La loi du Sud/L’hôte que l’on n’attendait plus

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L’HÔTE QUE L’ON N’ATTENDAIT PLUS

Son bonheur lui semblait une chose si vivante qu’elle referma ses bras sur sa poitrine comme pour mieux l’enserrer, le sceller en elle.

La vie lui avait donné tout ce qu’elle en avait exigé.

Sans hésitation, sans tâtonnement, avec une sûreté dont elle ne songeait même pas à s’étonner, elle avait reconnu l’homme qui lui était destiné quand elle s’était trouvée en face de lui.

Le mépris des promiscuités, le recul qu’il avait instinctivement devant les choses laides l’avaient protégée, tout comme sa pureté de jeune fille l’avait gardée, elle.

Enfant, elle n’avait joué qu’avec une poupée, incapable d’éparpiller sa tendresse. Femme, elle était faite pour un seul homme. Mais encore fallait-il ne pas se tromper ! Ce miracle s’était accompli.

Il y avait quatre ans de cela ! Et pourtant comme au premier matin, elle retrouvait, en ouvrant les yeux, sa joie intacte et vivace.

La place vide à côté d’elle était encore tiède. Elle se glissa dans le creux formé par le corps de son mari, avec un sentiment de tendre confort.

Dans la salle de bains, elle l’entendait qui chantait faux parce qu’il chantait par plaisir, tout en s’ébrouant sous la douche. Il était de ces êtres pour qui le fait de se laver entraîne automatiquement aux lèvres un refrain sentimental.

Elle suivait tous ses gestes qu’elle connaissait par cœur et qui formaient le fond de leur intimité. Maintenant, il allait se raser. Il se cognait naturellement à un tabouret. Si sûr de lui d’apparence, il était cependant d’une gaucherie étonnante.

Elle l’imaginait grimaçant devant la glace, une joue nette et luisante, l’autre gonflée et couverte de mousse. Cela ne l’enlaidissait pas. Du reste, il n’était pas beau. Ou, plutôt, il avait cette sorte de beauté secrète qui ne se dévoile pas du premier coup et qu’il faut longtemps déchiffrer.

Elle l’avait aimé en bloc, tel qu’il était, puis elle avait goûté le charme de ce front trop vaste qu’une ride barrait comme une cicatrice aux heures d’indignation. Elle s’était attendrie ensuite sur son teint de miel et ses cheveux auxquels le soleil donnait la couleur de ces pains de campagne que l’on sort du four. Sa bouche moqueuse et large l’avait séduite d’emblée, mais ce n’est que dernièrement qu’elle avait découvert la joliesse de sa nuque pareille à celle d’un jeune enfant quand un invisible sculpteur la modèle dans une chair douce. Son grand corps allait bien avec une âme un peu sauvage, quelquefois tyrannique, mais droite, ardente, amoureuse des mirages.

Brigitte faisait semblant de dormir pour mieux compter, en avare, les trésors de sa joie.

Dans quelques minutes, il allait venir vers elle et prononcerait son nom d’une voix grave, un peu voilée.

Il effleurerait à peine son front. Cette réserve, dont certaines femmes auraient souffert, était pour elle une preuve d’amour. Elle n’était pas une de ces sottes qui jugent la ferveur d’un mari sur ses paroles.

Ils parlaient peu de leur amour. Ils évitaient les baisers faciles lorsqu’ils se retrouvaient ou se quittaient, mais le moindre contact, lorsque leurs doigts se rencontraient par hasard, les faisait frémir.

La certitude qu’elle était tout pour lui, elle la puisait dans son regard clair, dans sa gaîté.

Elle tendit l’oreille. Pourquoi n’était-il pas auprès d’elle ? Dans la pièce voisine, rien ne venait rompre le silence.

Elle devança l’instant où il allait s’approcher de son lit. Elle appela :

— Antoine !

Une curieuse sensation de peur l’étreignit qui cessa quand il fut devant elle, embarrassé, inhabituel, un peu lointain.

Elle s’étonna :

— Qu’y a-t-il ?

— Rien !

Puis il eut honte de son insincérité et, tout de suite ajouta :

— Ou plutôt, une petite chose qui m’inquiète stupidement. Regarde !

Il releva sa manche et elle vit, sur l’avant-bras, une sorte de tache un peu granuleuse d’un violet sombre, aux contours écarlates. Elle pensa malgré elle à certaines fleurs monstrueuses de la forêt vierge.

— C’est ravissant ! se moqua-t-elle.

