La mémoire affective et l’art

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La mémoire affective et l’art


LA MÉMOIRE AFFECTIVE ET L’ART


Au cours d’une étude plus générale que celle-ci, qui porte sur le rôle des éléments représentatifs et des éléments affectifs dans la production artistique, et qui sera publiée ailleurs[1], je suis arrivé à des résultats qui intéressent certains points contestés de la théorie de la mémoire affective. Je puis les détacher du reste pour en faire l’objet de ce court article. L’objet du débat semblera clair à quiconque a suivi les pénétrantes et fécondes études auxquelles le sujet a donné lieu en France depuis les premiers et importants écrits publiés par M. Ribot[2].

I

Le premier point de la théorie de la reviviscence affective auquel je désire me reporter concerne la chose, le contenu réel qui revit dans les cas de mémoire affective, comme on les appelle. Qu’est-ce que ce contenu qui revit ? L’état affectif revit-il sous sa forme d’état affectif ou bien reparaît-il sous la forme d’une image, de caractère cognitif ? On verra que l’une comme l’autre, ces deux conceptions diffèrent de la théorie adverse selon laquelle il n’y a pas du tout de reviviscence de l’état affectif, mais seulement un nouveau sentiment, une nouvelle émotion, qui accompagne une idée ou une image lors de sa réapparition.

Pour répondre à cette question, je mettrai en lumière deux cas : tout d’abord le cas de la reviviscence d’un sentiment qui reste encore un sentiment (ce cas a été abondamment décrit et illustré par les écrivains français) ; et en second lieu le cas dans lequel une impression, un sentiment est éprouvé lors de la réapparition d’une image cognitive ou représentative, et se trouve attribué rétrospectivement à l’expérience originale que l’image représente. Il s’incorpore à l’image réapparue, et il reparaît désormais avec elle.

En ce qui concerne le premier de ces cas, j’adhère en principe aux idées de M. Ribot, telles que je les comprends, c’est-à-dire que je crois qu’une émotion est en elle-même susceptible de reparaître et d’être reconnue. Je reviendrai plus loin à l’aspect de ce premier cas qu’on appelle la « généralisation de l’émotion ». Je vais pour l’instant expliquer et illustrer le second des cas dont je viens de parler.

Ce cas, je le répète, consiste en ceci : nous reconnaissons souvent une émotion en tant qu’elle appartient à une espèce que notre expérience antérieure nous a fait connaître ; et pendant que nous l’éprouvons, nous la rattachons à des images réapparues qui ne l’ont pas, à proprement parler, provoquée d’elles-mêmes à l’origine. Et nous pensons alors que ce sont ces images qui ont cette valeur émotionnelle.

Par exemple, une grande partie du plaisir que nous éprouvons à entendre de la musique est simplement le plaisir de reconnaître le motif — la composition ou la mélodie ; mais l’émotion que nous ressentons actuellement est rapportée au morceau de musique familier, et c’est lui qui nous paraît être la source du plaisir esthétique. Plus tard nous nous rappelons ce morceau de musique avec son caractère esthétique, quoique à l’origine il n’ait pas eu ce caractère. Quand nous sommes d’humeur mélancolique, nous interprétons un morceau de musique comme une marche funèbre, et plus tard le souvenir que nous en gardons continue à nous suggérer des impressions funèbres.

Pour citer un autre exemple, prenons le cas de la reconnaissance d’un lieu ; soit un paysage assez ordinaire et sans intérêt qui, lorsque nous l’avons vu pour la première fois, n’a suscité en nous aucune émotion. Quand nous y revenons, cependant, ou quand nous nous le rappelons, nous le parons de l’émotion que nous suggèrent notre humeur ou nos sentiments actuels. Cette émotion est alors rapportée à l’expérience primitive que nous avons eue de cet aspect des choses : et nous décrivons le paysage de notre souvenir comme un lieu aride, désolé, mélancolique, etc. Dans le processus de la reconnaissance, il y a eu fusion des éléments cognitifs qui revivent avec les éléments sensitifs actuels. Il y a une reconnaissance rétrospective, une fausse reconnaissance de l’état sentimental, qui le spécifie en une émotion typique.

