La méthode comparative en linguistique historique/Leçon X

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H. Aschehoug & Co — Honoré Champion (p. 103-116).



X.

NÉCESSITÉ DE PRÉCISIONS NOUVELLES.


Les conclusions énumérées jusqu’ici sont de types divers. Les unes portent sur des faits historiques : l’italien, l’espagnol, le portugais, le français, le roumain sont des formes divergentes prises par le latin. Les autres expriment des possibilités générales : une consonne placée entre voyelles est sujette à des altérations auxquelles échappe une consonne initiale ou une consonne appuyée sur une consonne précédente. Mais, dans les deux cas, le procédé de démonstration est le même. On dira : les concordances entre italien, espagnol, etc. sont telles qu’elles excluent le hasard ; les différences de traitement entre les consonnes intervocaliques et les consonnes initiales ou appuyées sont telles quelles excluent le hasard. Tout le problème de méthode porte donc sur l’appréciation du hasard : le linguiste, observant que les dés retombent souvent du même côté, conclut qu’ils sont pipés. Mais combien de concordances et quelles concordances faut-il rencontrer pour qu’on considère comme inadmissible le caractère fortuit de la rencontre ?

On ne saurait faire intervenir le calcul des probabilités. Car les concordances ne sont pas de même sorte ni de même valeur. Le calcul des probabilités ne s’applique utilement qu’à des faits qualitativement identiques et comportant une commune mesure. Tel n’est pas le cas des faits linguistiques.

Par cela même que la qualité, les détails particuliers en doivent être appréciés en chaque cas, il dépend du tact, du jugement, du bon sens des linguistes de tirer des faits le parti qui convient. Tous les linguistes ne sentent pas les choses de la même manière. Tel qui a un sens juste des transformations phonétiques se rend mal compte de la façon dont les sujets parlants se comportent vis-à-vis d’un mot donné ; les dons et les connaissances qui permettent de bien comprendre le développement des formes grammaticales ne sont pas ceux grâce auxquels on devine les actions capricieuses de l’ « étymologie populaire ». Ce « coefficient personnel » explique beaucoup de divergences entre les linguistes. Et il y a des esprits faux qui ne sont capables d’apprécier la juste valeur d’aucun rapprochement. Mais, avec de l’exercice et en examinant des séries de faits bien établis, on acquiert une expérience grâce à laquelle on peut juger correctement des divers types de faits comparés. Voici des exemples de rapprochements délicats, où l’on apercevra les difficultés de la preuve.

On constate que, en brittonique comme en gaélique, les consonnes intervocaliques sont traitées autrement que les consonnes initiales. Ce qui tend à indiquer qu’il y a là une tendance commune, c’est que le traitement intervocalique s’applique, dans les deux groupes, aux consonnes initiales de mots étroitement liés à des mots précédents dans la phrase. Mais le résultat diffère d’un groupe à l’autre : en gaélique, les occlusives sourdes intervocaliques deviennent des spirantes sourdes : t passe à þ et k à x ; en brittonique, au contraire, ces occlusives deviennent des sonores : t passe à d, et k à g. Le changement ne s’applique pas aux sonores géminées qui sont plus fortement articulées que les simples. — La différence de traitement entre les sourdes gaéliques et les sourdes brittoniques doit tenir à des propriétés des deux langues considérées ; car, en gaélique, certaines consonnes sonores par nature tendent à s’assourdir, ce qui n’arrive pas en brittonique. En gaélique, le w initial a passé à f, tandis que, en brittonique, il a donné  ; en gaélique, le y initial a passé à h qui s’est amui, tandis que au moins y subsistait en brittonique. — Le linguiste observe la coïncidence. Qui admet que la forme des changements phonétiques tient avant tout à la structure phonique de la langue tiendra la coïncidence pour significative. Mais tout le monde ne souscrira peut-être pas à cette conclusion.