Puis d’un ton qui grondait :

— Chaleur, foie, mauvaise digestion ! Il y a mille raisons je pense d’avoir ces sortes de boutons. Celui-ci partira comme il est venu.

Il parut soulagé comme un enfant s’apaise lorsque la voix de sa mère fait cesser les cauchemars nés de l’obscurité.

Brigitte avait certainement raison ! Elle devait savoir. Elle savait toujours tout. Il appréciait cette infaillibilité qui ne la trouvait jamais en défaut.

Alors seulement il lui donna le baiser matinal et enchaîna :

— Tu sais, ce nouveau moteur dont je t’ai parlé, je vais le voir tout à l’heure !

Ses yeux brillaient.

— Sauve-toi alors, tu es déjà en retard.

— À bientôt !

Elle ferma les yeux. Tout à l’heure, il serait là de nouveau, comme s’il ne l’avait pas quittée.

Lorsque la porte de la grille se fut refermée, elle se sentit brusquement reprise d’effroi ; il lui semblait qu’une main glacée lui étreignait le cœur.

— Est-ce possible que ?… pensa-t-elle.

Elle repoussa l’idée qui lui venait. Mais celle-ci, insidieusement, reparut.

Elle se leva d’un bond, s’affaira dans la maison. Puis elle s’immobilisa et, à voix haute, sans s’en apercevoir, répéta :

— Serait-ce possible que le passé surgisse comme un hôte que l’on attend plus ?

C’était un soir de décembre, il y avait de cela quelques années.

Les rues de Paris étaient calmes et sombres. Dans la légère brume qui les enveloppait, les réverbères formaient des taches lumineuses. L’auto de Brigitte s’enfonçait dans l’obscurité.

À Montparnasse, les terrasses éclaboussaient les trottoirs de leur foule et de leurs lumières violentes.

Des groupes stationnaient devant l’immense vitrine d’un fleuriste où croulaient des guirlandes éclatantes. Les voitures partaient, revenaient, dans un claquement de portières. Des agents bavardaient avec les chasseurs et les vendeurs de journaux étrangers.

À l’angle d’une rue noire qui se perdait au fond d’un quartier endormi, elle rangea sa petite Amilcar et, levant la tête, s’étonna de voir les fenêtres de son studio éclairées malgré l’heure tardive.

Elle monta chez elle en courant, dédaignant l’ascenseur et ses manœuvres énervantes.

Déjà la porte s’ouvrait et le docteur Raynal lui faisait face. Il l’avait connue lorsqu’elle était enfant.

Depuis que son père, un archéologue estimé des savants bien qu’ignoré du public et dont Brigitte avait été l’élève en même temps que l’aide la plus dévouée était mort, il ne l’avait jamais perdue de vue. Aujourd’hui, il paraissait ému et joyeux à la fois.

— Il y a plus d’une heure que je vous attends ! dit-il. Où diable étiez-vous ?

— Chez des amis à faire un bridge. Mais qui vous a ouvert ?

— La concierge, sur ma demande. Je voulais absolument vous voir.

— Qu’y a-t-il ?

— Une nouvelle qui va vous faire plaisir. Voulez-vous rejoindre, sans tarder, la mission Sandremont en A. O. F. ? On a besoin de vous immédiatement.

Sa surprise était si forte qu’elle en oubliait d’être heureuse.

— Mais… il y a un mois qu’ils sont partis.

— Un des leurs est tombé malade. Les fièvres !

La jeune fille se laissa tomber sur un siège :

— C’est trop beau !… Je n’ose pas y croire !

Lorsque les autres s’étaient embarqués, elle n’avait pu s’empêcher de les envier. Si son père avait été là, elle aurait fait partie de l’équipe choisie. Et voilà que la chance la rattrapait, un soir comme les autres… un soir qu’elle n’oublierait jamais.

— Vous devez partir dans trois jours. Vous prendrez l’avion jusqu’à Parakou. Il n’y a plus une minute à perdre.

Cette nuit-là, elle n’avait pas pu dormir.

L’Afrique ! Avait-elle rêvé de ses forêts impénétrables comme une mer, de ses plantes qui tendent leurs branches où jouent des insectes pareils à des feuilles, de ses masques effrayants, de ses fétiches enterrés secrètement au pied des arbres sacrés, de ses sacrifices secrets au Nia de la terre et des eaux, de ses pistes barrées, mystérieux passages dont nul n’aurait osé franchir le frêle rideau de fibres séchées, accrochées à hauteur de la poitrine, de ses hommes-panthères qui enlèvent les femmes et les enfants dans leurs griffes de fer, de ses idoles que l’on découvre soudain dans de minuscules chapelles taillées à même les lianes et les feuillages.

