La mésaventure
LA MÉSAVENTURE
I
Dépouillée soudain des nues orageuses, la lune, de sa pure clarté, glace les dunes, les conques des vagues annonciatrices, les terrasses musicales du Casino, enfin se mire au lisse visage de la vierge qui, seule sur le plus haut belvédère, dresse son indécis corsage de pourpre et d’or vert dans la sérénité nocturne.
La valse, en bas, ne cesse ; et les spirales des ondes sonores rident l’air, convolent, s’atténuent en plus larges cercles qui virent et montent à l’Astre.
Un prétendant manqué ! Oh, ni éperons, ni moustaches impérieuses, ni ces doigts à bagues héraldiques qu’arbore le soupirant des Rêves, pas plus que de rouges lèvres disertes à murmurer les choses des troubadours. Cependant il était de prestance, sa barbe brésilienne semblait suffisamment représentative. On dit de très certaines rentes sur eaux sulfureuses qui, chaque trimestre, naviguent à lui d’Outre-Atlantique.
En somme, voilà bien le dixième mot dur qu’elle lui signifiait ainsi, l’éventail un peu levé sur ses lèvres méchamment rieuses, non si haut levé que le prétendu n’ait pu concevoir l’ironie de sa froide denture.
Ah, Maman ! quel chagrin ! quelles gronderies à subir ; et si justes ! Et ce pauvre frère, spahi en un lointain Sénégal, combien de temps encore faudra-t-il restreindre sa modique pension mensuelle afin de payer, sans amoindrir la dot, les appeaux fournis par le couturier ?
Le pauvre frère ! en un lointain Sénégal. Palmiers et cactus comme dans la serre de Madame Ephraïm… Vivre dans une serre toujours, avec un grand manteau rouge, une chéchia et un sabre… Le pauvre frère !
Mais enfin pouvait-elle initier ce mâle hirsute et velu aux mystères de son corsage indécis et, devant ces prunelles charbonneuses, dérouler la noble sarabande de sa chevelure aventurine et, en cette barbe touffue, plonger la lueur impeccable de ses ongles. Plutôt renier le Destin !
Le minuscule miroir serti d’ivoire et blotti en sa jupe de soie bleue, ne la marque-t-il pas immuable pour toute lutte ; svelte, cuirassée d’or vert et de pourpre, les bras longs et pâles, la gorge basse, inéclose mais déjà battante sous la gaze safranée du fichu. Altièrement culmine au casque de sa coiffure un papillon de diamants. Les mille facettes des élytres rient vert et bleu à l’ampleur de la lune neuve entre les cinq étoiles d’une constellation oubliée. Sur le parterre firmamental, elles luisent par-dessus les pavillons internationaux, les eaux gourmandeuses, les toits de la ville, les belvédères et les spires de la valse.
Quant aux fauves étangs de ses yeux, elle craint d’y penser. Ces deux trous à l’âme la décèlent trop naïve et trop ouvertement quêteuse d’expérience. Ils la désolent.
Mais sa bouche mince et troussée aux commissures d’un mépris aristocratique, cette bouche en découpure de plaie mortelle, rosâtre, gouachée, superlativement fine, préhensive et retenue : voilà La Force.
Non sans une certaine terreur de sa brusque volonté effective pour toujours, Eva songe l’occasion manquée et qui, peut-être, ne se représentera. Se laisserait-elle vieille fille et languir ?…
Elle éploie son glauque éventail sur le sinistre de tels augures ; les branches d’écaille s’entr’ouvrent devant l’infini de la mer avec le bruit des foudres artificielles.
D’un geste net, la vierge décapite une fois pour toutes les fantômes errants par le vide, ces injurieux inspirateurs de craintes humiliantes et vaines. Plus calme, elle lève son buste contre l’horizon lunaire, enfouit dans sa poche le miroir consolateur et domine irrésistiblement les bosses innombrables des dunes.