C’est là un cas notable pour la théorie esthétique, puisqu’il montre comment on enrichit une chose neutre au point de vue esthétique ou purement représentative, en y infusant un contenu personnel et émotionnel. La composition musicale ou le paysage peuvent vraiment avoir été dépourvus de signification esthétique. Mais avec la reconnaissance, les deux facteurs esthétiques entrent en jeu : les constructions temporelles ou spatiales revivent sous forme représentative, et on leur attribue la tonalité émotionnelle qui provient de l’humeur, du sentiment personnel[3]. Le simple fait de poser que le schéma représentatif tombe sous les prises de la reconnaissance relâche tellement ses liens avec la réalité, avec la vie qu’il peut se prêter désormais à une interprétation personnelle imaginative et symbolique, avec la teinte émotionnelle que suggère l’état sentimental actuel. On trouve ici cette union des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs qui caractérise l’esthétique.

II

Une autre question intéressante, sur laquelle je voudrais attirer l’attention, est celle du mode de « généralisation » des états affectifs. Comment une impression générale, comment un sentiment général prend-il naissance ? Et comment l’émotion concrète peut-elle se faire jour sous le général ou l’abstrait émotionnels ?

Qu’une généralisation de ce genre existe, les recherches récentes l’ont, je pense, amplement prouvé. La seule théorie soutenable à ce sujet semble être celle qui considère les émotions comme des choses plus ou moins compliquées ou complexes, de la nature de la sensation ou de tout autre nature, susceptibles de revivre à l’occasion sous une forme affective ou représentative[4]. On peut concevoir que ces choses s’unissent dans une sorte d’assimilation ou de fusion analogues à ce qui se produit dans la généralisation cognitive. Naturellement on peut faire ici bien des hypothèses subtiles. Mais je suis prêt à trancher le nœud gordien en appliquant tout de suite une théorie motrice du processus de généralisation, sous une forme dont j’ai usé déjà avec profit et que j’ai appliquée à des problèmes analogues[5].

Si nous admettons, pour prendre les choses en gros, que toute généralisation est la réduction d’expériences analogues à des espèces par l’union ou la synergie des éléments moteurs qui leur sont associés — c’est-à-dire de leurs décharges motrices communes, avec tous les contre-coups organiques qui en résultent — alors la généralisation doit être de même nature en toute matière, en matière affective comme en matière cognitive. Si le percept « cheval » est généralisé par la fusion des processus moteurs communs aux diverses expériences qu’on a eues de divers chevaux, on peut dire la même chose des émotions, — des peurs ou des joies. Une peur comporte des éléments moteurs qui restent les mêmes dans bien des cas différents de peur. C’est pour cela que nous parlons de la peur en général. Véritablement, de tous les états psychiques l’émotion est celui qui se trouve qualitativement le plus influencé par des éléments moteurs. L’émotion semble n’être, dans bien des cas, qu’une masse de sensations cinesthésiques et organiques. Il est excessif, alors, de dire qu’il n’y a pas d’émotion « générale » provenant de la fusion d’éléments moteurs, en une masse constante ― c’est-à-dire de ce qui réunit par sa permanence des cas analogues ―, alors que nous admettons que les mêmes processus, quand ils se présentent comme compléments d’éléments cognitifs, donnent vraiment quelque chose de général[6].

III

Pour admettre ce que nous venons d’exposer, il faut reconnaître l’existence d’une « constante dynamique » ou « motrice » ― l’expression est proposée par Urban ―, qui représente les processus moteurs appartenant en commun à un groupe d’expériences émotionnelles. Cette « constante » assure la généralisation des cas sous forme de classe générale. Certains écrivains (Urban et Witasek)[7] ont examiné la difficulté que l’on rencontre lorsqu’on recherche la nature de cette « constante dynamique » : comment peut-elle être conçue ? comment agit-elle ? Au lieu d’une série d’émotions concrètes, nous avons un sentiment général, une impression générale, qui peut être illustrée par n’importe laquelle des émotions qui font partie de cette classe : quelle est la genèse de ce sentiment, de cette impression ?

Witasek pense que les éléments moteurs qui donnent le facteur constant doivent être jetés dans une forme cognitive ou intellectuelle pour pouvoir jouer ce rôle. C’est, dit-on, au moyen des relations temporelles, spatiales ou des relations d’intensité que les états émotionnels successifs sont généralisés.

Cette thèse voisine dangereusement avec la théorie intellectualiste, qui avait besoin d’une image cognitive pour rendre compte de la reviviscence et de la reconnaissance affectives.