Heureusement, les soucis de son équipement lui permirent d’user son impatience.

Le jeudi, elle prenait l’avion au Bourget et le même soir un second l’emmenait à Alger.

Elle posa ses pieds sur la terre africaine avec une sorte de respect.

Un grand garçon en tenue de pilote s’avança vers elle et la jugea d’un regard clair. Puis il se présenta :

— Antoine Lagey. C’est moi qui vous transporterai à Parakou… Une mauvaise nouvelle : nous devons partir tout de suite, même si vous tombez de sommeil. Je dois porter une pièce à Adrar où l’un de nos appareils est en panne.

— Ça m’est égal ! Je n’ai rien à faire ici et l’on m’attend.

— Parfait !

Puis d’un ton plus aimable, parce qu’il s’étonnait de la voir si fragile et si jeune :

― Pas trop fatiguée, j’espère.

— Non. Je suis si heureuse !

Son enthousiasme le fit sourire. Pourtant elle entrait dans la double catégorie des gens qu’il faisait profession de détester plus que tout au monde : les touristes et les chargés de mission, ces deux plaies de l’Afrique. Il avait entendu tant de questions oiseuses, tant d’exclamations idiotes, que, parfois, il sentait diminuer en lui l’amour terriblement sincère qu’il avait pour le grand désert.

Mais il la jugeait vraie, spontanée. De plus, elle parlait peu, et n’essayait pas sur lui ses séductions faciles de Parisienne fraîchement arrivée.

— Je vais vous montrer mon « taxi », dit-il.

C’était un Phalène-Caudron. Il semblait si léger, si fin !… Était-ce possible qu’avec un avion pareil on entreprit la traversée du Sahara !

Antoine flattait l’aile argentée de l’avion et, comme s’il eût suivi sa pensée, expliquait :

— Un bon outil ! Plus résistant qu’il en a l’air. Vous verrez ça !

Le même soir, ils couchaient à Oran, dans un hôtel banal. Leurs chambres étaient voisines.

À quatre heures du matin, lorsqu’il vint la réveiller, elle était prête, car elle l’avait entendu se lever.

Il l’examina à nouveau. Elle portait un tailleur blanc bien coupé et tenait son casque à la main.

— Vous n’en avez pas encore besoin, lui expliqua-t-il. Pas avant les Tropiques. Maintenant il vaut mieux mettre un chèche car nous aurons sûrement du sable. C’est la bonne saison.

Maladroitement, elle déroula la longue bande de mousseline qu’elle avait achetée avant de partir.

— Qu’est-ce qu’on en fait ? demanda-t-elle d’un ton d’écolière.

— Tout ce qu’on veut ! Il peut servir de cache-nez, de serviette, de filtre à eau, de câble, de tente, de filet de pêche, de moustiquaire, de brosse à cirage, de drapeau, de costume de bains, de muleta, de corbeille à provisions, d’antidérapant pour les pneus, que sais-je encore ? Mais le mieux est de l’enrouler sur votre tête, comme cela — et d’une main experte il la drapait sur les cheveux de Brigitte — tout en laissant libre une extrémité que vous rabattez sur votre visage si le vent de sable se lève.

La jeune fille ne songea même pas à le remercier. Elle sentait que sa mauvaise humeur des débuts s’envolait et qu’il l’avait adoptée.

Une voiture les attendait qui les conduisit sur le terrain d’aviation. Elle reprit sa place à côté de lui et ouvrit bien grands ses yeux sous les lunettes qu’il lui tendit.

Et le voyage au pays de la lumière commença !

Ce furent d’abord des montagnes coupées d’étroites gorges, des villages, couleur du sol, qui semblaient en ruines, puis la première palmeraie offrant, à perte de vue, sur des troncs élancés, des steppes d’un vert glauque, qui paraissaient devoir être, au toucher, aussi douces que certaines soieries.

— Figuig ! renseigna Antoine.

L’air était d’une extraordinaire pureté et la jeune fille distinguait les moindres détails. Là, un koubba, le tombeau d’un saint marabout, devant lequel des hommes vêtus de blanc faisaient leurs ablutions, ici un oued sec et, tout autour d’une petite gare, un jardin où poussaient trois fleurs victorieuses.

