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La maternelle/V

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Librairie Universelle (p. 139-175).
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V


Ce matin, à neuf heures moins un quart, dans le préau, on a entendu venir de la rue des cris affreux d’enfant et un murmure de foule. La directrice qui comptait les sous de la cantine, assise près de la barrière, a échangé un regard impuissant avec Mme Galant.

Depuis quelques minutes, l’entrée avait cessé complètement. Tous les matins le courant d’enfants arrivants se coupe ainsi, pendant un temps plus ou moins long ; il est arrêté par un accident ordinaire de la rue : rixe entre hommes ou femmes, excentricités d’ivrogne, amours de chiens.

Cette fois, un père amenait sa fille à force de gifles et de poussades ; une troupe d’élèves accourus de tous les bouts du quartier formait cortège ; il y eut un envahissement tumultueux.

L’enfant battue fut projetée la première dans le préau : Louise Guittard ; un crêpe est piqué à son béret depuis huit jours ; c’est… c’est son second père qui l’accommode si rudement.

Je l’ai vite prise par le bras et conduite au lavabo, sa figure de pauvre mouton, barbouillée de larmes, était enflée, labourée d’ecchymoses.

Les camarades ont afflué derrière, bruyants, excités, hilarants, profitant de leur nombre pour continuer à manifester, l’accent canaille :

— Mince alors ! T’as vu c’te pâtée !

Ils viennent poser leurs paniers près de l’endroit où je tamponne Guittard ; plusieurs, chez qui persiste l’émerveillement de la magistrale correction, portent eux-mêmes de terribles marques paternelles sur le visage.

Que de notations instructives j’aurais à enregistrer ! Voir battre un camarade est une occasion d’importance qui fait sortir la nature, qui grossit et accentue les physionomies et, dans tous les cas, il apparaît incontestablement que notre vieille âme héroïque et conquérante n’est pas morte ; j’en juge à la façon dont Bonvalot tire les cheveux à Julia Kasen, sans méchanceté, par débordement enthousiaste.

Le choc nerveux s’est communiqué aux gamins déjà assis ; les cous se sont allongés vers Louise Guittard, les figures ont grimacé leur expression « de la rue », j’ai vu courir le long des bancs l’avidité féroce, stupide et lâche de la foule.

Mme Galant a donné le signal du chant, comme unique moyen d’apaisement. La pédagogie a de ces

inspirations : un hosanna criard se déchaîne :

Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…
J’avais des fleurs pour couronner ta tête…

Quant à moi, l’émotion concentre ma force d’observation sur les laideurs. Quelle lamentable espèce d’enfants ! J’en compte çà et là une quantité, filles, garçons, grands, petits, moyens, qui, sans erreur possible, — ont le visage modelé par les coups. En a-t-il fallu des brutalités depuis leur naissance ! Car la chair reprend sa forme après une torgnole, le sourire renaît après les pleurs. En a-t-il fallu des réitérations pour que des coins de visage restent de travers, pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence de renifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfant rit !

Mais il y a pis que les déformations accidentelles ! Cette enfance pèche par mille stigmates de dégénérescence. Voici la petite Doré atteinte de strabisme et vingt autres, victimes de la même hérédité alcoolique. Quand ce ne sont pas les yeux, ce sont les hanches qui chavirent : nous possédons toute une collection de coxalgies ; nous recélons trois boiteux, sans compter Vidal, le bossu ; quant aux rachitiques, aux noués, aux scrofuleux, on ne les distingue même pas : autant prendre l’effectif entier, à un degré près.

Les ressemblances d’animaux ne se doivent pas dédaigner : beaucoup d’enfants émules de Richard offrent des faces de singes, vieilles à grandes rides, et leur gaieté plisse toujours péniblement. Nous foisonnons en têtes de poissons, à bouches molles, en félins à nez aplatis, en boucs, en crânes plats de casoars, en mâchoires de lévriers, en mentons qu’on croirait tombés, allongés en excroissances morbides. Des oreilles décollées deviennent si drôles, montrées par un gamin qui glapit :

— Madame ! i’ n’a pas lavé ses garde-crotte !

Des petites filles vocalisent, la nuque renversée ; je reconnais des têtes de noyées, des physionomies de mortes que se sont disputées l’éclampsie et l’inanition.

Par compensation, aucun tableau poétique du monde ne saurait être égalé à celui offert par la mignonne Louise Guittard, la tête penchée sur l’épaule, les yeux en velours, les lèvres tuméfiées, chantant de toute sa bonté convaincue :

Petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…

À propos de Louise Guittard, Mme Paulin m’a informée.

— V’là encore une adresse pour Libois. (Elle dit Libois tout court ; j’ai essayé, ça ne me va pas.) Il s’occupe des enfants les plus battus : il ose lui-même endoctriner les parents, ou bien il les signale.

— Tiens ! la philanthropie policière.

Mme Paulin hausse les épaules :

— Non ! il les signale pour leur faire coller un secours ! Il prétend que c’est avec des pains de quatre livres que l’on empêche le mieux les parents d’assommer leurs gosses ! Des bêtises ! Les gens le sauront, ils battront le rappel exprès… Est-il assez godiche, le délégué ! Il ne vous parle jamais ?

— Dieu non !

— Moi, il me parle, même dans la rue. Et puis la directrice fait porter souvent des lettres chez lui, au sujet des maladies contagieuses, je crois. Ça devrait être votre service. Écoutez, il ne faut pas m’en vouloir, je n’ai pas intrigué. C’est lui-même qui a dit à la directrice : « Envoyez-moi de préférence Mme Paulin, parce que je la connais ». Du reste, il habite dans mes parages, la grande belle maison neuve en face du métro. Alors quand il est là je monte la lettre. Je ne suis pas forcée, mais, n’est-ce pas ? on aime bien voir l’intérieur de ces messieurs. Et croiriez-vous qu’il est devenu bavard tout d’un coup ! « Vous avez bien fait de monter, Madame Paulin. Qu’est-ce que je vais vous offrir ? Un verre de bordeaux ? Et l’école, ça marche le service ? Vous vivez d’accord ? — D’accord avec Rose, que je réponds ! Pour sûr, Rose, monsieur, j’en ai jamais vu une pareille. »

Cette pie borgne n’a-t-elle pas raconté je ne sais quelle histoire à propos du pain qui manque dans les paniers et de notre petite invention d’y suppléer. Elle devait être un peu grise. M. Libois, paraît-il, avait l’air, à chaque instant, de chercher des objets qu’il ne trouvait pas, — ou d’un chien à qui l’on marche sur la patte (parbleu ! il se détournait pour rire). Il lui a donné la bouteille entamée à emporter, il lui a donné le paquet de biscuits, il lui a serré les mains. Une paire d’amis, quoi !… (Il ne savait plus comment s’en débarrasser.)

