La main de fer/3

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Edouard Garand (73 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 6-10).

Chapitre I

ATTAQUE NOCTURNE


Nous avons dit que le fort Frontenac fut construit en 1673. L’idée du gouverneur du Canada en élevant cette enceinte de palissades autour de quelques habitations et de quelques magasins, était de détourner, au détriment des Hollandais de Albany, le commerce des pelleteries que ceux-ci pratiquaient avec les Iroquois chassant dans le Haut-Canada, et, à cette fin, il accorda la permission de faire la traite avec ces sauvages, à deux marchands bien connus : Jacques Le Bert, de Montréal, et Charles Aubert de la Chesnaye, de Québec.

Au cours des années 1673-75, les deux associés eurent la jouissance du fort, des logements et des magasins, à charge de les tenir en bon état.

Au mois de mai 1675, Louis XIV donna le fort à Cavelier de la Salle, à condition qu’il le rebâtirait en pierre ; qu’il y entretiendrait vingt hommes pendant deux ans ; et, après cela, une garnison pareille à celle de Montréal ; qu’il placerait une colonie de cultivateurs dans le voisinage et qu’il rembourserait au roi les dix mille francs qu’avait coûté la construction du fort en 1673, ainsi qu’à Le Bert et à La Chesnaye les neuf mille francs par eux dépensés dans la même place ; moyennant quoi, La Salle pouvait faire seul le trafic du lac Ontario et plus loin même, durant les trois années finissant le 12 mai 1678.

Pendant l’été de 1677, De la Salle avait terminé le nouveau fort, formant un carré de quatre-vingt dix pieds, et comprenant quatre bastions. Plusieurs familles de colons avaient pris des terres près des murs de Cataracouy. Quant aux remboursements stipulés envers le roi et envers Le Bert et La Chesnaye, De la Salle les fit en 1677.

On le voit, il avait fait honneur à toutes ses obligations. Aussi dans l’automne de 1677, il s’embarqua pour la France, où il allait s’efforcer d’obtenir la continuation de son privilège de traite durant cinq années.

M. de la Salle, grâce aux lettres de M. de Frontenac, dont il s’était muni, n’eut pas trop de difficultés à obtenir ce qu’il désirait. Colbert le reçut avec bienveillance. D’ailleurs, à part ses lettres de recommandations qu’il apportait du comte de Frontenac, il comptait aussi de puissants protecteurs auprès du Roi-Soleil. Ceux-ci, grâce à leur influence, lui firent accorder plus qu’il n’espérait, car on lui concéda le privilège de construire des forts sur les Grands-lacs pour y développer son commerce.

Si la saison eut été favorable, l’infatigable Rouennais se serait très probablement mis en route pour le Canada, mais l’hiver était proche, et il n’y avait plus de vaisseau en partance pour cette lointaine contrée.

Profitant de ce séjour forcé dans la grande ville, il résolut de ne pas perdre ce temps oisivement, mais de cultiver et de bien entretenir l’amitié que lui portaient ses hauts protecteurs, en leur faisant sa cour.

Entre temps, il s’occupait aussi du soin de choisir une trentaine de courageux et forts gaillards pour les opérations qui germaient dans son cerveau et qui devaient voir leur éclosion sous le ciel canadien.

« Les jours se suivent et ne se ressemblent pas » avons-nous vu quelque part, mais pour M. de la Salle il n’en était pas ainsi. Chaque nouvelle journée apportait la même monotonie aussi accablante que la veille ; et cela lui faisait désirer ardemment l’époque où la navigation reprendrait son essor vers l’Amérique Septentrionale.

Il est bien probable qu’il aurait aimé à prendre part à quelque aventure de nature à lui procurer plus de mouvement, d’excitation. Peut-être en fit-il le souhait en lui-même ou l’exprima-t-il tout bas ? Que cela soit, ou non, tel était l’état de son esprit.

Après avoir joui d’une accalmie, le vent allait changer et pronostiquer des bourrasques surprenantes, comme on le verra plus loin.

Un jour, M. le prince de Conti convia M. de la Salle à dîner pour lui présenter un jeune officier de l’armée française, que la paix de Nimègue, tout récemment conclue, laissait sans emploi. Il le lui recommandait instamment à titre de lieutenant, et louait tant ses bonnes qualités, son caractère droit, sa volonté ferme, sa bravoure et sa fidélité à toute épreuve, que la curiosité de l’explorateur en fut fortement piquée.

