La gueuse parfumée/Le clos des Ames/06

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 246-248).

VI

voyage de découvertes

Jusqu’à ce jour, M. Sube n’avait pas vu sa maison. Sur les natures simples et dénuées de curiosité comme était la sienne, l’impression produite par les objets extérieurs, purement physique, s’émousse par l’habitude. M. Sube possédait une fontaine sous son balcon, et, sans être devenu sourd, depuis longtemps il n’entendait plus sa fontaine. De même, il avait fini par vivre, sans les voir, au milieu des objets antiques, mystérieux et bizarres dont le pavillon était encombré.

Aussi que de surprises l’attendaient, cette âme candide et si longtemps endormie, dans le voyage de découvertes entrepris, pour la plus grande gloire du musée Tirse, autour d’une vieille maison ! Que de remarques, que de doutes, que d’interrogations singulières !

Pour la première fois de sa vie, M. Sube observa la fantasque diversité d’époques et de styles qui bigarrait son mobilier. Mais cette diversité même ne caractérisait-elle pas dignement un mobilier bourgeois amassé pièce à pièce, conservé toujours et toujours accru par dix générations de Subes ?

Certaines tentures trop étroites ne recouvraient pas exactement leur pan de mur ; plus courts et plus longs que les tringles, quelques rideaux n’étaient pas de mesure. M. Sube s’expliqua ceci en réfléchissant que tringles et rideaux pouvaient provenir d’héritages.

Au dos armorié des fauteuils, sur les cachets de l’argenterie, M. Sube découvrait des chiffres et des blasons de mille sortes. M. Sube en conclut — non sans vanité — à d’innombrables alliances nobles, dont le souvenir se serait perdu.

Et découvrant à ses portraits d’ancêtres certains airs de hauteur aimable chez les hommes et de grâces hautaines chez les femmes qu’il n’avait jamais vus dans son miroir lorsqu’il se rasait, ni sous la coiffe à canons de la tante Ursule, M. Sube s’avoua que, dans l’air empeslé de l’incrédulité moderne, les vieilles races dégénéraient, et il prit texte de la chose pour maudire une fois de plus cette abominable Révolution.

Un fait pourtant troubla M. Sube : ce fut de voir la bibliothèque personnelle de son père, du vénéré Sube-le-Rouge, bourrée jusqu’aux solives des plus infâmes productions du siècle dernier. Car il y avait là l’Encyclopédie, le Dictionnaire philosophique, les livres de Diderot, d’Helvétius, de Lamettrie, Dupuis et l’Origine des Cultes ; il y avait, le dirai-je ? le Compère Mathieu lui-même à côté des Ruines de Volney ; et, sur la haute corniche, comme les génies du lieu, un Voltaire et un Rousseau en plâtre. M. Sube remuait tous ces objets d’une main désormais tremblante et, voyant s’enlever la fine poussière amassée sur le nerf des reliures et la tranche rouge des livres, M. Sube, par je ne sais quel pressentiment, se sentait le cœur étreint d’angoisses inexprimables. Un remords s’éveillait en lui, remords étrange d’un crime qu’il ne se rappelait pas avoir commis.

Tout à coup, d’entre les feuilles d’un Zadig qu’il époussetait, un papier glisse, et M. Sube ayant déplié ce papier tombe d’un bloc dans son fauteuil, effaré, la lèvre pendante, devinant plus qu’il ne lisait, s’essuyant de la main gauche ses yeux pleins de larmes, tandis que dans sa droite le vieil acte couvert d’une ferme écriture et liseré de jaune sur les bords s’agitait avec le frémissement d’ailes et le doux bruit que font les papillons de vers à soie quand ils grainent.