La mort d’Agrippine
Mon cher Lecteur, apres vous avoir donné l’impreſſion d’un ſi bel ouvrage, j’ay crû vous devoir un volume des Lettres du meſme Autheur, pour ſatisfaire entierement voſtre curioſité. Il y en a qui contiennent des Deſcriptions : Il y en a de Satiriques : Il y en a de Burleſques : Il y en a d’Amoureuſes, & toutes ſont dans leur genre ſi excellentes & ſi propres à leurs ſujets, que l’Autheur paroiſt auſſi merveilleux en Proſe qu’en Vers. C’eſt un iugement que vous en ferez, non pas avec moy, mais avec tous les hommes d’eſprit qui connoiſſent la beauté du ſien. Ie fais rouler la Preſſe avec autant de diligence qu’il m’eſt poſſible pour vous en donner le contentement, & à moy celuy de vous faire advoüer que ie vous ay dit la vérité.
Monseigneur,
Quoy qu’Agrippine ſoit ſortie du ſang de ces Princes, qui naiſſaient ſeulement pour commander aux hommes, & qui ne mouroient, que pour eſtre appellez au rang des Dieux, ſes diſgraces l’ont renduë encore plus celebre que la gloire de ſon berceau ; Il ſemble qu’elle n’ait eu le grand Auguſte pour Ayeul, qu’afin de ſentir avec plus d’affront, le regret de ſe voir dérober l’Empire, ſon legitime patrimoine : Ceſar ne l’avoit honorée de l’alliance de Tibere, que pour l’attacher de plus pres à ſon Tyran, & ne luy avoir donné pour mary, le plus grand Heros de ſon ſiecle, que pour en faire la plus affligée & la plus inconſolable de toutes le veufves : de ſorte qu’ayant touſiours veſcu dans la douleur & la perſecution, il eſt certain qu’elle prefereroit le repos du tombeau à cette ſeconde vie que ie luy donne, ſi voulant l’expoſer au iour, ie luy cherchois un moindre Protecteur, que celuy qui dans la conſervation de Malthe, l’a eſté de toute l’Europe. Quelque maligne que ſoit la Planete qui domine au fort de mon Heroyne, ie ne croy pas qu’elle puiſſe luy ſuſciter des ennemis qu’impuiſſans, quand elle aura le ſecours de voſtre grandeur : vous, monseigneur, que l’Vnivers regarde comme le chef d’un corps qui n’eſt compoſé que de parties nobles, qui avez fait trembler iuſques dans Conſtantinople, le Tyran d’une moitié de la terre, & qui avez empeſché que ſon Croiſſant, dont il ſe vantoit d’enfermer le reſte du Globe, ne partageaſt la ſouveraineté de la mer, avec celuy de la Lune : mais tant de glorieux ſuccez ne ſont point des miracles pour une perſonne, dont la profonde ſageſſe éblouyt les plus grands Genies, & en faveur de qui Dieu ſemble avoir dit par la bouche de ſes Prophetes,[1] que le ſage auroit droit de commander aux Aſtres. Agrippine, MONSEIGNEUR, qui pendant le cours de ſa vie les a ſans relaſche experimenté contraires, effarouchée encore aujourd’huy de la cruauté des Empereurs qui ont pourſuivy ſon ombre iuſques chez les morts : Entre les bras de qui ſe pouvoit-elle ietter avec plus de confiance, qu’entre ceux d’un redoutable Capitaine, dont le ſeul bruit des armes, a garanty & raſſeuré Veniſe, cette puiſſante Republique, où la liberté Romaine s’eſt conſervée iusqu’en nos iours : Recevez-là donc, s’il vous plaiſt, MONSEIGNEUR, favorablement, accordez un azile à cette Princeſſe, qu’elle n’a pû trouver dans un Empire qui luy appartenoit. Ie ſçay que faiſant profeſſion d’une inviolable fidelité pour noſtre Monarque, vous la blaſmerez peut-eſtre d’avoir conſpiré contre ſon Souverain, quoy qu’elle n’ait pourſuivy la