La métisse/Chapitre XXIX

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Éditions Édouard Garand (p. 42-44).

XXIX


Un beau soleil embrasse de ses rayons lumineux la chambre d’Esther MacSon.

En bas des cris joyeux retentissent, des rires jeunes s’égrènent : ce sont France et Joubert qui, à cette heure matinale, — sept heures environ — prennent leurs premiers ébats.

Esther souleva sa tête lourde, et son regard terne se posa avec étonnement sur sa mante trempée, ses jupes mouillées, ses souliers vasés. Elle voulut se lever, mais elle n’en eut pas la force. Ses membres étaient engourdis, sa tête faisait horriblement mal, une fièvre ardente la brûlait. Pendant quelques minutes elle demeura inerte, et sa respiration difficile semblait un râle d’agonie. Un pli dur se creusait sur son front livide, comme si l’esprit se fût appliqué à résoudre un problème difficile. Esther voulait se souvenir, et sa mémoire demeurait récalcitrante. Que s’était-il passé ? Qu’avait-elle fait ? Peu à peu il se fit une éclaircie dans l’obscurité de son cerveau, et il lui sembla qu’elle avait marché dans la nuit, dans la boue, dans l’eau… Mais pourquoi ?… Était-ce donc toujours le même rêve qui se poursuivait ? Était-ce encore ce cauchemar inexorable dont elle ne pouvait se défaire ?

Toutefois, par le travail plus âpre de la pensée, par des efforts inouïs de la volonté, de cette volonté de savoir, elle finit par se rappeler lentement, les divers incidents de la nuit précédente. Et, bientôt, il lui fut possible d’entrevoir tout l’effrayant tableau avec netteté. Et elle se vit mêlée à un drame lugubre dont elle ne pouvait encore réunir tous les fils. Car elle se souvint des questions de son père sur Hansen, et, après, de la terrible et sinistre vision qu’elle avait eue. Elle se sentit enveloppée par les ombres d’un mystère insondable, et elle eut peur. Et cette peur la fit se raidir, se lever, marcher. Sa première préoccupation fut d’enlever ses vêtements mouillés et de les dissimuler, les enfouir quelque part. Mais elle n’eut pas la force de terminer sa besogne : elle fut prise tout à coup d’un étourdissement, elle voulut se cramponner à un meuble quelconque, ses mains ne rencontrèrent que du vide, et la jeune fille, ayant usé jusqu’à la dernière parcelle de ses forces, s’abattit lourdement sur le plancher de sa chambre.

Occupée aux préparatifs du déjeuner, Héraldine entendit cette chute d’un corps. Une vive inquiétude se peignit sur ses traits cuivrés, et, pour un moment, elle prêta l’oreille. Le silence demeurait à l’étage supérieur. Mue par un pressentiment, la Métisse monta vivement à la chambre d’Esther. Elle ne put retenir un cri d’effroi en découvrant le corps inerte de la jeune fille sur le plancher de sa chambre. Héraldine ne perdit pas la tête : elle souleva Esther et la déposa sur son lit. Ce mouvement ranima la jeune fille, qui reconnut la servante et sourit tristement.

— Je suis bien malade ! murmura-t-elle faiblement.

Héraldine le comprit bien que la pauvre enfant était malade, à voir la lividité de sa figure, le grelottement de son corps. Aussi voulut-elle donner ses soins immédiatement.

— Oui, Esther, tu es malade, et il faut te soigner. D’abord il faut t’envelopper soigneusement, car tu frissonnes. Ensuite je te préparerai un breuvage chaud qui ne manquera pas de te réconforter.

Et tout en parlant Héraldine enveloppait Esther dans des couvertes de laine qu’elle avait tirées d’un buffet. Cela fait, et avant de descendre pour aller préparer le breuvage, la servante voulut mettre un peu d’ordre dans la chambre. C’est alors qu’elle aperçut un paquet de vêtements trempés.


MacSon le poussa rudement.

Héraldine souleva ces vêtements avec un étonnement qu’on ne saurait traduire.

Sans une question elle regarda Esther qui, toute tremblante, incapable de prononcer une parole, ébaucha un vague geste de la main. Et ce geste Héraldine l’interpréta ainsi : « Ne parle pas… cache ces vêtements… que personne ne les voie ! »

Mais comme Héraldine laissait encore ses regards ébahis peser sur la pauvre fille, celle-ci put balbutier ces mots :

— Héraldine, fais disparaître ces choses… sois muette… je t’expliquerai plus tard !

Héraldine devina un mystère qu’il ne lui était pas permis d’approfondir dans ce moment. Elle s’empressa de cacher les vêtements d’Esther et descendit à la cuisine pour préparer une potion de lait chaud au gingembre.

À ce moment MacSon rentrait, revenant de l’étable. Il était très pâle, avec une physionomie fatiguée et inquiète.

Sa première question fut celle-ci :

— Hansen n’est donc pas revenu hier soir ?

— Je ne l’ai pas revu depuis qu’il est parti hier pour aller vous rejoindre au village.

— C’est curieux, il m’a fait comprendre qu’il allait rentrer avec moi, et je ne l’ai pas revu.

