La métisse/Chapitre XVI

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Éditions Édouard Garand (p. 22-24).

XVI


Ce furent trois semaines de charité, de dévouement, d’attentions délicates de la part de ses hôtes français, les trois semaines qu’Héraldine séjourna à la ferme de François Lorrain. À part un rhume violent et une mauvaise migraine, la pauvre fille ne semblait devoir souffrir physiquement davantage.

Mais depuis ce soir terrible où elle avait été ramassée sur la route et ramenée au foyer des Lorrain, la Métisse était, demeurée tout entière plongée en un sombre abattement. Était ce le désespoir ? ou simplement la peine et la souffrance de se savoir pour longtemps, pour toujours peut-être éloignée, séparée, des deux petits qu’elle aimait comme s’ils eussent été ses propres enfants, la progéniture sacrée de sa chair ? Héraldine était demeurée silencieuse, muette. Une fois quand elle était revenue à sa connaissance, les Lorrain lui avait posé une question bien raisonnable ; elle n’avait pas répondu. La discrétion les avait depuis retenus d’interroger ; d’ailleurs cela ne les regardait pas, comme l’avait dit François le lendemain. Leur seul et unique devoir était de veiller pour le moment sur cette malheureuse fille, l’abriter, la nourrir. C’est avec une joie sincère que les deux Français remplirent cette tâche ; et la grande et douce récompense pour eux fut un sourire de la Métisse, ce fut un de ses regards tendres et tout pleins de gratitude infinie.

Mais leur œuvre demeurait encore incomplète : Héraldine vivait, certes ; mais c’était comme une sorte de rêve lointain. Au mouvement autour d’elle, aux voix qui parlaient bas, aux regards compatissants qui se posaient sur elle, la pauvre Métisse paraissait indifférente le plus souvent. Sa pensée n’était pas sous ce toit hospitalier, son esprit semblait, sorti de son corps amaigri. Et elle mangeait si peu, ne dormait presque pas ; mais, par contre, elle priait beaucoup et longuement, à genoux en face d’un grand crucifix accroché au mur.

Après ces prières, ces recueillements, Héraldine se relevait, un peu moins abattue ; elle approchait un siège d’une fenêtre donnant sur des champs qui se doraient par taches blondes, et, au-delà des champs, sur des bois verts que son regard fixe, douloureux, semblait fouiller de loin, les percer à jour… Car, de l’autre côté de ces champs et de ces bois, d’autres champs au bout desquels une maisonnette se dessinait au travers d’un petit bosquet de verdure ; et c’est sous ce petit bosquet, dans cette maisonnette que le regard d’Héraldine pénétrait. C’est là qu’elle retrouvait par l’imagination, la pensée et le cœur, ses deux petits : France et Joubert MacSon. Elle vivait, ou continuait de vivre ainsi avec eux ; et sous les nombreux souvenirs qu’évoquait sa mémoire, sa physionomie s’éclairait, un sourire venait s’épanouir sur ses lèvres plus livides, plus sèches. C’est à force de vivre de la sorte, à force de tendre son esprit avec efforts, de surmener son imagination, à force de se peindre et repeindre les chers enfants qui, lui semblait-il, tendaient leurs bras et l’appelaient de leurs petites voix sanglotantes ; oui, c’est à force de remplir son esprit de ces visions, de franchir à chaque minute des distances, que l’obsession s’empara du cerveau déjà malade de la Métisse : l’obsession cruelle, infatigable, de revoir coûte que coûte France et Joubert.

Un jour, d’un accent tout timide comme un enfant qui ose demander une grosse faveur, elle demanda à l’excellente mère de François Lorrain :

— Pensez-vous, madame, que je pourrai bientôt aller voir mes deux petits ?

La vieille femme avait esquissé un geste d’épouvante et d’effarement.

— Aller là-bas ?… Chez MacSon ?… chez ce sauvage ?… Vous voulez donc vous faire tuer ?

— Il n’oserait jamais…

— Jamais !… C’est plus que vous ne pouvez dire, ma pauvre fille. Vous êtes bien bonne d’avoir des idées comme ça. Mais, pour moi, c’est différent. Avec des brutes comme ce MacSon, est-ce qu’on sait jamais ce qui peut arriver ? Je suis sûre, moi, qu’il vous tuerait.

Elle disait cela plutôt pour effrayer Héraldine et lui ôter toute tentation de retourner chez le fermier écossais.

Cependant, Héraldine voulait s’opiniâtrer :

— Mais les petits, madame, les petits… il faut bien que je les revoie un peu !


L’Écossais bondit jusqu’à Esther…

Des sanglots contenus faisaient trembler ses lèvres.

— Assurément vous les reverrez… mais plus tard… quand la chose pourra se faire sans danger pour vous. Pour le moment, il faut vous remettre et recommencer votre vie.

— Recommencer ma vie ! s’écria Héraldine, effrayée de cette expression dont elle ne pouvait, dans le désarroi tumultueux de sa pensée, saisir la justesse. Non ! non ! cela ne se peut pas… je veux la continuer ma vie avec mes petits !