mort de Tibere, que pour vanger celle de Germanicus, & n’ait eſté infidelle ſujette, que pour eſtre fidelle à ſon Eſpoux : mais en faveur de ſa vertu, elle eſpere cette grace de voſtre bonté, dont elle ne ſera pas ingrate, car elle m’a promis que ſa reconnoiſſance publiera par tout les merveilleux éloges de voſtre vertu qui donne plus d’éclat à voſtre ſang,[2] qu’elle n’en a receu de luy, encore que la ſource en ſoit Royalle : Ceux de voſtre prudence dans les negotiations les plus importantes de l’Eſtat, que l’on nous propoſe comme un portrait achevé de la ſageſſe : Ceux de voſtre valeur dans les combats, dont elle regle les evenements, au prejudice du pouvoir abſolu que la fortune s’en est reſervé, & ceux enfin, MONSEIGNEUR, de voſtre courage qui n’a iamais veu de peril qu’au deſſous de luy. Ces conſiderations me font eſperer que la genereuſe Agrippine ayant eſté preſente à toutes les victoires de ſon Heros, elle n’ignore pas en quels termes elle doit parler des voſtres, & ie ſuis meſme certain qu’elle leur rendra iuſtice, ſans qu’on l’accuſe de flaterie ; car ſi vous eſtes d’un merite à ne pouvoir eſtre flaté, elle eſt auſſi d’un rang à ne pouvoir flater. Mais, MONSEIGNEUR, que pourroit-elle dire qui ne ſoit connu de toute la terre, vous l’avez veuë preſqu’entiere en victorieux,[3] & par un prodige inouy, voſtre viſage meſme n’y eſt gueres moins connu que ſon nom. Souffrez donc que ie vous offre cette Princeſſe, ſans vous rien promettre d’elle, que cet adveu public qu’elle vient vous faire, qu’enfin elle a trouvé un Heros plus grand que Germanicus : Au reſte elle ceſſera de deplorer ſes malheurs ; ſi par le tableau de ſa pitoyable avanture, elle vous donne au moins quelque eſtime de ſa conſtance, & moy ie me croiray trop bien recompenſé du preſent que ie luy fais de cette ſeconde vie, ſi n’eſtant plus que memoire, elle vous fait ſouvenir que ie ſuis,
MONSEIGNEUR,
De Cyrano Bergerac.
Tibere, Empereur de Rome.
Seianus, Favory de Tibere.
Nerva, Sénateur, Confident de l’empereur.
Terentius, Confident de Sejanus.
Agrippine, Veufve de Germanicus.
Cornelie, ſa Confidente.
Livilla, Sœur de Germanicus & Bru de l’Empereur.
Furnie, ſa Confidente.
Trouppe de Gardes.
ACTE I
Scène premiere
Ie te vais retracer le tableau de ſa gloire,
Mais feins encore apres d’ignorer ſon hiſtoire,
Et pour me rẽdre heureuſe une ſeconde fois,
Preſſe moy de nouveau de conter ſes explois,
Il doit eſtre en ma bouche auſsi bien qu’en mon ame,
Pour devoir chaque inſtant un triomphe à la femme,
Mais ne te fais-je point de diſcours ſuperflus,
Ie t’en parle ſans ceſſe.
Et i’atens…
Fut des geans du Rhin le ſuperbe homicide,
Et comme à ſes coſtez faiſant marcher la mort,
Il eſchauffa de ſang les rivieres du Nort,
Mais pour voir les dangers où dans cette conqueſte,
La grandeur de ſon ame abandonna ſa teſte,
Pour voir ce que ſon nom en emprunta d’eſclat,
Eſcoute le récit de ſon dernier combat.
Deſ-ja noſtre Aygle en l’air balançoit le tonnerre,
Dont il devoit bruſler la moitié de la terre,
Quand on vint rapporter au grand Germanicus,
Qu’on voyoit l’Allemand ſous de vaſtes eſcus,
Marcher par un chemin couvert de nuicts ſans nombre,
L’eſclat de notre acier en diſsipera l’ombre,
(Dit-il) & pour la charge, il leve le ſignal
Sa voix donne la vie à des corps de metal ;
Le Romain par torrens ſe reſpand dans la pleine.
