La jeune Bretagne/Texte entier

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Impr. Guillaume (p. 1-16).

Jeunes Camarades,

Convié par votre Association naissante à inaugurer votre première session, — car c’est, si je ne me trompe, la première fois que vous vous réunissez officiellement, — j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que de vous entretenir de la Jeune Bretagne, c’est-à-dire, en définitive, de vous-mêmes.

La Jeune Bretagne ! Voilà un substantif et un adjectif qui n’ont pas souvent l’habitude d’être accolés l’un à l'autre, et je ne suis pas sans me rendre compte, tout le premier, de ce que leur union présente de paradoxal. Quelle est, en effet, la conception que l’on se fait ordinairement de la Bretagne ? C’est celle d’une terre très vieille, dont la poésie, le charme et l’attrait proviennent surtout de ce qu’elle est comme immobilisée aux rives des âges. Je n’ai pas le droit d’oublier que moi-même je l’ai définie : La terre du passé. Ce que beaucoup d'entre nous aiment en elle, ce que les gens du dehors, artistes et touristes, y viennent chercher, c’est surtout le sentiment et le spectacle de l’autrefois, c’est l’exotisme dans le temps.

Et il en est des hommes comme du pays.

Leur âme est, comme leur terre, jonchée des souvenirs des époques disparues ; et, si l’on pouvait y pratiquer une sorte de coupe idéale, on y verrait, semble-t-il, superposées ou confondues, toutes les stratifications encore vivantes des civilisations abolies. Tandis qu’ailleurs il y a eu évolution, c’est-à-dire que l’ordre de choses ancien a été peu à peu éliminé par le nouvel ordre des choses, en Bretagne le passé non seulement coexiste avec le présent, mais encore continue d’exercer une action profonde sur la mentalité, sur la sensibilité, sur tout l’être physique et moral du Breton.

Il n’est pas jusqu’au chant national de la race — je parle du chant authentique, transmis par une mémoire séculaire, et non de celui que des fantaisies Individuelles toutes récentes viennent d’y substituer, — il n’est pas, dis-je, jusqu’au chant national populaire qui n’exalte le passé au détriment de la condition présente. Vous connaissez ce refrain de « Ann hini goz », si cher à nos grand’mères et dont, pour ma part, je ne puis jamais entendre les accents, sans en être délicieusement et mélancoliquement remué : « La jeune, certes, est jolie, mais c'est la vieille qui a mon amour ». La tentation est grande, pour un esprit rétrograde, d’interpréter cette ritournelle comme un symbole. On n'y a pas manqué. On a voulu y voir l’expression même de la conscience bretonne affirmant son culte des choses antiques et son horreur pour les nouveautés.

De là à prétendre que le Breton n’est pas fait pour la vie moderne, il n’y a qu'un pas. Et le certain, c’est que, de nos jours encore, il reste en proie à une sorte d’hypnotisation à distance par le passé. Il est mécontent du présent, estimant qu’aucune de ses aspirations n’y trouve à se satisfaire, et il y a chez lui une tendance marquée à se figurer que la vie ancienne était préférable. Il ne réfléchit pas que cette vie ancienne a été le présent pour les générations antérieures et que, ce présent-là, les générations d’alors ne le goûtaient pas plus qu’il ne goûte, lui, le présent actuel.

L’éternel malentendu dont il est dupe consiste à croire que l’âge d’or est derrière nous, alors qu’il est devant nous et qu’il n’entrera dans le domaine des réalités qu’autant que nous nous en ferons les artisans. Faut-il pour cela opérer une rupture complète avec le passé ? Je serais le dernier à le souhaiter, supposé que de pareilles ruptures soient possibles. Mais je voudrais du moins que le respect du passé, en ce qu’il eut de respectable, ne dégénérât point en idolâtrie. Chateaubriand, qu’on n’accusera pas d’être un témoin suspect, protestait déjà contre cette « manie du passé » qu’il ne cessait, dit-il, de combattre. « L’immobilité, déclarait-il, est impossible. Force est d’avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majesté des temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n’essayons point de rétrograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle et, si nous prétendions les saisir, ils s’évanouiraient. »[1]

