La misère d’aimer/Le scrupule

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Bibliothèque-Charpentier (p. 225-234).

LE SCRUPULE

Il y avait déjà cinq heures qu’il marchait en plein soleil, le dos tourné à la vallée où il avait laissé aplatie, comme écrasée au bord de ces quais pavoisés et remplis par la marée haute, la petite ville toute confuse des sonneries et des fanfares des régates ; et, sur le plateau vallonné et hérissé d’ajoncs, où il commençait à suer à grosses gouttes, il n’avait encore rencontré âme qui vive hormis, au ras de la falaise, des vols blanchâtres et fous de goélands.

Déserte, immobile sous un ciel d’un bleu de lin comme voilé de chaleur, la campagne se déroulait devant lui : carrés d’avoines ici, champs de seigles plus loin, puis des landes incultes avec, à perte de vue, au-dessus de la nappe verte et moirée des récoltes encore jeunes, le bleu de soie miroitant des vagues, s’étendant en une longue et mince bande d’azur pâle entre la crête des falaises et le bleu lumineux du ciel.

Parfois, à un sursaut de terrain, une brusque échappée sur large et la soudaine apparition de six lieues de falaises appuyant à pic sur le bleu de la Manche comme un grand mur de porphyre transparent et rougeâtre : l’avancée en retrait du cap d’Antifer se dressant à l’horizon. Effet d’optique : au pied de ces roches lumineuses la Manche, entrevue comme une soie fluide au-dessus de la jeune verdure du plateau, se durcissait, prenait la densité et l’éclat d’un dallage de lapis et devenait cette mer de gemmes bleues, qui baise et coupe à la base les falaises épiques de Gustave Moreau.

Un Gustave Moreau devant les yeux, de l’air salé autour des tempes, des senteurs de miel dans la brise et, partout au ras des seigles des chants d’alouettes et de cigales, Charles Pileur marchait en plein rêve ; néanmoins le soleil tapait dur, la poussière et la chaleur commençaient à devenir suffocantes et l’heure du déjeuner à se faire sentir. À l’aube, au départ, Pileur s’était bien lesté d’un bol de lait sur le seuil de l’auberge, un bol de lait exquis d’ailleurs, chaud et fumant du pis de la vache, mais un bol de lait quand on a dix kilomètres dans les jambes, un appétit de trente ans et une taille de un mètre soixante-dix, un bol de lait quand on chemine depuis cinq heures en plein soleil, au grand air affamant des falaises, c’est maigre ; et l’estomac du voyageur réclamait dur.

Réclamations vaines, pas la moindre habitation à l’horizon. À gauche, devant lui, la ligne des falaises, la mer et le Gustave Moreau comme toile de fond ; à droite, derrière, tout à l’entour de lui la nappe immobile des récoltes piquée çà et là de la tache vive d’une fleur, le calme plat, la solitude, un grand silence pétillant de bourdonnement d’insectes et de craquements de chaleur ; l’alouette elle-même s’était tue. Très loin, parfois, sur sa droite, un bouquet d’arbres qu’il savait être une ferme, mais une ferme inhabitée, abandonnée ce jour-là, les fermiers et leurs gens partis depuis l’aube assister aux régates et réjouissances de la ville.

