La gueuse parfumée/Le tor d’Entrays/03

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Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 196-199).

III

la maison du riou est en joie

Laissons l’infortuné Balandran rêver de protêts et de saisies sur son oreiller qu’une salutaire terreur rembourre de papiers timbrés, et suivons le père Antiq s’en allant, joyeux et le dos cassé, à travers les passages sombres, les couverts et les ruelles en escalier qui constituent le quartier bas, le quartier agricole de la ville.

C’est l’heure tranquille où, tout travail fini, et quelques instants de jour clair restant encore, une fois l’âne et la chèvre rentrés, le bissac vidé, la pioche pendue, les paysans, assis au grand air devant la porte, sur les marches du petit perron, attendent la soupe que leur femme prépare et se taillent le pain avec lenteur.

Adiousias ! père Antiq… Vous rentrez bien de vespres, père Antiq ?

Et le père Antiq, tout en poussant son âne, répondait : Bonsoir, un tel… bonsoir, une telle… mais sa pensée n’en trottait pas moins.

Le père Antiq, tandis qu’il lavait ses guêtres, avait vu l’abbé Mistre monter le raidillon. Il ne lui avait rien dit, n’aimant pas les prêtres. Pourtant il avait remarqué son air particulièrement empressé, le grand rouleau de papier qu’il portait sous le bras ; et, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir à ces choses.

— Monsieur Blasy, le propriétaire du château d’Entrays, serait-il ruiné ? Et l’abbé Mistre, comme il a fait pour tant d’autres, va-t-il l’exécuter, et mettre le Tor le plus haut en parcelles ?… À cette idée, le vieux paysan salivait, et songeant à ses deux sacs d’écus en réserve, aux beaux terrains qu’on morcellerait, il choisissait d’avance et ne se sentait pas d’aise.

Puis, réfléchissant, il se disait que cela était impossible. M. Blasy évidemment se trouvait dans de mauvais draps. La mise en vente de quelques terres, son intimité avec l’abbé Mistre, tout l’indiquait. De plus, maints regards échangés entre le prêtre marchand de biens et maître Chabre, le notaire, n’avaient pas échappé à cet œil aiguisé de paysan. Mais, d’autre part, le père Antiq savait bien, il le savait ! que l’abbé Mistre jouait double jeu dans cette affaire ; il savait (ayant surpris un mot de cela, certain soir qu’il taillait des arbres) que ce n’était pas précisément la ruine du brave Blasy qu’on cherchait. Il y avait autre chose dans le plan de l’abbé, une sacrée idée de mariage, soupçonnée du seul père Antiq, qui pouvait au dernier moment arranger tout, empêcher la vente. Le père Antiq, d’ailleurs, n’en avait jamais rien dit à personne, si ce n’est à Cadet, son fils, la nuit de Noël, après avoir bu un doigt de vin cuit.

Aussi avait-il en fin de compte l’air de méchante humeur, le père Antiq, lorsque arrivé rue du Riou, il tira le loquet de sa porte, flanquée, comme contrefort, de deux très-gros tas de fumier.

— Ho ! Cadet ! Cadet ! cria-t-il en posant dans un coin son bissac et sapioche. Mais Cadet ne répondit pas. Ce Cadet-là était un gaillard de quatorze ans, fort comme à seize, et qui, depuis la mort de sa mère, gouvernait tout dans le ménage.

— Cadet trempe la soupe, il ne m’aura pas entendu, pensa le père Antiq en attachant l’âne à la crèche.

Mais soudain l’âne se mit à braire, étonné. L’âne broyait le foin à pleine mâchoire dans cette maigre crèche dont il avait si souvent, après des repas moins splendides, rongé le bois pour son dessert.

— Encore un tour de Cadet, Cadet devient fou ! murmura le père Antiq ; et soigneusement il enleva la pitance de sous le bec du pauvre âne décontenancé.

Un bée joyeux se fit entendre. Le père Antiq leva la tête et vit sur un amas de fagots la chèvre perchée, broutant à même les feuilles sèches, et prête à dévorer en moins d’une heure sa provision de tout l’hiver.

Le père Antiq jura et rattacha la chèvre à distance.

Mais quoi ! dans la loge à cochon, loge sans toit, bâtie sous l’escalier, des bruits singuliers s’entendaient. Se haussant par-dessus le mur bas, le père Antiq vit son goret qui, plongé dans l’auge, travaillait du groin, et reniflait, et triturait goulûment les plus belles pommes de terre de la récolte.

Cette fois le père Antiq n’y tint plus ; il se précipita par l’escalier tournant et noir qui s’ouvre en un coin de l’étable :

— Ah ! Cadet Ah ! tron dé Diou ! criait-il.

Dans la chambre, il vit table mise, nappe blanche et service de vieux Moustier. Un feu clair brillait, et Cadet, assis sur un escabeau, d’une main tournait la broche, tandis que de l’autre il arrosait un poulet en train de roussir.

— Asseyez-vous, père, le dîner va être cuit ! dit Cadet.

Mais, voyant une grande colère briller dans les yeux du vieillard, philosophiquement il ajouta :

— Père, ne vous fâchez point, c’est Estève qui paye la fête !