Dans tous les cas il faut que je signifie à Mme Paulin de ne plus me mêler à ses commérages.

Revenons aux enfants.

Quels signes aussi dans le champ des chevelures, dans la plantation hirsute mangeant le front plus ou moins ! Quelles mentalités de parents révélées par les coiffures « à la chien » des petites filles !

Et la débilité générale affichée par la rangée des mollets étiques, malades, vides ! Des mollets avortés, qui ne poussent pas !

Justement, pour compléter cette estimation pitoyable, des tout petits qui se tortillaient sur leur banc m’ont donné à tâter de dérisoires échines osseuses, rappelant, par la dimension misérable, des carcasses de chats maigres, de lapins.

Parbleu ! nous possédons de vrais enfants, de gentilles têtes rondes, roses, vivaces ; parfois, les maîtresses se divertissent entre elles de délicieux petits amours livrés à eux-mêmes ; ils jabotent tout seuls, rient, s’amusent à faire claquer leurs lèvres : « boi, boi, boi », et ils promènent d’ineffables yeux bleus qui effleurent toutes les choses et ne se posent sur rien.

Mais le triste aspect d’ensemble subsiste. Pareillement, quelques immeubles neufs, confortables, décorent çà et là les rues avoisinant l’école, mais ils n’enlèvent pas au quartier des Plâtriers sa dégaine louche et crasseuse.

La directrice a séjourné dans sa classe toute la matinée. J’ai eu suffisamment de besogne après les poêles qui ne tiraient pas ; impossible de dégourdir la température à dix degrés, excepté au premier, chez Mme Galant. Il faut dire que, dans la classe


La Maternelle
LA GARGOTTE.

de la normalienne, au-dessus des fenêtres et de la porte donnant sur la cour, les vasistas qui ferment mal attendent l’architecte depuis un an.

Armée de mon tisonnier, en allant d’un poêle à l’autre, je n’ai pas cessé de recenser les tares de ma population enfantine. Et l’atavisme moral ! Et les perversions instinctives !

L’autre jour, quand Mademoiselle racontait « la Mésange », plusieurs de ses élèves, — aux phrases du commencement, — restaient distraits, à peine intéressés, — Gillon, par exemple, — c’était déjà de l’obtusion intellectuelle, mais d’autres riaient malignement : indice de perversion ; et je me rappelle maintenant, placée de côté comme j’étais, avoir remarqué des crânes singuliers, en ruines, avec des pans abattus.

Il est vrai qu’au milieu du récit Irma Guépin pleurait, la Souris, sublime, contractée à l’extrême, vibrait d’une seule pièce ; j’aurais compté les ondes frémissantes de son corps ; Adam assombrissait terriblement son facies de taureau. À la fin, il régnait une palpitation générale ; il planait quelque chose de plus fort que le destin de ces enfants et qui les emportait, les transformait, les sauvait : le grand souffle du sentiment. Et Bonvalot n’était plus l’assassin, ni Virginie Popelin la vicieuse, ni Julia Kasen la sacrifiée ; et Léon Chéron, Léon Ducret et les « visages pointus », Gabrielle Fumet, Berthe Cadeau, s’embellissaient de personnalité.

Mes tout petits eux-mêmes amenuisaient leurs frimousses pour saisir la délicatesse des mots et leurs becs, leurs nez travaillaient, tels des menottes malhabiles qui cherchent à prendre un objet un peu trop gros, un peu trop lourd.

Mais comment faire durer cette minute sentimentale, tout de suite envolée ?

Il me semble que la classe a une âme collective, lourde, croupissante, où s’envase la servitude misérable : quelle peut être l’action de la maîtresse sur cette stagnation ? N’est-ce pas seulement une action passagère, rapide et vaine comme le souffle du vent sur l’eau ?

Ainsi, chez ces mêmes enfants si indignés contre Mistigris, j’ai vu réapparaître, au bout de peu de temps, l’inclination du peuple envers les brigands. Hier, Mademoiselle organise cette expérience d’inviter ses élèves à raconter eux-mêmes « la Mésange » ; chacun participera à la narration pour un épisode, à la suite. La parole est à Louis Clairon.

J’ai observé Clairon, un garçon de la catégorie simiesque, nature bretonne, à l’air intelligent et têtu.

— Y avait un chat qui avait faim…

— Mais non, rectifie Mademoiselle, Mistigris venait de déjeuner.

— Y avait un chat qui était en colère…

— Mais pas du tout…

Le parti pris était flagrant ; Clairon se rappelait très bien, mais il ne voulait pas que le chat-brigand fût sans excuse ; il n’a pas cédé :

— Y avait un chat qui n’avait rien du tout…

Et voilà le malheur : l’inclination du peuple pour les brigands n’est pas l’instinctive bienveillance à l’égard du réprouvé ayant osé agir contre tous, elle n’est pas due non plus à l’obscure perception qu’un malfaiteur c’est un pauvre et qu’un pauvre c’est « du peuple », non, je crois plus banalement que cette inclination révèle un goût fanfaron de l’oppression et découle des romans feuilletons, des mélodrames, de la mauvaise éducation héroïque, du besoin d’art mal servi.

Je voudrais garder ma confiance entière dans les bienfaits de l’enseignement moral. Vain désir ! La réalité brutale m’étreint à chaque instant.

J’ai entendu la mère Doré renouveler sa plainte à la directrice :

— Punissez cette morveuse, elle a déjà des idées… c’est trop jeune, est-ce vrai, madame ? c’est trop jeune.

Il faut que l’école touche joliment juste pour avoir une influence améliorante !

Alors, une morale par enfant ?

Dame ! Que dirait-on d’un hôpital où les malades seraient répartis pêle-mêle dans les salles, d’après leur âge simplement, et où un médecin, n’ayant pas le moyen d’examiner chaque cas particulier, prescrirait la même potion pour soixante patients différents ?

Quelle tête ferait le visiteur à considérer les malades un à un ? J’en suis là : je ne puis m’empêcher de détailler les enfants, de scruter les parents, le quartier, et de m’arrêter à chaque tare particulière.

Et alors, étant agenouillée entre un banc et une table à nettoyer par terre, j’aspire comme des bouffées de vérité : on ne peut pas alléguer que l’école se trompe — appréciation trop vague — il faut spécifier : la leçon a le tort d’être servie pareille à tous, aux forts, aux faibles, aux gentils, aux affreux ; tel conseil profitable à Pierre peut parfaitement nuire à Paul.