À Colomb-Béchar, quelques personnages officiels étaient là pour assister à l’arrivée de l’avion. Ils vinrent saluer les voyageurs. Ceux-ci repartirent après s’être restaurés légèrement.

— Maintenant, plus de chemin de fer ! dit Antoine. Le désert commence.

Au-dessous, c’était la hamada, la terre dure et caillouteuse, la terre déshéritée, stérile, déchiquetée, qui n’en finit pas d’être morne. Et, comme un sourire dans ce paysage doré, une oasis surgissait.

Les heures passaient. Brigitte ne se lassait pas un instant de regarder.

Après Beni-Abbès, toute blanche, qu’ils survolèrent en laissant tomber un sac postal, il ne lui fut plus possible de rien voir. Le vent s’était levé : un tourbillon de poussière blonde, impalpable, les éloignait du reste du monde. L’avion prit de la hauteur. Brigitte, en même temps que son compagnon, ajusta son chèche.

Elle regarda les mains d’Antoine, qui semblaient sûres et fortes.

Elle se sentit en parfaite sécurité et ferma les yeux car elle était lasse.

Quand elle se réveilla, ce fut pour voir, au-dessous, un sol noir et brillant dont la réverbération avait quelque chose d’insolite et d’un peu effrayant.

— J’imagine que, dans la Lune, ce doit être comme ça, pensa-t-elle.

Les villages de pisé se succédaient plus nombreux, qui semblaient perdus. Puis ce fut l’erg, la mer de sable avec ses flots incandescents dont les petites vagues portaient à leur crête une écume dorée.

Adrar apparut enfin, rouge, exotique, sertie dans sa palmeraie comme un joyau.

— Tout le monde descend ! fit joyeusement Antoine.

Le soir, ils dînèrent au mess des officiers. Tous étaient jeunes, pleins d’entrain, élégants dans leurs serrouels et leurs vestes claires. Une pluie de questions saugrenues tomba sur Brigitte qui répondit de son mieux. Oui, l’Opéra était toujours à la même place ! Non, les robes n’avaient pas raccourci, bien au contraire. C’est vrai, on voyait à nouveau des chignons !

Antoine levait de temps à autre son regard vers elle.

— Distrayez-les, semblait-il dire, c’est si rare qu’ils voient une femme de leur race.

La maison des hôtes, le Dar diaf, les accueillit l’un et l’autre. Pas pour longtemps, car au matin ils repartirent.

Déjà Brigitte était plus distraite, Antoine lui signalait les pistes, les garats, les mamelons et les sebkras, ces affleurements blanchâtres de sel.

À Reggan, où ils atterrirent pour vérifier l’appareil avant d’affronter le Tanezrouft, ils trouvèrent, au Bordj René Étienne, des cocktails glacés à point.

Et le reste du trajet fut un rêve très lent dont il lui semblait qu’elle ne sortirait jamais. Le Tanezrouft, le désert dans le désert, apparut. Douze cents kilomètres effroyables, loin de toute vie humaine, animale, végétale. Mais tout cela prenait sous le soleil saharien, des teintes fauves, des reflets de cuivre et de bronze.

Ils ne firent que saluer le phare de « Bidon 5 » et ce n’est que longtemps, longtemps après qu’elle s’exclama au premier passage d’une troupe d’antilopes et de mouflons.

Ils demeurèrent un jour entier à Gao. Le pilote ne quittait Brigitte qu’aux heures de sommeil.

C’est lui qui la conduisit aux bords du Niger. Le soleil le faisait briller d’un éclat insoutenable. Ses berges étaient vêtues de plantes vivaces, d’herbes grasses, d’arbres couverts d’oiseaux roses si nombreux qu’ils semblaient être la floraison de ces troncs gigantesques.

Les crocodiles dormaient, immobiles comme le reste. Des tiges de bourgou, que les eaux n’avaient plus la force de charrier, s’étaient arrêtées au milieu du fleuve. Un enchanteur avait touché la nature de sa baguette magique.

Le lendemain, ils prirent leur dernier envol.

La brousse apparut avec ses guépards, ses phacochères, et ses lions qui, de haut, semblaient des jouets d’enfant dont il était impossible de s’effrayer.

Après Niamey, ils survolèrent la forêt vierge, suivant précautionneusement la piste.

Brigitte se pencha pour mieux voir ce spectacle nouveau.

C’est alors que quelque chose tournoya dans le vide comme une flamme brillante et s’abattit sur le sol.

