La loi du Sud/Panique au bord de l’amour

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La loi du SudÉditions Le Pelletier (p. 129-135).

PANIQUE AU BORD DE L’AMOUR

C’est un pays triste, un pays sans joie, près d’une mer blanche.

Elle clapote à petits coups sur le sable gris et les brumes la retiennent sous leur poids invisible.

Un homme vit là. Un homme aux épaules larges, aux hanches minces, et ses cheveux sombres où court une vague argentée soulignent la mélancolie de ses yeux.

Il a voyagé longtemps. Là où il est revenu, c’est le pays de tout renoncement.

Son épouse est sans amour et sans beauté, mais porte le poids de sa résignation. L’a-t-il aimée ? Elle ne l’a jamais su. Pourtant, lors d’une escale, il l’a épousée.

L’homme n’a, pour pâture, que la passion de ses vingt ans : un souvenir.

C’était une jeune fille, jolie et légère comme une feuille, passionnée et cruelle, sans le vouloir et liée à son destin charnel. Il s’en éprit avec toute la conviction de sa naïveté… Elle partit, dans le brouillard d’un soir, pour rejoindre un autre.

Ce passé, l’homme le confie parfois à son chien, car le chien ne lui reproche rien. Il en a parlé aussi à son épouse, aux heures où son mal le torturait, son mal d’aimer qui ne l’aimait plus.

Elle n’a rien dit. Elle ne dit jamais rien. Elle ne sait que rester sienne, dans le silence et les larmes, elle qui sait, cependant, qu’il est marqué du sceau d’une autre femme.

L’homme veut oublier.

Voici la porte ouverte de la taverne. Des hommes sont là, qui ont oublié toute contrainte. Hommes durcis par les vents et par les luttes, matelots qui ont fait le tour de leur vie. Quelles tendresses, quels sourires apaiseront les blessures de leur épiderme et de leur cœur ?

Les filles n’ont que leurs visages las, leurs lèvres peintes… S’ils peuvent s’en satisfaire, lui ne les regarde pas. Il y a l’alcool qui rend à la fois plus lointaine et plus proche celle qu’il aimait…

Il boit. Et il rêve.

… Elle est là, près de lui. Cheveux blonds, lèvres charnues… Son corps est si mince qu’il semble se ployer au moindre geste…

L’apparition délicieuse, délectable, fait courir son sang plus vite et briller son regard.

Il boit encore.

Face à face avec son rêve, il ignore ce qui se passe autour de lui.

Mais soudain le vacarme alentour devient si violent qu’il sort de ses songes.

Un rire de brute éclate. Une voix mâle questionne :

— Ohé, la nouvelle, ne te défends pas ainsi… Un baiser ce n’est pas grand’chose…

L’homme écarquille les yeux.

Une toute jeune fille, rose, les yeux pleins de frayeur, se défend de l’étreinte d’un homme ivre.

Le client tente vainement d’enlacer la servante. Il est pourtant le plus fort… Alors elle laisse tomber ses beaux bras et des larmes emplissent ses yeux clairs.

L’homme s’est levé.

Elle est jolie… Si jolie… Semblable à l’autre, celle de ses vingt ans. Cheveux cendrés, lèvres à l’arc sanglant, corps tendre.

Elle a gémi.

Le chien, sous la table, retrousse ses babines sur ses crocs. Il gronde. L’homme s’approche.

— Laisse-la tranquille, ordonne-t-il d’une voix calme et dure.

— Mêle-toi de ce qui te regarde.

— Qu’on la laisse en paix.

— Elle n’en demande pas tant. Depuis quand les filles de cet endroit craignent-elles d’être embrassées ?

Un rire fuse, court le long des tables, secoue l’atmosphère enfumée.

Mais des poings robustes s’avancent, des crocs d’ivoire luisent…

— Ici, Brutus, dit l’homme à son chien.

La fille peut arranger ses cheveux en désordre.

— Fais ton baluchon, ordonne l’homme… Holà, l’aubergiste, j’emmène ta servante. Voici ma bourse. Tais-toi… Tu sais qui je suis… Et toi, petite, en route.

C’est la nuit, la nuit sur la lande et sur toute destinée.

Ils s’en vont tous les deux, en silence.

Qu’est devenue la mystérieuse image qui maintenant les unit, celle à qui la servante ressemble tant et tant ?

L’épouse n’a rien dit. Il est le maître dans sa maison.

Elle a tiré les draps, fait le lit, mis les trois couverts sur la table pour le repas du soir.

Quand Lia, la jeune fille, a voulu l’aider, elle l’a repoussée doucement. Celle-ci ne peut être que l’invitée.

Un bon lit, un peu d’amitié et la paix. Point de pas qui rôdent dans le couloir, point de voix qui ordonnent, point de chant d’ivrogne. Seul le clapotement de la mer sur le sable doux, au loin.

Pour la première fois, elle s’endort, bras en croix, étendue, détendue. Elle n’a plus à se défendre jusqu’en son rêve.

Il y a eu tant d’hommes aux regards enfiévrés qui lui faisaient peur…

Maintenant, tous les matins sont des joies, tous les soirs des abandons. Et les journées sont liesses où le chien court avec elle sur la grève.

Plus de travaux trop durs, plus de chagrin.

