La loi du Sud/Au-delà de l’amour

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La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 90-96).

AU-DELÀ DE L’AMOUR

La piste d’or est jonchée de pierres roses.

Le soleil saharien tombe, dur, impitoyable.

Ameur conduit la voiture, en silence, selon son habitude. De temps à autre, il tourne vers moi son visage bronzé où brûlent de magnifiques yeux sombres.

Fils d’un Français et d’une Arabe, il a pris les qualités de l’une et l’autre race, et je me sens en confiance avec lui.

Au moment où nous entrons dans les défilés de la piste Lagardette, deux spahis s’avancent vers nous :

— Madame, la sécurité est levée à partir du kilomètre 145. Vous ne pourrez pas continuer plus loin.

— Qu’y a-t-il ?

— Un djich.

— Que faire ? m’exclamai-je.

— Il nous est impossible de retourner d’où nous venons, remarqua Ameur ; c’est un peu loin pour y être avant la nuit. Mais, je puis atteindre, dans la montagne, un campement de nomades dont je connais le chef. Là, nous n’aurons rien à craindre.

— Bon. Je vous laisse passer, parce que je vous connais assez pour avoir confiance en vous. Mais n’allez pas au-delà du kilomètre 145. La piste est coupée.

— Entendu. Au revoir.

— Bonne chance !

— Inch’Allah !

Nous roulons à nouveau.

J’interroge Ameur :

— Qu’est-ce exactement qu’un djich ?

— Sept à huit hommes, dissidents ou voleurs. Des hommes extraordinaires, qui ne connaissent ni la fatigue, ni la faim, ni la soif… ni la mort. Ils marchent l’un derrière l’autre, afin que l’ennemi ne sache pas leur nombre exact. Ils marchent des jours et des jours, se nourrissant de dattes séchées, buvant l’eau tiède et goudronnée de leurs guerbas. Ils ne se reposent jamais. Postés au coin d’un col, le fusil à la main, ils attendent, prêts à tirer. Ils ne font jamais grâce. Leurs victimes tuées, ils les détroussent. Armes, vêtements, chevaux, tout leur est bon. Puis, ils disparaissent et jamais on ne retrouve leurs traces… C’est un djich qui a tué le général Claverie, entre Menouarar et Taghit. Maintenant que le Sahara est pacifié, il est rare qu’un djich ait un but politique. Il est constitué simplement par des pillards de la route, que les autorités militaires dépistent avant qu’ils aient eu le temps d’agir…

Au loin, des tiges d’alpha prennent l’allure d’une bande menaçante… Ce n’est qu’un mirage. Pourtant…

— Ameur, entends-tu ?

— Oui.

— Des coups de feu ?

— Certainement. Nous continuons ?

— Bien sûr.

Puis, c’est le silence, le grand silence. Nous sommes isolés, loin de tout. Aucun cri d’oiseau, aucun bruissement d’insectes. Le désert ! Seulement, nous devinons la présence d’hommes qui se guettent pour se faire du mal…

Le soir tombe brutalement. Le ciel se dore, flamboie, s’obscurcit. Déjà, la nuit rend la terre plus mystérieuse, hostile aux vivants.

Falaises, tables plates, éboulis rocheux se succèdent sans arrêt.

La piste est marquée par des pierres entassées les unes sur les autres et qui prennent, à la lueur des phares, des aspects étranges.

— Nous sommes arrivés, dit Ameur.

Quelle merveilleuse prescience lui a fait découvrir, dans un repli de terrain, ce campement caché à tous les yeux ?

Trois tentes vertes et rouges sont posées sur le sol, comme de monstrueux champignons. Des chameaux barraquent, le regard perdu au loin, des moutons paissent une herbe maigre, enfouie dans le sable.

À notre approche, des hommes surgissent. Ce sont des nomades, des hommes de la piste, qui ne connaissent de la vie qu’une perpétuelle errance. Ils sont grands, bronzés, le visage rude sous le chèche blanc. Leurs yeux sont pleins d’infini… comme ceux des marins.

