La méthode comparative en linguistique historique/Leçon II

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 12-21).



II.

LES LANGUES COMMUNES.


De ce que la méthode comparative est la seule qui permette de faire l’histoire des langues il résulte que, tant qu’une langue est isolée, elle est dénuée d’histoire. Entre l’état du basque au xvie siècle et l’état du basque aujourd’hui, il y a des différences ; mais les changements ne sont pas essentiels ; en substance, la langue est restée la même. Si donc on ne trouvait pas de moyen de rapprocher le basque de telle ou telle autre langue, il n’y aurait aucun espoir d’en faire jamais l’histoire. En revanche, si les essais faits — par M. Marr et M. Ostir, d’une part, par M. Trombetti, de l’autre, — pour rapprocher le basque d’un grand groupe de langues du bassin de la Méditerranée, et spécialement des langues caucasiques, aboutissent, le basque, sortant de son isolement, entrera dans l’histoire.

Pour tous les groupes actuellement établis et étudiés d’une manière méthodique, le moyen de faire le rapprochement est de poser une « langue commune » initiale (Ursprache, comme on dit en allemand). Ce n’est rien que de poser des rapprochements partiels : chaque fait linguistique fait partie d’un ensemble où tout se tient. Il ne faut pas rapprocher un fait de détail d’un autre fait de détail, mais un système linguistique d’un autre système. Sans doute il n’est pas toujours possible de restituer ainsi l’ensemble d’une langue par des procédés comparatifs ; on ne saurait même affirmer a priori qu’il faille, dans tous les cas, restituer une langue initiale unique — le problème des langues « mixtes » sera envisagé par la suite. Mais, là où elle aboutit pleinement, la comparaison aboutit à restituer une langue initiale.

Que vaut cette restitution ? Il n’est presque jamais possible de confronter la restitution avec une réalité connue. Mais il y a un cas où on le peut ; c’est celui des langues romanes. Or, la langue commune à laquelle on est conduit par la comparaison des langues romanes ne fournit pas — tant s’en faut — tout ce qu’était le latin au moment où se sont séparées les unes des autres les langues qui continuent le latin. Si l’on ne savait du latin que ce qu’enseignent les langues romanes, on ignorerait par exemple l’ancien futur du type amabo ou du type dicam, dices. Et surtout on n’aurait aucune idée de la déclinaison : jusqu’au xiiie siècle, les parlers gallo-romans distinguent, dans le masculin, un cas sujet d’un cas régime ; les autres parlers romans n’offrent même pas cette distinction. Le substantif roman est, à chaque nombre, invariable partout dès la fin du xiiie siècle. Or, à la date où s’est brisé l’Empire romain, la déclinaison subsistait et jouait encore un grand rôle. Si la comparaison fournit, à bien des égards, des données qui concordent avec la réalité attestée — ainsi pour la flexion verbale —, elle est donc loin de fournir le tout de la langue. — Certaines survivances, curieuses pour qui possède la forme ancienne, seraient inintelligibles pour le linguiste qui disposerait seulement de la comparaison : la nasale de fr. rien apparaît comme un reste de l’ancien accusatif quand on sait que l’accusatif latin était caractérisé par la désinence -m ; mais le romaniste qui utiliserait seulement la comparaison n’aurait aucun moyen d’y reconnaître un accusatif tel qu’était lat. rem. — La « restitution » fournit donc de la « langue commune » une idée incomplète, et sans doute très incomplète, le plus souvent.

C’est que les langues qui continuent une même « langue commune » n’en conservent pas seulement certains traits anciens. Longtemps, elles gardent une tendance à présenter des innovations ou identiques ou semblables, de telle sorte que certaines parties de la « langue commune » disparaissent partout sans laisser de traces, ou n’en laissent que d’impossibles à discerner si l’on ne connaît pas en fait la « langue commune ».

Dans toutes les langues romanes, la déclinaison des noms, qui était un élément si essentiel du latin ancien, s’est éliminée de bonne heure. L’élimination a eu lieu de manière indépendante dans chaque langue ; les parlers gallo-romans en portent témoignage puisque, après avoir conservé un reste de déclinaison sous forme d’opposition entre un cas sujet et un cas régime, ils ont à leur tour perdu dès la fin du xiiie siècle cette survivance.

Partout dans les langues romanes, la nasale finale de l’ancien accusatif s’est amuie : le français n’a pas trace de la nasale finale de terram ou de regem dans ses formes terre, roi. Cette nasale ne s’est maintenue que dans le monosyllabe accentué rem qui a abouti à fr. rien.

Mais, si des innovations parallèles, graves et nombreuses, empêchent la restitution des comparatistes d’être complète, à beaucoup près, il y a, au fond de la restitution, une justesse. Ainsi la constance avec laquelle -m finale est notée dans l’orthographe latine classique ne donne pas une notion exacte de la réalité. Cette nasale finale se prononçait faiblement. Dans le latin le plus ancien, la graphie ne la note souvent pas. Pour les poètes, une -m finale n’empêche pas l’élision devant voyelle : en prosodie latine, -am de terram s’élide devant voyelle exactement comme -a de terra. L’absence de -m finale dans les langues romanes exprime la faiblesse de cette nasale en latin, faiblesse que la graphie classique du latin dissimule.

