La lecture mécanique

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LA LECTURE MÉCANIQUE

La lecture fait partie de l’enseignement de la langue. Le but de cet enseignement est, selon nous, d’amener les élèves à comprendre le contenu des livres écrits en langue littéraire. La connaissance de la langue littéraire est nécessaire parce que c’est en cette langue que sont écrits les bons livres.

Dès la fondation de l’école, la lecture mécanique n’était pas séparée de la lecture expressive : les élèves lisaient seulement ce qu’ils pouvaient comprendre : leurs propres œuvres, des mots et des phrases écrits à la craie sur le tableau, ensuite les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev. Je pensais que pour apprendre à lire les enfants devaient aimer la lecture et que, pour cela, ils devaient comprendre et s’intéresser à ce qu’ils lisaient. Cette idée semble rationnelle et claire, cependant elle est fausse. Premièrement, pour passer de la lecture au tableau à la lecture d’un livre, il fallait, avec chaque élève et pour n’importe quel livre, s’occuper à part de la lecture mécanique. Avec peu d’élèves et l’absence de division en matières, c’était possible, et j’ai réussi sans beaucoup de peine à faire passer les meilleurs élèves de la lecture au tableau à la lecture dans le livre. Mais avec les mauvais élèves cela devenait impossible. Les petits n’étaient pas capables de lire et de comprendre les contes ; le travail de la formation des mots et de la compréhension de leur sens était au-dessus d’eux. L’autre inconvénient c’est que la lecture expliquée se limitait à ces contes, et, quelques livres que nous prissions : La lecture du soldat, Pouschkine, Gogol, Karamzine, les élèves les plus forts, à la lecture de Pouschkine, comme les cadets, à la lecture des contes, ne pouvaient unir le travail de la lecture et de l’expression, bien qu’ils comprissent quelque chose à ce que nous lisions.

Tout d’abord nous pensâmes que la difficulté provenait seulement de ce que les élèves possédaient insuffisamment le mécanisme de la lecture et nous inventâmes la lecture mécanique : la lecture pour le mécanisme de la lecture. Le maître lisait avec les élèves pendant les récréations, mais l’affaire n’avançait pas, et, pendant la lecture de Robinson, il y avait les mêmes difficultés. L’été, quand les écoliers sont plus ou moins de passage, nous pouvions vaincre cette difficulté par le moyen le plus simple et le plus ordinaire. Pourquoi ne pas avouer que nous-mêmes étions sous l’influence de la fausse bonté devant les visiteurs ? (Nos élèves lisaient beaucoup plus mal que ceux qui avaient étudié pendant le même temps chez le sacristain.) Le nouveau maître proposa d’introduire la lecture à haute voix d’après les mêmes livres et nous tombâmes d’accord. Une fois obsédés de l’idée fausse que les élèves devaient arriver à lire couramment cette année-là, nous écrivîmes sur l’emploi du temps : — lecture mécanique et expressive — et nous les forçâmes de lire deux heures par jour dans le même livre : c’était très commode pour nous. Mais ce seul écart, quant à la règle de la liberté des élèves, engendra le mensonge et occasionna faute sur faute.