Une djellabah informe les engonce.

Ameur s’avance et les embrasse, à la manière arabe. Je tends la main et prononce, à mon tour, les salutations d’usage.

— Ici est ta maison, me dit Embarreck, le vieux chef, en soulevant un pan de la tente centrale, d’un geste plein de noblesse.

La cérémonie du thé s’accomplit rituellement, sous la tente où flotte un parfum mâle, agressif. Embarreck met lui-même le thé vert dans l’eau bouillante, le bouquet de menthe sauvage et le sucre qu’il casse avec un marteau d’argent bizarrement ciselé. Après avoir goûté le breuvage parfumé, il nous sert, honorant ainsi les hôtes qu’Allah lui envoie.

En quelques mots, Ameur le met au courant des événements.

— Vous resterez ici tant qu’il vous plaira, invite Ambarreck.

— Merci. Nous attendrons que la sécurité soit rétablie.

En notre honneur, les nomades égorgent un jeune mouton. Sur un feu de bois, il rôtit tout entier, embaumant l’air.

Bientôt, assis tous en cercle, nous déchiquetons avec nos mains la viande odorante, en nous repassant fraternellement une guerba pleine d’eau.

Je goûte comme il se doit l’hospitalité des seigneurs de la piste et remercie mon hôte avec l’appétit qui convient.

Tout à coup, un Arabe essoufflé arrive, porteur des dernières nouvelles.

— On s’est battu, avant que les spahis n’arrivent, à quelques kilomètres d’ici. Le djich avait volé plusieurs chameaux à une tribu de Beni-Ghen. Ceux-ci l’ont poursuivi et rattrapé alors qu’il campait et mangeait justement un des animaux volés. Les Beni-Ghen ont tué tous les djicheurs — sauf un — un jeune garçon qui s’est enfui et dont on a perdu la trace.

— Tout cela est bizarre, grogne Embarreck dans sa barbe noire.

— Oui, réplique Ameur, vraiment bizarre. A-t-on déjà vu un djich qui allume du feu, comme s’il désirait signaler sa présence à tous ?

— Les traditions se perdent, dis-je moqueusement. Bientôt, il n’y aura même plus de djich. Enfin, maintenant que l’aventure est finie, je vais me promener un peu. Ce coin me plaît beaucoup.

— Prends ton revolver, conseille Ameur.

Me voici seule, sur le reg sablonneux.

La nuit est bleue et froide. Un morceau de lune, qui a l’air d’un œuf brillant pondu par une poule distraite, dispense une faible clarté.

Une forme blanche fonce sur moi.

— Baleck ! criai-je. Attention !

Sans paraître entendre, elle vient jusqu’à moi, chancelle, s’écroule.

Je me penche. Un jeune garçon gît à mes pieds. Un chèche couvre à demi son visage. Une gandourah enveloppe son corps frêle. Ses pieds sont nus, il est couvert de poussière, de la poussière dorée des pistes. Immédiatement, je songe au fugitif, dernier rescapé du djich vaincu. C’est lui, à n’en pas douter.

Je déroule le chèche. Je vois apparaître un beau visage d’adolescent, bronzé et imberbe. Un gémissement sort de la bouche fermée. Je soulève la tête, tapote les mains froides, défait la gandourah pour que l’air du soir baigne ce corps douloureux. L’adolescent sort enfin de son évanouissement… Moi… je regarde avec stupeur la jeune poitrine ferme que la gandourah entr’ouverte m’a révélée. Une femme ! C’est une femme !

Ses yeux croisent mon regard.

— Je suis perdue, me disent-ils.

— Non, non, répondis-je à voix haute. Ayez confiance.

J’appelle à l’aide. Quelques instants plus tard les hommes emportent la jeune femme dans la tente qui m’est destinée.

Quand Ameur s’approche d’elle pour la soigner, je le repousse :

— Non, non, laisse-moi faire.

Surpris, il arrête son geste.

Je ne veux pas que soit dévoilé ici, devant tous ces hommes, ce fragile corps féminin.

