La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/06

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 292-295).

VI

la méditerranée est-elle bleue ?

S’éloigner d’Antibes n’est pas facile. Le lendemain, quand on eut dégagé le goulet du Bigorneau, remis à flot, sans trop d’avaries, le Singe-Rouge, et qu’après une tournée de tafia des îles il s’agit enfin de partir, Fabien prit à part ses deux camarades, et, se promenant le long de la grève, il leur dit :

— Mes chers amis, voici trois mois que, sur la foi de vos récits, je cours les côtes de Vintimille à l’Esterel, dans l’espoir de voir bleue une fois et de peindre bleue cette Méditerranée que tes romances (pardonne-moi ma franchise, Miravail !) et tes romans (excuse-moi, Trébaste !) prétendent à tort être bleue toujours. Or, je l’ai vue successivement, suivant l’heure du jour, la disposition des nuages, l’état des vagues et du vent : laiteuse et blanche à faire croire qu’une cargaison de Lubin s’y était perdue ; métallique et polie comme une plaque de coffre-fort à la banque de Monaco ; noire comme si on y avait mis tremper des notaires ; verte comme l’absinthe, chatoyante au soleil comme le dos grenu d’un lézard ; lumineuse et nacrée comme si toute la nacre de ses coquilles, et toutes les perles de ses huîtres y nageaient dissoutes par le caprice d’une Cléopâtre devenue déesse. Je l’ai vue en or, je l’ai vue en sang, toute de soleil et de corail ; je l’ai vue phosphorescente un beau soir… mais jamais je ne l’ai vue bleue !

— C’est pourtant vrai, dit le romancier.

— Absolument vrai ! affirma le musicien.

— Je continue, reprit le peintre : Il y a deux jours, Brin-de-Bouleau, ma maîtresse et la vôtre (ne rougissez pas, je savais tout !), donc, Brin-de-Bouleau, il y a deux jours, ouvrant ses grands yeux, puis les refermant, avec cette adorable lenteur qu’elle met à dire des bêtises, déclara qu’à Nice, sur la côte, la mer ne pouvait pas être bleue, vu qu’il tombe trop de choses dedans, tandis qu’elle devait l’être là-bas, vers le large, plus près du ciel. Les paroles de Brin-de-Bouleau sont des ordres. Nous louâmes un petit bateau immédiatement rebaptisé le Singe-Rouge, en l’honneur du héros grec si mal taillé qui orne sa proue. Bon vent, pas de lame… on part à la découverte de l’azur !

Brin-de-Bouleau était ravie, faisant sur tout mille questions enfantines : si la mer a partout des bords, et comment s’arrangent les poissons pour n’avoir pas soif, puisqu’ils vivent dans l’eau salée ? Mais, vers midi, la houle survint et la fête se gâta. Saint-Honorat était en vue ; il fallut y débarquer Brin-de-Bouleau, qui pleura et fit une scène, nous rendant tous les trois responsables de son mal de mer, appelant notre promenade une amère plaisanterie, et déclarant qu’elle entendait ne retourner à Nice que par terre. Après avoir vainement essayé de faire comprendre à Brin-de-Bouleau ce que c’est qu’une île, nous nous résignâmes. Et maintenant nous voilà réduits à coloniser ce rocher désert, jusqu’à ce que Brin-de-Bouleau ait oublié son mal de mer ou qu’un isthme pousse à notre île comme une queue à une grenouille.

— C’est amusant, Saint-Honorat, dit le musicien.

— Oui ! pour dormir toute la journée dans les myrtes sous prétexte de contre-point.

— Très-amusant ! affirma le romancier.

— Sans doute, pour intoxiquer de romans malsains une brave fille, et lui faire croire que nous écumons la mer en pirates toutes les fois que le bateau va chercher une livre de sucre aux épiceries de Cannes ou du golfe Juan ! Bref cela vous amuse, moi cela m’ennuie. Antibes est charmant…

— Mademoiselle Cyprienne adorable !

— La belle malice ! De plus, au dire des capitaines, la mer est plus souvent bleue au Bigorneau qu’ailleurs. J’ai besoin de peindre ici, partez sans moi sur le Singe-Rouge.

— Parfaitement ! Et Brin-de-Bouleau ?

— Brin-de-Bouleau ! Vous lui conterez ce que vous voudrez. L’enfant croira tout, elle est si bête.