La morale c’est le bien de l’individu considéré dans son milieu. Chaque nature et chaque situation a la sienne.

Quelle révélation ! Et maintenant j’écoute ces malheureuses maîtresses verser leur médication collective, sans souci ni de tempérament, ni de famille, ni de condition économique.

Je ramasse des papiers, je renifle les odeurs différentes des enfants et je me dépite : mais fourrez donc le nez sur vos élèves !

Certes, ces dames moralisent à propos de toutes les choses diverses (conformément au manuel spécial de leur métier), mais pas à propos des enfants divers.

Tous les exercices de la classe et les jeux de la récréation doivent fournir prétexte à sapience. On ne l’oublie pas ; il n’est pas jusqu’au modèle d’écriture qui ne porte ses fruits.

La leçon que l’on arrose le plus de vertueux propos est celle de calcul. Morale et calcul, à première consonance, cela ne se marie pas nécessairement. La normalienne, le lundi, le mercredi et le vendredi, d’une heure trois quarts à deux heures et demie, se charge, des plus aisément, la craie à la main, de cet heureux rapprochement.

« J’ai deux douzaines de cerises, vous allez les voir sur le tableau ; j’en veux faire trois parts égales : une que je mangerai de suite, une que je conserverai pour ce soir, une que j’offrirai à un camarade. »

Et la craie marche, et la langue, et tout y passe — sans que le truquage apparaisse — l’addition, la soustraction, la division, la frugalité, la prévoyance, l’économie, la générosité… et un cerisier et une assiette et une table.

C’est bien. Et je ne suis nullement satisfaite.

Du reste, j’ai l’esprit chagrin et il ne m’arrive que des ennuis.

Je suis allée dimanche, voir mon oncle, sur une convocation brève et peu aimable.

— Qu’est-ce qu’il y a ? m’a-t-il crié à brûle-pourpoint.

— Mon oncle, c’est vous qui m’appelez…

— Tu ne sais rien ? Qu’est-ce que ça veut dire : on est venu dans le quartier, chez la concierge, faire une enquête… oui, quand tu écarquilleras les yeux… et c’était surtout toi, tes antécédents, que l’on voulait connaître. Tu y es maintenant ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Mon oncle, peut-être l’Administration…

— Ce n’est pas l’Administration ; il s’agit d’une de ces agences qui font des recherches dans l’intérêt des familles.

J’ai fini par rabrouer mon oncle vertement ; il avait l’air de douter de ma conduite.

Et je ne veux pas approfondir cette histoire de concierge. Que m’importe ?

J’ai beau faire, une inquiétude inexplicable vit en moi. Des riens m’agacent, sans motif.

Et me voici dans ma chambre. Si seulement j’avais du feu, je serais moins mal pensante ; le bec de ma lampe à pétrole parcimonieux, avare, ne me communique pas l’égoïsme digne et accommodant du monde qui a chaud.

Le temps de monter mes six étages, mon dîner était figé ; et je ne m’habitue pas à ces gens à accroche-cœur attablés en bas dans la gargote, ni à leurs éclaboussures d’argot, ni à leurs bouchons, ni à leurs boulettes de pain.

Ma digestion ne s’accomplit pas, je ne peux pas me coucher ; pour un peu, je sortirais. J’ai peur et j’ai envie… Quel réconfort trouverais-je dehors ? Voilà bien de quoi soulager ma douloureuse aspiration vers une bonté aimante et belle : la rue des Plâtriers, le boulevard de Ménilmontant avec leurs ombres, leurs projections blafardes de débits empoisonneurs et ces gens à démarche rôdeuse qui ne vont nulle part et ces formes inquiétantes qui stationnent, et ces coups de sifflet sinistres…

J’ai honte de moi, je voudrais un prétexte… je voudrais avoir oublié quelque chose à l’école. J’irais… une fois les réverbères allumés, la fonction du quartier c’est la débauche… toute femme jeune passe au milieu de la convoitise et de la concurrence… je ferais quelques pas, je sentirais toutes sortes de menaces autour de moi. Devant la façade assombrie de l’école, je verrais des personnes en train de chercher, de parler, de monter la garde. Juste là, sous le drapeau, et le long des affiches, je retrouverais le même trottoir occupé qu’à onze heures et à quatre heures lorsque l’on attend la sortie des élèves… à peu près mêmes visages, mêmes vêtements. Faut-il l’écrire ? de celles qui viennent chercher leur enfant dans la journée, il y en a, je crois, qui reviennent la nuit devant l’école.

Sans doute, c’est seulement la curiosité de vérifier qui m’attire dehors… Belle curiosité ! c’est plutôt mon intolérable solitude qui me pervertit.

J’ai souvent rêvé cette inouïe fortune : un enfant que l’on ne viendrait pas retirer le soir et dont je ne retrouverais pas les parents à l’adresse marquée sur la fiche, je l’emmènerais chez moi, je le ferais dîner, je le coucherais, je le dorloterais. Comme cela doit être bon d’avoir un enfant à embrasser dans le silence du chez soi, quand, dehors, guette la nuit hostile !

Le fait s’est produit, Mme Paulin me l’a raconté : un bébé de quatre ans, demeurant soi-disant rue des Panoyaux ; l’heure passe, on le reconduit ; à cet endroit, la mère était inconnue. Perplexité. Le petit, paraît-il, a eu comme une intuition terrible : il s’est mis à réclamer sa mère avec cet affolement de l’instinct vers une seule protection, avec cette épouvante de l’être perdu qui sent la voracité partout, autour de lui… ah ! mais, de tels cris, par les rues, que n’importe où la mère aurait été, à proximité, elle serait sortie. La femme de service a ramené l’enfant à l’école.

— On aurait dû se douter de quelque chose, dit Mme Paulin. Ce mioche de misère qui, la moitié du temps manquait de pain, ce jour-là, on avait trouvé un énorme gâteau dans son panier… on aurait dû comprendre… Je me rappelle ; on en a coupé une douzaine de parts et même le mioche n’en a pas goûté, tellement il était content de voir bâfrer les autres, de faire le riche…

La directrice l’a mis en garde chez la concierge. On l’a hébergé quatre jours, après avoir informé la mairie, le commissaire. Pendant quatre jours il a appelé, il a gratté aux murs, aux portes, voulant aller chercher sa mère. Jamais, jamais on n’a eu d’elle aucune nouvelle. L’Assistance publique est venue retirer de la bouche de l’enfant ce mot anti-administratif : maman.

Parfois toutes mes fibres crient que j’étais faite pour avoir des enfants ; alors, exclue du mariage, créature dénaturée, je forme des imaginations monstrueuses ! Il y en a un petit que je guette : Louis Clairon… sa mère a l’air si fini !