Elle ne comprend pas d’où lui vient tant de bonheur.

Mais comprenait-elle avant ?

Ses parents sont morts depuis longtemps. Et depuis longtemps elle a subi, dans les auberges où elle était servante, des plaisanteries révoltantes, des gestes qui la faisaient bondir, des promiscuités dont elle se désolait.

Tout est changé.

L’épouse vaque aux besoins.

Ce matin-là est gonflé de tranquillité.

L’homme déjeune sous la tonnelle. L’été est venu et la maison s’offre au soleil, toutes fenêtres ouvertes. Lia chante, dans sa chambre. Et c’est un refrain de bouge. Mais où en eût-elle appris d’autres ? Refrain à boire, refrain à aimer…

L’homme a quarante ans, de la force et des songes plein la tête. Et une épouse trop sage, trop quiète.

Lia ressemble à l’autre, dont il garde en lui, impalpable et irréelle, l’odeur de cheveux trop blonds.

La servante sait-elle ce qu’elle chante ? Certainement. L’innocence n’est point permise dans la taverne où il l’a trouvée… Alors ?

Elle chante toujours.

— Lia, appelle-t-il.

— Oui.

Elle est apparue à la fenêtre, fraîche et rieuse.

Son sourire illumine tout.

L’homme a fermé les yeux. Mais trop tard. L’image est là, l’image de ce bras blanc, l’image de cette chevelure couleur d’un pain chaud et de ces lèvres que d’autres ont désirées.

— Non, non, dit-il pour lui-même… Je ne veux pas. C’est l’autre que j’aimais… Lia, ce n’est pas la même chose… C’est pour sa beauté, pour sa ressemblance avec mon rêve…

La jeune fille s’étonne de le voir s’éloigner, brusquement.

Les jours qui suivent, elle s’inquiète.

L’homme est maintenant si brusque. Il a frappé son chien, sans raison. La tristesse est entrée dans la maison, sans qu’on sache pourquoi.

La femme ne dit toujours rien. Et le chien sait être tranquille quand on pleure dans sa toison.

Lia a suivi l’homme sur la lande, ce soir.

Elle a couru pour le rattraper, puis, le saisissant par le bras, elle demande :

— Pourquoi ?… Oh ! pourquoi ?… Que vous ai-je fait pour que vous me détestiez à présent ?… Je n’ai plus que vous.

Il se tait.

Elle l’enlace car il veut poursuivre sa route. Geste né de sa tendresse, de sa reconnaissance, de son bonheur nouveau, de sa pureté retrouvée.

Mais, dans la nuit, leurs visages se sont touchés…

Un bras l’a serrée comme on serre une proie…

La fille se débat, l’homme s’enfuit dans l’obscurité.

Sans comprendre, Lia pleure doucement.

Oh ! pourquoi, pourquoi, lui qu’elle aime, a-t-il les mêmes gestes que les autres, ceux dont elle avait peur ?

Est-ce que l’amour ne serait que cela ?

L’été décline.

C’est fête au village ce soir.

— Allons au bal, supplie Lia.

Elle rit joyeusement. Elle a oublié déjà. Elle est heureuse. L’homme la regarde si doucement quand il rencontre son regard…

Allons au bal. L’épouse gardera le foyer.

Lia a l’air d’une vraie femme. Plus que jamais elle ressemble à l’autre.

Parée, décolletée, coquette, elle danse et vire aux bras des cavaliers qui s’empressent autour d’elle.

Ah ! qu’il fait bon vivre et être jeune !

Un tango entraîne les couples sur la piste.

L’homme ronge son dépit.

Comme si c’était l’autre qui le trahissait une seconde fois.

Mais ce qu’il a supporté jadis lui semble insupportable maintenant.

Son cœur bat trop vite. La colère l’envahit. Se venger… il ne pense plus qu’à cela. Se venger de toutes les femmes qui se moquent des hommes et les torturent en riant.

— Partons, fait-il, d’une voix brève.

Lia obéit sans questionner.

Ils rentrent silencieusement. Elle le sent las, triste.

Elle s’arrête.

Mais avant qu’elle n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, il questionne :

— Dis, est-ce moi que tu aimes ?

— Oh ! oui… Je me sens si bien près de vous…

Jaillis de sa candeur, les mots tombent, en pluie brûlante, sur la passion de l’homme.

Il s’approche, visage ardent, yeux sombres.

Elle reconnaît en lui ce regard trouble des hommes de la taverne.

Ce qu’il veut, elle le sait.

Mais pourquoi cela ? Elle rêvait de donner plus… Elle ne sait quoi…

Maintenant, elle a peur.

Les bras robustes l’enserrent… Une bouche cherche la sienne.

Lia s’échappe et court droit devant elle, prise de panique… Elle arrive sur la grève…

Amour, c’est ça l’amour !… Il n’y a rien d’autre… À qui faire don maintenant de toute la joie qui chantait dans son cœur, de la tendre passion qui la transfigurait…

L’eau clapote si doucement dans la brume… Elle y met ses pieds nus, puis ses genoux, puis sa ceinture…

Le flot glace son corps, étrangle sa gorge…

Encore un pas… Encore un autre… Ce n’est plus qu’un peu de chair que ballotte le reflux…