Pour soustraire le Breton au mirage du passé, il suffirait de l’édifier sur ce passé. S’il le connaissait, il cesserait de le considérer comme l’ère enviable. Le malheur est qu’il ne sait point sa propre histoire. Ce n’est pas faute cependant qu’elle ne crie vers lui, jusque dans les complaintes que lui ont léguées ses ancêtres et qu’il répète machinalement après eux. Je ne sais pas de protestation plus éloquente que celle qui s’élève des gwersiou. Certes, oui, nous disent-elles, le passé fut l’âge d’or. Mais pour qui ? Pour la noblesse et pour le clergé.

Noblesse et clergé : Présentement encore ce sont les deux classes prépondérantes en Bretagne. La terre est entre les mains des uns, l’esprit du peuple est entre les mains des autres. Ils tiennent, si je puis dire, le pays par les deux oreilles, par son intérêt en ce monde et dans l’autre, par l’argent et par le paradis. Que ces deux catégories d’hommes ne cessent de répéter aux Bretons : « C’est hier qu’il faisait bon vivre ! », cela se conçoit. C’est une tendance si humaine que de s’imaginer qu’on assure le bonheur d’autrui en consolidant le sien propre !

Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre.

Oh ! ils ne le disent du reste pas avec cette brutalité. Si ingénu, si candide que soit le peuple breton, il aurait peut-être quelque velléité de se refuser à les on croire sur parole. C’était bon, autrefois, cette simplicité d’âme. Aussi ont-ils un peu modifié les procédés. À des temps nouveaux il faut d’autres méthodes.

Le noble (et j’entends par là toutes les formes d’aristocratie liguées pour le maintien en tutelle des classes dites inférieures) ne peut plus, pour dominer, se prévaloir uniquement de sa naissance ou de sa richesse. Il n’est plus le chef-né, le native ruler, comme disent les Anglais. Aujourd’hui que le pays choisit lui-même ses gouvernants, le noble n’a plus qu’une façon de rester chef, et c’est de solliciter un mandat électif, mandat de conseiller général, ou de député, ou de sénateur. Aussi est-ce la tactique qu’il met communément en œuvre. Quittant le donjon d’où il commandait autrefois, il descend parmi les gens de la glèbe. Il leur dit : « La Révolution qui m’a dépouillé de mes privilèges vous a fait libres : usez vite de cette liberté pour me rendre sur vous mes anciens droits de maître. « Ou plutôt il ne le dit pas ; il y a des hypocrisies électorales qu’il faut savoir pratiquer. Mais les procédés dont il se sert aujourd’hui sont-ils donc si différents de ceux qu’employaient ses pères ?

Il n’y a plus la contrainte physique, il est vrai : mais il y a la pression morale, d’autant plus odieuse qu’elle s’exerce sur des âmes faibles, mal éclairées, à peine conscientes encore de leurs devoirs et de leurs droits. L’électeur qui ne se laisse pas intimider, on le tente, disons mieux, on l’achète. Et comment l’argent ne triompherait-il pas des scrupules d’une population paysanne ou maritime, condamnée le plus souvent à des conditions de vie extrêmement précaires et parfois à toutes les suggestions de la faim ? Que si l’individualisme inné à la race fait mine de répugner à ce honteux marchandage, l’argent, le vil argent corrupteur se transmue en pur liquide couleur d’or.

On fait communier la masse sous les espèces de l’alcool. Pour abolir la conscience, on annihile le cerveau. On traine au scrutin des brutes ivres. Je sais des communes de Basses-Bretagne où l'on ne conçoit plus une élection que comme une immense soûlerie, et je pourrais citer tel marquis, candidat malheureux à la députation, qui noya dans l'eau-de-vie tout un arrondissement. C’était sa façon de ramasser les voix : il fallut ensuite ramasser les cadavres ; on en compta jusqu’à sept, morts de congestion alcoolique dans les douves. Naturellement, ce marquis avait pour lui toutes les têtes bien pensantes, et je dois dire qu’il était le candidat du clergé.