L’avion piquait du nez avec une vitesse folle.

— L’hélice s’est détachée ! hurla Antoine.

Ce furent les derniers mots qu’elle entendit.

Dans un élan fou, la forêt montait vers elle…

Quand elle reprit connaissance, Antoine la regardait anxieusement.

— Vous sentez-vous mieux ?

— Oui.

— Essayez de vous lever pour voir si vous n’avez rien de cassé !

Elle s’appuya à lui et obéit.

Elle n’avait rien que des égratignures. Seulement alors, elle vit qu’il avait le bras bandé.

— Je suis blessé, mais ce ne sera rien. C’est un miracle que l’appareil soit tombé sur les arbres qui l’ont retenu dans sa chute.

Il montra la carcasse de l’avion au-dessus d’eux.

— Je vous ai descendue dans les bras. Heureusement, vous n’êtes pas lourde.

— Qu’allons-nous faire ?

Antoine semblait grave.

— En principe, nous devrions rester près de l’appareil jusqu’à ce qu’on nous recherche, ce qui arrivera d’ici peu quand le poste de Kandi aura signalé qu’il ne nous a pas vus. Mais, dans cette forêt, ce ne sera pas facile de nous retrouver. Comme nous avons suivi le balisage, je sais à peu près où nous nous trouvons. L’endroit est habité par différentes tribus. Voulez-vous que nous risquions notre chance dès que vous serez remise ?

— Je ferai ce que vous déciderez.

Ils partirent donc emportant leurs provisions de chocolat et leurs revolvers.

Ils marchèrent comme des enfants égarés, dans un monde inhabituel, effrayant.

Ce qui les impressionnait le plus c’était le silence total, pesant, que brisait seul le bruit de leurs pas.

Brigitte dormit, la tête sur l’épaule de son compagnon pendant qu’il veillait, puis ils reprirent leur marche.

Il y avait des heures et des heures que Brigitte mettait consciencieusement un pied devant l’autre. Elle était lasse à en mourir. Par moment, elle pensait qu’elle aimerait se coucher sur l’humus tiède et y rester toujours. Mais il y avait Antoine qui voulait la sauver… qui la sauverait… Et elle continuait à marcher de plus en plus lentement.

Tout à coup, il signala :

— Une fumée !

L’espoir leur infusait une force neuve.

Bientôt ils arrivèrent dans une clairière où l’on voyait des paillotes. Des noirs s’avancèrent vers eux en poussant des exclamations de bienvenue. Un vieux, le chef de la tribu sans doute, s’approcha, baisa les nouveaux venus à l’épaule. Brigitte le regarda et retint un hurlement.

Il était couvert de plaies violacées, suppurantes. Son nez était rongé et des filets sanguinolents coulaient de ses yeux et de sa bouche.

— La lèpre ! fit Antoine.

Et il attira la jeune fille vers lui en un geste de protection car, tout autour d’eux, les noirs qui accouraient pour les voir étaient marqués des signes de l’effroyable maladie.

Ils étaient dans une case qu’ils avaient bâtie eux-mêmes. Brigitte sortait peu, la vue de ces moignons qui semblaient avoir été usés en les frottant sur des pierres dures, celle de ces corps mutilés, de ces visages de cauchemar, l’emplissait de terreur.

Dans la forêt vierge les tam-tam roulaient au-dessus de leurs têtes répétant que deux blancs étaient en détresse dans le village de ceux qui, étant morts au monde, s’étaient cachés pour vivre sans voir l’horreur s’allumer dans les yeux de ceux qu’ils rencontraient.

Antoine tentait de la rassurer.

— Vous savez, ça ne s’attrape pas si facilement !

Les sœurs blanches des léproseries n’ont jamais constaté de contagion.

Mais elle avait peur, une peur abjecte qui l’empêchait de penser, de respirer, de vivre.

Cinq jours plus tard, une voiture venait les chercher. En arrivant à Dosso, Antoine lui prit la main.

— Vous avez été brave ! Je regrette que nous nous quittions.

— Qu’allez-vous faire ?

— Ma main ne retrouvera jamais sa souplesse. Je ne piloterai plus. Mais je m’occuperai quand même d’avions…

— Pourquoi nous séparer ? dit-elle faiblement.

Il ne semblait pas comprendre.

— Je n’irai pas rejoindre la mission, fit-elle. J’ai usé toutes mes forces. Je suis libre.

— Je suis libre aussi.

Ils s’épousèrent là-bas, dans ce pays qui les rejetait.