Les concordances de faits particuliers ont d’autant plus de valeur probante que ces faits répondent moins à des tendances générales. Pour établir que les langues italiques proviennent d’une même langue commune (d’origine indo-européenne) que les langues celtiques, on dispose de quelques coïncidences. L’une des plus curieuses est que l’ancienne forme du nom de nombre « cinq », qui est *penkʷe (páñca en sanskrit, pénte en grec), est passée à italo-celt. *kʷenkʷe, comme on le voit par coic de l’irlandais et quinque du latin. La valeur probante de la concordance est difficile à déterminer. On sait que le fait n’est pas particulier à ce nom de nombre ; le même phénomène se retrouve partout où l’on rencontre p et dans deux syllabes consécutives en italique et en celtique. — L’innovation ne résulte manifestement pas d’une tendance spécifique de l’italo-celtique. Les assimilations de ce genre relèvent de tendances générales à l’assimilation dans deux syllabes consécutives (type de *sešuras devenant šešuras en lituanien). Mais ce qu’il faudrait savoir, c’est quelle est la puissance de cette tendance ; or, on l’ignore. On a peu d’occasions d’observer la consécution p… kʷ… — Il est certain qu’il y avait, en indo-européen occidental, parenté entre et p et que partout, régulièrement en grec (avec des limitations définies), en osco-ombrien et en celtique, sporadiquement en germanique, est passé à p. Le passage de *p… kʷ… à *kʷ… kʷ… en italo-celtique est l’un des faits qui expriment cette parenté. Mais l’assimilation ne s’est pas produite en grec ; l’italique et le celtique ont donc ici une innovation qui les oppose au grec. En germanique, il y a eu une assimilation, mais en sens inverse, et au lieu de *kʷ… kʷ… il y a eu *p… p… représenté par f-f dans un exemple isolé, soit fimf en gotique. On voit par là que la tendance à l’assimilation était naturelle, mais que la forme de l’assimilation comportait deux possibilités. Ce qui caractérise l’italo-celtique, c’est, d’une part, le sens dans lequel s’est produite l’assimilation, de l’autre, la constance du phénomène. La concordance est probante, mais moins qu’il ne semble au premier abord.


Par bonheur, le comparatiste a souvent le moyen de trouver des démonstrations relativement objectives.

Le type le plus caractéristique du problème qui se pose au comparatiste historien est l’établissement d’une étymologie par voie de comparaison. Pour donner la preuve d’un rapprochement, il faut montrer que certaines concordances observées ne peuvent être fortuites. Le fait que le mot erku « deux » de l’arménien est à rapprocher de grec dyo, dyō, latin duo, etc., comme on l’a vu p. 6, fournit un bon exemple du type de preuves qu’on peut employer. Au premier abord, le rapprochement surprend, et l’on hésite à l’accepter. En réalité, il est sûr, et l’on peut le montrer aisément.

Tout d’abord, la série des noms de nombre arméniens, de « un » à « dix », est indo-européenne. La forme erku de « deux » est la seule qui ne soit pas transparente du premier coup. Un emprunt, peu vraisemblable a priori pour un nom de nombre dans une ancienne langue indo-européenne où le vieux fonds de vocabulaire est si bien conservé dans l’ensemble, est d’autant moins admissible qu’aucune des langues connues près de l’arménien ne fournit une forme pareille pour « deux » et que par suite on ne voit pas ici comment l’arménien aurait pris erku au dehors.

En second lieu, les noms de nombre « trois » et « quatre », qui avaient en indo-européen la flexion du pluriel, ont en arménien au nominatif la forme du nominatif avec -k‘ final, tandis que, à partir de « cinq », qui est le premier des noms de nombre indo-européens non fléchis, il n’y a pas -k‘ : erek‘ « trois », č̣ork‘ « quatre », mais hing « cinq », vec̣ « six », etc. Or, le nom de nombre « deux » avait en indo-européen une flexion, qui naturellement était celle du duel. À l’époque historique, l’arménien n’avait plus le duel, et sans doute depuis longtemps ; la forme erku ne peut donc s’expliquer à date historique. Et il est remarquable que erku soit demeuré sans signe du pluriel, alors que la catégorie du duel était abolie en arménien. Cette survivance en arménien d’une trace du duel indo-européen est frappante ; elle rappelle ce que l’on observe dans lat. duo, gr. dyō̆, etc.

Le traitement *erk- de *dw- initial est étrange. Mais on a pu montrer qu’il se retrouve dans tous les cas où figure ce même groupe initial ; deux autres rapprochements, aussi bons pour le sens que celui de erku avec lat. duo, l’établissent. Et le fait s’explique en arménien (sur tout cela, voir p. 31).

Du reste, si erku était un ancien dissyllabe et si l’e y avait existé originairement, l’-u final n’aurait pu se maintenir ; car, dans tout dissyllabe dont l’arménien a hérité, la voyelle de la syllabe finale s’est amuïe. L’-u de erku, qui répond si naturellement à l’ancien * attesté par hom. dyō, v. sl. dŭva, etc., n’est demeuré que parce que, à la date où se sont amuïes les voyelles des syllabes finales, le mot n’était pas dissyllabique.