Le Coloſſe du Nort ſe ſouſtient à grand peine ;
Son enorme grandeur ne luy ſert ſeulement,
Qu’à montrer à la Parque un plus grand logement ;
Et tandis qu’on heurtoit ces murailles humaines,
Pour eſpargner le ſang des legions Romaines,
Mon Heros ennuyé du combat qui traiſnoit,
Se cachoit preſqu’entier dans les coups qu’il donnoit ;
Là des bras emportez, là des teſtes briſées,
Des troupes en tombant ſous d’autres eſcraſées,
Font fremir la campagne au choc des combattans,
Comme ſi l’Univers trembloit pour ſes enfans.
De leurs traits aſſemblez l’effroyable deſcente
Forme entre’eux & la nuë une voûte volante,
Sous qui ces fiers Tyrans honteux d’un ſort pareil,
Semblent vouloir cacher leur deffaite au Soleil.
Germanicus y fit ce qu’un Dieu pouvoit faire,
Et Mars en le ſuivant creut eſtre temeraire.
Ayant fait du Germain la ſanglante moiſſon,
Il prit ſur leurs Autels leurs Dieux meſmes à rançon,
Afin qu’on ſceut un iour par des exploits ſi braves,
Qu’un Romain dans le Ciel peut avoir des eſclaves.
Ô ! quel plaiſir de voir ſur des monceaux de corps,
Qui marquoient du combat les tragiques efforts,
Dans un livre d’airain la ſuperbe victoire,
Graver Germanicus aux faſtes de la gloire.
Voſtre Eſpoux ſoubmettant les Germains à ſes loys,
Ne voulut que leur nom pour prix de ses exploits :
Du couchant à l’aurore ayant porté la guerre,
Noſtre Heros parut aux deux bouts de la terre,
En un clein-d’œil ſi prõpt qu’on peut dire aujourd’huy
Qu’il devança le iour qui couroit devant luy ;
On crût que pour deffẽdre en tous lieux nôtre Empire,
Ce Jupiter ſauveur ſe vouloit reproduire,
Et paſſant comme un traict tant de divers climats,
Que d’un degré du Pole il ne faiſoit qu’un pas,
Dans ces Pays bruſlez où l’arene volante,
Sous la marche des ſiens eſtoit etincelante ;
De cadavres pourris il infecta les airs,
Il engraiſſa de ſang leurs ſteriles deſerts,
Afin que la moiſſon pouvant naiſtre en ces plaines,
Fourniſt de nourriture aux legions Romaines,
Que par cét aliment noſtre peuple orgueilleux
Sucçaſt avec leur ſang quelque amitié pour eux,
Et qu’un iour le ſuccez d’un combat ſi tragique,
Pût reconcilier, l’Europe avec l’Affrique,
Enfin tout l’univers il ſe ſeroit ſouſmis,
Mais il eut le mal-heur de manquer d’ennemis.
Mon cher Germanicus eſtoit donc ſur la terre,
Le ſouverain arbitre & de paix & de guerre,
Et ſe trouvoit ſi haut par deſſus les humains,
Que ſon pied ſe poſoit sur le front des Romains,
Alors qu’en Orient terminant ſa carrière,
Dans la ſource du iour il perdit la lumiere,
Et pour un lict ſuperbe à ſon dernier ſommeil,
Il s’allat repoſer au berceau du Soleil.
Voilà comme il veſcut & ie te veus encore,
Peindre dans ſon couchant cet aſtre que i’adore,
Affin que le mal-heur de mon illuſtre eſpoux,
Par ces triſtes tableaux réveille mon couroux,
Et que par les horreurs de la fin de ſa vie,
Ie m’excite à hair ceux qui l’on pourſuivie,
C’eſt accroistre vos maux.
D’écouter le recit d’un ſi ſanglant treſpas,
Où mon cœur deſchiré de bourreaux inviſibles
En iroit émouvoir les rochers inſenſibles.
Tibere qui voyoit les pleurs de l’Univers,
Conjurer mon Eſpoux de le tirer des fers,
Et qui ſçavoit aſſez qu’au milieu des batailles
Ses Amis luy ſeroient de vivantes murailles ;
Comme un acier tranchant, comme un bruſlant tiſon,
Du filet de ſes iours, il approcha Piſon :
Piſon part il s’avance, & dans chaque Province
Qu’il oyoit retentir des armes de mon Prince,
Par des coups non ſanglants, des meurtres de la voix,
Ce laſche terniſſoit l’éclat de ſes exploix.
