La misère d’aimer/La robe mauve

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Bibliothèque-Charpentier (p. 245-251).

LA ROBE MAUVE

Une souple et mince étoffe de soie mauve ajustée aux rondeurs des hanches, plaquée aux fermetés des seins, la nuque émergeant, telle une fleur de chair, de l’échancrure du corsage, elle va et vient tranquille, avec de hautaines lenteurs, du grand salon Empire au petit salon Louis XVI, svelte et lumineuse dans la haute enfilade des appartements vastes.

Par les portes-fenêtres grandes ouvertes, et dont un laquais poudré vient de déclore les persiennes, le perron du château donnant sur la terrasse, les cimes bruissantes du parc, et plus bas, tout au bout des pelouses, la vraie campagne : des blés.

Une odeur de jasmins, fine, entêtante et forte pénètre du dehors et flotte, un peu musquée, dans les hautes pièces fraîches ; des étoiles de cire tremblent sur le ciel bleu, à l’entour des fenêtres, et sur la terrasse des grands pavots mauve et rose passé, de nuances exquises et comme défaillantes, se dressent.

Il est près de six heures. Comme tout respire ici le bien-être et le luxe !

Oh ! les siestes de l’après-midi, derrière les volets clos, dans la fraîcheur voulue de ce haut rez-de-chaussée obscur ; les courses du matin dans le sainfoin et les clochettes mouvantes des pelouses, les pelouses moins soignées de la lisière du parc ! Et le soir, au clair de lune, les promenades un peu gourmandes le long des espaliers du potager désert, les espaliers où l’on mord à pleines dents la chair juteuse, chaude et sucrée des prunes !

Joies délicates et inconscientes presque d’une vie de paresse et d’opulence, d’une existence aux champs d’oisive millionnaire !

D’où ce teint reposé, cet uni de la peau d’un grain soyeux et frais, ces yeux limpidement clairs et leurs prunelles violettes, des regards de fleur d’ombre, le ton de coquillage de ces petites oreilles et, à l’extrémité des mains, douces et fuselées, les mains, comme des mains d’ivoire, l’éclat nacré des ongles, des perles sur la peau.

De ces fines mains-là, la robe de foulard mauve dispose et fait bouffer des iris dans des vases, des iris d’un bleu rare et d’un marron pourpré, tigrés, les bleus, de loutre, les marrons, d’étoiles jaunes, des fleurs de collection moins gracieuses que bizarres, baignant sur le perron dans un seau d’acajou avec des roses jaunes et des œillets jaspés.

Assise sur un pliant, une femme de chambre les trie dans le seau, les prend et les essuie ; très grave, la robe mauve les reçoit et va les arranger en gerbes dans les Delft et les Sèvres pâte tendre de l’immense salon blanc.

Huit cent mille francs de dot ! une héritière, la robe de foulard au teint de rose blanche, uni et reposé !

Orpheline et dotée par un oncle Meyrand, le riche banquier Meyrand, oui, Meyrand, Robber et Cie de la rue Le Peletier.

Le premier train de Paris va l’amener à la gare où le landau l’ira chercher ; Meyrand, le gros banquier, face à bajoues, énorme, bouffi de rhumatismes et de graisse malsaine et si monstrueusement développé de partout qu’il lui faut un wagon pour lui seul, de Paris à Chaville, et, de Chaville ici, le landau tout entier.

Mais il adore la petite : c’est son luxe et son vice, cette gamine, la seule affection de sa vie de forçat des affaires et de damné de la finance ; et mademoiselle, qui le sait bien, tous les jours, à la même heure, se met sous les armes pour lui tendre son front pur à baiser.

Oh ! des robes de foulard ou de batiste écrue de la simplicité la plus touchante, jamais la même d’ailleurs, pas un soupçon de poudre sur ses joues roses et fermes, pas l’ombre d’un parfum dans ses cheveux d’un beau châtain doré… Meyrand déteste ça : rien qui puisse rappeler au vieux banquier primé au foyer de la danse la femme entretenue, la loge des étoiles, Paris et les coulisses où il est adoré.

Mademoiselle Marthe, elle, sent la fraîcheur du tub, la jeunesse et la santé : sa chair de fille vierge ne connaît ni les fards, ni les subtiles essences, mais laisse aux lèvres comme un goût de framboises, et le frais du feuillage est dans ses doigts légers.

Et ce gros libertin de Meyrand donnera ses millions, son château de Chaville dans l’Oise, de Vaudreuil en Anjou, son chalet de Cabourg et sa villa de Nice et même la galerie de son hôtel de l’avenue Friedland pour une étreinte consentie de ces petits doigts froids, pour le don de ces lèvres acceptant de l’aimer…

Aussi, malgré son presque million de dot, la main de Mlle Marthe Hérard, la nièce du gros Meyrand, Robber et Cie n’est-elle pas encore, sinon demandée, accordée.

Mais là-bas, au fond du parc, monte comme un ardent effluve : une odeur d’amour et de terre échauffée. Ce sont, dépoitraillés, la chemise trempée sur la chair suante, une troupe de faucheurs qui traversent le parc. Harassés et joyeux, ils passent juste au pied de la terrasse, et leurs cheveux poussiéreux, leurs moustaches trop blondes se détachent en clair sur leurs faces hâlées.

Au bois chante un oiseau,
Son chant vous arrête
Et vous fait rougir !

Au bois est un cadran, fillette,
Qui sonne l’heure du désir !
Il est au bois des fondrières
Et des chevreuils dans les clairières !

Il est une chapelle au bois
Où le prêtre va quelquefois
Mais c’est plus rare !

Il est au bois dans le hallier
Des saltimbanques en costume
Qui font des gestes dans la brume

Et qui s’en vont avec des voix,
Ohé, adieu ! au fond des bois !

Au bois, au fond des bois enfin,
Il est, quand on a soif et faim,
Et que l’âme triste est bien lasse,

Il est quelqu’un de méchant qui vous chasse.

Et la voix un peu rauque, mais prenante pourtant, s’éteint dans le lointain ; les faucheurs ont passé.

Au bois est un cadran, fillette,
Qui sonne l’heure du désir !

La robe mauve s’est inconsciemment arrêtée ; les bras ballants, elle a lâché le pan de sa jupe mince et molle et les iris rares, les roses jaunes, les œillets jaspés, toute l’odorante et merveilleuse gerbe jonche maintenant le clair parquet.

— Est-ce que Pierre a attelé ? demande-t-elle enfin à la femme de chambre.

— Attelé ! mais mademoiselle n’y songe pas, il est parti depuis une heure ; monsieur sera là dans vingt minutes.

— Ah !

Et silencieusement, avec ses mêmes lenteurs et ses mêmes gestes calmes, la robe mauve ramasse les précieux iris, les fastueuses roses jaunes, les beaux œillets de luxe.

Par les portes-fenêtres grandes ouvertes, l’odeur du jasmin pénétrait et entêtait, plus forte ; c’était le soir ; des étoiles de cire tremblaient sur le ciel bleu, fleurettes fanées au cadre des fenêtres, et sur la terrasse les grands pavots mauve et rose passé, pétales de soie sur de longues tiges glauques, se dressaient immobiles…, fleurs mortes.