Non que le clergé, lui aussi, n’ait, en apparence, changé de méthode. Autrefois, pour assurer sa domination sur les âmes, il suffisait qu’il maintint autour d’elles le mur de triple airain de l’ignorance. L’ignorance, vous le savez, est le plus merveilleux des isolateurs. Mais aujourd’hui ce mur de ténèbres est battu en brèche de toutes parts. En face de l’Église, l’État a dressé l’école, et par l’école la lumière filtre, la lumière entre dans les cerveaux enténébrés. Le Livre, cette antique terreur des campagnes, en qui l’on n’était pas éloigné de voir je ne sais quel agent démoniaque, le livre a révélé sa vertu féconde, sa vertu nécessaire. En apprenant le français, le Breton a respiré l’air qui vient de France et le parfum de nouveauté qu’il apporte sur ses brisés. Alors qu’a fait le prêtre ? Devant l’école laïque — disons mieux : devant l’école tout court, il a édifié son école, l’école congréganiste, l’école cléricale que, par un singulier abus de mots, on a appelée l’école libre, — comme si les seules écoles libres n’étaient pas celles où l’on enseigne à l’homme à se libérer, de même que les véritables écoles serves sont celles où l’on enseigne à l’homme à ne faire usage de sa raison que pour l’abdiquer. Le clergé donc s’est mêlé, à son tour, d’éclairer le peuple, mais de l’éclairer à sa façon, c’est-à-dire en lui ménageant la lumière. À voir, dans nos campagnes, les résultats de cette éducation de parti-pris, on se demande, en vérité, si la vieille ignorance, l’ignorance toute crue ne valait pas mieux que cette ignorance mitigée qui croit savoir. Ah ! si le clergé breton voulait, il aurait d’autres tâches à remplir auxquelles il est plus propre, et qui seraient plus méritoires, et où il travaillerait avec plus de fruit pour l’avenir de la Bretagne…

Cet avenir de la Bretagne dont votre jeune phalange se préoccupe à si juste titre, on a pu croire un instant, j’ai cru moi-même, que d’autres jeunes gens, vos aînés, se levaient pour s’y atteler d’un cœur enthousiaste et d’un esprit désintéressé. Nés du peuple pour la plupart, ils avaient résolu d’aller au peuple, de se refaire peuple avec lui, et, en lui parlant sa langue, sa vieille langue ancestrale, la langue de ses prières, de ses sentiments, de ses souvenirs, de le conduire, comme par la main, avec douceur, avec tendresse, dans la voie des destins nouveaux. Pour mieux s’en faire suivre, ils appelèrent la poésie à leur secours : en Bretagne surtout, la lyre est une bâtisseuse de cités. Mais, partis pour bâtir la cité future, voici que nous les vîmes tout à coup rebrousser chemin vers les ruines du passé. Jeunes camarades, personne plus que moi ne sent et ne vénère la beauté des ruines ; mais une ruine restaurée est une laideur et un contre-sens : on ne reconstruit pas le passé. Déplorons l’erreur des jeunes hommes dont je viens de vous conter l’histoire, et ne les imitez pas. Au fond, le désintéressement de la plupart d’entre eux n’était, je crois bien, que de surface. Leur succès personnel et celui de leurs poèmes leur importait, j’en ai peur, plus que le sort du peuple pour qui ils chantaient. En tout cas, c’est une singulière façon de ranimer une race que de la vouloir replonger plus profondément aux eaux du Léthé millénaire d’où elle vient à peine d’émerger.

Loin de hâter l’avenir de la Bretagne, la tentative de ces jeunes hommes, qui aurait pu être si salutaire, n’aura servi qu’à le retarder. Jeunes camarades, cet avenir se fera sans eux ; et, s’ils aiment vraiment leur pays, tout en l’aimant mal, ce sera leur châtiment.

Vous vous présentez aujourd’hui pour être les bons ouvriers de la tâche qu’ils n’ont pas pu ou qu’ils n’ont pas su accomplir.