Mais ſemblable au rocher, qui battu de l’orage,
De la mer qui le bat ſemble eſtre le naufrage,
Le nom de mon Heros par le choc affermi
Refléchiſſoit les coups deſſus son ennemy.
Il arrive, & mon Prince ignorant ſa malice,
D’un veritable amour payoit ſon artifice.
Quand nous viſmes tomber ce demy-Dieu Romain
Sous l’inviſible coup d’une inviſible main,
Une bruſlante fièvre allume ſes entrailles ;
Il contemple vivant ſes propres funerailles.
Ses arteres enflés d’un ſang noir & pourry,
Regorgent du poiſon dont ſon cœur eſt nourry :
À qui le conſidere, il ſemble que ſes veines
D’une liqueur de feu ſont les chaudes fontaines,
Des ſerpens enlacés qui rampent ſur ſon corps,
Ou des chemins voutez qui meinent chez les morts ;
La terre en trembla meſme, afin que l’on pût dire
Que ſa fiévre cauſoit des friſſons à l’Empire.
Iamais la mort ne vint d’un pas ſi diligent.
Et Piſon toutefois le treuve encor trop lent ;
Pour le precipiter, ioignant le ſortilege,
Du poiſon ſans horreur il monte au ſacrilege,
Et donne à terracer par des charmes couvers
Le demon des Romains au demon des Enfers.
Ainſi l’Enfer, les Cieux, la Nature & l’Envie,
Unirent leurs fureurs contre une ſeule vie.
Ha ! ne condamnez point la lâcheté du ſort !
Pour perdre un ſi grand homme il faut plus d’une mort.
D’un rouge tenebreux ſa chair enſanglantée,
Fut le triſte teſmoin, que Nature irritée
Produiſit du poiſon, afin de ſe purger
Du crime dont à Rome on eût pû la charger.
Les Autheurs de ſa mort meritoient ſes ſuplices.
Ie ſçauray les punir avecque leurs complices.
Piſon eſt deſia mort, & bien-toſt l’Empereur
Liuilla, Sejanus, ſentiront ma fureur :
Ce couple criminel, qu’un adultere aſſemble,
S’eſtans ioints pour le perdre expireront enſemble :
Ils ſuivront mon Eſpoux, ces lâches ennemis
Qui de tous mes enfans ne m’ont laißé qu’un fils.
Scène II
Madame, la nouvelle en eſt trop aſſeurée,
L’Empereur ce matin eſt ſorty de Caprée,
Il marche droit à Rome accompagné des ſiens,
Des Soldats Allemans, & des Pretoriens :
Et l’on croit que demain, nous verrons à nos portes
Trois de ſes Legions, & cinquante Cohortes.
C’eſt un ſujet de ioye, & non pas de douleur :
Ennuyé de l’attendre il court à ſon malheur,
Et n’approche de Rome en homme de courage.
Que pour nous eſpargner la peine du voyage ;
Voy comme aveuglement il vient chercher l’Autel,
Frappons, cette victime attend le coup mortel :
Mais gardons qu’échappant au couteau du Miniſtre,
Sa fuitte ne devienne un préſage ſiniſtre.
Sans avancer nos iours, pour avancer ſa mort,
Regardons ſon naufrage à couvert dans le port,
Et gauchiſſons de ſorte en montant à l’Empire
Que ſelon le ſuccés nous puißions nous dédire.
L’Empereur qui connoiſt tous vos deſſeins formez,
Ignore que ie trempe à ce que vous tramez ;
Il m’eſcrit qu’il eſpere, aßiſté de ma brigue,
Ioindre avec le Senat tout le peuple à ſa Ligue.
Ce traict de confiance eſt un gage aſſeuré
Qu’il ne ſoupçonne point que i’aye conjuré :
Ainſi quoy que d’affreux ſon courroux entreprenne,
Ie vous tiendray touſiours à couvert de ſa haine :
Prononcés ſon arreſt irrevocablement ;
Mais parmy tant d’écueils haſtons-nous lentement.
Conduis ma deſtinée, außi bien la fortune,
Triomphans ou vaincus nous doit eſtre commune :
Mais ſçache, ſi de moy tu pretens diſpoſer,
Que le Thrône eſt le Temple où ie dois t’eſpouſer.