Nous achetâmes des livres, des contes de Pouschkine et de Erchov, et, forçant les élèves à s’asseoir sur les bancs, nous obligeâmes l’un d’eux à lire à haute voix pendant que les autres suivaient dans le livre. Pour contrôler si réellement tous suivaient, le maître les interrogeait tour à tour. Au commencement, cela parut aller bien : les élèves viennent à l’école, tous s’assoient à l’aise sur les bancs, l’un lit, les autres suivent. Celui qui lit fait une faute, les autres ou le maître corrigent et tous suivent : — « Ivanov, lis ! » Ivanov cherche un peu et se met à lire. Tous sont occupés : ils écoutent ce que dit le maître, les mots sont bien prononcés, la lecture assez courante. On dirait que c’est bien. Suivez attentivement. Celui qui lit pour la trentième ou quarantième fois la même page, (une feuille d’impression ne peut pas durer plus d’un mois et acheter chaque fois de nouveaux livres serait coûteux. En outre, il n’y a que deux livres à la portée des enfants de paysans, les contes de Koudiakov et ceux d’Afanassiev. De plus, le livre une fois lu dans une classe et appris par cœur par quelques-uns ennuie non seulement les élèves, mais même les parents), celui-ci, dis-je, devient timide au son de sa voix qui éclate dans le silence de la classe. Il met toute son attention à observer les points et la ponctuation et il prend l’habitude de lire sans tâcher de comprendre ce qu’il lit. Ceux qui écoutent font de même et, persuadés de trouver le passage qu’il faudra quand on leur dira de continuer, ils suivent la ligne avec le doigt, s’ennuient et se distrayent par tous les moyens possibles. Les sons de ce qu’on a lu machinalement entrent parfois dans leurs têtes malgré eux. Le principal danger réside dans cette lutte éternelle entre les élèves et le maître, laquelle, jusque-là, n’existait pas dans notre école ; et le seul avantage de ce mode de lecture : la prononciation exacte des mots, n’avait aucune importance pour les élèves. Nos élèves avaient commencé à lire sur le tableau des phrases écrites et prononcées par eux-mêmes, tous savaient qu’on écrit kogo et prononce kavo, et je crois inutile d’apprendre à changer le ton suivant la ponctuation, car chaque enfant de cinq ans souligne juste la ponctuation, par la voix, quand il comprend ce qu’il prononce. Mais il est plus facile de lui faire comprendre ce qu’il dit d’après le livre (ce à quoi tôt, ou tard, il doit arriver), que de le lui enseigner d’après la ponctuation, comme de chanter d’après les notes. Et comme cela semble plus commode pour le maître !

Le maître tend toujours à choisir le système d’enseignement le plus commode pour lui. Plus le moyen est commode pour le maître, moins il l’est pour l’élève. Seul le moyen d’enseignement qui satisfait les élèves est juste.

Ces trois lois de l’enseignement se reflétèrent de la façon la plus frappante à l’école de Iasnaïa-Poliana par la lecture mécanique. Grâce à l’esprit vivant de l’école, surtout quand les anciens élèves y revenaient après les travaux champêtres, cette lecture disparut d’elle-même. Les élèves qui s’ennuyaient commencèrent à faire du tapage, à manquer la classe. Et, surtout, la lecture des récits, qui contrôlait les succès de la lecture mécanique, prouva que ce succès ne se prolongeait pas plus de cinq semaines ; après, les élèves n’avançaient plus et plusieurs même rétrogradaient. Le meilleur élève en mathématiques de la première classe, R…, qui savait extraire parfaitement la racine carrée, avait, pendant ce temps, perdu à un tel point l’habitude de lire, qu’il dut recommencer par les syllabes. Nous abandonnâmes la lecture d’après un livre et nous nous mîmes en tête d’inventer un moyen de lecture mécanique.