Quelle comédie MacSon avait-il imaginé ? Cette comédie, la nuit d’avant, avait épouvanté et rendu folle presque sa fille Esther ! Voulait-il éloigner de lui les soupçons dans cette tragédie nocturne dont il avait été l’un des acteurs ? C’est évident, et il ne voulait pas être incommodé par les enquêtes que la police ne manquerait pas de faire.

Quant à Héraldine, elle ne se préoccupait nullement du Suédois qu’elle aurait voulu voir à cent lieues de la ferme. Pour le moment il s’agissait d’Esther, d’Esther malade, très malade même. Aussi jugea-t-elle prudent d’en prévenir MacSon, au cas où les services d’un médecin seraient requis.

— Vous ne savez pas, monsieur MacSon, qu’Esther est bien malade ?

— Esther ?… malade… bégaya le fermier.

— Elle a une très grosse fièvre.

— Pensez-vous que c’est grave ? interrogea MacSon un peu inquiet.

— Je n’en sais rien encore. Je lui prépare quelque chose à boire. Si cela ne lui fait aucun bien, il faudra prévenir le médecin.

— C’est bon, vous me le direz.

France et Joubert, qui avaient entendu ces paroles, s’approchèrent et demandèrent à la Métisse :

— Esther est donc malade, Didine ?

Leurs petites figures avaient de suite exprimé une forte inquiétude.

— Oui, chéris, Esther est malade. Vous ne ferez pas de bruit pour qu’elle repose tranquillement, et vous vous tiendrez bien sage n’est-ce pas ?

— Nous serons très sages, déclara sérieusement France en consultant du regard Joubert.

— Oui, oui, affirma ce dernier.

Une heure plus tard, Héraldine comprit que les soins du médecin seraient nécessaires. Elle en prévint MacSon qui partit hâtivement pour le village.

Avec la route détrempée par la pluie torrentielle de la nuit précédente il fallut trois heures au fermier pour atteindre Bremner.

La première nouvelle pour l’Écossais, en arrivant au village, fut celle d’un homme inconnu qu’on avait ramassé sur la route, couvert de sang et de boue, mort depuis peu.

MacSon, à cette nouvelle, fut secoué par un pressentiment funèbre.

— Qu’a-t-on fait de cet homme ? demanda-t-il en essayant de donner à sa voix un ton d’indifférence.

— On l’a porté à l’hôtel.

Après avoir conduit ses chevaux à l’écurie publique, MacSon se rendit chez le médecin. Là, on lui apprit que ce dernier avait été appelé à l’hôtel auprès d’un inconnu qu’on avait tenté d’assassiner dans la nuit.

Troublé, inquiet, le fermier se dirigea vers l’hôtellerie s’efforçant de conserver le calme à sa physionomie. L’hôtel était rempli d’une foule de curieux qui jetèrent sur l’Écossais des regards singuliers. Sur le moment, MacSon n’y prit garde. Il alla droit au bar pour se faire servir une consommation. Là, des habitués bien connus du fermier firent mine de s’écarter sur son passage. Les conversations engagées s’étaient soudain arrêtées à son apparition, et MacSon, cette fois, aux regards qu’on détournait de lui, aux attitudes de ces gens, crut comprendre qu’on parlait de lui. Une sorte d’épouvante mystérieuse commença de lui serrer le cœur. Pour se donner du sang il se fit servir trois verres de whiskey, et avec cette liqueur le courage et l’audace lui revinrent.

Alors il s’informa de l’homme assassiné, auprès du commis d’hôtel qui, avec une sorte de répugnance bien visible, lui dit que le cadavre avait été enfermé dans une chambre en attendant l’arrivée de la police.

— Mais à quelle distance du village cet homme a-t-il été trouvé ?

— Ah ! ah ! Est-ce un cultivateur des environs ?

— C’est un étranger, parait-il, dont on n’a pu encore savoir le nom. Personne ici n’a été capable de l’identifier.

MacSon commanda un quatrième verre de whiskey et se mit à penser.

— Si cet homme, par hasard, est mon Suédois, comment se fait-il qu’il ai pu, blessé, faire un si long trajet ? Et comment se fait-il qu’il soit passé devant sa porte sans s’arrêter ?

Pendant plusieurs minutes MacSon s’efforça de trouver des motifs qui avaient guidé Hansen, et ne pouvant entrevoir aucune solution de ce mystère, il se dit avec un haussement d’épaules :

— Bah ! que m’importe après tout ! Le mieux pour moi c’est d’être prudent et de feindre la plus profonde ignorance.

MacSon sortit de l’hôtel pour aller à d’autres affaires et pour retourner ensuite chez le médecin.

Dans les rues du village l’Écossais s’aperçut encore que les gens de sa connaissance affectaient de ne pas le voir, et que des gamins ça et là le montraient du doigt.

— Allons ! se dit MacSon qui se sentait de l’aplomb sous l’influence de l’alcool, il faut bien peu de chose pour tourner la tête du monde : un homme assassiné !

Et il alla son chemin, indifférent en apparence, mais, au fond, très perplexe, et très inquiet.