La huronne/15

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Librairie Granger et frères limitée (p. 111-117).


XV

CHEZ PIERRE PHANEUF



LORSQUE Marc fut complètement rétabli, le bon abbé lui rendit compte des renseignements qu’il avait reçus au sujet des Indiens. On lui avait dit qu’il y avait, en effet un vieux chef Oneyout appelé Le Chamois qui avait vécu non loin du Fort Bull, mais qu’il était mort des suites de l’explosion de la poudrière du fort et que sa petite-fille, une Huronne de Lorette, qui demeurait avec lui, avait disparu depuis la mort de son grand-père…

Marc fut atterré d’apprendre ces nouvelles… Il n’y avait donc plus qu’à essayer de retrouver lui-même la grotte et de recouvrer enfin le précieux coffret… s’il existait encore…

Avec l’approche de l’été, l’abbé se prépara à visiter certaines missions, et il amena Marc avec lui, désirant lui donner une chance de retrouver ces souvenirs auxquels, à juste titre, il attachait un si grand prix… mais lorsque, après quelques jours de voyage, ils passèrent auprès de l’endroit où se dressait jadis le Fort Bull, Marc eut beau chercher, il ne put retrouver l’endroit où se trouvait la grotte, le sol et les pierres ayant été tellement bouleversés par les nombreuses explosions… il se rendit avec l’abbé jusqu’au wigwam du Chamois… il était vide… nulle trace de Ginofenn, et rien pour lui faire espérer son retour…

Découragé, il s’assit sur le seuil, la tête dans ses deux mains… puis il regarda l’abbé, qui s’était assis auprès de lui et s’écria :

— Plus rien ! Je n’ai plus rien pour montrer qui je suis… plus rien pour venger l’injuste offense faite à mon père… plus personne qui ait vu ce que contenait mon coffret… plus rien, hélas ! Plus rien ! acheva-t-il dans un sanglot.

— Pauvre enfant ! dit l’abbé, il ne faut pas te désespérer ! Il faut réagir… Montrer que tu es un brave et travailler à devenir un citoyen honorable et utile… prouver que le fils de ton père est un vaillant et que son nom est digne de respect.

— Mais que puis-je faire ? dit Marc, m’engager encore comme mousse ?

— Non, Marc, je ne te le conseille pas.

— Alors, que faire ?… Je n’ai pas d’argent !

— Si ce n’était la guerre, je saurais bien où te placer… mais les temps sont si durs…

— Dois-je essayer de retourner en France ? Je désirais tant y retourner… mais maintenant que je n’ai plus le précieux papier… Marc ne put achever… du revers de sa manche, il essuya les larmes qui tombaient malgré lui…

Le bon abbé l’entoura paternellement de son bras :

— Marc, mon petit, écoute-moi… Je voudrais bien pouvoir te garder auprès de moi, mais ma vie de missionnaire ne me le permet pas. Le pays est en guerre, alors il est difficile de trouver assez de bras pour travailler la terre… Pourquoi ne resterais-tu pas au Canada pour un an ou deux et pendant ce temps, t’engager dans une ferme ?

— Puisque le pays est en guerre, ne pourrais-je pas être soldat ? dit l’enfant.

— On n’est pas soldat à quatorze ans, Marc !

— Alors, est-ce que je pourrais retourner chez Mistress Gray ?

— Impossible ! La guerre sévit trop de ce côté… d’ailleurs tu es Français !

— Oui, c’est vrai, dit Marc, mais alors, où aller ?

— Je connais une petite ferme près du lac Champlain, peu éloignée de l’endroit où on vient de bâtir un fort en bois qui s’appelle Carillon. Le colon qui demeure dans cette ferme n’a que de tout petits enfants… si on le réclame pour l’armée, il n’y aura personne pour les travaux des champs…

— Et vous pensez qu’il me prendrait ?

— Je le crois… et si tu es bien décidé d’accepter, je t’amène avec moi dès maintenant, car, par étapes, je me rends dans cette région !

— Merci, murmura le pauvre Marc, j’accepterai bien sûr !

— Ce sera dur parfois ! dit l’abbé. Défricher le sol, abattre les arbres, labourer la terre, endurer les rigueurs de l’hiver et l’ardeur du soleil d’été… pourras-tu t’y faire ?

— Je connais un peu cette vie-là, dit Marc, chez le sergent Jim, c’était cela !

— Ce sera infiniment plus dur où tu vas… Ces colons sont pauvres… Là où tu étais, l’État payait pour ses prisonniers…

— Je m’y ferai ! dit Marc bravement.

— Alors c’est entendu. Nous allons continuer ensemble et rendus à destination, je parlerai pour toi.

Quelques jours plus tard, les deux voyageurs, poudreux et fatigués, arrivaient à une petite cabane de colon et par la porte ouverte Marc aperçut une jeune femme avec un bébé dans les bras et deux autres petits enfants auprès d’elle.