Informe Livilla du retour de Tybere,
De peur que ſa ſurpriſe effarouche ſon Pere :
Moy i’iray cependant ſolliciter nos Dieux,
Ils me doivent ſecours puisqu’ils ſont mes Ayeux.
Scène III
Qu’en dis-tu, Cornelie ? Enfin,
Du traiſtre Sejanus deviendrez-vous la femme ?
Faut-il que l’Aſſaßin de voſtre cher Eſpous,
Se trace par ſon crime un chemin iuſqu’à vous ?
Que dans ſon meurtrier voſtre mary ſe treuve,
Et vienne ſe ſauver dans le lict de la Veufve ?
Quoy ! n’entendez-vous point le grand Germanicus,
Porté ſur un monceau de cadavre vaincus,
S’écrier des Enfers : Femme ingratte & perfide ;
Tu vas joindre ma race avec mon homicide ?
Voyla comme il ſe plaint, ce Heros outragé,
Que ſa Veufve en dix ans n’a pas encor vangé.
Moy, de mes ennemis ie deviendrois la Mere !
Moy qui les dois punir du crime de leur Pere !
Rouge encor de mon ſang, il viendroit l’Aſſaßin,
En qualité d’Eſpoux me preſenter la main !
Donc mes fils en mes flancs ne pourroient treuver place,
Sans augmenter le nom du bourreau de ma race !
Donc avec eux naiſtroit, malgré tout mon amour,
L’execrable devoir de les priver du iour !
Donc ces infortunez, ſans le pouvoir conneſtre,
Seroient mes ennemis avant meſme que d’eſtre !
Deviendroient criminels entre les mains du Sort,
Et pour avoir vécu meriteroient la mort !
Du plus vil des Romains ie me ferois un Maiſtre !
Et veufve d’un Heros i’eſpouſerois un traiſtre !
Ha ! ne m’accuſe point de tant de lâcheté.
Et penetre un peu mieux dans mon cœur irrité ;
Voy iuſqu’où doit aller le courroux d’Agrippine,
Qui l’oblige à flatter l’autheur de ſa ruine,
Et combien il eſt grand, puis que pour l’occuper,
Eſtant ce que ie ſuis, ie m’abbaiſſe à tromper :
Ouy, i’abhorre ce monstre ; apres l’avoir ravie,
Pour le tuer encore ie luy rendrois la vie,
Et ie voudrois qu’il pût, ſans tout à fait perir,
Et ſans ceſſe renaiſtre, & ſans ceſſe mourir.
Mais, helas ! ie ne puis me vanger de Tybere,
Que par la ſeule main de mon lâche adverſaire :
Car Seianus vainqueur luy percera le flanc,
Ou Sejanus vaincu payera de ſon ſang ;
Si Tybere y demeure, alors ie ſuis vengée ;
Si contre Sejanus la Fortune eſt rengée,
Ie verray ſatisfaite entrer au monument
De mon Eſpoux meurtry le premier inſtrument.
Mais Livilla paroiſt, i’évite ſa preſence,
Elle hayt ma rencontre, & la ſienne m’offence.
Scène IV
I’ai beau voir en Triomphe un Empereur Romain,
S’avancer contre nous le tonnerre à la main,
Ce n’eſt pas l’ennemy que ie crains davantage.
Ha dites-moy ſon nom, cette longueur m’outrage,
Vous le plaindrez pluſtoſt que vous ne le craindrez
Et i’attens, pour agir, ce que vous reſoudrez.
Eſcoute. Auparavant qu’un refus m’ait bleßée,
Sur tout ce que tu crains applique ta penſée,
Propoſe-toy le fer, la flame & le poiſon,
Fais iusque dans ton cœur deſcendre ta raiſon.
Et t’informe de luy, quoy que ie te demande,
S’il eſt preſt d’accorder tout ce qu’il apprehende.
Il eſt tout preſt, Madame, à remplir vos ſouhaits.
Encore un coup, prens garde à ce que tu promets,
Ce que ie veux ſera peut-eſtre ta ruine.
N’importe parlez, c’eſt ?
D’Agrippine, Madame, helas y penſez-vous ?
D’agrippine, ma ſœur, qui conſpire avec nous :
Mon mary ſous ma haine est tombé pour victime,
Mon cœur apres cela ne connoiſt plus de crime,
Ieune encor & timide en mon timide ſein,
Il oſa me pouſſer à ce noble deſſein :
Et toy perfide Amant, dont l’amour me diffame.
