La légende du forgeron
LA LÉGENDE DU FORGERON
Un forgeron forgeait une poutre de fer,
Et les dieux, les esprits invisibles de l’air,
Les témoins inconnus des actions humaines,
Tandis qu’autour de lui, bruissant par centaines,
Les étincelles d’or faisaient comme un soleil,
Les dieux voyaient son cœur, à sa forge pareil,
Palpiter, rayonnant, plein de bonnes pensées,
Étincelles d’amour en tous sens élancées !
Car tout en martelant le fer, de ses bras nus,
Le brave homme songeait aux frères inconnus
À qui son bon travail serait un jour utile…
Et donc, en martelant la poutre qui rutile,
fl chantait le travail qui rend dure la main,
Mais qui donne un seul cœur à tout le genre humain.
Tout à coup, la chanson du forgeron s’arrête :
« Ah ! dit-il tristement, en secouant la tête,
» Mon travail est perdu, la barre ne vaut rien :
» Une paille est dedans ; recommençons. C’est bien. »
Car le bon ouvrier est scrupuleux et juste ;
Il ne plaint pas l’effort de son torse robuste ;
Il sait que ce qu’il doit c’est un travail bien fait,
Qu’une petite cause a souvent grand effect,
Que le mal sort du mal, le bien du bien, qu’en somme
Un ouvrage mal fait peut entraîner mort d’homme.
Les étincelles d’or faisaient comme un soleil,
Et de ce cœur vaillant, à la forge pareil,
Étincelles d’amour en tous sens élancées,
Jaillissaient le courage et les bonnes pensées.
Et la poutre de fer, dont l’ouvrier répond,
Sert un beau jour, plus tard, aux charpentes d’un pont,
Et sur le pont hardi qui fléchit et qui tremble
Voici qu’un régiment — six cents hommes ensemble —
Passe, musique en tête, et le beau régiment
Sent sous ses pieds le pont fléchir affreusement……
Le pont fléchit, va rompre… et les six cents pensées
Vont aux femmes, aux sœurs, aux belles fiancées,
— Et dans le cœur des gens qui voient cela des bords
La patrie a déjà pleuré les six cents morts !
Chante, chante dès l’heure où ta forge s’allume,
Frappe, bon ouvrier, gaîment, sur ton enclume !
Le pont ne rompra pas ! Le pont n’a pas rompu !
Car le bon ouvrier a fait ce qu’il a pu,
Car la barre de fer est solide et sans paille…
Chante, bon ouvrier, chante en rêvant, travaille,
Règle tes chants d’amour sur l’enclume au beau son !
Ton cœur bat sur l’enclume, et bat dans ta chanson !
… Les étincelles d’or, en tous sens élancées,
C’est le feu de ton cœur et tes bonnes pensées.
L’homme n’a jamais su, l’homme ne saura pas
Combien d’hommes il a soutenu de ses bras
Au-dessus du grand fleuve et de la mort certaine !
Et pas un seul soldat, et pas un capitaine
Ne saura qu’il lui doit la vie, et le retour
Au village, où l’attend le baiser de l’amour.
Nul ne dira : « Merci, brave homme, » à l’homme juste
Qui fit un travail fort avec son bras robuste…
Mais peut-être qu’un jour, quand ses fils pleureront
En rejetant le drap de son lit sur son front,
Quand la mort lui dira le secret à l’oreille,
Peut-être il entendra tout à coup, Ô merveille !
Il verra les esprits invisibles de l’air
Lui conter le destin de sa poutre de fer,
Et lorsqu’on croisera ses pauvres mains glacées,
Lui, vivant immortel dans ses bonnes pensées,
Laissant sa vie à tous en exemple, en conseil,
Sentira rayonner son cœur comme un soleil !