Avant la fermeture, quand les maîtresses sont parties, j’essaie mes chances :

— Qui est-ce qui veut s’en aller avec moi et que je sois sa maman ?

Hélas ! personne ne se précipite dans mes bras.

Je m’habitue aux déboires. Dans les premiers temps, le soir, au milieu du préau, sous le gaz, assise sur un banc trop bas en face de trois ou quatre bambins, je conversais naïve et ignorante, je tâchais d’accorder ma voix à la douceur et à la pureté enfantines, je modulais une intonation chantante, jolie, délicate :

— Dis donc, Léonie, maman va venir, tu vas rentrer à la maison, il y a une table ronde, hein, je suis sûre ? Et la soupe est sur le fourneau…

À mesure que je parlais, Léonie Gras, une roussotte frisée comme un caniche, faisait : non, non, de la tête, souriant avec des yeux malins, telle une enfant que l’on taquine par une offre dérisoire : « Donne-moi tes dragées, je te donnerai une poignée de cailloux ». Elle me souffla sur le nez comme sur une bougie, par dédain, puis s’expliqua :

— Non ! on mange chez l’troquet avec maman.

Elle ponctua cette déclaration d’un avancement de menton : « Voilà, ça t’ennuie, tu es jalouse ! »

— Ah ! fis-je interloquée, mais après, tu vas faire dodo ?

— Non, maman boit avec des gens et moi je liche les verres.

Et encore ce coup de menton qui signifie en langage de Ménilmontant : « Voilà, ma vieille, ça te la coupe ! »

Ensuite ce fut Bonvalot, blafard, les pommettes trouant la peau, le cou détiré. Il était en retenue.

— Tu aimes bien ta mère ?

Signe de tête négatif.

— Comment ! tu n’aimes pas ta mère ?

— Non, a’m’bat. (Brèche-dents, il crache à distance, en soulevant à peine les lèvres.)

— Et ta tante, que j’ai vue une fois, tu l’aimes ?

Hochement négatif.

— A’m’bat.

— Et ta grande sœur ?

Même jeu.

— A’m’bat.

Il crachote, froidement, d’un air de millionnaire qui regrette mais ne saurait vous accorder ce que vous demandez.

— Et ton père ?

— Y bat maman… il lui jette les assiettes à la tête, elle lui rejette les morceaux.

— Et moi, tu ne m’aimes pas non plus ?

Silence. Il crache moins loin. Puis, un signe furtif, entre nous deux seulement, indiquant que, tout de même, il a un sentiment pour moi.

— Tu m’aimes parce que je te donne des bonbons ?

— Non.

— Parce que je t’apporte ta gamelle, je te débarbouille ?

— Non.

— Pourquoi alors ?

Il me regarde, mécontent, rechigné, puis, les paupières baissées, il dit sans amabilité :

— Parce que y a des images dans tes yeux.

J’y pense maintenant, ce n’est pas bien dangereux de prôner aux enfants la soumission et l’admiration envers les parents indignes. Est-ce que Bonvalot coupe dans les leçons sur les parents ? Admettons, mais nous voilà loin des bienfaits suprêmes de l’école ! Nous en sommes à plaider son innocuité.

Certes, l’enfant ne tient pas grand compte des conseils. Toutefois, dans le cas de contradiction apparente, il s’empresse de choisir ; ayant entendu ces deux exhortations : « Imite tes parents — Sois sobre », si les parents se grisent, l’enfant aura soin de ne considérer que l’exhortation à suivre l’exemple familial.

C’est drôle comme le froid m’empêche de suivre droitement une seule idée. Je me tiens mal sur ma rocking-chair, ma pensée transie verse à droite et à gauche.

J’ai écrit dernièrement qu’il fallait subordonner la morale aux faits individuels ; eh bien, à ce propos — puisque je ne peux pas me coucher, — je veux exposer une opinion qui me tracasse depuis l’âge de raison : je suis absolument révoltée de la façon dont on attribue de la vertu aux gens — par rapport à d’autres gens !

Pourquoi dire que l’industriel gagnant 50.000 fr. par an est plus honnête que le camelot affamé qui a volé ? pourquoi dire que Mme Prudhomme, satisfaite en tous ses désirs, est plus vertueuse que Mlle Nana ? On n’en sait rien. Pour pouvoir comparer, il faudrait que le riche industriel, que l’heureuse Mme Prudhomme se fussent trouvés exactement dans les mêmes conditions de besoin que le camelot et que Mlle Nana.

L’évidence de mon assertion avoisine la puérilité. Quand vous voyez deux personnes inconnues, l’une barboter dans la rivière et se noyer, l’autre, sur la berge, cheminer d’un pas assuré, vous ne dites pas : cette personne qui marche si solidement ne se noierait pas ! Vous n’en savez rien ; vous constatez simplement deux situations différentes.

Pourquoi, lorsque vous voyez Mme Prudhomme coudoyer Nana, déclarer que la première est vertueuse ? La vertu c’est de ne pas se noyer. La dame n’a jamais barboté dans la misère, vous ne savez pas si elle surnagerait.

De même, il n’y a aucune honnêteté pour le capitaliste à ne pas chiper une boîte de sardines à l’étalage de Potin. Évidemment ce n’est pas répréhensible d’être garanti du besoin, mais ce n’est pas méritoire non plus. Disons que c’est neutre.

Et la vertu c’est de l’action, que diable ! Et je ne connais pas d’invention plus intensément comique au monde qu’un jury d’honneur composé de messieurs bien nés, bien élevés, bien pourvus.

Hum ! Il n’est peut-être pas tout à fait neutre, qu’une servante de sainte Catherine comme moi tranche si intelligemment de la vertu !

5 février. — J’en étais sûre ! Je passe mon temps à confronter les leçons et la matière enfantine : voyons si « ça colle »…

Impossible de faire autrement ; j’ai beau avoir continuellement des tout petits accrochés à mon tablier, j’ai beau m’occuper d’eux très sincèrement, leur répondre avec application, torchonner par-ci, éponger par-là, — mon observation critique ne cesse pas.

Que voulez-vous ? Une telle beauté inonde l’atmosphère quand maîtresses et élèves se comprennent à plein et mélangent leurs effluves ! Et il suffit de rien pour épanouir l’innocence enfantine : des histoires de petits animaux faibles… Et Louise Cloutet (la Souris), les yeux diamantés, envoie son âme en visite chez l’âme de la normalienne et reçoit à son tour la même salutation.

Mais il y a la contre-partie.

