La loi du Sud/L’appel de l’amour

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La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 106-110).

L’APPEL DE L’AMOUR

De ma paillote, je vois passer les femmes indigènes qui vont au puits. Elles sont belles, larges, pulpeuses.

Leurs robes aux teintes vives alourdissent leurs corps déjà lourds. Des foulards multicolores s’enroulent sur leurs cheveux sombres et crépus qu’une fois par mois elles lavent dans le sable et l’huile de palme puis enroulent en deux tresses entremêlées de coquillages et de verroterie.

Ce sont des harratines, Arabes mélangées de sang noir. Elles ont les lèvres épaisses de leurs grand’mères soudanaises et la féminité voluptueuse et noble des femmes musulmanes.

Babillantes et rieuses, dans un envol de couleurs ardentes, elles défilent sous le soleil saharien, me jetant, dans leur langue, un salut rauque.

Fatouma, une épaisse matrone, s’arrête un instant et m’offre un panier qu’elle a tressé pour moi.

Puis elle part, ses mains arquées sur ses hanches, son vase sur sa tête, d’une démarche ondulante et souple.

À la place qu’elle vient de quitter, un paquet de lettres, attachées par un ruban violet, est tombé.

Machinalement, je les ramasse et je suis surprise de voir sur les feuillets de papier une écriture élégante et fine.

Un sentiment complexe, bien plus fort qu’une curiosité, le pressentiment de je ne sais quel mystère, fait que je m’attarde à les contempler. La tentation est trop forte. Il me fallait les lire.

Et voici que je déchiffrai sur l’une d’elles ouverte au hasard :

« Pendant un long instant, je n’ai plus été sous tes lèvres que sensation, je n’ai plus été qu’évanouissement à tout et à moi-même. Peut-être est-ce ma conscience qui avait quitté sa coquille, ses lois, et qui se répandait dans toutes mes fibres.

« Tu l’avais happée, doucement déclose, et elle coulait avec ton souffle et la fièvre lente de ton baiser par tout mon sang et tout mon souffle.

« Je ne sais si la jouissance que j’éprouvais dans ma conscience était plus vive que la volupté elle-même ou si ma conscience était devenue un lieu de jouissance plus sensible que tous les autres points de mon corps…

« Voilà, puisqu’il te plaît, petite reine, qu’on te dise la caresse que tu as donnée et qu’on te décrive ce qu’on éprouve, même si l’on est encore éparpillé et tout baigné de cette caresse, comme lorsqu’on nage sous l’eau et qu’on tient les yeux, la bouche et le souffle fermés.

« Je ne sais quels sont tes sortilèges, mais mon âme vient de te voir si parfaite devant le désir, qu’il me semble, depuis ce moment, tenir mon désir contre moi, comme un enfant qu’on berce et qui vous a souri. »

Toutes les lettres étaient de la même plume. L’amant inconnu y parlait d’amour et de volupté avec une telle ferveur que j’en vins à envier follement la femme qui avait suscité une telle extase.

Mais cette femme, je la connaissais, c’était Fatouma, une prostituée aux seins énormes, une fille métisse qui ne pouvait même pas lire ces mots ardents. Et certainement pas les comprendre, elle, dont les amours étaient tarifées réglementairement trois francs.

Le soir même, j’allais la voir.

Elle était dans sa case. Une case très simple, couverte d’un tapis indigène.

Elle me sourit gaîment et me souhaita la bienvenue. Je lui remis un présent.

Alors, jacassante, elle prépara le thé. Je m’étais assise par terre et je la regardais.

Elle a un sourire enfantin dans un visage déjà fané et ma curiosité se heurte à la bestialité heureuse de ce visage.

Des mots revenaient à ma mémoire :

« Je ne sais quels sont tes sortilèges, mais mon âme vient de te voir si parfaite devant le désir… »

— Je ne te dérange pas, Fatouma-aux-sortilèges ?

Elle me regarda, sans comprendre.

Lorsque j’eus terminé ma troisième tasse, à grand bruit, ainsi que le veut l’étiquette, je lui offris une cigarette.

— Sais-tu lire le français, Fatouma ?