Maintenant les arpèges accélérés d’un quadrille assaillent la coupole de fer ajouré où elle a pris sa pose contemplative des soirs, l’attente de l’unique Parsifal digne du Graal de sa vertu ; lui, qui desséchera les étangs de ses yeux, et cicatrisera la plaie mortelle de sa bouche avec l’électuaire des amours héroïques. Comme elle sera pure devant son cigare !
Néanmoins la mer déchante sa ballade. Amante inconsidérée elle se tord aux reflets de l’impassible lune qui, ronde, blonde et judicieuse, chemina entre les parterres d’étoiles et les espaliers de planètes, très ménagère de ses rayons.
Or avec le galop furieux des légendes et un vague cliquetis de fer apparurent sur la digue les deux cavaliers de la Romance. Ils allaient en allure de poursuite.
Soudain, les bras étendus, le poursuivant hurla un mot ; un mot terrible et sans doute sacramentel, car le poursuivi volta net. De rage il lança dans la mer sa cravache, puis galopa sans plus ajouter vers les musiques balnéaires.
Eva ramenait fébrilement le linon de son fichu sur sa gorge inéclose et palpitante.
Les cavaliers grandirent. Des galons brillèrent à la manche du plus proche. Aux grilles blanches du Casino, l’officier sauta de selle, laissant à quiconque le soin de rejoindre sa bête, fière d’esquisser des danses plastiques et circulaires, en toute initiative. L’autre, un soldat, parvint à saisir les brides du coursier rebelle et prit le chemin d’une taverne qui brillait entre les dunes.
Le drame fini, les personnages disparus dans la coulisse, la mer se fâcha tout à fait. Elle gonfla, cracha injurieusement à la face placide de la lune ; qui, contre l’outrage, se drapa dans le velours violâtre des nues orageuses. Les dunes noircirent, les paysages sombrèrent, les falots du Sémaphore conquirent une tout autre importance devant cet uniforme obscur que striaient les écumes livides des flots. Arrachée, au second éclair, d’une méditation spécieuse, Eva s’étonne du sinistre décor inopinément surgi. Sa pudeur prend courroux de ne point avoir aperçu le changement des fonds, l’éclipse des lumières et le fracas de l’ouverture ; car l’image de l’officier idéalement éperonnée, svelte et vigoureuse l’avait tenue toute, cherchant à s’orienter dans les saharas de l’avenir pour y découvrir l’oasis et la tente de leur mutuel bonheur éternel.
Alors le ciel goutta. Des écus d’eau s’abattirent sur les ferrures du belvédère. Tout fraîchit.
La vierge craignit un rhume et, croisant son linon hermétique, elle s’efforça par petites pincées d’obtenir à droite, à gauche, des boursouflures en soupçons de seins.
II
— Le capitaine de Vardilly ; ma fille, qui a bien voulu se charger d’une commission de Monsieur ton frère. — Ma fille Eva ; capitaine. Et ce pauvre Charles que devient-il ?
III
Donc chaque jour levée à huit heures.
En peignoir cuivre sur le balcon de l’Hôtel des Océans. Souhaits à la mer bleue, au ciel bleu, aux dunes blondes. Et puis l’attendre en mordillant les feuilles des camélias trépassés au dernier bal…
L’attendre comme ça tous les matins, la coiffure en déroute et qui bat aux brises, elle, un peu brune, mate, cheveux couleur d’aventurine ; devant cette nature dodue blonde en robe bleue. Le plus effectif des contrastes !
L’attendre. Se rappeler sa bague massive héraldique. — Tout comme dans le rêve — et ses doigts longs aux ongles courbes, et puis se dire très bas comme il récite le Roman de la Rose de sa bouche diserte aux choses des troubadours, — tout comme dans le Rêve — ; revoir en soi ses cheveux courts, rares quand il s’incline ou lorsqu’il se place devant la lumière, mais, en somme, indiquant plutôt une nature bien affinée au laminoir des illusions.