Du reste, pour qui se propose d’étudier les langues romanes, peu importent les traits du latin qui ont disparu sans retour. Ce qui pour lui est utile, ce sont les éléments qui ont servi à constituer les formes nouvelles prises par le latin. La restitution ne fournit pas le latin réel, tel qu’il se parlait ; et aucune restitution ne saurait fournir la « langue commune » telle qu’elle a été parlée. Ç’a été une hardiesse de génie, pour Schleicher, de « restituer » l’indo-européen à l’aide des langues de la famille historiquement attestées ; mais ç’a été, de sa part, une erreur grave que de composer un texte dans cette langue restituée. La comparaison apporte un système de rapprochements sur lequel on peut fonder l’histoire d’une famille de langues ; elle ne fournit pas une langue réelle, avec tous les moyens d’expression que comportait cette langue.


Entre la « langue commune » initiale restituée par comparaison et la langue attestée en fait, il peut s’intercaler une ou plusieurs « langues communes » intermédiaires. C’est ainsi que, entre l’indo-européen, d’une part, et les langues romanes, de l’autre, s’insère une grande « langue commune », le « roman commun », qu’on est convenu de nommer « latin vulgaire ». De même, entre l’indo-européen, d’une part, le gotique, le vieux haut allemand et le vieil anglais, le vieux norrois, de l’autre, il y a eu une « langue commune », le « germanique commun », langue non attestée en fait, mais dont l’existence est supposée par un ensemble d’innovations systématiques. Ces paliers facilitent beaucoup l’explication.

Si, pour expliquer les faits français, italiens, espagnols, portugais, roumains, les romanistes devaient remonter à l’indo-européen commun et ne possédaient pas le palier « roman commun », l’explication des faits resterait singulièrement incomplète, impossible le plus souvent.

Quand on ne dispose pas de pareils paliers, on rencontre de graves difficultés. C’est ce qui arrive aux romanistes quand ils sont en présence de parlers locaux gallo-romans ou italiens. Il n’y a pas eu de « gallo-roman commun », d’ « italien commun ». On est donc réduit à comparer chaque parler gallo-roman ou italien au roman commun, sans intermédiaire. Ce n’est pas à dire que les parlers de la France du Nord, par exemple, n’aient pas entre eux beaucoup de traits communs dont les plus caractéristiques se retrouvent dans le français littéraire fondé sur le parler de Paris. Mais, depuis l’époque de séparation des parlers romans, chacun a son histoire propre. Les romanistes qui s’occupent des parlers gallo-romans et des parlers italiens se trouvent ainsi obligés soit à refaire pour chaque parler l’histoire entière du type auquel appartient le parler étudié, soit à employer des simplifications qui sont dans une certaine mesure arbitraires. Pour sortir de cette difficulté, il a été fait divers essais, notamment celui de M. Oscar Bloch sur les parlers d’une région des Vosges (celle de Remiremont). Quelque ingéniosité qu’on déploie pour éluder la difficulté, il n’est pas possible de s’en débarrasser tout à fait.

Quand on dispose de langues communes intermédiaires, l’explication des faits est beaucoup facilitée. Mais il n’est pas toujours possible d’en tirer complètement parti. Ainsi entre l’indo-européen et le latin, on sait qu’il y a eu deux périodes d’unité : une période italo-celtique et une période italique (l’ « italique » ayant fourni le latin et l’osco-ombrien). Mais la période de communauté italo-celtique rend peu de services, parce qu’elle a été de trop courte durée pour entraîner des innovations nombreuses et profondes. Et la période de communauté italique n’en rend guère plus parce que l’osco-ombrien est connu de manière toute fragmentaire.

Pour chaque langue, le problème de la restitution de la « langue commune » initiale se pose d’une manière particulière. Il faut, en chaque cas, tirer parti des situations particulières qui se présentent.


« Langue commune » suppose civilisation commune. Car il n’y a en fait langue commune que là où un parler s’étend sur des domaines où il ne s’employait pas antérieurement. Il peut arriver que cette langue commune apportée par des conquérants ou des colons ne soit jamais acceptée par l’ancienne population indigène et que celle-ci émigre ou disparaisse : tel est en gros le cas de l’anglais dans l’Amérique du Nord. Il peut arriver aussi que les hommes qui apportent la langue nouvelle se croisent avec les indigènes et que, malgré le nombre minime des envahisseurs, les indigènes acceptent la langue nouvelle : tel est le cas de l’espagnol ou du portugais dans certaines parties de l’Amérique centrale et méridionale. Dans tous les cas, une langue ne s’étend que si elle est l’organe d’une civilisation douée de prestige. Et il arrive même que l’extension de la langue soit due tout entière au prestige d’une civilisation : la koinè ionienne-attique a remplacé tous les autres parlers grecs, parce qu’elle était l’organe de la civilisation hellénique par excellence.