Pour cela, qu’avez-vous à faire ? Ce n’est pas à moi de vous donner des conseils : je suis déjà un ancien et, peut-être, par mes souvenirs, par mes premières dilections, trop attaché encore à beaucoup de choses d’hier ou même d’avant-hier. Les meilleurs conseils, c’est en vous-mêmes que vous les puiserez, dans la ferveur de vos jeunes espérances, dans votre foi. Mais, ayant à réagir contre tous les tenants du passé, il est une méthode qui s’impose à vous, et qui est de prendre exactement le contre-pied de la leur. Pour qui ont travaillé ces gens-là ? Pour la Bretagne ? Pour le peuple breton ? Je pense qu’ils ne font illusion à personne, pas même à leur propre conscience. Tous n’ont eu en vue que leur intérêt personnel. Eh bien ! que votre œuvre se recommande avant tout par son absolu désintéressement. Il n’y a que trop de Bretons disposés à faire le salut de la Bretagne pour eux-mêmes : soyez ceux qui feront le salut de la Bretagne pour la Bretagne. Oh ! la besogne n’est ni facile, ni petite. En nul pays du monde, on n’a entassé plus de préjugés forgés aux âmes plus de liens et des liens plus étroits. Vous ne rencontrerez que trop de compatriotes qui ne veulent pas être émancipés. Ne tentez pas de les émanciper malgré eux. Donnez-leur la seule leçon qu’ils puissent recevoir, la meilleure de toutes, du reste, celle de la tolérance.

En combattant les idées, respectez les personnes. Même au point de vue du succès final, c’est encore la tactique la plus sûre. Vous connaissez le farouche individualisme de notre race. Renan a signalé avec raison comme un des traits les plus caractéristiques du Breton sa tendance à embrasser, par pur esprit de chevalerie, la cause des vaincus. Il n’y a pas de peuple qui, malgré sa longue servitude intellectuelle et morale, ait gardé un sentiment plus vif de l’exercice individuel de la liberté. Et c’est pourquoi il ne faut jamais désespérer de lui.

Qu’il sente en vous des passionnés de la liberté, de toutes les libertés. Vous savez que c’est par le sentiment qu’on le conquiert. Toujours chez lui le sentiment précède l’idée. Il ne comprend que ce qu’il a senti. Ne dogmatisez donc pas. Il est plus réfractaire qu’on ne croit à tous les dogmes, — oui, même en matière religieuse. Et c’est pourquoi n’abusez pas trop des prédications. Vous semblez croire beaucoup à la vertu des conférences : je n’en suis pas aussi persuadé que vous. En Bretagne, c’est surtout sur la conscience individuelle qu’il importe d’agir. Le Breton, cet individualiste né, est lent à sortir de lui-même, à se plier à la pensée d’autrui. Il faut qu’il s’imagine avoir trouvé la vérité qu’on lui enseigne. Ne la lui enseignez donc point toute faite : mais aidez-le à la chercher, à la découvrir. Toutes les fluctuations de l’opinion républicaine en ce pays viennent de ce que l’on a voulu agir sur des groupes, alors que c’est chaque conscience individuelle qu’il eût fallu commencer par émanciper.

Ne tombez pas dans la même erreur. Constituez ici, comme vous l’avez entrepris, un séminaire de bonnes volontés et de convictions ardentes. Puis, rentrés en vacances au foyer natal ou, plus tard, dans les cantons de Bretagne où votre profession vous appellera à vivre, entamez avec patience, avec persévérance, cette œuvre lente, mais sûre, de la conquête des âmes, âme par âme. Travaillez-y moins encore par l’enseignement oral de la liberté que par la pratique personnelle de la liberté.

C’est ainsi, et ainsi seulement, que, rompant avec des habitudes déplorables, restées vivantes, même, hélas ! parmi beaucoup de républicains, vous dégagerez peu à peu de la Bretagne du passé la Bretagne de l’avenir. Et je demande seulement, en terminant, qu’avant de gagner les îles du Sommeil, les bonnes fées celtiques me donnent de contempler les premiers résultats de votre œuvre et d’applaudir en vous les annonciateurs définitifs du printemps sacré de la Bretagne.


  1. Mémoires d’Outre-Tombe (édit. Biré, I, p. 396)