Et ils revinrent à Paris.

Comme ils avaient facilement oublié ! Les médecins les avaient rassurés à leur retour.

— La lèpre ne prend que dans certaines circonstances. Il ne vous arrivera rien.

Et quatre années avaient passé !

Brigitte se souvenait tout à coup de ce qu’elle avait lu en cachette sur la terrible maladie. Elle demandait parfois des années d’incubation…

La peur la prit. Elle saisit le téléphone et appela son mari. Elle voulait être rassurée par sa voix.

On lui répondit qu’il n’était pas là. Elle s’étonna.

— Il doit être souffrant. Il est allé voir un médecin dit la voix anonyme.

Ainsi, il avait eu la même pensée qu’elle !

Elle restait là, stupide, tenant l’écouteur dans sa main qui tremblait.

Lorsque Antoine rentra, ils évitèrent de parler de la « chose ». Comme ils savaient bien se mentir ! Brigitte en ressentit une pénible impression.

Mais Antoine parlerait quand il saurait. Il fallait attendre et surtout ne pas se laisser gagner par un affolement dont on pourrait avoir honte ensuite.

Deux jours plus tard, elle surprît chez son mari des signes de nervosité et d’impatience.

— C’est pour aujourd’hui, pensa-t-elle.

Une lettre arriva dans l’après-midi. Elle venait d’un laboratoire, celui-là même que dirigeait le médecin qu’ils avaient consulté à leur retour d’Afrique.

Ouvrir l’enveloppe ! Savoir !

Elle n’osait faire le geste qui la libérerait de son inquiétude. Car cela ne pouvait pas être !… Cela n’avait pas de sens !… On ne devient pas lépreux pour avoir respiré le même air que les lépreux !

Elle se souvenait de toutes les précautions qu’ils avaient prises.

Antoine revint, prit la lettre, la lut.

Il pâlit et parut soudain vidé de son sang.

— C’est cela, dit-il simplement.

D’un élan elle fut vers lui.

— Ça ne fait rien… Nous ne nous quitterons pas… Nous irons là-bas en Afrique… Nous vivrons tous deux avec ce secret…

Elle parlait, parlait et, plus que les mots qu’elle prononçait, il comprenait son amour total, sa soif de dévouement.

Elle s’était donnée à lui alors qu’il était sain ; elle n’hésitait pas maintenant à devenir la femme d’un lépreux.

Pourtant, il se souvenait de son effroi lorsque, là-bas, dans la forêt tropicale, elle rencontrait l’un d’eux.

Lui aussi perdrait sa peau, ses membres, sa sensibilité… Il ne sentirait plus rien, ni le froid, ni la faim, ni le désir… Il serait un vivant dans un corps en pourriture.

Et Brigitte, la chère bien-aimée, avec son jeune corps semblable à une plante heureuse, devrait subir son contact ! Non… Non… Il n’accepterait jamais cela !

Que deviendrait la passion qui les avait jetés l’un vers l’autre ? Elle mourrait petit à petit…

Dans les yeux où il n’avait lu que l’extase et la tendresse, il verrait naître la pitié, le dégoût, la peur…

Ce n’était pas à lui qu’il pensait, mais à elle. Il n’avait pas le droit d’emmurer cette vivante dans son tombeau… Il n’avait pas le droit de mener un tel amour vers une fin si laide…

Il était exclu du domaine enchanté… Mais pas elle, non, pas elle… Il la sauverait…

— Oui, oui, s’entendit-il dire, ne sachant même pas à quoi il répondait.

Quand elle se pencha pour l’embrasser, il recula malgré lui, comme si c’eût été elle la malade.

— Il est l’heure de dîner, fit-elle de sa voix de tous les jours.

Comme il avait l’habitude de le faire, il passa dans la salle de bains pour se laver les mains.

Elle l’attendit.

Il pouvait avoir confiance. Elle serait là, toujours. Ils pourraient encore être heureux… Ils le seraient sûrement puisque rien ne les séparerait.

Comme il était long à revenir !

Prise d’une soudaine terreur, elle alla le chercher.

Trop tard !

Il gisait sur le carreau taché de sang, la gorge ouverte par un coup de rasoir.

Elle se pencha sur lui. Le miroir, en face d’elle, répéta son geste.

Il était mort.

En relevant la tête, Brigitte vit soudain, sur sa gorge, une tache violacée semblable à celle qu’Antoine avait sur l’avant-bras. Elle sut alors qu’elle avait la lèpre.