Tremperais-je ma main dans le sang d’une femme ?
Ie fais, pour m’animer, à ce coup plein d’effroy,
Des efforts bien plus grands que tu n’en fais ſur toy ;
J’entends de toutes parts le ſexe & la nature,
Qui me font de ce meurtre une horrible peinture :
Mais, femme, ie pourray voir du ſang ſans horreur,
Et parente, ſouffrir qu’on égorge ma ſœur ?
Ie l’ay trop offenſée, & la mort qui m’effaye
Eſt le ſeul appareil qui peut fermer ſa playe.
On voit fumer encor de ſes plus chers parens,
Sur la route d’Enfer les veſtiges ſanglans ;
Rien qu’un cercueil ne couvre un acte de la ſorte,
Et pour elle ou pour moy c’eſt la fatale porte,
Par qui le ſort douteux d’un ou d’autre coſté,
Mettra l’un des partis en pleine liberté.
Encor ſi mon treſpas ſatisfaiſoit ſa haine :
Mais de ta mort, peut-eſtre, elle fera ma peine,
Puis qu’elle a deſcouvert au gré de ſon courroux,
À l’éclat de ma flame un paſſage à ſes coups ;
Donc pour me conſerner, conſernant ta perſonne,
Sauve-moy des frayeurs que ſa rage me donne.
Non, non detrompez-vous de ces vaines frayeurs
Elle croit l’Empereur cauſe de ſes malheurs,
Je l’ay perſuadée.
Pour un temps ſur ſa haine elle endort ſa memoire,
Mais crains-la d’autant plus qu’elle craint de s’ouvrir,
C’eſt pour elle trop peu de se faire mourir ;
Si par ta mort toy-meſme aſſouviſſant ſa rage,
Tu n’en es l’inſtrument, & n’en haſtes l’ouvrage ;
Quoy ! ie t’ay de mon frere immolé iuſqu’au nom !
Sur ſon fameux debris eſlevé ton renom,
Et chaßé, pour complaire à toy ſeul où i’aſpire,
De mon lict & du iour l’heritier de l’Empire !
Je ſemblois un Lyon ſur le Thrône enchaiſné,
Qui t’en gardoit l’abord comme à toy deſtiné.
I’ay fait à ton amour au peril de la tombe,
Des Heros de ma race un funeſte hecatombe,
Et ne prejugeant pas obtenir les ſouhaits
D’un ſi grand criminel, que par de grands forfaits,
On m’a veû promener encor ieune, encor fille,
Le fer & le poiſon par toute ma famille,
Et rompre tous les neuds de mon ſang, de ma foy.
Pour n’eſtre plus liée à perſonne qu’à toy ;
Chaque inſtant de ma vie eſt coupable d’un crime,
Paye au moins tant de ſang du ſang d’une victime,
Ie n’en bruſle de ſoif qu’afin de te ſauver,
Du bras qu’à ton malheur ce ſang fera lever ;
Oſe donc, ou permets, quand on joindra noſtre âme,
Que ie ſois ton mary, ſi tu n’es que ma femme.
Du precipice affreux preſt à nous engloutir,
Agrippine & ſon rang nous peuvent garantir ;
Prodiguons ſa puiſſance à terracer Tybere ;
Quand elle aura ſans nous deſtruit noſtre Adverſaire,
Nous trouverons par elle un trhône dans le port,
Et ſerons en eſtat de ſonger à ſa mort.
Tu m’en donnes parole, hé bien ie ſuis contente,
L’eſpoir que i’en auray, flattera mon attente,
À Iupiter vengeur ie vais offrir des vœux ;
Si pourtant d’un tel coup i’oſe parler aux Dieux :
Car le crime eſt bien grand de maſſacrer Tybere.
Tybere ce Tyran qui fit mourir ton Pere.
Ha ! le traiſtre en mourra, fais, fais moy ſouvenir
Quand d’iniuſtes remords viendront m’entretenir,
Afin de s’oppoſer au meurtre de Tybere,
Que Tybere eſt celuy qui fit mourir mon Pere.
Scène V
Immoler Agrippine à l’objet de ton feu,
La victime ſera plus noble que le Dieu.
Que vous connaiſſez mal le ſujet qui m’enflame.