Horreur, les gens bien portants, et qui l’affichent, et qui mangent, et qui boivent, et qui rient, et qui rament, et qui nagent, et qui dansent. Lui, correctement mesure ses ébats, avale ses pilules, de très petites pilules d’argent dans un mignon flacon de verre bleu, colporte des sels anglais.
Sans fioritures, sans pose de triton souffleur de conque, il barbotte dans la mer en deçà des perches indicatrices. Deux valses, le soir, avec elle ; un quadrille pour sauver les apparences avec maman ou une amie de maman. Hosanna la famille ! Environ trente mille livres de rente, fils unique. Autant après la mort du père si vieux déjà. Dans trois ans au plus tard les cierges funéraires et le défilé pompeux des carrosses noirs. Alors, Paris, le Faubourg, les premières et le turf.
L’attendre. L’attendre. Par la digue dès neuf heures, lui sur son cheval isabelle, aux fines jambes recercelées, bête de verre filé à peine sortie de l’ouate des boîtes, fauve et d’or comme les aiguillettes d’état-major à l’épaule du cavalier. Et derrière, haussant ses pupilles épaisses de gazelle, caracole l’inévitable soldat maure qui, au désert, par des exploits de paladin, sut reprendre Jean de Vardilly aux mains mortelles des Touaregs. Une familiarité, une affection grande lie le capitaine au soldat. Ils se murmurent des paroles étranges de langue arabe ; et le musulman parfois en costume natal, drapé d’amples manteaux blancs, de voiles, surgit inattendu. Plus on n’aperçoit que lèvres incarnadines décloses sur le lis des dents et les immenses pupilles à cils lourds. Alors Eva : « Tiens la Madone noire ». D’un sourire, d’un geste long, l’homme caresse l’air en souffletant des mots…
Telles attitudes de cet être la déroutent comme chose mal définie semblant offrir double sens. Elle a mésaise devant ce corps doux et qui darde des regards si elle s’oublie tendrement au bras du fiancé.
Pourtant elle n’osa rejeter son cadeau, bracelets en noyaux de sculptures savantes qui parfumèrent violemment sa peau, son linge, ses coffres. Le parfum de harem s’attacha, adhéra ; maintenant il gêne comme d’une présence humaine espionnant les actes, l’esprit, partout, toujours, cependant que, grave dans son burnous de drap rouge, Ibrahim passe et que ses lèvres aimables laissent choir : — « Salamaleck. »
IV
Les guirlandes et les cloches ; frais carrosses, aux florales cocardes dans le tumulte, dans l’assaut des carillons. La blanche chasuble illuminante s’incline, reçoit, monte, prépare.
Introïbo.
Devant les herses de cierges palpitants holocaustes, en robe nuptiale, victime plus holocauste, plus palpitante et volontaire : — Eva. Pleurs de Maman ! Pâleur du fiancé, figures sages des demoiselles, et splendeur des guerriers en beaux uniformes ; — circulairement.
Kyrie eleison.
À travers les gazes blanches : la taille vaillante du capitaine, sa moustache impérieuse — Tout comme dans le Rêve. — Le Christ matois sourit au haut de la Croix, et la joie du soleil ravive les vieux tableaux sacrés qui se meuvent avec les ondes triomphatrices des orgues.
Sursum Corda.
Tout se confit d’encens. Violet doré, Monseigneur en éloquence lâche une douce pluie d’éloges vers Jean, vers sa figure la plus médaille mirée au glacis des gants blancs. Violet doré, Monseigneur en éloquence désigne comme sanctuaire des maternités le corsage de moire blanche, le corsage inviolablement indécis où tendent aussitôt les regards de la foule indiscrète, étonnée.
Agnus Dei.
Lui, le Révélateur.
Elle, l’innocente et blanche hostie.
Au soir le couteau du sacrifice. Cicatrisée la plaie rosâtre de sa bouche. Desséchés les étangs de ses yeux. Bouchés à jamais les trous à l’âme.
Benedicamus Domino.
Et les ondes des orgues filtrent aux fumées des cierges où tremblent les blanches pierres du temple et l’or du tabernacle.