Ce matin, dans la grande classe, c’étaient surtout le dos, les épaules que j’observais ; quelles différences dans les nuques ! Adam concentre là sa force et Gillon sa bêtise ; quelques petites filles montrent déjà, sous leur natte, une pureté de marbre : Julia Kasen, Irma Guépin, Léon Chéron et la Souris ont la nuque archibrune et mince, mince !

La normalienne donnait un simple exposé historique. Superficiellement, tous les enfants avaient l’air aussi absorbant, aussi bénéficiant ; mais, à fixer mon attention, je voyais les phrases tomber différemment sur eux ; un dépit irrésistible me crispait : cette forme de parole ne s’adapte pas à cette forme de tête…

Quel malheur, quand la normalienne ne pénètre pas dans les ténèbres des petites intelligences, ou quand elle ouvre aux enfants un aspect trop compliqué de son intelligence, à elle ! On croirait voir quelqu’un offrir de bonne foi des couleurs à un aveugle et attendre qu’il choisisse.

Ma solide complexion de Parisienne « mollit » singulièrement.

Le délégué cantonal a chaperonné une nouvelle dame patronnesse, une grosse vieille en deuil, à qui l’on a présenté le personnel, y compris les femmes de service.

M. Libois s’est fendu d’un petit discours sur les mérites de chacune : très dévouée Mme la directrice, très dévouées, Mlle Bord, Mme Galant, Mme Paulin.

Pourquoi ai-je rougi comme une imbécile quand mon tour est venu ? Et pourquoi l’autre — imbécile aussi, — qui était souriant sans solennité, pour dire les mérites de ces dames, — a-t-il semblé plus sérieux… pourquoi s’est-il dispensé de me regarder ?

« Et enfin Mlle Rose, dont vous… dont les soins maternels n’ont pas moins d’importance… »

D’ailleurs, rien d’anormal ; autrement, Mme Paulin n’aurait pas manqué de le remarquer.

Pourquoi suis-je allée pleurer dans la cour ?

Il ne faut s’en prendre à personne ; je traverse une crise. N’ai-je pas déjà pleuré hier, à propos d’un petit nouveau ? Sa mère venait le chercher ; il a hésité comme s’il ne disposait que d’un baiser, il allait me le donner, vite il l’a donné à sa mère. Je suis restée la tête basse…

À la vérité, j’ai attrapé un tourment jaloux à voir tous ces enfants des autres, à voir tous ces gens qui possèdent des enfants. Je voudrais posséder aussi.

Le mal est plus grave que l’on ne croirait ; je n’ose l’avouer : « J’ai fait un nid ! » J’ai disposé un coin de ma chambre pour recueillir d’aventure un enfant abandonné… j’arrange des bouts de chiffons… Un précédent existe, juste dans la famille : mon oncle a longtemps gardé une vieille tourterelle apprivoisée qui couvait un œuf en bois, à repriser les bas…

J’ai signalé une espèce très commune dans les quartiers pauvres : des enfants à visage pointu, front pointu, nez pointu, menton pointu ; comme si, à pleine main, on en avait pincé la cire blette. Ah ! oui, la cire ! Car on ne peut guère nommer chair cette substance décolorée, creuse, où transparaissent quelques veines ténues, bleuâtres. Et ces visages d’enfants n’expriment que l’incapacité ; leur seul caractère, c’est la laideur, même pas excessive. Voilà une régénérescence qui s’impose !

La voyez-vous, grandie, cette élève à figure pointue ? appelez-la Berthe Cadeau, ou Gabrielle Fumet : une couturière osseuse et graillonnante, au long nez pointillé comme ses doigts, dédaignée par la débauche même ; tenez, elle habite là, sur mon palier, dans la chambre voisine de la mienne : une pauvre assassinée, n’ayant jamais rien osé, dont le masque hébété s’effraye lorsqu’on parle du mieux à revendiquer.

Eh bien, en guise de régénérescence par l’école, écoutez la leçon d’inertie, de routine, qui s’abat sur les nuques molles.

« L’ambition punie. — Il y avait une fois, dans un colombier, deux pigeons qui s’aimaient beaucoup ; ils allaient chercher du grain dans l’aire du fermier et se désaltéraient dans l’onde pure d’une fontaine. On entendait le murmure de ces heureux pigeons et leur vie était délicieuse. Mais, hélas ! l’un d’eux se dégoûta des plaisirs d’une vie tranquille. Il se laissa séduire par une folle ambition et livra son esprit aux projets de la politique. Le voilà qui abandonne son vieil ami. Il part du côté du Levant. Il voit des pigeons qui servent de courriers, il envie leur sort.

» On le met bientôt dans leurs rangs. Il porte, attachées à son pied, les lettres d’un pacha et fait au moins trente lieues par jour.

» Mais, un jour, le Grand Seigneur soupçonnant le pacha d’infidélité voulut savoir ce que contenaient les lettres. Une flèche tirée perce le pauvre pigeon et il tombe ensanglanté. Pendant qu’on lui ôte les lettres pour les lire, il expire plein de douleur, condamnant son ambition et regrettant le doux repos de son colombier où il pouvait vivre en sûreté avec son ami. Que d’hommes ressemblent à ce pigeon ! Ils dédaignent le bonheur qu’ils ont sous la main, pour courir après un bonheur qui, toujours, leur échappe. »

Il faut voir, dis-je, cet enseignement s’appesantir sur la misère des chairs étiolées et des tabliers rapiécés !


La Maternelle
SAMEDI DE PAIE.

Et l’histoire d’une petite curieuse :

« Berthe a un très grand défaut : elle est d’une curiosité incroyable, elle veut tout entendre, tout savoir, toucher à tout. Quand elle marche dans la rue, sa tête ressemble à une girouette, elle ne cesse de tourner. Elle veut suivre ce qui se passe à droite, à gauche, devant, derrière. Si deux personnes causent ensemble, elle tâche d’entendre ce qu’elles disent. Sa mère a honte de l’emmener en visite, parce que, en arrivant, elle inspecte la pièce où elle est et regarde les objets les uns après les autres. Elle ouvre les tiroirs pour palper ce qu’ils renferment. Elle feuillette librement les livres qui sont sur la table ! Un jour, elle s’est permis d’ouvrir une boîte qui appartenait à un collectionneur d’insectes ; dans cette boîte, il avait renfermé un énorme bourdon à corps velu ; l’affreux insecte armé de son dard a sauté à la figure de la petite curieuse. »

Où en est mon drame dans tout cela ? Je devais enregistrer les améliorations de cette année décisive, en voilà un tiers d’écoulé : quoi d’amélioré chez Gabrielle Fumet, chez Bonvalot, chez la petite Doré ? Je note de l’assouplissement, de la discipline, de la mécanisation ; certes, les rangs manœuvrent de mieux en mieux pour la conduite aux cabinets, pour la sortie du déjeuner. Les superbes leçons sur les inconvénients de la turbulence, de l’impétuosité, de la vivacité semblent avoir porté leurs fruits… Je me demande si l’école n’a pas pour principal effet de rendre convenable, polie, résignée, la misère physique et morale ? Habile résultat, certes, à un point de vue spécial… mais enfin je croyais que l’on devait redresser, développer, armer cette enfance inférieure ?