Elle reconnut le missionnaire, se leva et l’invita à entrer… Marc entra à sa suite.

— Comment allez-vous, Madame Phaneuf ? Et les enfants ? Et le bon mari ? dit l’abbé.

— Ça va assez bien, monsieur l’abbé, les enfants ne sont pas malades et mon homme est toujours vaillant… mais il est fatigué, le pauvre ! Il en fait trop !

— Justement ! Je pensais que s’il avait un grand garçon pour lui aider, ça irait mieux… Je vous ai amené un de mes jeunes amis : Marc Granville… Marc, voici madame Phaneuf, la femme de Pierre, dont je t’ai parlé.

La jeune femme sourit et Marc lui donna la main.

— Nous n’avons pas les moyens de nous payer de l’aide, Monsieur l’abbé, dit-elle ensuite, d’un air inquiet…

— Celui-ci ne vous coûterait pas cher, madame Phaneuf, répondit le missionnaire, et il vous rendrait bien des services.

— Vous pouvez en parler à Pierre, monsieur l’abbé, mais je crois bien qu’il dira comme moi !

— Va-t-il rentrer bientôt ?

— Oui, monsieur l’abbé, voici l’heure du souper, je l’attends dans quelques instants.

— Je vais au-devant de lui, fit l’abbé ; Marc, attends-moi ici. Toi, mon gros Pierrot, continua-t-il, s’adressant au plus grand des enfants, viens-tu avec moi au-devant de ton papa ?

L’enfant intimidé, ne répondit pas, mais sa mère lui dit :

— Pierrot, va tout de suite avec monsieur l’abbé ! Et l’enfant sortit docilement à la suite du prêtre.

La fermière mit son bébé dans le berceau et commença à s’occuper du repas. Marc regardait autour de lui… Rien ici ne lui rappelait la riante ferme de Schenectady, avec sa grande cuisine claire et propre, aux murs blanchis et aux larges fenêtres à volets verts… le poupon un peu barbouillé qui s’agitait dans le berceau autour duquel bourdonnaient les mouches, ne lui rappelait pas non plus la mignonne Rosie, toujours si bien soignée et si attirante dans son berceau à rideaux bleus… cette femme jolie mais mal coiffée, aux vêtements pauvres et négligés, à l’expression un peu méfiante… ce n’était pas la fermière telle qu’il se la figurait d’après son souvenir de Mistress Gray… Ici, c’était la vraie pauvreté, presque la misère… comme ça devait être dur de vivre ainsi !… Marc se prit à espérer que le colon ne le prendrait pas !

Il essaya d’attirer le petit Paul dont les yeux ne le quittaient pas, mais dès qu’il voulut lui parler, Paul courut se cacher dans les jupes de sa mère…

Une demi-heure se passa… Marc commençait à trouver le temps long, lorsque des pas et des voix se firent entendre, l’abbé revenait avec le colon.

Celui-ci regarda avec intérêt le jeune étranger et lui tendit sa main rugueuse. Marc se leva.

— Voici mon ami Pierre Phaneuf, Marc, dit l’abbé ; il consent à te prendre pour l’aider à la ferme.

La jeune femme se retourna vivement :

— Pierre ! dit-elle, tu n’y penses pas ! Comment le paierons-nous ?

— J’ai arrangé ça avec monsieur l’abbé, dit l’homme d’une voix sonore… C’est fait… conclu… arrangé !

Marc eut un serrement de cœur, mais dit bravement :

— Merci, monsieur Phaneuf.

— Écoute, mon gars, dit le colon, je m’appelle Pierre et ma femme se nomme Marie. J’ai dit à monsieur l’abbé qui m’a parlé de toi : Si ce jeune gars veut rester ici comme un membre de la famille, je consens à le prendre sans gages, pour sa nourriture et son entretien… Il travaillera avec moi et comme nous, dans les bons jours il mangera mieux et dans les jours de disette, il mangera moins… s’il est serviable, je le traiterai comme un jeune frère… J’ai dit ça à l’abbé, mon gars… si tu es prêt à accepter mes conditions, tope-là !

Marc fut impressionné par la franche simplicité du colon :

— Je serai content d’accepter, si… il hésita un peu… si Marie veut bien me prendre aussi ! finit-il.

La femme le regarda, surprise, puis, voyant qu’il souriait, elle dit :

— Ce que mon homme a décidé, c’est toujours bien !

— Là ! Voilà une affaire bâclée ! dit le prêtre. L’arrangement est pour un an, Marc, ça te va-t-il ?

— Oui, monsieur l’abbé.

— Alors tout est décidé… fait, conclu, arrangé, comme dit Pierre ! Madame Phaneuf, je vous préviens que Pierre m’a invité à souper !

— Votre place est mise, à notre pauvre table, monsieur l’abbé !

Une heure plus tard, le missionnaire continuait seul sa route tandis que Marc, courageux, mais un peu désemparé, passait sa première nuit sous le toit du colon…