— Oh ! non, comment saurais-je ?

— Tiens, voilà des lettres que tu as perdues.

— Ah ! fit-elle simplement. Merci.

Elle prit la liasse et la glissa entre ses seins où elle se perdit.

— Qui t’écrit ?

— Un homme, bien sûr.

— Et tu ne sais pas ce qu’il t’écrit ?

— Oh ! non. Mais ce qu’ils ont à dire, on le sait d’avance : c’est toujours la même chose, n’est-ce pas ?

Et elle se mit à rire, gaillardement.

— Où l’as-tu connu ?

Elle me cita un poste, non loin de là, que je savais occupé par des méharistes.

— L’aimes-tu ?

Elle rit encore, sans me répondre.

Ma curiosité s’exaspérait.

Je ne savais comment m’exprimer.

— Fatouma, as-tu envie de le revoir ? dis-je enfin.

— Il doit venir bientôt, répondit-elle sans trouble.

— Eh bien ! si tu me le fais connaître, je te donnerai un bracelet d’argent.

Elle sourit sans répondre, mais je sus qu’elle acceptait.

Les jours, dès lors, me parurent interminables, car il me fallut attendre fiévreusement cet homme dont les lettres, qui ne m’étaient pas destinées, m’avaient émue si profondément et que j’étais seule à avoir lues.

Enfin Fatouma vint me voir.

Elle avait mis ses habits de fête. Près d’elle marchait un jeune noir splendidement vêtu. Sous sa djellaba grise, on voyait un pull-over rose, une cravate d’un vert tendre. Il portait une casquette à gros carreaux bleus et noirs. Et il n’était pas peu fier de cet accoutrement. La joie éclatait dans son visage malicieux et rieur.

Sur la grande place, tous les indigènes le regardaient passer, bouche bée, et les chameaux eux-mêmes posaient sur lui un vague regard chargé d’extase.

Rien ne peut rendre l’accent de triomphe de Fatouma, me disant :

— C’est lui.

— Qui, lui ?

— C’est lui qui écrit les lettres.

Mon rire éclata, irrésistible.

De me voir ainsi égayée, Fatouma se mit à rire à son tour avec des gloussements qui secouaient son vaste corps.

Mais le noir paraissait mal à son aise.

Je clignai de l’œil vers lui.

Et quand je fus calmée :

— C’est vraiment joli, tu sais, je voulais te féliciter depuis longtemps déjà.

Il se gonfla de plaisir sous le compliment, déjà rassuré.

Mais, quand il fut sur le point de partir, je lui glissai, sèchement, pour lui seul :

— Viens me voir ce soir à huit heures.

Il fut exact, et ne fit aucune difficulté pour avouer qu’il ne savait pas lire et pas plus écrire.

— Mais d’où viennent ces lettres ?

Il ne répondit pas.

— Tu les a volées, n’est-ce pas ?

Le même silence accueillit mes paroles.

— Je sais ce qu’il me reste à faire. Je préviendrai le lieutenant, dis-je, à tout hasard.

— Non, non, pria-t-il d’une voix suppliante, ne lui dis rien.

J’étais tombée juste. Il était le boy d’un lieutenant.

— Comment est-il ton lieutenant ? demandai-je.

— Beau et très grand, et tout jeune, avec des yeux tristes comme le soir.

— C’est lui qui écrit les lettres, n’est-ce pas ?

Il baissa la tête.

— Et il les met dans une enveloppe et te les envoie porter à la poste, et toi, tu les gardes…

Ma voix devenait menaçante.

— Tu ne te rends pas compte de ce que tu fais ; c’est très grave…

Il m’interrompit :

— Oui, il écrit ces lettres, il les met dans une enveloppe, mais sans adresse. Il y en a un tas sur son bureau et il en écrit toujours. Alors qu’est-ce que ça fait si j’en prends quelques-unes !

Déjà je ne l’écoutais plus.

Mon cœur avait rejoint cet homme, isolé, loin du monde, qui écrivait pour une inconnue, et, au fond de moi-même, quelque chose, follement, me persuadait que les lettres avaient atteint leur destinatrice et qu’il avait écrit pour moi…