La moisson nouvelle/16

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Bibliothèque de l’Action française (p. 69-72).


JEANNE MANCE




Dans la sérénité de mes jours de jeunesse,
Dans l’élan infini des lointains dévouements,
Déjà je te voyais, ô terre enchanteresse,
O ma Ville-Marie, œuvre des saints tourments !

Dans le rêve divin de l’âme qui se donne,
Qui court à l’héroïsme et cherche l’idéal,
En l’église française, aux pieds de la Madone,
Déjà je t’évoquais, ô mon cher Montréal !


Je voyais, dans la vague et lointaine nuée,
Le sauvage surgir, féroce et rugissant.
Je voyais, des forêts sanglantes, la ruée
D’où sortent la détresse et les horreurs du sang.

Et j’eus la vision des tâches surhumaines,
Des efforts impuissants, du rigide devoir
Qui, pesant quelquefois sur les âmes sereines,
Met en elles le spectre affreux du désespoir…

Qu’importe ! me disais-je. Une fille de France
Doit prendre dans son cœur les maux de l’univers !…
Or, Montréal souffrait : Je vins vers sa souffrance ;
Je bravai les périls, les combats, les revers.


Et je vins. Sur la mer, craintive et pauvre femme,
J’abandonnai mon sort aux mains des matelots.
La flamme qui brûlait en secret dans mon âme
S’élevait aussi forte et vaste que les flots !

Pendant que le vaisseau filait à toutes voiles,
Sur l’océan, par les beaux soirs silencieux,
Cependant que brillait le monde des étoiles,
Mon rêve grandissant s’élançait vers les cieux !

O mes sœurs, qui dira nos craintes, nos alarmes,
Nos vains efforts, nos pleurs et notre anxiété !
Que de fois, aux pieds de Jésus, mêlant nos larmes,
Que de fois nous avons ensemble sangloté !


Le farouche Iroquois guettant à notre porte,
Les lueurs d’incendie obstruant l’horizon,
La famine, le froid, la guerre — mais qu’importe !
Puisque tu vis, ô ma douce et sainte maison !

Maintenant, je me meurs. Ah ! Vois comme je t’aime,
O toit béni qui fus de tout mal le vainqueur !
Ah ! Vois comme je t’aime ! En ce moment suprême
Je t’offre en gage d’éternel adieu : mon cœur !