Lui allait-il donc falloir rebrousser chemin en arrière et réavaler dans cette poussière et cette chaleur les dix kilomètres si prestement enlevés dans la fraîcheur et l’air bleu du matin… Tout à coup un bruit de grelots, puis celui de deux roues criant sur le gravier de la route ; et apparaît, filant au trot au ras des avoines d’un champ, une petite charrette anglaise en bois de teck aux ferrures nickelées, luisantes comme des lames de rasoirs ; la charrette suit quelque chemin de campagne encaissé dans les récoltes et venant couper en oblique la route ensoleillée, où il peine et maugrée de fatigue et d’ennui. Il hâte le pas, arrive à temps dans la bifurcation des routes ; une femme est seule dans la charrette toute sonnaillante de grelots, une femme en robe claire, en grand chapeau de dentelles blanches la coiffant comme d’un fol abat-jour. Elle ne conduit pas précisément bien, la robe claire ; elle tient ses guides comme un éventail et son fouet comme une canne à pêche, mais elle est drôlette, très parisienne, très montmartroise même d’allures et de silhouette dans sa petite carriole astiquée, brillante et vernissée comme un coûteux joujou ; et bip, hop, et hue… et le poney trottine, brinquebale entre les brancards, comme secoué d’un fou rire, tant il trouve celle qui le conduit amusante et drôle… Et Pileur s’avance et la charrette s’arrête, et un cri de joie, qui s’effare et ne veut pas y croire, gazouille comme un trille dans le silence bourdonnant de chaleur.

— Mais c’est Charley !

— Mais c’est Nini Bat-Jour.

Oui, c’était elle ; et maintenant qu’ils achevaient de déjeuner tous deux en tête à tête dans la petite salle de la ferme, égayée des gerbes de glaïeuls dans deux gros pots de grès, maintenant que, l’estomac repu et les forces réparées, il l’écoutait parler tout en picorant des prunes un peu fendues, mais juteuses et sucrées à point que la fermière venait d’aller cueillir exprès pour lui dans le potager, une tendresse et un désir le reprenaient à la retrouver si potelée, de chair plus rose et plus grasse, reposée, embellie avec des bras ronds qu’il avait connus pointus aux coudes, des fossettes au menton qu’il ne lui avait jamais vues, et dans ses mains aujourd’hui bien soignées aux ongles taillés en amande, dans ses cheveux dorés et brillants, dans toute sa personne enfin, une odeur, un parfum de femme élégante et raffinée qu’il respirait à pleines narines, et il regardait en dedans du corsage, par l’échancrure de sa robe ouverte, un tas de blancheurs et de roseurs qui s’étaient fort développées aussi depuis Montmartre et l’été de dix-huit cent quatre-vingt-huit à Veules, avec Roberts et la bande Neymours.

Nini Bat-Jour ou le Petit Abat-Jour ; ils l’avaient surnommée ainsi à cause de sa précise et fanfrelucheuse élégance, une façon à elle de s’habiller avec rien, qui la faisait ressembler dans ses robes ébouriffées d’étoffes claires, ses juponnages extravagants de danseuse et ses immenses chapeaux de gaze et de tulle autrefois, aujourd’hui de dentelles, à un délicat et fantasque petit abat-jour, un abat-jour animé, dont son joli corps transparent et menu de fillette anémiée était la douce lueur, laiteuse et scélérate l’éclairage d’amour.

Nini Bat-Jour traînait alors les ateliers de Montmartre, où sa ligne de cou et sa minceur charmante faisaient retenir ses journées à l’avance et monter jusqu’à dix francs l’heure la séance de modèle habillé. Mais la nuit, elle posait l’ensemble.

Elle avait appartenu un peu à tout le monde, cette jolie Nini Bat-Jour, pour ne faire de peine à personne… Pourquoi attrister quelqu’un, ça coûte si peu de se laisser faire et c’est si dur de refuser ; or, elle avait été un peu à tous, excepté cependant à lui, Charles Pileur.

Il était tout jeune alors, vingt-deux ans, à ses débuts dans la capitale, sans grand argent et sans poil au menton ; et puis il avait toujours eu une répugnance à cause de Roberts, l’amant en titre de Nini, un grand Américain qui faisait le portrait et qui, peu délicat, passait pour envoyer volontiers sa maîtresse emprunter de deux à dix louis aux amis que Nini avait obligés… Il les rendait quelquefois, il est vrai, ces louis, et traitait royalement la bande au Rat-Mort et même chez le père Lathuile, quand il parvenait à décrocher dans le quartier de l’Étoile, chez quelques compatriotes lancés, un portrait payant et payé, mais des gens se citaient que Roberts avait toujours oublié de régler.