Cette idée simple — que le temps de la bonne lecture mécanique n’est pas encore venu, qu’elle ne s’impose pas maintenant, que les élèves eux-mêmes trouveront le meilleur moyen quand le besoin s’en fera sentir — cette idée ne m’est venue que récemment. Pendant la recherche de cette idée, l’opinion suivante s’est formée spontanément : pendant la classe de lecture, divisée artificiellement en lecture expressive et lecture mécanique, les plus mauvais élèves prennent un livre à deux (soit des contes de fées, soit l’évangile, un recueil de chansons, parfois une livraison des Lectures populaires), et ils lisent ensemble, pour le procédé seul de la lecture ; quand ce qu’ils lisent exige de la compréhension, ils imposent au maître de les écouter, bien que la classe s’appelle la lecture mécanique. Ou bien, mais c’est en général les mauvais élèves, ils prennent plusieurs fois le même livre, l’ouvrent à la même page, lisent le même conte et l’apprennent par cœur ; non seulement on ne le leur a pas ordonné, mais même le maître le leur a défendu. Parfois ces mauvais élèves viennent trouver le maître ou un élève de la classe supérieure et lui demandent de lire avec eux. Ceux de la seconde classe qui lisent le mieux aiment moins lire en compagnie et lisent plus rarement pour le procédé de la lecture ; s’ils apprennent par cœur, ce sont des vers et non des contes en prose. Chez les élèves les plus avancés le même fait se produit avec une particularité dont j’ai été frappé le mois dernier. Dans la classe de lecture expressive on leur donne un livre quelconque qu’ils lisent pendant la récréation et ensuite, tous ensemble en racontent le contenu. Depuis l’automne ; un élève s’est joint à eux, T…, nature extrêmement douée, qui étudia deux années chez le sacristain et qui, à cause de cela, lit beaucoup mieux qu’eux tous. Il lit comme nous, et c’est pourquoi, à la lecture expressive, les élèves comprennent, bien que peu, quand c’est T… qui lit. Et en même temps, chacun d’eux veut lire lui-même. Mais dès qu’un mauvais liseur se met à lire, tous en expriment leur mécontentement, surtout quand le livre est intéressant. Ils crient et se fâchent. Ce mauvais lecteur est froissé et des discussions sans fin commencent. Le mois dernier, l’un d’eux déclara que, coûte que coûte, il arriverait, dans une semaine, à lire aussi bien que T… Les autres ont fait la même promesse, et tout d’un coup, la lecture mécanique est devenue l’occupation favorite. Ils restaient une heure, une heure et demie sans se détacher du livre qu’ils ne comprenaient pas. Ils se mirent à étudier le livre chez eux et, en effet, en trois semaines, il firent des progrès qu’on ne pouvait prévoir. Il advint avec eux tout le contraire de ce qui arrive ordinairement aux gens qui savent très bien lire et écrire.

Il arrive ordinairement qu’un homme apprend à lire et n’a rien à lire et à comprendre : ici les élèves étaient convaincus qu’il y a des choses intéressantes à lire et à comprendre et qu’il ne leur manquait que de savoir ; et d’eux-mêmes ils tâchèrent d’apprendre à bien lire.

Maintenant la lecture mécanique est absolument abandonnée chez nous, nous agissons comme il a été dit plus haut : nous laissons à chaque élève la liberté d’employer tous les moyens qui lui semblent commodes, et, chose remarquable, ils emploient tous les procédés que je connais :

1o Lecture avec le maître ;

2o La lecture pour la lecture ;

3o La lecture et l’exercice de mémoire ;

4o La lecture en commun ;

5o La lecture expliquée.

Le premier moyen, qu’emploient toutes les mères, est, en général, le moyen de la famille plutôt que celui de l’école : l’élève vient trouver le maître et lui demande de lire avec lui. Le maître lit en indiquant chaque syllabe, chaque mot. C’est le moyen rationnel, irremplaçable, celui qu’exige avant tout l’élève, et que le maître, malgré lui, désire. Quels que soient les prétendus moyens de rendre mécanique l’enseignement de la lecture et de faciliter la tâche du maître ayant beaucoup d’élèves, ce moyen reste le meilleur et l’unique pour apprendre à lire couramment. Le deuxième moyen, aussi très en faveur, et qu’a employé quiconque sait lire couramment, consiste à donner un livre à un élève et à le lui laisser comprendre de lui-même et comme il lui plaira. L’élève qui a appris à composer les mots au point qu’il ne se sent plus le besoin de demander à un adulte de lire avec lui et qu’il compte sur soi-même, aime toujours ce procédé de lecture dont se moque tant Gogol dans son Pétrouchka et, grâce à cette passion, il progresse. Comment parvient-il à lire, Dieu le sait, mais par ce moyen il s’habitue à la figure des lettres, au procédé des syllabes, à la prononciation des mots et même à la compréhension et plusieurs fois, par l’expression, je compris combien nous avait retardés cette obstination à vouloir que les élèves comprennent ce qu’ils lisent. Il y a beaucoup d’indépendants qui ont appris à bien lire par ces moyens, malgré les défauts de chacun d’eux.