V
Le couple se sonda l’âme aux oscillations des railways helvétiques glissant contre les sucreries des monts, l’angélique des lacs et les chants sirupeux des cascades.
Parfaites convenances ! Les yeux d’Eva s’assombrirent, et se voilèrent d’astuce. Elle médita des noirceurs qui sauvegarderaient sa dignité aux jours possibles de l’attaque. Son soigneux génie laboura quotidiennement la patience de l’époux afin qu’elle rendît au centuple.
D’épreuves en épreuves, elle gradua l’élève du parfait mari. Majestueusement elle fut la dispensatrice des baisers conciliateurs et des caresses de privilège. Son orgueil d’être indécis et virtuel, capable de toutes merveilles, principe et réceptacle des passions, but des prières tremblantes ; son orgueil légitime de sanctuaire inviolé jusqu’au jour du triomphateur librement choisi et consacré par les religions, lui donnèrent toute force, toute royauté, toute puissance. Sous le dais conjugal elle marcha première, hiératique et sainte, daignant des soirs se révéler en complaisances et en douceurs, et livrer le baume de sa chair pour panacée aux fièvres de l’amoureux capitaine.
Et il ne se voulut reprendre. Par suprême courtoisie il approuva tous les désirs, et s’humilia aux plus dévouées adorations.
Galamment il prétendit que ce lui était délices qu’on le commandât, et si, parfois, il se laissait rire de la haute gravité de l’officiante, il voulait aussitôt qu’on le punît d’une moue perfide, où la rose plaie de la bouche se plissait et se retirait à ses lèvres quémandeuses, où les yeux pleins d’astuce menaçaient de sûres vengeances sa félonie.
Tant parut lui plaire l’initiation qu’il ne se voulait résoudre au retour. Seul un ordre impérieux des ministères le put décider à rejoindre la demeure ornée par les mains maternelles dans la place d’état-major.
VI
Ce premier soir de logis stable et définitif s’ouvre le gala de bienvenue dans l’intimité du temple nuptial. Les lampes arrosent de lumière le soyeux boudoir où se pavanent les bergeries de Saxe et les Japonaises rêveuses aux plateaux de laque. Ce premier soir de samovar conjugal. En robe à fleurs, Eva flagelle résolument le clavecin de toutes ses bagues apâlies, de tous ses ongles en bataille. Sous sa mantille espagnole, Maman approuve de la tête, et son pied fripon minaude comme aux gloires d’antan.
Pour cette fois, la vie va se jouer sérieusement au décor de l’intérieur conjugal. Finies les répétitions à huis clos, les bagatelles, et la parade sentimentale : voici venir l’amour de résistance, quotidien, marqué au fil rouge et parfumé de saine lavande, par crainte des mites exotiques.
Jean a son air grave de cérémonial. Doucement il tourne les pages de la musique, l’œil au visage de sa femme, comme s’il mesurait les forces incluses en elle et leur efficacité dans les dissensions futures.
Souriante, convaincue qu’il ne saura l’arcane de sa pensée, Eva lui glisse de sûres œillades malicieuses un peu, puis interrogatives.
Car elle sent l’examen s’appesantir, la pénétrer. L’obstination de l’investigateur se filtre jusque l’essence féminine pour y saisir des aspects, indices sur lesquels une induction se pourrait bâtir. Et dans la ronde des sonorités évoquées par les mains en apparat, les âmes s’étreignent pour une âpre lutte. Elle, qui se dérobe sinueuse et fugace, ou livre de semi-franchises afin qu’il s’y prenne, se perde, erre ; — lui, qui cruellement cherche et fouille, halète au moindre soupçon, prêt au mépris peut-être, du moins aux résolutions viriles et brutales, dominatrices. — Ainsi, ils luttent par mots prononcés à peine et qui, pour leur unique initiation, signifient les principes du muet contrat discuté, conclu aux mois de miel où l’époux s’amendait. En ce subit Josaphat de leur mémoire renaissent minimes souvenirs, sourires équivoques, moues réprimées, gestes ennuyés d’autrefois. Sinistres lémures révélateurs, ils apparaissent en foule hideuse et muette, à leur Jugement, irrévocable parmi les cataclysmes des illusions, l’effondrement de Rêves.