Mes petits !…

Mais à la fin ces mots, si souvent répétés dans la bouche de la Métisse, finissaient par impatienter un peu la vieille femme. Car elle ne savait rien des vœux exprimés par la mère de France et Joubert, et elle n’avait aucune idée de l’attachement, presque indissoluble, qui s’était noué entre Héraldine et les deux enfants de MacSon. Aussi ne pouvait-elle comprendre ni s’expliquer la passion singulière de la Métisse pour ces deux enfants étrangers.

Elle disait alors un peu brusquement… oh ! sans vouloir le moins du monde blesser la pauvre fille :

— Mais ces deux petits… ce sont pas vos enfants après tout ! Des enfants d’hérétique, de païen, des enfants de race étrangère… comment peuvent-ils tant vous préoccuper l’esprit ?

— Ah ! madame, s’écria Héraldine presque choquée, ignorez-vous donc la mère de ces deux enfants ?… une française et une catholique comme vous !

— Oui, c’est vrai, ma fille, t’as raison sous ce rapport. Sans avoir connu cette femme, car dans le temps on ne se voisinait pas avec Macson, j’en ai entendu parler. Mais n’empêche que leur père à ces deux enfants…

— Leur père, madame, n’en parlons pas, interrompit Héraldine. Mais les petits… Ah ! si vous les connaissiez !… Deux vrais petits Canadiens, deux bons petits Français, deux petits anges du bon Dieu ! Oui, deux anges… Ah ! les chers, les chers petits ! Tenez, madame, vous ne le croirez pas : mais il me semble que ces petits-là, ce sont mes enfants à moi… à moi seule !

Un sanglot l’interrompit… elle étouffa. Puis elle serra son sein en tumulte, et, avec effort, elle acheva :

— Et je souffre tant… si atrocement de m’en voir éloignée ! Oh ! je mourrai, si je ne les revois pas ! Mourir !… que m’importe si je ne dois plus vivre avec eux ! Mais avant de mourir, madame, oh ! oui, comme je voudrais les revoir un peu, rien qu’un petit peu. Alors, il me semble que je mourrais moins misérable…

Et incapable de contenir plus longtemps son affreuse douleur, Héraldine s’écrasa sur le banc-lit et pleura.

Quelle terrible situation que celle de cette fille !

Seule au monde, déshéritée, chassée ici, repoussée là, poursuivie, méprisée, battue, femme timide, fidèle et noble qu’on met à toutes les besognes, servante qu’on regarde comme une traînée recueillie dans le fossé, Héraldine Lecours, après quelques mois passés, vécus auprès de deux petits enfants étrangers qui n’ont plus de mère, s’éprend d’un tel amour qu’elle en arrive à considérer ces deux petits étrangers comme ses enfants à elle ! Sa tendresse est une flamme sans cesse avivée, elle aime avec furie ces deux petits êtres qui, un jour, l’ont appelée, elle, « maman Didine » ! Quelle jouissance ineffable cette appellation a mise au cœur de la Métisse sans foyer ! Ce fut un délire dans son âme ! Un tressaillement de joie, inouïe l’agita ! Elle ne se sentait plus au fond d’elle-même une pauvre fille, seule, abandonnée, craintive ! En son âme elle sentait, grandir une force nouvelle, elle ressentait une sorte d’audace qui la relevait aux yeux de l’humanité, qui la haussait devant ses propres yeux ! Une puissance mystérieuse développait ses facultés, sa pensée prenait des envergures, son esprit découvrait dos horizons inconnus, et elle se sentait devenir femme ! Femme !… plus que cela : autour d’elle deux chérubins gambadaient, riaient, et lui disaient souvent sur un ton si gentil :

— Maman Didine…

Quel délice nouveau, inconnu ! Quelle sensation insoupçonnée dans cette âme vierge où le doux nom de mère s’épelle timidement et si suavement ! Mère !… Non, certes, Héraldine ne l’était pas au sens strict du mot. Mais par l’affinité entre sa nature et celle des enfants, par le lien invisible et solide qui s’était si mystérieusement tissé entre eux, par l’amour réciproque, par les caresses de tous les jours données et rendues, par les sourires de chaque instant, par les doux noms, exquises appellations, Héraldine avait senti frissonner en elle comme une maternité !

Et elle ne s’était pas défendue de ce sentiment, qui l’avait envahie peu à peu, à son insu, comme à la sourdine ; car ce sentiment nouveau, délicieux, avait de suite créé tout au fond de l’âme d’Héraldine un Paradis. Et dès lors, avec la conscience de cette maternité était venu le dévouement sans bornes, le sacrifice de tout, l’acceptation de toutes les souffrances, de toutes les humiliations, de toutes les ignominies, pour épargner aux chers petits la moindre peine, la moindre déception ! Quel prodige ! Dieu seul pouvait faire ce prodige qu’il avait voulu pour répondre à la prière sublime d’une mourante…

Or, à cette heure de détresse insondable, dans cet isolement profond, Héraldine Lecours souffrait dans sa maternité prodigieuse !