Mais il n’est pas nécessaire d’en venir là. Il suffit pour la généralisation émotionnelle d’avoir le facteur constant qu’on trouve dans le groupement d’éléments moteurs communs. Ils sont susceptibles de servir de truchement à la reconnaissance. Leur réintégration expliquerait le caractère vague du sentiment, de l’impression, et son manque d’intensité et de force quand on le compare à l’émotion concrète[8], de même que dans la généralisation cognitive disparaissent les marques de particularité. Je ne vois rien qui oblige à intellectualiser ces éléments sous la relation de temps ou sous toute autre relation pour les rendre propres à jouer le rôle de tonalité émotionnelle générale. Il semblerait, au contraire, qu’ils ne deviennent cognitifs, s’ils le deviennent jamais, que dans le cas où ils sont attribués, par un retour en arrière, à un état psychique, c’est-à-dire lorsqu’ils font partie d’un état éprouvé, et reconnu dans une idée (comme dans l’idée du morceau de musique ou du paysage des exemples ci-dessus). Même lorsqu’on pense que l’impression ou le sentiment général possède un certain caractère synthétique ou formel — c’est le cas du sentiment esthétique, — encore ne peut-on pas nier qu’il y ait sentiment de la forme, que le sentiment même comporte la forme. On peut réellement considérer le sentiment général comme une sorte de forme ou de schéma moteur — une « Gestaltqualität », — sous lequel des émotions spécifiques appartenant à la même classe se réalisent (voir le détail dans Urban, Valuation, its nature and laws chap. v et viii).

Il semble y avoir une difficulté, cependant, lorsque nous en venons avec Witasek à nous demander comment une émotion générale de cette sorte peut être attribuée à un objet extérieur, comme cela se produit en matière esthétique. Comment pouvons-nous découvrir la beauté objectivement dans un objet, si ce n’est en lui attribuant le jeu de l’émotion et du sentiment ? Mais, réplique-t-on, le sentiment réel ne peut pas être ainsi transporté ; il doit donc être transporté idéalement, ou par le moyen d’une image, d’une « idée » de nature cognitive.

La réponse à cette objection est qu’un transport de ce genre ne se produit pas, si ce n’est dans l’analyse réfléchie de la beauté, qui sépare les choses. L’impression spontanée de beauté ne témoigne pas que la signification esthétique de l’objet soit étrangère à l’observateur[9]. Tout, au contraire, dans la mesure où l’objet est traité comme étranger, comme un fait — c’est-à-dire comme extérieur à notre expérience — dans cette mesure-là le contenu esthétique disparaît. Le mouvement qui consiste à absorber la personne dans l’objet et à identifier cet objet à notre propre vie est une négation de son extériorité, parce qu’on trouve en lui cette émotion même qui a sa source et sa garantie dans les dispositions sentimentales de l’observateur ou que la construction imaginative produit d’elle-même. La vie esthétique implique le retour et la reconnaissance d’une émotion en tant qu’elle est directement éprouvée, l’apparence ou l’agencement imaginatif de l’objet étant englobés dans le mouvement de contrôle et d’appropriation intérieurs.

Il y a, en somme, une reviviscence, cognitive ou émotionnelle, de ce qui est déjà notre contenu mental propre ou de ce qui est fait nôtre par le mouvement de l’imagination. L’objet de l’imagination est inséré dans l’expérience, et sa coloration émotionnelle est immédiate et spontanée, au même sens que le sont les images reconnues. Un tableau mélancolique, par exemple, est esthétique pour moi parce que je reconstruis sa signification de telle façon qu’il jaillit en moi une douce mélancolie. Cette douce mélancolie dépend du tableau en tant que la scène qu’il représente me rappelle des impressions mélancoliques personnelles, ou se trouve reprise imaginativement à mon propre compte avec toute sa puissance génératrice de mélancolie. Mais ni dans l’un, ni dans l’autre cas je n’attribue la mélancolie ou l’émotion spécifique qui est suscitée à la chose réelle, au tableau. Au contraire, je dis que « je trouve le tableau mélancolique », voulant dire par là qu’il est, par son caractère, propre à évoquer une situation mélancolique imaginaire en mon propre esprit. On doit se rappeler que l’analyse du mouvement de « sympathie esthétique » (Einfühlung) ne devrait pas nous conduire à le scinder effectivement en deux facteurs : le facteur qui consiste à attribuer une vie intérieure à l’objet, et celui qui consiste à nous identifier nous-même à la vie personnelle attribuée à l’objet. Le processus au contraire est un, et si l’on ramène tout à la vie personnelle d’un individu, il devient tout à fait impossible de faire un effort de projection qui nous conduirait à détacher l’objet esthétique de l’expérience personnelle de l’observateur.