Allons, tout le monde ensemble : le salut — puis les mains au dos… Ah ! la belle uniformité !

La pauvreté, le vice, la maladie ont enfanté ; la misère humaine a enfanté, elle vous envoie sa progéniture, avec des supplications… Vous rangez par grandeur, par grosseur, par âge, vous dites : « Soyez bien sages, ne bougez pas ! » Puis : « Exécutez bien tous le même mouvement, attention ! »

Et l’alcoolisme, la tuberculose, la fringale, la névrose, le rachitisme contorsionnent en chœur le même simulacre !

Ainsi, font, font, font, les petites marionnettes !…

7 février. — Ma mauvaise chance s’accentue. Décidément je ne trouve plus de justice nulle part ! Ne me semble-t-il pas que les punitions infligées aux enfants manquent trop cruellement de mesure !

Enfin, que l’on réfléchisse : la même punition est bénigne ou monstrueuse selon la sensibilité et la condition de l’enfant. Ici encore, avant de sentencier, il faudrait envisager la monographie des administrés.

Parbleu ! cette étude individuelle est impossible et l’éternel résultat se produit : les peccadilles sont terriblement châtiées, les grosses fautes sont presque exonérées. (Ces dernières appartiennent aux enfants qui ont de l’estomac et qui digèrent facilement les fortes réprimandes, les premières sont le fait des délicats, émotionnés par des riens.) Je ne demande pas la punition proportionnelle des grosses fautes : je souhaite la décharge des peccadilles.

À la récréation de ce matin, j’ai observé un petit nouveau qui, nécessairement, avait la sensation d’être perdu dans l’école étrangère, — pour avoir retiré sa ceinture, on l’a mis, selon l’usage, en pénitence, cinq minutes contre le mur de la cour, face au marronnier, en lui disant : « Tu vas rester là tout seul, personne ne s’occupe plus de toi. » Punition excessive parce que l’enfant était nouveau. Pendant quelques instants il a connu l’infini désespoir de l’abandon total. Contre son mur, il faisait penser à un aveuglé, à un asphyxié : il tâtait le vide à mains tremblantes, il ouvrait le bec, palpitait, affolé d’être tout seul. Sait-on combien un enfant se laisse suggestionner ? Combien son imagination le peut halluciner ? Les désolations sans cause sont peut-être les plus atroces.

Mme Galant détient le record des punitions regrettables. C’est une maîtresse fanatiquement dévouée à l’enseignement — je ne dis pas dévouée aux enfants — elle emploie une pédagogie de dévote : implacable, sans pardon. Quand elle a annoncé une punition, elle s’en souvient, fût-ce trois jours après, et elle possède cette extraordinaire faculté de pouvoir sévir comme cela, à froid.

Beaucoup d’élèves ont la terreur du sergent de ville, du commissaire. Ces croquemitaines lui servent trop fréquemment, — sans discernement.

J’ai pris des informations, moi. Parbleu ! ces enfants ont pour parents des camelots, des marchands des quatre-saisons, des ambulants, continuellement pourchassés et saisis par la police ! Les enfants ont, de naissance, ils ont par habitude, ils ont dans le sang, dans l’estomac, l’effroi du sergent de ville ; ils savent des exemples terrifiants de désastres causés par les « agents ».

Ce soir, au moment de la sortie de quatre heures, dans le préau, Mme Galant s’est tout à coup faite sévère :

— S’il te plaît, Kliner, j’ai promis avant-hier de te conduire chez le commissaire ; arrive un peu avec moi, mon bonhomme.

J’ai vu la mort passer sur le visage de Kliner ; ses yeux se sont retournés dans un horrible strabisme. On ne soupçonne pas la quantité d’épouvante que peut contenir la carcasse d’un enfant de cinq ans.

Évidemment Mme Galant ne calcule pas ses effets : c’est de la chance, quoi !

Mais, assez de couleur sombre, j’avoue qu’il est bon, parfois, de ne pas tenir compte de la situation de chacun ; par exemple, chez nous, on ne constate pas de préférence injuste, pas de traitement différent selon que les enfants paraissent être de famille plus ou moins aisée (imperfection fréquente des établissements privés, des écoles payantes). La pitié même se manifeste modérément et j’approuve : c’est souvent griffer la misère que de la plaindre ouvertement.

Certes, la gentillesse de visage et d’allure exerce son attirance, mais, je l’affirme, on lâche les cajoleries instinctivement, sans idée de rang. Et, par contre, on surmonte, on déguise la répulsion de la laideur.

Je vois la normalienne mettre une application vraiment généreuse à traiter les affreux — Vidal, Richard — comme les autres, comme s’il n’existait aucune différence entre eux et les plus agréables, ce qui — vis-à-vis des camarades — est bien plus charitable que de témoigner de la compassion.

— Voyons, quelqu’un de solide pour reporter la pelle à Rose ? Mais oui, Vidal.

Je le certifie : le front superbe de Mademoiselle jure à la face du ciel que Vidal le bossu, — crapaud et oiseau mutilé — est aussi solide qu’Adam. Je certifie que Vidal, sa pelle à la main, a conscience d’être pareil à tous. Et il y a ce sublime : personne ne rit ! Mademoiselle impose ses propres yeux à toute la classe, Mademoiselle délègue sa propre beauté à Vidal.

À propos de beauté, demandez le grand événement du jour ! la grande découverte de ces dames : « Notre délégué se néglige ! »

Ces dames n’ont plus d’autre sujet de conversation. Pensez donc : après trois ans de chapeau haut de forme et de pardessus ultra chic, M. le délégué est apparu avec un simple « melon » et une espèce de cover-coat ! Littéralement, son élégance a descendu de plusieurs crans !

Ces dames ne subissent plus si fort le prestige autoritaire de M. le délégué. Je ne suis pas faite comme tout le monde, moi : j’oserais plutôt moins le regarder maintenant.

Pour en revenir au problème des punitions, je voudrais les remplacer par du raisonnement et de l’explication : « Tu as fait cela, c’est mal, je vais t’expliquer pourquoi. Écoutez, vous autres, pourquoi votre camarade a mal agi. »

La pédagogie officielle prône chaleureusement ce système. Mais où trouver le temps, le moyen, avec soixante enfants par maîtresse ?