Alors, je lui dis tout.

D’abord, il refuse de me croire. Une femme capable de suivre un djich ! On n’a jamais vu ça. Ce n’est pas possible ! Il faut une endurance surhumaine. Je lui montre les minuscules pieds nus que le sol a déformés. Il se retire après m’avoir dit gravement :

— Dis-lui qu’elle n’a rien à craindre avec nous. Je me charge d’elle. Parce que le courage, quel que soit l’être chez lequel on le rencontre, est digne de respect.

Toute la nuit j’ai veillé l’étrangère endormie. Je me suis étendue à côté d’elle sur la natte étroite et j’épie anxieusement son visage. Je veux que, lorsqu’elle se réveillera, elle trouve un sourire compatissant pour l’accueillir.

Enfin elle bouge. Un instant, ses yeux reflètent sa stupeur. Puis, elle retrouve son malheur qui l’attendait, au seuil du sommeil.

— Oh ! dit-elle, simplement.

Et elle se met à pleurer, sans bruit, de lourdes larmes qui glissent et sèchent d’elles-mêmes sur ses joues brûlantes.

Je la prends dans mes bras. Je la berce.

— Pleure, pleure, peut-être ta peine sera-t-elle moins lourde à porter.

Elle s’apaise.

— Qui es-tu ? me demande-t-elle.

— Une femme. Une amie. N’aie aucune crainte. Je sais tout. Mais je ne dirai rien. Tu mettras une de mes robes et nous t’emmènerons où tu voudras… dans ton pays.

— Je n’ai plus de pays… Je n’ai plus rien… Tout ce que je possédais au monde, c’était un homme. Il est mort…

— Pauvre petite !

— Ils l’ont tué. Pourtant c’était l’homme le plus beau, le plus brave, le plus merveilleux.

— C’est lui qui t’a amenée ici ?

— Oui… Je suis Française, née dans une province de l’Est. J’ai fait mes études à Besançon. J’étais encore à l’École Normale quand mes parents moururent dans un accident d’auto. J’étais pauvre. Je partis comme institutrice dans une famille de colons, à Méchéria. La vie coulait douce, sans heurts. J’avais vingt ans quand je rencontrai, chez des indigènes, l’homme que j’allais aimer. Il a suffi d’un regard pour que je me sente à lui, pour toujours. C’était un homme fait pour une vie libre, sans lois, une vie rude, une vie dangereuse. Il détroussait les caravanes et vivait au jour le jour dans l’immensité saharienne. Il me dit tout cela, en même temps que son amour… Alors… As-tu aimé déjà ?… Sans cela tu ne peux pas comprendre…

— Alors… tu as tout quitté et tu l’as suivi ?

— Mon bonheur a duré cinq ans. Je partageais sa vie d’aventures. Je vivais comme un homme, tuant, pillant, aimant… J’avais oublié tout ce qui n’était pas lui. Ma vie a commencé avec lui… Oh ! pourquoi n’a-t-elle pas fini avec la sienne ? Vois-tu, quand je me suis sauvée, c’était parce que je croyais qu’il pourrait se débarrasser de ses ennemis. Il était toujours victorieux. Et puis, je suis retournée là-bas, j’ai embrassé une dernière fois son cadavre que personne ne veillait. Après j’ai marché droit devant moi… sans savoir. La vie m’a donné tout ce qu’elle pouvait. Maintenant elle n’a plus rien pour moi. Comprends-tu ?…

Elle se tut.

Il y eut un silence lourd d’angoisse dans lequel résonnèrent ses paroles.

Je lus dans ses yeux une désespérance infinie… Elle partait à la dérive, incapable de survivre à cet amour immense.

Pouvais-je encore quelque chose pour elle ?

Je me retirai doucement. Elle n’avait plus besoin de moi…

À peine avais-je baissé la natte qui fermait la tente qu’une détonation retentit…

Sa vie était finie, comme celle de son amant…

Inch’Allah !

Et je n’eus pas de remords d’avoir laissé mon revolver si proche d’elle, sous la tente…