Quoy ! Livilla n’eſt point…
Et quoy qu’elle m’adore, & qu’elle ait à mes vœux
Immolé ſon Eſpoux, ſon frere & ſes neveux,
Ie la trouve effroyable, & plus ſa main ſanglante
Execute pour moy, plus elle m’épouvente :
Ie ne puis à ſa flame apprivoiſer mon cœur,
Et iuſqu’à ſes bienfaits me donnent de l’horreur :
Mais i’ayme ſa rivalle avec une couronne,
Et ie bruſle du feu que ſon éclat luy donne ;
De ce bandeau Royal les rayons glorieux,
Augmentent la beauté des rayons de ſes yeux,
Et ſi l’âge fleſtrit l’éclat de ſon viſage,
L’éclat de ſa couronne en repare l’outrage.
Enfin pour exprimer tous ſes charmes divers,
Sa foy me peut en dot apporter l’Univers.
Quoy que de ſon Eſpoux ma ſeule ialouſie,
Par les mains de Piſon ayt terminé ſa vie,
Elle a touſiours penſé que des raiſons d’Eſtat
Ont poußé l’Empereur à ce lâche attentat.
Ainſi, Terentius, un royal hymenée
Doit bien-toſt à ſon ſort unir ma deſtinée,
Un diadéme au front en ſera le lien.
Le cœur d’une Amazone eſtoit digne du tien.
Tel ialoux de mon rang tenteroit ma ruine,
Qui n’oſera choquer un Eſpoux d’Agrippine,
Ce nœud m’affermira dans le thrône uſurpé,
Et ſon fils qui me hait, dans ſa fureur trompé,
Au profond de ſon ame, arreſtant ſa colere,
Craindra de s’attaquer au mary de ſa Mere,
Ou forcée de le perdre, avec moins de courroux
Elle en pardonnera le meurtre à ſon Eſpoux.
Mais allons preparer dans la pompe celebre
Du retour de Tybere une pompe funebre.
ACTE II
Scène premiere
Ouy, la Couronne enferme & cache beaucoup plus
De pointes ſous le front qu’il en paroiſt deſſus ;
De ma triſte grandeur i’ay veû Rome idolaſtre :
Mais que i’ay pour regner d’ennemis à combatre.
C’eſt trop te défier de ton noble deſtin,
Agrippine te haït, mais elle eſt femme enfin.
Que de iuſtes frayeurs s’emparent de mon ame !
Le grand Germanicus me combat dans ſa femme !
De ce Prince au tombeau, le nom reſſuſcité,
Semble accourir aux vœux qui l’ont ſollicité,
Sous mon Thrône abbatu, ce nouvel Encelade
Du profond des Enfers à ma Cour retrograde,
Et iette un cry ſi haut, que du bruit effrayé,
Je doute s’il foudroye ou s’il eſt foudroyé.
Par un ſouffle bruſlant que ſa rage reſpire,
Il eſmeût la revolte au ſein de mon Empire,
Et le perfide encor pour braver mes deſſeins,
Me combat à couvert dans le cœur des Romains.
D’un tout ſi dangereux pers le dangereux reſte.
Ie ſçay bien qu’Agrippine à mes iours eſt funeſte :
Mais ſi ſans l’achever ma haine l’entreprend,
Le courroux qui l’anime en deviendra plus grand ;
Et ſi dans le Senat on la treuve innocente,
Ie la force à venger cette iniure ſanglante.
Que me dis-tu, Seigneur ? elle eſt coupable ?
D’eſtre ou d’avoir eſté plus puiſſante que toy.
Elle remeine au choq les bandes allarmées,
Caſſe ou nomme à ſon gré les Empereurs d’Armées,
Montre en Caligula ſon Ayeul renaiſſant :
Intimide le foible, achepte le puiſſant,
Emplit ton cabinet de ſes penſionnaires :
Enfin iuſqu’à ta Garde & tes Legionnaires.
Falut-il ſe noircir d’une lâche action,
Sont generalement à ſa devotion.
Elle eſt ambitieuſe, elle te croit coupable,
Crains qu’elle ne corrompe un ſerviteur de table ;
Rarement un grand Roy que l’on peut enuier,
Eſchappe du poiſon donné par l’heritier.