Toutefois l’étrangeté du traitement phonétique pourrait laisser des doutes à certains esprits. La démonstration est acquise dès que l’on montre les variations concordantes de la forme de « deux » en arménien et dans les autres langues indo-européennes. Comme un ō indo-européen est représenté par u en arménien, la forme erku repose sur *duwō, conservé par exemple dans la forme homérique dyō et dans v. sl. dŭva, comme dans védique d(u)vā́. Mais il y avait une autre forme *duwo, avec o bref final, qui est la forme usuelle en grec, soit dyo. Or, à côté de erku « deux », l’arménien a erko-tasan « douze » (deux et dix), où le type à o bref est maintenu. Et ce n’est pas tout : au premier terme des composés, l’indo-européen avait *dwi-, et non *dwo-, ainsi dvi- en sanskrit, di- en grec, bi- en latin ; or, l’arménien a erki- dans erkeam « de deux ans ». Cette triple série de variations concomitantes exclut le hasard.

La démonstration est ainsi achevée.

Il n’est pas toujours possible de trouver des concordances aussi complètes et aussi nombreuses. Il résulte de là que le degré de probabilité des étymologies varie d’un cas à l’autre. Dans quelques cas, comme celui qui vient d’être cité, la preuve ne laisse rien à désirer, et elle atteint un degré de rigueur qui se rencontre rarement en matière historique. Dans d’autres, le rapprochement n’est que possible, et parfois il est malaisé d’en montrer même la vraisemblance. Entre les deux extrêmes, il y a tous les degrés de probabilité : l’un des défauts les plus graves de beaucoup de dictionnaires étymologiques, c’est qu’ils n’indiquent pas assez les différences de valeur entre les rapprochements. Si le linguiste ne dispose pas de coefficients pour noter ces différences, il ne manque cependant pas de moyens de les faire sentir et de les signaler.


Pour faire progresser la linguistique historique, il importe de préciser, de systématiser et d’étendre les recherches. Car les théories reposent sur des données incomplètes, vagues, livrées par le hasard plutôt que choisies.

Il faut des observations toujours plus précises : à chaque fois qu’on a observé les données de plus près, on a pu obtenir des résultats nouveaux. Pour les langues actuellement parlées, on est loin d’avoir mis en œuvre tous les moyens dont on dispose. La phonétique a besoin de laboratoires et, dans ces laboratoires, de linguistes exercés à manier les instruments. Et il ne suffit pas d’observer les faits tels qu’ils sont à un moment donné. Un article récent du regretté Poirot, paru dans les Mélanges Andler, a montré comment on peut saisir un changement au moment même où il se réalise, et en voir le mécanisme. Pour les langues anciennes, le linguiste doit recourir à une philologie de précision : on s’est parfois imaginé que le linguiste peut se contenter d’à peu près philologiques ; il a besoin tout au contraire de tout ce que les méthodes philologiques les plus exactes permettent de précision et de rigueur.

Il faut instituer des recherches systématiques. Presque rien n’a été fait jusqu’ici pour établir par des recherches méthodiques les théories linguistiques. Seuls, quelques psychologues ont amorcé des séries d’expériences dont la plupart n’ont pas été poursuivies par d’autres.

Il importerait par exemple d’étudier avec soin en quelles mesures les habitudes linguistiques acquises se transmettent de génération en génération. On ne sait pas si un enfant apprend plus facilement la langue de ses parents qu’il n’apprendrait une langue différente, et surtout une langue de type différent. Il y a là toute une enquête à faire, et qui n’offre pas de difficultés particulières.

Certains faits donneraient lieu de croire que les enfants de parents connaissant bien plusieurs langues ou des enfants de parents bilingues seraient plus aptes à bien apprendre eux-mêmes des langues diverses que des enfants de parents parlant l’un et l’autre une seule langue et la même.

Le fait que des innovations semblables semblent apparaître vers le même temps chez les enfants nés dans les mêmes conditions relèverait de l’hérédité des habitudes acquises.

On entrevoit ici tout un ensemble d’observations et même de recherches expérimentales qui jetteraient sur le développement linguistique une lumière nouvelle.

Du reste, l’expérience des linguistes est trop étroite. Si les grandes langues sont décrites souvent avec minutie, il s’en faut de beaucoup que les parlers locaux le soient avec assez de précision. En dehors des grandes langues, on n’a que peu de descriptions exactes ; or, il est nécessaire de voir comment fonctionnent des langues de type aussi différent qu’il est possible, et dans des conditions aussi variées qu’il est possible.