Si le latin a été accepté dans toute la partie occidentale de l’Empire romain, c’est qu’il portait avec lui une civilisation supérieure à celle des peuples soumis par Rome. Dans la partie orientale de l’Empire, où le grec servait à une civilisation plus ancienne et, au point de vue intellectuel au moins, supérieure, le latin n’a pas gagné. En Gaule, l’aristocratie s’est mise à étudier le latin dès après la conquête, et dès les débuts de l’époque impériale, elle était de culture toute latine. Le gaulois n’a pas disparu pour cela ; le peuple en a longtemps encore gardé l’usage. Les artisans de la fabrique gauloise de poterie récemment explorée dans le Sud de la France se servaient encore du gaulois ; la grammaire qu’ils employaient était gauloise ; les noms de nombre étaient gaulois ; mais tout ce qui était de civilisation n’était déjà plus gaulois : les noms propres d’hommes ne sont pas gaulois ; les noms de vases fabriqués ne le sont pas non plus (voir à ce sujet les remarques de M. J. Vendryes, Bulletin de la Société de linguistique, XXV, p. 39 et suiv.). C’est le prestige d’une civilisation supérieure qui amène une population à changer de langue.

Cette supériorité n’est pas nécessairement d’ordre matériel. Elle peut consister en une organisation sociale particulièrement adaptée aux besoins d’une époque et d’une région données. Il n’y a pas de raison de croire que la nation dont l’ « indo-européen commun » était la langue ait disposé de moyens matériels supérieurs à ceux de ses voisins, qu’elle ait par exemple été plus avancée pour l’agriculture ou pour le travail du métal. Ce qui caractérise les anciens peuples de langue indo-européenne, c’est le sens d’organisation sociale et la puissance d’initiative de leur aristocratie. Cette organisation ne comportait pas de pouvoir central. Chaque chef de famille était maître dans sa grande famille. Chaque chef de tribu était indépendant des autres. Tout au plus y avait-il des confédérations provisoires et instables. Partout où l’on observe les anciens peuples de langue indo-européenne, on voit des tribus autonomes et des familles où l’autorité est exercée par un pater familias. Chaque cité grecque est un petit État indépendant, de même que chaque groupe gaulois ou germanique. Dès qu’un chef se sent capable de grouper autour de lui des hommes entreprenants, il part pour quelque région où il puisse trouver le moyen de mener sa vie propre et autonome. La colonisation des rives de la Méditerranée par les anciens Grecs comme celle de l’Islande, de l’Angleterre, de la Normandie et jusqu’à la Sicile par les Vikings — S. Bugge, avec son intuition aiguë de la réalité, a déjà rapproche les deux mouvements — sont des exemples illustres de cet esprit d’indépendance et d’aventure. La nation indo-européenne se composait ainsi de petits groupes qui ont dû garder longtemps le sens de leur unité, et qui, même après le temps où l’unité générale du monde indo-européen était brisée, ont formé des nations du même type ayant aussi leur unité. Par exemple le groupe indo-iranien dont le nom indigène est ā̆rya-, s’est étendu largement sur l’Asie : on l’aperçoit au xiiie siècle en Cappadoce, et les Assyro-Babyloniens ont pris contact avec lui en Médie. La nation « aryenne » a poussé ses conquêtes très avant sur le plateau iranien, dans l’Inde, sur toute la rive méridionale de la mer Noire, et à l’Est jusqu’aux frontières de la Chine, où datant du début de l’ère chrétienne, il a été trouvé des textes sogdiens près de la grande muraille.

À se disperser ainsi et à porter des extrémités de l’Asie aux extrémités de l’Europe leur type d’organisation sociale avec leur langue, les peuples de langue indo-européenne ont perdu le sens de leur ancienne unité nationale et leur unité linguistique. Les nouveaux groupes qui se sont constitués sur chacun des domaines occupés ont perdu à leur tour leur unité. Le monde aryen, le monde germanique, le monde celtique se sont disloqués comme s’était disloqué le monde indo-européen. On est parvenu de cette manière au monde moderne où presque chaque pays a sa « langue commune », et où cette langue commune tend à effacer les parlers locaux. Il y a là un état de choses nouveau et qui n’est pas susceptible de durer à la longue : la multiplication des « langues communes » dans l’Europe d’aujourd’hui, en un temps où il y a au fond unité de civilisation matérielle et intellectuelle, est une anomalie.

Chacune des grandes « langues communes » du passé doit exprimer un type de civilisation. Et c’est pour cela que la plupart des langues du monde paraissent remonter à un nombre restreint de langues communes. Tant que les diverses grammaires comparées ne seront pas constituées, on ne pourra rien affirmer absolument. Mais, dès maintenant, on a notamment l’impression que toutes les langues nègres de l’Afrique reposent sur une même langue originelle. Il serait risqué de mettre les aires linguistiques en rapport exact, constant, régulier avec des aires de civilisation. Mais un rapport est certain. Et ce sera l’une des tâches de l’étude de l’homme dans l’avenir que de relier les langues communes aux aires de civilisation. Dès maintenant on entrevoit des concordances caractéristiques.