La méthode comparative en linguistique historique/Avant-propos

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. v-viii).



AVANT-PROPOS



Quand M. Alf Sommerfelt m’a annoncé l’intention qu’avait la grande institution nouvellement créée à Kristiania (maintenant Oslo), sur l’initiative de M. le professeur Fr. Stang, Instituttet for Sammenlignende Kulturforskning, de m’inviter à prendre part à la série de conférences qui devait marquer l’inauguration, j’ai aussitôt accepté avec joie.

Le jeune savant qui me faisait prévoir l’invitation avait travaillé durant plusieurs années — des années de la grande guerre — auprès des linguistes français. Il était devenu, pour tous les membres de notre petit groupe, un ami. J’étais heureux de le retrouver dans sa patrie où la linguistique lui doit tant, de pouvoir de nouveau, un peu de temps, travailler avec lui.

Et je me félicitais d’être associé aux débuts d’une institution dont les sciences de l’homme se promettent de grands résultats. On a beaucoup fait jusqu’ici avec les faits dont on dispose ; mais les matériaux qui se trouvent à la disposition des travailleurs ont été souvent exploités. Le moment est venu d’entreprendre de larges enquêtes systématiques qui fourniront un matériel nouveau et grâce auxquelles on pourra élargir et approfondir les théories actuellement admises. D’autre part, il importe de mettre en contact tous les savants qui s’occupent de l’homme et de ses civilisations à tous égards : une langue ne se comprend pas si l’on n’a pas une idée des conditions où vit la population qui l’emploie ; et l’on ne peut davantage comprendre vraiment une religion ou des usages sociaux sans connaître la langue des hommes qui pratiquent ces usages. L’unité du nouvel Institut exprime l’unité de l’objet qu’il étudie, à savoir l’homme. Il est à souhaiter que des organisations semblables soient fondées ailleurs et pourvues des larges ressources nécessaires aux enquêtes.

Du reste le sujet que, d’accord avec les organisateurs, j’ai choisi pour ces leçons est de ceux sur lesquels le moment est venu de réfléchir. Après une trentaine d’années où l’on a tiré des principes posés entre 1875 et 1880 les résultats qu’on en pouvait attendre, la linguistique historique est revenue à une période de fermentation. Des procédés nouveaux d’enquête ont apporté des résultats inattendus. Jamais on n’a fait pareil effort pour ramener à des « lois », à des « lois générales » même, tous les changements linguistiques, et jamais on n’a cherché à serrer d’aussi près les faits les plus particuliers, à pénétrer l’âme même des hommes chez qui se font les innovations. Des langues les plus anciennes où les changements ne nous apparaissent que réduits à des schémas jusqu’aux parlers actuels où les faits sont si concrets et si particuliers que le détail nous y dissimule les grandes tendances, on a observé des faits infiniment divers. La linguistique a pris contact avec toutes les disciplines voisines où l’on peut espérer trouver des explications. — Bien que trop lentement, l’étude historique des langues autres que les langues indo-européennes progresse ; mais les procédés qui ont réussi sur le domaine indo-européen ne sont pas partout également utilisables. Il faut réfléchir sur les méthodes employées, en examiner la légitimité, et voir comment on en pourrait étendre l’usage et les assouplir — sans en diminuer la rigueur — pour les conformer aux exigences des recherches sur des domaines nouveaux.

Il convient d’autant plus d’examiner les méthodes que, dans les derniers temps, beaucoup de linguistes ont avancé des hypothèses mal démontrées. Les nouvelles étymologies pullulent, et la plupart se présentent d’une manière telle qu’on n’en aperçoit pas même un commencement de démonstration. Il serait vain de les critiquer en détail tant qu’on n’est pas d’accord sur les conditions dont la réunion prouve la justesse d’un rapprochement étymologique. Pour qui admettra le bien fondé des principes exposés ici, une large part des hypothèses compliquées qui ont été faites sur le préindo-européen ou des étymologies indo-européennes qui ont été récemment avancées apparaîtra comme appelant à peine un examen. Bien que la discussion n’ait presque aucune place dans ces leçons, on y trouvera la critique implicite de beaucoup de travaux nouveaux qui ne satisfont pas aux exigences d’une méthode sévère.

On ne s’est pas proposé ici d’exposer des idées neuves, mais seulement de déterminer d’une manière précise les conditions où peut et doit s’employer en linguistique historique la méthode comparative. On s’estimera satisfait si le lecteur y trouve exactement marquées la valeur, mais aussi les limites de cette méthode.

Les idées développées ici n’ont été fixées par écrit qu’après avoir été exposées oralement. Rédigées après avoir été faites, ces conférences tiennent compte d’observations qui ont été présentées à l’auteur, en particulier par M. Sommerfelt que je suis heureux de remercier.

Je souhaite — mais il serait chimérique d’espérer — que ces exposés trouvent auprès du public universel un accueil aussi indulgent et aussi bienveillant que celui qu’ils ont reçu à Kristiania.

Kristiania (Oslo), septembre 1924.

A. M.