La gueuse parfumée/Le canot des six capitaines/08

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 300-303).

VIII

peintures murales

Fabien avait besoin d’un prétexte à ne pas quitter les Antibes.

La peinture le lui offrit.

Son naufrage, les aventures extraordinaires qu’il s’était données, celles plus extraordinaires encore qu’on lui soupçonnait, avaient fait du peintre navigateur l’idole des capitaines. Leur enthousiasme ne connut plus de bornes lorsqu’il proposa de décorer à l’huile, et gratis, de quelques sujets maritimes, l’intérieur du Bigorneau.

Le Bigorneau était bien un peu noir, éclairé seulement par l’œil de chat des hublots ; mais on y voyait, la porte ouverte. Et puis, à force de chercher la Méditerranée bleue, Fabien avait découvert que le Midi est blanc, que le ciel y est d’argent, les ombres mêmes transparentes, ce qui lui permettrait, sans faillir à l’art, de faire ses décorations très-claires et visibles encore au demi-jour.

Fabien s’installa donc au Bigorneau, fermé pour tous jusqu’à nouvel ordre ; au Bigorneau, si près d’Antibes et plus près encore de la petite villa barbouillée d’ocre, où souriait parfois à une fenêtre du rez-de-chaussée, dans les pompons odorants des cassiers, l’aimable Cyprienne Lancelevée ! et, le cœur plein d’amour, il se mit à l’œuvre, mais d’une telle ardeur que ses pinceaux et sa palette durent en être fort étonnés.

Sur la paroi du fond, au milieu d’un encadrement fait de câbles enroulés, d’ancres, de rames, de tridents, de porte-voix et de longues-vues, il peignit en six médaillons les portraits des six capitaines :

Lancelevée, la main étendue dans l’altitude du commandement ;

Escragnol, appuyé sur une langouste ;

Varangod, souriant et doux ;

Arluc, agité de sa perpétuelle tempête ;

Barbe, perdu dans un rêve qui devait être peuplé d’oursins.

Tous regardant la mer et peints de face ; mais de trois quarts seulement l’aigre figure du peu sympathique Saint-Aygous.

A droite et à gauche, dans quatre panneaux, Fabien, d’un pinceau que l’amour guidait, brossa ce que nous appellerons l’épopée du Bigorneau et de la Castagnore.

D’abord l’îlette déserte et nue, des rochers tranchants, sans verdure, que hantent seuls le poulpe et le crabe pelous ; un ciel bas, la lame blanchissant aux pointes ; et calmes, en silhouette sur l’horizon marin, les six capitaines réfléchissaient aux destins de cette terre par eux conquise.

En face, la même îlette, mais joyeuse sous un ciel joyeux ; l’îlette avec son port, son Bigorneau, telle que l’avait faite le génie des six capitaines. Les six capitaines se félicitaient. Dans le lointain apparaissait Antibes, Antibes dont le Bigorneau n’est que la miniature et qui, par une flatterie de la perspective, semblait lui-même être la miniature du Bigorneau.

Dans les troisième et quatrième panneaux furent représentées à l’avance, mais on ne risquait rien à cela, les futures prouesses de la Castagnore : En mer, pavillon au vent, couverte d’écume et fendant les flots en fureur sous l’irrésistible impulsion des six capitaines, tandis que les gabians, de leurs ailes blanches, rasent l’eau, et que les navires voiliers effrayés rentrent au port, à sec de toile ; puis amarrée dans une calanque, le repos après la tempête ! avec quatre capitaines péchant, et deux autres, Barbe et Arluc, en train de préparer la bouillabaisse.

Restait la porte : Fabien l’entoura de poissons argentés et d’algues vertes. Mais au-dessus, dans le trumeau vide, qui peindre ? sinon la joie du lieu, la bien-aimée de tous, l’adorable mademoiselle Cyprienne.

Ce fut le plus charmant et le plus long aussi de l’ouvrage. Fabien avait fait le reste en quelques jours, ce seul portrait lui prit un aussi long temps que tout le reste. Que voulez-vous ? il y avait une telle variété de tons sur cette peau transparente et brune, toujours prête à rougir ; de tels jeux de lumière dans ces cheveux noirs dorés par places, tant de paillettes dans ces yeux bleu sombre ; et, sur ces lèvres méridionales, tant de façons diverses de sourire, qu’il fallait bien choisir, comparer…

La porte ouverte laissait voir la mer ; sous les courges en fleur, le bon Lancelevée fumait sa pipe ; mademoiselle Cyprienne, tout en posant, brodait ; Fabien peignait, peignait, peignait, et les heures s’écoulaient délicieuses.