Et puis, encore, ce procédé est si dangereux quand on ignore la condition des élèves.

Hier matin, aussitôt l’appel terminé, dans la classe, la normalienne à son bureau, le visage composé, annonce d’une voix caustique :

— Je vais vous raconter une histoire de Mlle Brouillon.

Toutes les têtes se tournent vers Hélène Leblanc.

Mlle Brouillon, une grande fille de six ans, habille sa petite sœur. Savez-vous comment ? Elle lui a mis des chaussettes dépareillées ! Voilà trois jours aussi, que Mlle Brouillon néglige de faire recoudre des boutons à son tablier.

Moi qui suis allée reconduire les deux petites Leblanc oubliées récemment à l’école, je connais une autre histoire. Leur mère a filé, voilà quatre jours, abandonnant mari et enfants, emportant pêle-mêle une partie du linge ; si bien que beaucoup de pièces se trouvent dépareillées, notamment des chaussettes, — et que les boutons de tablier restent décousus.

Accablée sous le regard de la classe, Mlle Brouillon se durcit, dans le sentiment du blâme immérité.

Et il y a sa voisine, Léonie Gras, — l’air pas bête et pas commode, — qui sait la fugue de la mère et qui fixe de singuliers yeux récriminateurs sur la maîtresse.

Oh ! oh ! Mademoiselle la normalienne, prenez garde au sentiment de la justice aussi bien chez l’enfant réprimandé que chez l’enfant témoin !

Pensez donc ! La logique sentimentale détermine la personnalité présente et future : dès les premiers ans, l’enfant se fait une base de « justice possible » sur laquelle il appuiera toute sa vie ; et de la justice rendue à lui-même, il dégage sa propre dette de bonté.

Analysez Mlle Brouillon, le front contracté, les yeux sombres, la bouche serrée : sa faculté de comparer travaille, cristallise, forme du définitif. Prenez garde ! Sous l’influence de votre admonestation malavisée, Mlle Brouillon va fausser sa conscience.

Dans la plupart des cas, je crois que l’exemple du mal serait moins dangereux sans le soulignement de la punition. Celle-ci ne garantit pas l’avenir, elle n’intimide que les inoffensifs, tandis qu’elle donne de l’intérêt au mal. Infailliblement les enfants sont fiers d’un camarade coupable d’une action « à suite répressive ».

Un jour, M. l’inspecteur primaire arrive à onze heures, une partie des enfants étant en rang, dans le préau, prêts à partir déjeuner. L’inspecteur, c’est le chef suprême devant lequel les adjointes, la directrice même, bégaient et tremblent : si un enfant se tient de travers devant M. l’inspecteur, ces dames se croient perdues. À l’aspect d’un tel personnage, les élèves devaient donc saluer de la main, militairement et se redresser, le plus correctement possible. Pendant l’instant où les maîtresses présentent leurs propres civilités, Adam, — toujours écouté, — fait un signe, lance un ordre : « Les bérets sur les têtes et les mains dans les poches ! »

La directrice, Mme Galant, Mademoiselle en ont pleuré.

La punition d’Adam a été le retrait de tous ses bons points, l’interdiction partielle de jeu et de travail en commun pendant plusieurs jours.

Mais, ensuite, il fallait entendre les gamins fanfarer devant les absents, devant les aînés de l’école primaire :

— Adam a rendu tous ses bons points ! Il ne jouera pas, il n’écrira pas pendant une semaine !

Traduction : « Hein ! Adam est épatant ! et, par conséquent, nous, ses camarades, sommes épatants. »

Adam n’a pas eu un moment de honte devant les copains ; il se sent soutenu. Toute punition éveille la solidarité latente. Et, chez les enfants, fonctionne puissamment l’instinct coaliseur des êtres de même espèce, de même faiblesse. Devant le châtiment, les bons élèves même reconnaissent qu’il y a un ennemi commun : le maître.

Je prêche le discernement dans les réprimandes. Comme si l’autorité n’était pas l’injustice même, comme si, investi d’un pouvoir, chacun n’était pas porté irrésistiblement à abuser de sa force, à sévir d’autant plus cruellement que le prétexte est inexistant et que le patient est sans défense !

Eh bien, j’ai une confession, à faire, moi, la bonne âme, la compatissante, la raisonneuse et la sensible. On verra comme cela me va bien de critiquer autrui.

Il est très contrariant pour la femme de service que les parents tardent à venir chercher les enfants, le soir : tant qu’il reste un élève elle ne peut pas terminer son ouvrage, elle ne peut ni balayer le préau, ni vider les poêles. Or le fait susceptible par excellence de décider une mère à être plus diligente, c’est de trouver son enfant pleurant. On n’a pas le droit de dire aux parents : « Vous venez trop tard, cela nous gêne », mais on délaisse l’enfant, on lui tourne le dos, on ne lui répond pas ; il pleure, on n’essaie pas de le consoler, puis, quand la mère arrive, on s’écrie avec une hypocrite sollicitude :

— Mais oui, madame, ce pauvre bébé s’ennuie… Voilà un temps infini qu’il est tout seul, le dernier.

Mon bon cœur a quelquefois admis ce charmant procédé. Mais j’ai mieux osé ce soir.

J’étais horriblement fatiguée : depuis cinq heures et demie, ce matin, je m’étais assise tout juste un quart d’heure pour déjeuner. Un lutteur, un fort de la halle, un hercule qui s’enorgueillit des fardeaux soulevés, ne se doute pas des reins héroïques qu’il faut avoir pour se baisser cinq cents fois devant des enfants… Et les seaux de charbon à trimballer !… Les vendeuses de magasin ont le droit de s’asseoir pendant les accalmies, les bonnes ont la chance d’avoir des légumes à éplucher ; le métier de femme de service est plus actif. Je ne suis pas assez « charpentée », estime Mme Paulin, — je n’ai pas assez travaillé dans ma jeunesse.

Ce soir aussi, j’avais mon spleen : il avait fait un après-midi splendide, avec un soleil de fiançailles et des souffles d’air moite ensorcelants, et l’école sentait la prison, le local étranger à la vie… et mes mains couturées, corrodées de crasse étaient si laides sur mon tablier taché… Et je regrettais de tant maigrir ; le dégraissement ne m’embellit pas, fichtre ! Je n’ai plus besoin de me composer une coiffure vieillissante : la mère Guittard, qui a bien quarante-cinq ans, m’a dit en montrant Louise :

— Son père a encore mangé la moitié de sa paie ! Ça ne vous étonne pas ? À nos âges on est fixé sur la rosserie des hommes, pas vrai ?