Car un tel homme, en lequel il pourrait reposer sa confiance serait d’une importance capitale pour l’exécution de ses projets futurs, et depuis son séjour en France, il n’en avait pas rencontré de semblable.

— Je ne serais pas surpris, pensait-il, au contraire, j’éprouverais plutôt de l’étonnement, que monseigneur colorât les talents de celui qu’il me recommande, afin de m’engager à le prendre avec moi… il en est toujours ainsi, en faveur des protégées que l’on veut placer… Et, pour plaire Son Altesse, que ne ferais-je pas ?… Enfin ! nous verrons !…

Chez M. de Conti, un laquais reçut M. de la Salle et le conduisit dans l’un des salons où quelques gentilshommes conversaient avec l’hôte, en attendant l’heure du dîner. De la Salle les connaissait tous, moins un que le maître de céans lui présenta. C’est ce dernier qui avait fait le sujet de la lettre du prince.

— Le nom de M. le chevalier de Tonty, fit De la Salle en s’inclinant vers celui-ci, offre une consonance agréable avec celui de notre amphitryon. Cela est d’un bon augure, monsieur !

— J’en suis flatté, M. de la Salle, répondit le chevalier, et j’espère qu’au sortir de l’entretien que je sollicite, le jour qu’il vous plaira, et que vous m’accorderez, n’est-ce pas ? j’aurai pu gagner vos bonnes grâces et être agréé de vous.

— Je le souhaite, monsieur !… Vous désirez donc beaucoup voir l’Amérique ?

— Je désire ne pas demeurer inactif ! J’ai embrassé la carrière des armes de bonne heure, et je l’aime, mais la paix de Nimègue que l’on vient de conclure me laisse sans perspective d’avancement.

— Vous avez pris part à la campagne contre les Hollandais ?

— Non, monsieur ! Je reviens de la Sicile… J’étais à l’attaque de Messine, l’an dernier, lorsque les troupes françaises, sous les ordres de M. de Vivonne, frère de Madame de Montespan, se battirent contre les Espagnols.

— Ah !

— J’y fus blessé, et j’eus le malheur d’être fait prisonnier.

— Je serai charmé, M. le chevalier, de vous entendre dans le récit de vos faits d’armes contre l’Espagnol !… Pourrez-vous venir chez moi, à l’hôtel où je suis descendu : « Aux Armes de Bretagne »… voyons ! dans trois jours ?…

— Certainement… C’est aujourd’hui le premier jour de la semaine… ce sera donc jeudi ?…

— Oui.

— Votre heure, M. de la Salle ?

— Venez diner avec moi à sept heures.

— J’accepte avec plaisir.

À ce moment le majordome apparut dans la porte du salon, et majestueusement annonça :

— Son Altesse est servie !

Aussitôt, les convives du prince passèrent à la salle à manger, et prirent place autour d’une table somptueuse. Les invités de Mgr de Conti n’attendirent pas l’apaisement de leur faim pour continuer la conversation commencée quelques instants auparavant dans le salon, mais bientôt, et tout en savourant les mets délicats, l’on se mit à parler de la Nouvelle-France.

Le marquis d’Aubigny, le comte de Montbazin et le baron de Coissy partageaient avec celui que nous connaissons, l’honneur d’être les hôtes de Son Altesse.

Le marquis après un gentil compliment au prince sur certains mets rares qu’il venait de goûter, dit :

— Vous avez demeuré longtemps dans ces régions lointaines, M. de la Salle ?

— Douze ans, M. le marquis.

— Tant que cela ?… le pays vous plaît donc ?…

— Oui, beaucoup !…

— Et c’est grand le Canada ? demanda de Coissy.

— Comme dix Frances… et peut-être plus, car la partie occidentale n’est pas encore bien connue…

— J’ai ouï dire que le climat en hiver est très rigoureux, remarqua le comte, et qu’il vous faut sortir enveloppé dans de chaudes fourrures… et que malgré cela… les gens souffrent grandement du froid !… Est-ce bien le cas ?…

— Il y a quelques journées qui sont bien rudes en hiver, mais cela n’empêche point que l’on ne fasse ce que l’on a à faire. On s’habille un peu plus qu’à l’ordinaire ; on se couvre les mains d’une sorte de gants appelées mitaines en Canada. L’on fait de bons feux dans les maisons, car le bois ne coûte que la peine de le couper et le mettre dans l’âtre du foyer. La plupart des jours sont extrêmement sereins et l’air est sain en tout temps, surtout en hiver.