Je puis même, vraiment, aller plus loin. Je suis prêt à soutenir que l’union des facteurs objectifs et subjectifs dans l’imagination esthétique ne laisse subsister aucun dualisme entre l’objet externe et l’expérience esthétique que nous avons de cet objet. C’est précisément un dualisme de ce genre que la vie esthétique ne peut tolérer ; et c’est là ce qui lui donne sa fonction de conciliation, une sorte d’immédiateté supérieure[10].

La « constante dynamique », par conséquent, n’a pas besoin d’une « intellectualisation » ou « imagination » de nature cognitive. Elle est plutôt ce que M. Ribot semble penser : une union ou fusion directe des éléments moteurs en un tout formel et constant, en une « disposition affectivo-conative », comme je l’ai appelée ailleurs (Thought and Things, vol. I, chap. iii, spécialement p. 49 ; trad. franc., Doin, p. 78. Cf. le Dictionary of Philosophy de l’auteur au mot « Disposition »).

IV

La simplicité du processus de la généralisation apparaît lorsqu’on fait porter l’investigation sur un autre point : la corrélation qui existe entre la reconnaissance et l’attention. Il y a quelque temps, dans un ouvrage déjà cité[11], je suis arrivé à cette idée que la reconnaissance provient toujours de la réintégration de processus moteurs, et que ceux-ci impliquent toujours l’attention : car l’attention est elle-même une réaction motrice d’une espèce plus fixe, qui se différencie selon la chose à laquelle elle s’applique. La reconnaissance comporte la mise en mouvement du processus moteur qu’implique l’attention prêtée à la chose reconnue. Quand je reconnais une chose, ou bien j’y fais en réalité explicitement attention, ou bien je suis tout préparé à y faire attention. Je ne puis pas faire attention à une chose sans la reconnaître en un certain sens, soit en elle-même, soit en tant qu’elle appartient à une classe.

Mais il y a des degrés ou étapes qui conviennent à la fois à la reconnaissance et à l’attention, et qui nous font constater chez toutes deux les mêmes variations. Je puis reconnaître la chose individuelle, ou simplement sa classe, ou même encore son type, sa signification les plus vagues et les plus larges ; mais dans ces divers cas, l’attention que je prête est différente.

L’attention, ainsi que je l’ai montré dans le passage auquel je renvoie, peut être analysée et ramenée à trois étapes ou niveaux, au point de vue de ses processus moteurs. Il y a () la série fondamentale des efforts moteurs et des processus organiques de sensibilité, indispensables et communs à toute attention. Cette masse constitue la base essentielle de toute adaptation mentale aux objets. Mais pour que l’attention puisse recevoir une direction spécifique, il faut faire entrer en jeu une nouvelle série d’efforts — d’éléments moteurs — qui varie selon la classe d’objets qui est en question, selon le concept général, en un mot. L’attention que nous prêtons aux sons est très différente, dans sa réalité d’impression et dans la localisation corporelle des efforts, etc., de l’attention que nous prêtons à la lumière ou aux parfums. Ici nous ne trouvons pas simplement une disposition à faire attention, mais une attention réelle à des choses en tant qu’elles appartiennent à différentes classes ; cela nous donne une reconnaissance de la classe. Les éléments représentés par etc., selon la classe, viennent s’ajouter aux éléments . Allons plus loin : quand nous faisons attention à une chose individuelle et que nous la reconnaissons, il s’ajoute à la simple reconnaissance de sa classe de nouvelles adaptations motrices encore plus précises, que nous pouvons représenter par etc. Par conséquent, lorsque nous faisons attention à une chose individuelle et que nous la reconnaissons, nous avons la formule complète : att. (attention)

Cette analyse intéresse directement notre discussion. Les éléments, que l’on trouve aussi bien dans l’attention que dans la reconnaissance d’une classe générale, sont pour une classe, pour une autre, etc. Ils constituent la « constante dynamique » de la reconnaissance, qu’elle soit cognitive ou affective, et de la généralisation, qu’elle concerne une connaissance ou une émotion. Ils forment ce « général » dans lequel l’objet particulier ou l’émotion particulière viennent se ranger. Des impressions ou sentiments peuvent être suscités sans qu’il y ait spécification en une émotion ou un sentiment concrets, ni attention à un objet ou une image particuliers ; tout comme un objet peut être reconnu comme appartenant à une classe sans que nous le reconnaissions, individuellement.