Le troisième moyen d’apprendre à lire consiste à apprendre par cœur des prières, des poésies, en général toute page imprimée, et à prononcer ce qu’on apprend en suivant le livre. Le quatrième moyen, si nuisible à l’école de Iasnaïa-Poliana, consiste à faire lire le même livre par deux ou plusieurs élèves. Il naquit de lui-même dans notre école. D’abord les livres manquaient et deux élèves se mettaient devant le même livre. Cela leur plaisait et quand on disait : — « La Lecture ! » les camarades égaux en savoir se groupaient par deux ou trois, s’installaient devant un livre, l’un d’eux lisait, les autres suivaient et corrigeaient. Vous dérangiez tout si vous les sépariez : eux-mêmes se savaient de forces égales ; Tarass appelait impérieusement Dounka : — « Eh bien ! Viens ici lire, et toi, va avec le tien ! » Certains n’aiment pas du tout la lecture commune parce qu’ils n’en ont pas besoin.

L’avantage d’une telle lecture, c’est l’exactitude de la prononciation, le champ de compréhension plus large pour celui qui ne lit pas, mais qui suit. Mais ce moyen devient nuisible, comme tout autre du reste, dès qu’il se répand dans toute l’école. Enfin, encore un moyen, celui que nous préférons, le cinquième : c’est la lecture expressive, c’est-à-dire, la lecture d’un livre, avec l’intérêt et la compréhension de plus en plus développés. Tous ces procédés, comme nous l’avons dit plus haut, sont apparus d’eux-mêmes à l’école, et, en un mois, les progrès furent grands. La tâche du maître se réduit à proposer le choix de tous les moyens connus et inconnus qui peuvent faciliter la lecture à l’élève. Il est vrai qu’avec une certaine méthode — la lecture dans un même livre — l’enseignement est plus facile et plus commode pour le maître et offre une apparence de graduation et de régularité, tandis qu’avec notre système, la tâche paraît non seulement difficile mais, à certains, impossible. Comment, dira-t-on, donner précisément ce qu’il faut à un élève, et comment décider si le désir de chacun est légitime ? Comment ne pas s’égarer dans cette foule bigarrée, qui n’est point soumise à la règle générale ? À cela, je répondrai que s’il y a une difficulté c’est parce que nous ne pouvons pas renoncer à notre habitude de voir en l’école une compagnie disciplinée de soldats, commandée aujourd’hui par un lieutenant et demain par un autre. Pour le maître qui admet la liberté de l’école, chaque élève se présente comme un être particulier qui a ses exigences spéciales, que, seule, la liberté du choix peut satisfaire.

Sans cette liberté et ce désordre extérieurs, qui semblent si étranges à quelques-uns et si impossibles, non seulement nous n’aurions jamais trouvé ces cinq moyens de lecture, mais nous n’aurions jamais su les employer dans la mesure conforme aux exigences des élèves, et, par conséquent, nous n’aurions jamais atteint le résultat brillant que nous avons obtenu ces derniers temps.

Que de fois m’est-il arrivé de voir l’étonnement des visiteurs de notre école, qui voulaient, en deux heures, étudier la méthode d’enseignement qui, chez nous, n’existe pas, et en outre, pendant ces deux heures, nous exposaient la leur ! Que de fois m’est-il arrivé d’entendre ces visiteurs conseiller le même procédé, qu’ils ne connaissaient pas et qui, sous leurs yeux, était en vigueur à l’école, sans être toutefois une règle despotique, obligatoire pour tous !