— L’été ?… Comment est l’été ?… demanda M. d’Aubigny.

— La température ressemble à celle du pays d’Aunis.

— Y a-t-il beaucoup d’habitants ? voulut savoir le prince.

— À cela, monseigneur, je ne puis répondre rien de positif.

Le comte de Montbazin qui avait un faible pour le jus de la treille s’informa :

— Quelle boisson boit-on à l’ordinaire ?

— Du vin français, et du bon, dans les meilleures maisons ; du cidre, aussi importé, et de la bière, dans d’autres. Ce breuvage dont l’orge et le houblon sont la base, est fabriqué à Québec et à Trois-Rivières ; une autre boisson appelée bouillon se boit communément dans toutes les maisons…

— Du bouillon ? demanda M. de Montbazin.

— Quel sorte de bouillon ? ajouta M. de Coissy.

— Il est fait de pâte crue mais levée ; on cuit cette pâte dans un chaudron plein d’eau et, quand elle est rassise puis séchée, on en prend la grosseur d’un œuf que l’on jette dans l’eau pour boire !  !  !…

— Quel breuvage ! remarqua le comte.

— Vous aimeriez mieux le vin, n’est-ce pas ? dit M. de Coissy.

— Sans doute !…

— Et M. de la Salle, interrogea encore le comte, se boit-il autre chose dans ce beau pays ?

— Oui, M. le Comte ; il y a aussi un liquide qui est fort bon et commun…

Et un fin sourire parut aux coins de la bouche de M. de la Salle, et mit une lueur gaie dans ses yeux. Son interlocuteur ne s’en aperçut point, autrement il aurait soupçonné le piège tendu. Il demanda donc tout bonnement :

— Lequel ?

— De l’eau… que les plus pauvres boivent…

À cette réponse, tous se mirent à rire aux dépens du comte.

M. de Tonty qui, jusque-là, s’était borné à écouter les propos de ses voisins glissa sa question.

— Avez-vous des chevaux ?

— Bien peu. On ne les a introduits que depuis 1665 !

— Alors, comment voyagez-vous ?… À pied ?…

— La route entre Québec, Montréal et Trois-Rivières est praticable pour un cavalier, mais à l’ouest de cette dernière localité, si le voyageur ne va pas en canot, il lui faut aller à pied n’y ayant pas de chemins commodes pour chevaucher… Nous employons généralement comme mode de transport d’un point à un autre, le canot.

— Mais quel profit peut-on faire là ?… Que peut-on en tirer ?…

— C’est une question, M. le baron qui m’a été faite maintes fois, dit De la Salle. Le Canada extrêmement vaste, est bon, capable comme la France de produire toutes sortes de choses, et l’on y est bien. Il y a de grandes richesses dont l’acquisition n’est pas sans danger, parce que nous avons un ennemi redoutable, cruel, sanguinaire, cherchant toujours l’occasion de nous causer du mal, et qui nous empêche de nous écarter pour faire aucune découverte. Il faudrait qu’il fût détruit, que nous ayons beaucoup de monde, avant de connaître les avantages du pays… Mais pour faire cela il faut que quelqu’un en fasse la dépense, et qui la fera si ce n’est notre bon roi ?… Il a témoigné le désir de le faire, Dieu veuille le faire persévérer dans sa bonne volonté !…

La conversation roula encore quelque temps sur ce sujet, puis, le repas fini, après une courte causerie au salon, les convives du prince prirent congé de lui.

L’obscurité de la nuit commençait déjà à descendre sur Paris lorsque les cinq gentilshommes sortirent.

Aux instances de M. d’Aubigny, le comte et le baron renvoyèrent leur voiture et montèrent avec M. de Tonty dans le carrosse du marquis. Quant à M. de la Salle, il préféra rentrer chez lui à pied, afin de jouir plus longtemps de la fraîcheur du soir. D’ailleurs, on y voyait assez, disait-il, pour ne pas s’embarrasser les pieds dans un obstacle et faire une chute.