L’essentiel de ma théorie est donc que le processus de reconnaissance est exactement le même pour les connaissances et pour les sentiments. Et en adoptant la théorie « motrice » du processus de l’attention, nous trouvons que la généralisation au moyen de l’attention est, elle aussi, exactement identique dans les deux cas. Nous ne pouvons réduire ni le « général cognitif » au « général affectif » ni l’affectif au cognitif ; car nous devons trouver le fondement de l’un comme de l’autre dans le processus moteur de la réduction des particuliers au général.

V

Les considérations qui précèdent permettent de mettre en relief un dernier problème qui est fort important, et qui tient une grande place aussi bien en psychologie que dans la théorie de la connaissance. C’est la question relative à la nature et aux limites de ce que l’on appelle communément la « présentation »[12]. Devons-nous continuer à admettre la distinction traditionnelle entre sentiment et connaissance, qui conçoit comme cognitive toute présentation, et ne laisse place à aucune forme de présentation affective ? Ou bien pouvons-nous admettre qu’il y a une sorte d’organisation formelle du sentiment qui est présenté comme sentiment, et qui est sujet à la reviviscence ? La qualité-forme des émotions, la « gestaltqualität » est-elle saisie comme telle dans une sorte de sentiment des relations ?

L’analyse des modes originels d’appréhension montre clairement qu’il y a des éléments de forme qui sont sentis : des éléments qui ne sont pas rigoureusement ramenés à des parentés explicites de contenu. Dans l’étude complète que j’ai faite du sujet[13], j’ai distingué deux facteurs dans les objets les plus primitifs d’appréhension : 1o il y a le « contenu » proprement dit, l’image ou le schéma connus ; 2o il y a aussi une « tendance » (intent), une masse plus vague et plus indéterminée de connotations qui s’attachent au contenu. De tout ce qui constitue l’état en question, cette « tendance » est ce qu’il y a de plus personnel et de plus sélectif. Elle fait partie de ce qui est saisi, appréhendé ; mais elle n’en constitue pas la partie cognitive ; elle est sentie. Dans la plus primitive constitution d’objets, il y a une sorte de « pénombre » ou de marge ; un sentiment d’« altérité » ou de complication ou le sentiment de la présence d’une vague forme, mais qui n’est pas ramené à la connaissance d’une différence ou d’une relation.

Cette sorte de contenu que constitue la « tendance » se trouve être d’une grande importance relativement à certains des problèmes essentiels de la logique. La relation a sa forme originelle dans une pure « relativité », ou altérité sentie ; de même encore la ressemblance, la différence, l’identité, etc., sont des modes de sentiment, d’appréhension ou de présentation affectives, avant d’être confinés dans le domaine cognitif. La négation a ses racines dans ce sentiment d’altérité ou de différence qui isole des réalités dans leurs formes simples d’événement. Et beaucoup des modes plus élevés de réalité personnelle et sélective appelés « valeurs » pénètrent génétiquement dans la conscience à titre de sentiments ; et de fait ils peuvent ne jamais devenir cognitifs, et garder leur forme de « tendance ».

Dans l’ouvrage que je viens de citer, j’ai traité ce point avec beaucoup de détails. Ici je ne puis que signaler le caractère fondamental de ce mode d’appréhension, qui est une forme de présentation et de représentation à la fois, qui n’est pas encore, au sens traditionnel, « cognitif » ; il n’enveloppe pas d’images représentatives. Nous pouvons, il est vrai, nous servir du terme « images » — ainsi dans les expressions « images motrices », « images affectives », etc., qu’emploie M. Ribot ; — mais si nous le faisons, ce ne peut être qu’après avoir clairement posé et en gardant à l’esprit cette distinction : nous parlons des éléments formels des états sentimentaux.

Ainsi c’est ce mode d’appréhension qui permet la reviviscence et qui constitue la « constante dynamique » dans la généralisation et les autres processus d’une « logique » des émotions.

J. M. Baldwin.

Baltimore (U. S. A.).

