la Providence.

J’eus besoin, moi, de deux coups de marteau. J’avais reçu le premier bien jeune ; mais le ciel, dans sa bienveillance, m’en tenait un second réservé.

Ah ! Blanquet !… Ah ! cousin Mitre !…

Je ne saurais maintenant séparer votre souvenir ; car toi, Blanquet, tu commenças l’œuvre en remuant l’oreille au soleil, et vous, Mitre, vous l’achevâtes, le jour où, servant, sans le savoir, les desseins que les dieux avaient sur moi, il vous plut d’abandonner au fond d’un galetas votre malle maudite et bénie !

Elle était dans la maison, cette malle, l’objet d’une religieuse terreur. Toujours inquiétante, toujours fermée, on l’avait reléguée au plus-haut, sous les combles, pêle-mêle avec les buffets vermoulus, les tableaux sans cadre et les vieux fauteuils hors d’usage. C’était la malle du pauvre Mitre… Quant au pauvre Mitre, que nous nommions toujours ainsi suivant le touchant usage adopté pour les morts, c’était le pauvre Mitre, voilà tout. Il était mort jeune, il avait dû faire des sottises, on ne parlait de lui et de sa malle qu’avec des airs mystérieux.

Qu’y avait-il donc dans cette malle ? Je restais quelquefois des heures à la regarder, partagé entre le désir de savoir et la crainte. Un matin, pourtant, je l’ouvris — on m’avait laissé seul à la maison, — je l’ouvris, le cœur palpitant et la main tremblante… Que de choses, grands dieux, j’y trouvai !

C’était, dans un fouillis de vieux journaux et de manuscrits inachevés :

Une pipe turque et sa blague,
Trois romans et cinq volumes de poésie,
Un miroir à main,
Un pistolet,
Une lime à ongles,
Un gant mignon qui sentait l’ambre,
Une liasse de lettres d’amour,
Un portrait de femme dans une pantoufle,
Et un oiseau-mouche empaillé !

De tout le jour, je ne quittai pas mes trésors, lisant les journaux, feuilletant les livres, dénouant, que l’ombre de Mitre me pardonne ! le ruban fané qui retenait les lettres d’amour ; regardant, pour échapper à l’émotion, le miroir à main, le pistolet et la pipe, symboles d’une vie d’aventures et de poésie ; puis revenant aux lettres d’amour, au gant, à la pantoufle, à la dame. Il n’était pas jusqu’au petit oiseau bleu et or, dont la présence au milieu de ces bagatelles parfumées ne m’attendrît. Je lui devinais là je ne sais quelle signification amoureusement et douloureusement ironique.

J’appris en une heure, ce matin, des secrets que la vie aurait mis quelques bonnes années à m’apprendre, et j’y laissai, ou peu s’en faut, le grain de raison qui me restait. Quoi ! il y avait au monde d’autres poëtes qu’Horace et Virgile ? La poésie le verdissait donc aussitôt fanée, comme les fleurs, ces riens éternels qui ne font que naître et mourir ?

Les romans, les journaux me parlaient de Paris, de la gloire. C’est peut-être là, me disais-je, le paradis entrevu dont je rêvais toujours ! Alors, dans la naïveté de mon imagination, je me figurais une vie supérieure, inaccessible, vie de génies et de demi-dieux, et, pareil au petit Bédouin venu à la ville par hasard, qui rôde émerveillé autour du palais des kalifes, je devinais derrière ces murs tant de jardins embaumés et de salles merveilleuses, que je n’osais pas même concevoir l’idée, le désir d’y pénétrer jamais.

Je relisais, pour me consoler, les sonnets du pauvre Mitre, tous incomplets, hélas ! comme sa vie ; et ces lettres d’amour, signées d’un nom de femme, ces lettres que je ne comprenais qu’à demi, mais dont les lignes pâlies, l’encre déjà presque effacée me brûlaient les veux, tant elles semblaient étinceler, quand une idée humiliante me vint : j’avais quinze ans et je n’étais pas amoureux ! Un immense besoin d’aimer, d’aimer n’importe qui, s’empara de moi tout à coup, et, honteux d’avoir attendu si tard, je demandai tout bas pardon au pauvre Mitre.

Pauvre Mitre ! pauvre cousin Mitre ! vous étiez mort à seize ans, trop tôt pour accomplir vos rêves ; mais dormez en paix au cimetière, cousin Mitre qui me ressembliez ! Jean-des-Figues n’aura pas été un héritier trop indigne, et les folies que vous n’avez pu faire, je les ai toutes faites pour vous. Parfois même, cousin Mitre, il me semble que je suis vous, que vous êtes moi ! Et, dans mes jours de philosophie, il m’arrive de m’attendrir autant que je le ferais pour moi-même, sur le sort de ce pauvre cousin mort avant l’âge, laissant enfermée dans sa malle, comme Pedro Garcias sous la dalle de son tombeau, son âme, sa pauvre âme malade que je sentis se glisser furtive au dedans de moi, le jour où, sous les tuiles d’un galetas plein de rayons dansants et de poussière d’or, je soulevai, tremblant de peur, le poudreux couvercle qui la retenait prisonnière.