Et le samovar se mit à bouillir en tempête : Maman réveillée émit une exclamation d’effroi.
Eux se séparèrent. Elle sonna. Ibrahim survint, et dit à son maître des choses arabes en disposant les porcelaines sur la table. Eva perçut qu’il était question d’elle en cette hermétique conversation. Les paroles se précipitaient, se croisaient, s’enchevêtraient. Une discussion semblait poindre et les pupilles épaisses du Maure la désignaient par d’expressives mimiques. Jean, devenu livide, semblait plutôt se défendre et offrir des prières.
L’impatientante mère ne remarquait rien et, de toutes forces, elle insistait pour contraindre sa fille à lui résoudre des coupes de robe.
L’âme toute meurtrie de cet aparté, Eva feignant la plus dédaigneuse indifférence, s’appliquait à satisfaire le caprice maternel, soupesait la soie et les garnitures de son costume. Soudain, au prétexte de faire paraître la splendeur des étoffes, elle se leva, se cambra devant la glace. À travers les feuilles du palmier elle vit les hommes en attitude méchante et verbeuse, pâles et mâles pour un combat. — Mais le mot, le mot sacramentel entendu du belvédère, la nuit de leur première rencontre, elle l’entendit encore par la bouche maléfique d’Ibrahim. Encore le capitaine fut contraint de taire sa fureur ; il frappa furieusement sur la table…
— Hé, mon Dieu, Jean ! fit la mère.
Par une brève excuse murmurée, Monsieur de Vardilly, se précipita du boudoir, entraînant l’Arabe.
Le bruit de la dispute grandit, puis s’étouffa dans la profondeur des corridors.
VII
Au seuil nuptial où Jean l’a suivie, Eva compte reprendre bientôt toute sa puissance. L’absurde discussion qui l’abaissa devant ce domestique, il faut en demander rédemption, en fournir les causes, en dire les péripéties et la fin. D’une moue vague, ironique, elle pardonnera presque, non sans manifester en quel mépris elle a tenu son mari durant l’échauffourée. Peut-on s’oublier ainsi, toute une heure ?
Comme elle réfléchissait, laissant sa main aux lèvres du capitaine, ses yeux au clair spectacle de la chambre nuptiale entièrement rosée par la transparence des abat-jours, entièrement énodorée de violettes et d’aubépine : le fort parfum de harem qui précédait Ibrahim lui vint.
Aussitôt il se montra dans la solennité de ses vêtements blancs et de ses voiles nouvellement revêtus.
Il s’arrêta près d’eux, et demeura immobile, significa, en une pose sacerdotale. Suspendue à son cou dans une gaine de cuir écarlate, luisait la lame à demi tirée d’un couteau. Ses yeux immenses fixèrent l’époux, il étendit les bras et proféra ce même mot sacramentel.
Jean ne bougea, ne parla, seulement il reculait avec sa femme dans la chambre. Ibrahim se plaça sur le seuil ; et il psalmodiait.
— Quitte cette femme, cette impureté, reviens à Ibrahim. Écoute : je te chanterai les chansons du douar que tu aimais ; et je marcherai devant ta monture et les peuples s’inclineront devant toi. Viens.
— Brute !
— Écoute, je te conduirai à la Mecque, tu toucheras là Pierre, dussé-je subir l’enfer, tu dormiras dans la Ville Sainte que jamais ne souilla le regard des roumis.