Toutes sortes de circonstances contribuaient à me mal disposer.

Mme Paulin m’avait agacée au suprême degré :

— Dites donc, Rose, ces dames ont bien raison : il se néglige ! il ne met plus de gants.

— En quoi cela peut-il nous intéresser ? Je ne comprends pas cette manie de s’occuper de l’extérieur des gens. M. Libois ne met plus de gants pour entrer dans l’école des Plâtriers, la belle prouesse ! Ça lui fait un ridicule de moins.

Jamais je n’avais parlé à Mme Paulin sur un ton aussi insolent. La pauvre excellente femme, un soufflet n’aurait pas autrement fait jaillir ses larmes.

Je me suis excusée ensuite : une fatigue de tête, le bruit des classes… il y a des moments où il ne faudrait pas s’occuper de moi ; les paroles me crispent sans même que je les comprenne.

Là-dessus, passée l’heure réglementaire, Tricot restait à m’embarrasser.

Il ne songeait nullement à pleurer : l’impossible tâche de rattacher les ficelles de ses souliers en décomposition l’absorbait complètement. Sans doute pensait-il à la neige fondue, à la boue glaciale dont le quartier ne se nettoie pas depuis un mois.

Tricot est un des plus marmiteux : on dirait que ses vêtements ont séjourné un temps déraisonnable dans la Seine ; il a une face de vieille femme du bureau de bienfaisance, et des vilains cheveux « en tête de loup ».

Alors, je ne sais pourquoi, un irrésistible besoin m’a prise de le tourmenter.

— Ma foi, puisqu’on ne vient pas te chercher, je vais éteindre le gaz et t’enfermer là, seul, toute la nuit.

Sursaut d’épouvante de l’enfant.

Écroulée sur un banc, en face de lui, j’ajoute, la voix dure :

— Tu comprends, ça ne m’amuse pas de poser là pour toi.

Des mains qui se précipitent, battent l’air, implorantes ; un bégaiement :

— Ma… ma… maman va venir tout de suite… attends encore un peu… tiens, écoute, on l’entend qui marche.

— Non, non, je ne veux pas attendre.

Tricot quitte son banc ; piétinement affolé.

— Si, si… écoute, elle est arrêtée à la porte qui parle…

De vagues roulements de voitures traversent le silence. Il lève l’index et tâche de me « donner le change » : Ah… ah…

— Non !

Je sors un trousseau de clés de ma poche.

Le menton de vieille femme danse et les yeux extravagants m’enveloppent tout entière pour m’empêcher de fuir.

— Je… je te raconterai une histoire, veux-tu ? Je te raconterai la fête de Ménilmontant ; pendant ce temps-là, maman arrivera.

— Non…

— Dimanche, je t’emmènerai à la fête. Tu verras les manèges de cochons, il y en a de gros comme un cheval… et des noirs… mais les blancs sont bien plus drôles, avec la queue en ficelle… et tu sais… la tête remue pour de vrai !

— Non.

Et je me lève.

Alors Tricot s’élance, s’accroche à mon tablier et, pleurant, les yeux hagards, cherchant mes yeux pour les fasciner, il parle d’une modulation rapide et caressante, avec toute la persuasion d’une grande personne qui veut embobiner un bébé :

— Si tu veux me garder encore, je te mènerai voir où qu’on vend des gâteaux… tu sentiras comme ça sent bon… tu verras qu’on met du sucre dessus avec une boîte à sel… tu verras…

J’éteins le bec de gaz, au-dessus de ma tête et je me moque :

— Tu verras… tu sentiras… en v’là un beau régal.

Alors, éperdu, Tricot arrache de ses entrailles le cri suprême :

— Je t’apporterai un sou !

Il a bien fallu que j’éclate de rire pour ne pas éclater en sanglots.

— Voyons, tu ne devines pas que je plaisante ? Je ne m’en vais pas… tu sais bien qu’il faut encore que je balaie.

Tricot a été un moment avant de se remettre, haletant, regardant le parquet sali. Tout de même, il m’a fait rasseoir et il s’est planté debout contre mes genoux, les mains dessus, pour que je ne me relève pas ; il a essuyé ma joue mouillée avec le coin de son tablier et — tout de même — pour plus de sûreté, il a tenu à me distraire en me racontant « Le petit garçon qui était tombé dans un puits ».

Le gaz fait : chuutt ; là-bas, le lavabo, le calorifère, les patères au mur… Un grand silence ; le mobilier scolaire même semble attentif. Tricot me cajole avec de bons yeux de grand’mère ; il a une gentille petite voix simple. J’écoute, en mordillant mon pouce, les paupières baissées.

« C’était un autre petit garçon qui avait été bien plus méchant que ça encore. Sa maman l’avait envoyé faire une commission et il était tombé dans le puits en se penchant trop pour tâcher de voir des poissons. On lui avait pourtant assez défendu de se pencher là… Au fond du puits, il avait de l’eau jusqu’au menton et il appelait : « Maman ! maman ! » parce qu’il avait peur là tout seul.

» Mais sa maman n’entendait pas parce qu’elle était occupée à causer avec la fruitière, puis après avec la mercière, puis après avec l’épicière du coin.

» Heureusement un monsieur passe et il demande :

» — Qu’est-ce qu’il y a pour crier comme ça ?

» — C’est moi qu’es dans le puits.

» Alors le monsieur fait descendre le seau et dit : Assieds-toi dedans. Il tire sur la corde et il remonte le seau qui n’était pas rempli qu’avec de l’eau, puisque le petit garçon était dedans.

» Et le petit garçon sort du seau et il se secoue comme un chien baigné, en envoyant des gouttes tout autour.

» V’là justement sa mère qui arrive. Elle croit que c’est le monsieur qui a poussé son petit garçon dans le puits et elle se met en colère, parce que ça abîme joliment les effets et les souliers d’être trempé comme ça.

» Et elle dit au monsieur que c’était pas malin de faire un coup pareil à un enfant pour qu’après il soit rossé par sa mère. Et elle voulait sauter après la barbe du monsieur. Mais il a expliqué que c’était lui, au contraire, qui avait retiré le petit garçon du puits.

» Alors la maman a dit au petit garçon :

» — Attends un peu, tu vas me le payer !

» Et comme il faisait un froid de chien, que tous les ruisseaux étaient gelés, la maman a invité le monsieur à entrer chez le marchand de vin et à prendre un verre, histoire de causer un peu. Pendant ce temps-là, le petit garçon était sur le trottoir, derrière la porte, qui égouttait, en attendant de recevoir sa volée. »