Il faisait pis parfois, ce grand forban de Roberts ; lors de leur saison à Veules, en phalanstère, dans une maison louée à frais communs auprès des cressonnières, toute la bande une fois là installée, ne s’était-il pas avisé de faire passer Nini pour sa sœur, miss Fanny Roberts, et de la produire sous ce faux nom au casino de Saint-Valéry, où il s’était lié avec des couples bourgeois mariés, décrochant par là la confiance et des commandes dans des milieux honorables.

Donnez-moi de l’argent, car j’aime bien ma sœur !

La robe de bal de Nini Bat-Jour pour la fête des régates de Saint-Valéry-en-Caux, tout l’atelier, non, toute la bande des amis y avait travaillé. Une robe japonaise en crépon gris de cendre (trente francs au Mikado), que Roberts avait retroussée et ajustée lui-même sur vingt mètres de tulle à travers lesquels ils avaient tous fignolé de leur plus joli coup de pinceau des roses trémières jaunes…, les bras nus et coiffée à la vierge sans un autre bijou que deux chaînes de montre dans ses cheveux tressés…

Elle était divine, le soir, la petite Nini, la Fille du Régiment, comme ils l’appelaient ; aussi, pour la conduire au bal, ils s’étaient tous cotisés…

La voiture de Master et de miss Roberts est avancée.

Et lui, Roberts, de frais rasé, insolent de fraîcheur avec son teint d’anglo-saxon et ses cheveux auburn, s’était installé bien ganté, en habit, cravate blanche, dans la calèche qu’ils avaient tous payée de leurs deniers…

Comme c’était loin… ! Il l’avait d’ailleurs un peu vendue, cet été là, à Saint-Valéry, leur jolie Nini, ce Roberts, et oui, vendue au fils d’un gros filateur de Rouen, un charmant garçon rencontré au bord de la mer et qui paya deux mille francs une aquarelle de miss Roberts.

Heureusement qu’il n’avait pas promis mariage ; Roberts eût été homme à risquer le grand coup et à faire chanter…, mais tout cela était fini. Grâce à Dieu, elle était sortie de la purée, comme elle disait elle-même en s’accoudant à la petite fenêtre ouverte sur le verger ; elle avait enfin trouvé un amour d’homme, pas tout jeune, pas très beau, pas très malin, mais qui l’adorait, lui avait meublé un appartement et l’avait installée cette année dans cette ferme ; elle s’y plaisait beaucoup grâce à sa charrette et à son petit cheval ; ça l’amusait follement de conduire. Il la laissait d’ailleurs bien tranquille, il était parti de la veille et ne reviendrait pas avant le vingt, ils étaient le douze ; ainsi donc… et, comme grisé par la fine odeur de blonde et de jasmins qui s’exhalait d’elle, tenté par la solitude et l’occasion, le jeune homme s’accoudait, lui aussi, à la fenêtre, auprès de la jeune femme et passait un bras autour de cette taille souple, la reniflant d’abord longuement à la nuque, puis approchant ses lèvres chaudes des joues et du menton, atteignait brusquement la bouche, une bouche humide et rose, savoureuse comme un fruit, et, les mains tout à coup fébriles, égarées, hardies, appuyait ses lèvres à cette bouche et l’écrasait dans un baiser.

— Non, non, pas cela, disait-elle, tout à coup redressée avec une tristesse soudaine de toute la face et les sourcils barrés et durs, je lui suis fidèle, pas ça, pas ça. »

Et comme, tout malheureux et penaud, il insistait du geste et du regard, les mains jointes, en désespéré, Nini Bat-Jour, tout naturellement inconsciente :

— Avec un ancien, je ne dis pas, mais avec un nouveau avec qui jamais avant… non, ce serait trop mal ; ce serait alors tout à fait le tromper. »