De la Salle avait une demi-heure de marche pour arriver à son hôtel, mais à son allure de promeneur, il y mettrait probablement le double.

Levant la tête pour examiner les cieux, il ne vit que quelques constellations étincelant dans la voûte céleste comme des yeux de feu ; les autres étoiles n’ayant pas le même éclat s’étaient, je crois, cachées, pâles de dépit derrière quelques longs et légers nuages flottant là-haut comme des voiles noirs. De lune, pas même la pointe d’une corne.

Notre brave Rouennais cheminait donc paisiblement.

Il va de soi qu’il avait la tête pleinement occupée des événements de la soirée. Il songeait surtout au chevalier de Tonty.

— C’est un homme dont les traits accusent une énergie peu commune, se disait-il, si toutefois l’on peut se fier aux apparences… J’aurai plus de chance de l’étudier dans trois jours lorsqu’il viendra me voir… Ah ! s’il pouvait répondre à mes désirs, j’en serais fort aise… Jusqu’ici les affaires s’arrangent bien… et je n’ai pas à me plaindre de la Providence !… Un charmant homme que ce M. d’Aubigny… et M. de Montbazin… et M. le baron… il faudra que je fasse plus ample connaissance avec eux… cela ne peut nuire !…

En monologuant de la sorte, De la Salle arrivait presque chez lui : plus qu’une ruelle à traverser et il entrait à son hôtel.

C’est à ce moment qu’un homme ivre déboucha de la ruelle, chantant d’une voix avinée un refrain dans ce genre :

 « Si tu veux, ma toute belle,
Faire mon bonheur,
Ne sois donc point cruelle ;
Donne-moi ton cœur ! »

À certain cliquetis comme celui d’une lame battant dans son fourreau, notre ami reconnut que le chanteur devait être un enfant de Mars ou de Mercure ayant sacrifié au dieu Bacchus.

Il s’assura que son épée jouait bien dans sa gaine au cas où ce noceur aurait le vin mauvais et lui chercherait noise.

— C’est plutôt un bandit, un coupe-jarret, pensa De la Salle, en passant près du gaillard et le jugeant par sa mine. Soyons sur nos gardes, car il pourrait nous attaquer traîtreusement !

— Tiens ! un seigneur, se dit le soudard ; si je lui flanquais un bon coup d’épée dans le dos ?… Il doit avoir une bonne bourse sur lui !… C’est ça ! allons-y doucement !… Il dégaina et s’élança d’un bond de fauve sur le seigneur.

Celui-ci s’attendait à pareille tactique, aussi reçut-il l’attaque fermement. Son épée rencontra et croisa celle du drôle.

— Ah ! ah ! scélérat ! brigand ! dit De la Salle, je vais te faire ton affaire !…

Au son de la voix de Cavelier de la Salle, l’inconnu s’était arrêté et d’un saut bondit en arrière.

La porte d’un cabaret vis-à-vis s’ouvrit, et la lumière qui éclairait cet intérieur, glissa par l’ouverture en une traînée d’or enveloppant le gentilhomme.

L’ivrogne poussa une exclamation de surprise et de peur et s’écria :

M. de la Salle à Paris !…

De la Salle stupéfait regardait s’enfuir le misérable.

— Cet homme me connaît, se dit-il, ma vue l’épouvante et lui fait prendre la poudre d’escampette !… Que signifie cela ?…

Deux autres figures patibulaires venaient d’apparaître dans l’embrasure de la porte du cabaret, et notre ami crut plus prudent de s’éloigner rapidement de la scène.

Ce ne fut que fort tard qu’il réussit à fermer l’œil. Le cri de l’ivrogne lui revenait toujours à l’esprit. Cet être ressentant ainsi une grande frayeur en découvrant quel était celui qui l’assaillait, dénotait qu’à certaine époque il avait dû se trouver mêlé à quelque méfait contre De la Salle et redoutait sa colère.

Cependant ce dernier eut beau fouiller sa mémoire, il lui fut impossible de remettre aucun personnage à qui sa vue causerait un tel émoi. La nature enfin exigeant son tribut, le poussa, rebelle, entre les bras du dieu du sommeil.