  1. Je [illisible] que cette étude plus approfondie fait partie de l’analyse de la conscience esthétique, au tome III de ma Genetic Logic (La Pensée et les choses, Paris, Doin, vol. I, 1908) qui paraîtra bientôt. J’espère faciliter l’intelligence de cet article, en exposant succinctement l’usage que j’ai fait dans cet ouvrage du phénomène de la mémoire affective. J’arrive à cette idée que, si nous admettons que le sentiment et l’émotion sont susceptibles de reviviscence et de généralisation, tous les arts peuvent être rangés dans la catégorie unique des fonctions représentatives ou imitatives. En même temps j’arrive à cette idée que toutes les constructions représentatives, quand l’imagination artistique s’en empare, se chargent d’un contenu émotionnel et personnel. On trouve (reading-inh, Einfülung) l’œuvre d’art tout « imprégnée » de vie personnelle. Et ceci a son origine profonde dans les tendances instinctives et sociales de l’individu à s’exploiter et à s’exhiber lui-même. Nous devons donc reconnaître à l’art deux sources essentielles : l’imitation qui aboutit à la représentation idéale, et la mise en scène du moi qui aboutit à l’expression du sentiment idéal. L’art est par conséquent une fonction imaginative qui idéalise le réel sous des formes dans lesquelles viennent prendre corps des valeurs personnelles et sentimentales. On trouve là une sorte de contemplation immédiate dans laquelle se trouve dépassée l’opposition entre l’intérêt théorétique et l’intérêt pratique.
  2. Cette littérature est résumée dans un intéressant article de M. Ribot dans la Revue philosophique, déc. 1907. Indépendamment des références qu’il donne aux ouvrages de Pillon, Mauxion, Dauriac, Paulhan et autres savants français, je puis citer les écrits importants d’Urban et de Witasek, auxquels je renvoie plus loin. On trouvera une étude plus complète de M. Ribot dans son livre sur la Psychologie des sentiments ; et une autre du Prof. Urban dans son ouvrage Valuation : its Nature and Laws, London, 1909, chap. v.
  3. Elle fait partie de cette « tendance » (intent), de cette connotation plus personnelle et sélective, qui domine le simple « contenu » (content) représentatif. (Voir sect. V, ci-dessous.)
  4. Représentative (présentative) est pris au sens de cognitif. Il existe un sens très réel, comme on le montrera plus loin (V), dans lequel la forme de la reviviscence affective est aussi présentative.
  5. Voir mon Mental Development, 1re éd., 1895 ; 4e éd., 1906 (trad. franc., Paris, F. Alcan), chap. xi, § 1. « Le général est une attitude, une attente, une tendance motrice. »
  6. Urban (Psychological Review, mai 1901, p. 277) a émis une idée assez analogue ; on trouve aussi quelque chose du même genre dans l’idée de Mauxion qui est citée et renforcée par Ribot (Revue philosophique, déc. 1907, p. 595 sqq).
  7. Urban, Psychological Review, mai et juillet 1901 ; Witasek, Zeitschrift f. Psychologie, vol. 25.
  8. Voir Urban, l. c., p. 272 ; et la référence qu’il donne à l’article d’Elsenhans dans la Zeitschrift f. Psychologie, Bd. 24, Hefte 3. 4.
  9. C’est de l’esthétique que je m’occupe spécialement. Quant aux autres cas de projection ou de transport d’états émotionnels à des personnes ou à des choses on ne voit pas bien jusqu’à quel point il y a là quelque chose de plus qu’un sentiment général qui soit réellement senti. On peut seulement supposer ou concevoir que l’émotion concrète est dans l’objet. Voir pourtant la critique qu’Urban fait de Witasek (Valuation, etc., chap. viii).
  10. C’est là un des principaux points de l’étude de la fonction esthétique conçue comme un mode d’intuition de la « réalité », dans mon livre qui va paraître (Thought and Things, vol. III, « Real Logic ».) L’hypothèse de deux sortes de « réalité », l’une extérieure, l’autre intérieure, fait place à une réalité sentante ou réalisation « realizing », sur le plan plus élevé de la construction imaginative, qui a une parenté avec la simple crédulité, avec les présomptions de l’expérience primitive.
  11. Mental Development, 1re éd. 1895, chap. x, § 3 (trad. fr., F. Alcan, p. 780 à 790).
  12. La « présentation » en son sens le plus large, est tant qu’elle comprend la « représentation », de même que le mot allemand Vorstellung ; elle comprend à la fois la présentation originale et le souvenir.
  13. Thought and Things, vol. I, chap. iii, § 1, 2 (trad. franc., p. 57-85) et chap. vii, § 1, 2 (trad. franc., p. 226-240). Voir aussi Sheldon, « Analysis of simple apprehension », Psychological Review, mars 1902.