Chose plus grave, il n’y a presque pas d’état de langue qui ait été observé, décrit d’une manière exacte, précise, complète. Ce que donnent les descriptions phonétiques, les grammaires, les dictionnaires, ce sont ou des cas typiques, plus ou moins arbitrairement choisis, ou des normes. Mais il n’y a guère de domaine de l’ensemble duquel on puisse dire quel est en fait l’état linguistique. Or, ce qui intéresse le linguiste, ce ne sont pas les normes, c’est la façon dont la langue est mise en usage.

Rien ne diffère plus d’un état de langue qu’un autre état de langue. Autre chose est le parler d’un village rural où tout le monde est à peu près au même niveau social, où tout le monde a à peu près la même culture, autre chose est le parler d’une ville où il y a des hommes de conditions diverses, d’éducations diverses, de cultures diverses. Autre chose est une ville où tout le monde emploie la même langue, autre chose une ville, comme Constantinople, où se juxtaposent des populations parlant cinq ou six langues distinctes. Les conditions varient suivant les mœurs : dans telle ville du Levant, où les hommes savent plus ou moins quatre ou cinq langues et emploient au dehors ces langues suivant les cas, les femmes confinées à la maison peuvent n’avoir qu’une seule langue. La variété des situations suivant les gens est infinie.

On croit savoir ce que c’est que le français. En réalité personne ne sait vraiment comment parle l’ensemble des sujets ni dans un village français, ni dans une ville de province française, ni moins encore à Paris. Qui voudrait savoir comment évoluera le français devrait chercher en quelle mesure s’emploient les parlers locaux à la campagne et dans les villes, quelle forme spéciale affecte le français dans chaque province, dans chaque ville et, dans chaque ville, chez les gens de chaque condition sociale, de chaque profession, de chaque groupe.

Le français des grammaires et des dictionnaires est connu ; mais ce n’est qu’un ensemble de prescriptions. Ce qui importe au linguiste, c’est de connaître comment les gens qui parlent français se comportent vis-à-vis des règles. Or, on n’a là-dessus que des idées vagues ; il n’a été fait aucune enquête méthodique, à peine quelques sondages partiels.

Et pourtant le fait que le français commun devient en France la langue de tout le monde alors que, au début du xixe siècle, il était la langue d’une très petite minorité d’hommes cultivés, a radicalement changé les conditions du développement de la langue et ne peut manquer d’y déterminer des innovations considérables.

Ce qui est vrai du français l’est de toutes les grandes langues du monde.

L’histoire constate que des langues communes s’étendent. Mais, en ce qui concerne le passé, la façon dont a eu lieu cette extension n’est pas déterminable. Et, quant au présent qu’on pourrait observer, on le laisse s’écouler sans presque le regarder. Avant 1914, le russe devenait à Tiflis la langue commune. Mais on n’a jamais indiqué par quels procédés, par quels intermédiaires. Le besoin d’avoir une langue commune dans une ville où vivaient côte à côte des gens dont la langue maternelle était le géorgien, l’arménien, le turc, le russe et bien d’autres idiomes encore, poussait à l’emploi du russe pour lequel travaillaient l’école et l’administration et qui avait le prestige d’apporter la civilisation. Mais tel menu trait de mœurs pouvait y contribuer largement : les femmes arméniennes ne se plaçaient pas comme servantes, et les familles arméniennes aisées avaient à leur service des femmes russes, notamment pour élever les enfants ; le russe devenait ainsi, pour nombre de petits Arméniens, surtout dans les familles les plus considérées, les plus influentes, une langue maternelle.

Le berbère, ancienne langue du pays, et l’arabe, langue des envahisseurs qui ont apporté l’islamisme, coexistent dans les territoires coloniaux de l’Afrique du Nord administrés par la France. L’arabe, qui est la langue de la religion et une grande langue littéraire, tend, au moins en Algérie, à éliminer le berbère, qui n’est qu’un ensemble de parlers locaux. En revanche, les populations islamiques, fidèles à leur religion et à leurs traditions, n’acceptent de la civilisation européenne que certains de ses éléments matériels ; elles n’adoptent donc pas le français en dehors de certaines nécessités extérieures. Les progrès de la civilisation qu’amène une administration européenne se trouvent dès lors pousser à l’abandon du berbère et à la généralisation de l’arabe, si bien que la domination française travaille sans le vouloir consciemment à étendre le domaine de l’arabe.