… Allah ! comment cette fille impure a-t-elle su prendre ton cœur de guerrier. Tu étais vaillant autrefois et tu tenais ta parole loyale. Pourquoi mens-tu comme une vieille femme aujourd’hui. Elle a prostitué son visage aux hommes avant que tu l’aies vue le premier jour. Moi, mon bras est vaillant, je t’ai délivré de la mort, j’ai tué tes ennemis. Quel sacrifice a-t-elle accompli pour toi ?… Écoute. Par Allah ! Écoute… Le chef t’a ordonné le mariage dans le mois, parce que les hommes de la caserne raillaient notre amour, parce que dans ta nation il est infâme d’aimer les mâles. Bien. Alors tu as juré que tu ne consommerais pas l’union, que tu resterais à moi seul, tu l’as juré ? Aujourd’hui : soit. Laisse cette impureté, laisse cette souillure. Tu as obéi aux chefs, obéis-moi ; parce que je suis ton maître en ceci.
— Oh sortez. Allez. Tous les deux allez. Pour l’amour de Dieu. Allez à jamais. Vous m’êtes immondes. Ne me touchez pas ! Allez, allez…
Ainsi criante, ainsi gesticulante, Eva, géhennée de douleur et de sanglots s’effondre, véridique tragédienne, après avoir poussé le verrou sur le traître véridique.
VIII
À cette déroute imprévue, qui jamais eût songé ? Ô l’étrange interversion ! où savoir ? Et comment croire maintenant ? Le dire ? Pouvoir le dire au risque de toutes humiliations, pouvoir dans un corsage frère épandre les larmes désolées, et se plaindre, et condamner sans excuses.
Ce fut l’impossible, l’irréalisable vœu de sa vie pour toujours close en désespoir.
Au contraire marquer d’un visage indifférent chaque heure, sourire aux spirituelles reparties, battre nonchalamment de l’éventail, et saturer d’odeurs fines les pièces sillées de sa présence ; elle ne s’en put départir.
Les jours neigèrent, neigèrent, en blancs linceuls ; Maman parlait, comme la pluie sur les toits. L’immonde époux, retourné au Sénégal, expédiait des lettres officiellement affables, qu’elle lisait aux parents avec des apparences de satisfaction.
Mais pas un nègre ami sous le ciel équatorial qui aidât la Mort libératrice, capable de rompre le lien de honte. L’idée que cet homme l’avait eue dans ses mains, dans sa couche, palpitante et vierge, faisait jaillir de ses yeux des gerbes de larmes. Elle courait à la chambre nuptiale ; et au Christ du chevet, sans fin, elle contait l’histoire.
Les pleurs lui rongèrent les paupières et les joues ; le dépit la mordait aux entrailles.
Les plans et les stratagèmes si habilement ourdis durant les longues insomnies des fiançailles se dénouaient sans résistance au heurt imprévu. Par son extrême et insoupçonnable perversité, le mâle échappait à ses lacs construits suivant les avis maternels et l’expérience de féminins atavismes.
Le papillon suprême cimier de son casque en tomba, un soir de douleur où elle cachait sa face de vaincue dans la grotte reposante de ses bras. Il tomba, s’émietta en mille parcelles brillantes qui reflétèrent la lune, verte et bleue, soudain montée sur les futaies du parc.
Alors la rétiaire vaincue immola définitivement ses espoirs. Dans une souffrance inlassable, elle attendit superbement la mort, d’une attitude préférée, les bras en croix, les yeux vers le ciel de laque rivé au plafond du boudoir, les chevilles pudiquement croisées ; en toilette de satin candide.
Parfois au miroir elle se donnait la bonne sensation du vertige devant les étangs profonds de ses yeux, les purs étangs drainés de toute ignorance et de toute concupiscence.
Les jours neigèrent, neigèrent en linceuls blancs. Maman conversait comme la pluie sur les toits.
IX
Un après-midi de thé, ses amies dirent des histoires macabres. Elles pressèrent Eva de payer écot à leur décaméron. Ô quoi de plus macabre que les noces siennes ! Sous des noms supposés, et dans l’amertume de sa mémoire, elle narra sa haine et les causes.
Et, comme on l’adula fort pour la malice du récit ; comme ses amies résonnaient des jais entrechoqués sur leurs poitrines soufflantes, Eva se consola, l’ayant DIT.