Il faudrait savoir, en cas de bilinguisme, comment chaque langue agit sur l’autre et quelles réactions résultent de là.

L’Amérique fournit des exemples remarquables, qu’il faudrait étudier en détail, et que les linguistes ont à peine effleurés.

L’Amérique du Nord a été colonisée par des colons en majorité anglais aux xviie et xviiie siècles. Le pays actuel des États-Unis n’a cessé qu’à la fin du xviiie siècle d’être une colonie anglaise, et le Canada est, aujourd’hui, un Dominion de l’Empire britannique ; des Anglais ont émigré chaque année pour les États-Unis au cours du xixe et xxe siècles. La langue littéraire n’a jamais cessé d’être la même des deux côtés de l’Atlantique ; les normes de la grammaire sont les mêmes ; l’école donne le même enseignement grammatical ; il y a même, surtout dans l’Est des États-Unis, un purisme anglais chez les gens les plus cultivés. — D’autre part, l’influence des indigènes n’existe pas. Les uns ont été éliminés, les autres ont été parqués dans des régions particulières ; il n’y a pas eu mélange des blancs avec les anciens habitants du pays. — Et pourtant, cent cinquante ans seulement après la déclaration de l’indépendance, l’anglais parlé en Amérique diffère notablement de celui qui s’emploie en Angleterre. Un critique littéraire distingué, M. Mencken, va jusqu’à parler — un peu tendancieusement — de deux langues distinctes.

La divergence s’explique.

Tout d’abord, l’anglais est moins résistant au changement que le français. La grammaire est moins rigide ; l’anglais est surtout caractérisé par des expressions idiomatiques qui sont plus sujettes à se modifier que ne le sont des formes grammaticales proprement dites. Le purisme est d’ailleurs moins puissant en Angleterre qu’en France, moins organisé, moins populaire.

Les États-Unis sont devenus une nation puissante et qui ne sent, vis-à-vis de l’ancienne patrie, aucune dépendance, à qui une dépendance, même limitée à la langue, pèserait. Si des groupes intellectuels restent liés à la vieille culture anglaise, surtout dans la région d’ancienne colonisation, dans l’Est, c’est le fait de lettrés dont l’influence sur l’ensemble du pays n’est pas dominante. L’école ne dépend pas du gouvernement central et ne saurait jouer le rôle fortement unificateur qu’elle joue en France par exemple.

Et surtout les États-Unis sont un pays d’immigration. Il y est allé des émigrants de toutes les régions de l’Europe : irlandais pour qui, même s’ils parlaient anglais, l’anglais était le résultat d’une acquisition peu ancienne, allemands, scandinaves, lettes et lituaniens, polonais, russes, finlandais, roumains, juifs de l’Europe orientale, italiens, grecs, arméniens, et même syriens. L’anglais est la langue commune des États-Unis ; mais cette langue commune est parlée par beaucoup de sujets dont la langue maternelle était autre ou qui, même s’ils sont nés aux États-Unis, ont entendu de leurs parents une autre langue. Dans la plupart des régions, ces émigrants nouveaux sont beaucoup plus nombreux que les descendants d’anciens colons. L’anglais est donc parlé aux États-Unis par une majorité de gens chez qui la tradition de l’anglais est récente, et dont beaucoup sont encore bilingues. Au fur et à mesure que grandit l’importance du centre et de l’ouest des États-Unis où la proportion des immigrés récents est plus forte que dans l’est et où il y a moins de traditions britanniques, la langue risque plus de se corrompre.

En somme, peu de forces conservatrices, beaucoup de forces qui tendent au changement. Le fait que, dès maintenant, l’anglais évolue de manière différente en Angleterre et aux États-Unis n’a rien que de naturel.

Il serait singulièrement instructif de suivre les destinées de l’anglais dans le monde.

En se proposant d’examiner un domaine complexe tel que celui des langues du Caucase, l’Institut pour l’étude comparative des civilisations a donc le sentiment juste des besoins les plus urgents de la linguistique. Ce sont des enquêtes de cette sorte qui fourniront des renseignements précis et complets sur des états de langue, et qui, par là, permettront de renouveler les doctrines. On attend avec confiance les résultats que, par les soins d’observateurs fins et exercés, de linguistes profondément avertis, donnera pareille enquête, et l’on souhaite que ces résultats provoquent à bref délai des enquêtes pareilles sur d’autres domaines. De ces enquêtes et de la rigueur avec laquelle elles seront menées dépend l’avenir de la linguistique.