Ô Ciel ! ſi tu veux perdre un Empereur de Rome,
Que ſon treſpas au moins ſoit l’ouvrage d’un homme ?
Ceſar, pour prévenir ſes deſſeins furieux,
Elle eſt dans ton Palais, qu’on l’égorge à tes yeux ?
L’équité nous oblige à plus de retenue,
On ne l’a qu’accusée, & non pas convaincuë.
Le ſceptre qu’en tes mains diſpute ſon renom,
Dans tes mains esbranlé, ne tient plus qu’à ton nom,
Cours le prix d’une gloire en gloire ſans ſeconde,
Au bout de la carriere eſt le Thrône du monde :
Mais encor qu’il puiſſe eſtre à tous deux deſtiné,
Qui l’attendra plutoſt y ſera couronné ;
En partant le premier devance donc ſa courſe,
Et coupe les ruiſſeaux du torrent dés la ſource :
Quoy ? ſupporteras-tu ſans honte ou ſans effroy,
Que l’Empire balance entre une femme & toy ?
Pers, pers, cette orgueilleuſe avant qu’elle connoiſſe
De ton regne esbranlé la mortelle foibleſſe.
Un ſoupçon de revolte à l’apparence ioint,
Eſt un crime d’eſtat qu’on ne pardonne point :
Ceſar, il la faut perdre.
Sans rien examiner au bien de ma Couronne,
Elle mourra.
Elle mourra, mais Dieux !
Comment me deſrober au peuple furieux,
Car ſi de ce combat i’emporte la victoire,
Son ſang pour la vanger peut iallir ſur ma gloire,
C’eſt un foudre grondant ſuſpendu preſt à cheoir,
Qu’au deſſus de ma teſte il ne faut pas mouvoir.
Non, Seigneur, non, ſa perte eſt & ſeure & facille.
Il faut donc l’engager à ſortir de la ville.
Elle iroit, la ſuperbe, en cent climats divers
Promener la revolte aux bouts de l’Univers,
Et iettant du diſcord la ſemence feconde,
Armeroit contre toy les deux moytiez du monde,
Elle uniroit les bras de tout le genre humain,
Ioindroit les deux Soleils du Parthe & du Germain,
Provoqueroit la paix à te faire la guerre,
Et ſur toi ſeul enfin renverſeroit la terre.
Pour l’empeſcher d’agir il faut la raſſeurer,
Si ſon crime paroiſt, feindre de l’ignorer :
Et puis, quand nous aurons le ſecours que i’eſpere
La mienne à découvert bravera ſa colere ;
Mais la voici, n’importe il la faut regaler,
D’une offre dont l’éclat ſuffit pour l’aveugler.
Voy comme ſon front cache & montre ſa vengeance,
Et dans quelle fierté la ſuperbe s’avance !
Pour me tromper encor elle vient en ces lieux :
Mais eſcoute nous feindre à qui feindra le mieux.
Scène II
Ton retour impreveu, tes gardes redoublées,
Trois fortes legions prés de Rome aſſemblées,
M’ont fait avec raiſon craindre quelque attentat
Ou contre ta Perſonne, ou contre ton Eſtat :
C’eſt pourquoy dans un temps ſuſpect à ma Patrie,
Où le Romain troublé, s’atrouppe, s’arme & crie,
J’ameine à ton ſecours mes proches, mes amis,
Et tous ceux que mon rang me peut avoir ſouſmis.
L’impudente Nerva !
Ie ne puis par ma bouche exprimer ma tendreſſe :
Car un moindre preſent que le Thrône d’un Roy
Ne ſçauroit m’acquiter de ce que ie te doy ;
De Rome à ce deſſein i’approche mon Armée,
Pour forcer cette Eſclave au ioug accouſtumée,
D’adorer dans ton fils ce Prince bien-aymé ;
L’Image d’un Heros qu’elle a tant eſtimé :
Ouy, ie viens ſur ſon front depoſer ma Couronne,
Et quiconque oſera chiquer ce que i’ordonne,
C’est un traiſtre, un mutin, qu’en vaſſal plein de cœur
I’immoleray moy-meſme au nouvel Empereur.
Qui renonce à ſa gloire en offrant ſa Couronne,
Il en acquiert, Ceſar, plus qu’il n’en abandonne ;
Tu m’eſtimes beaucoup de me la preſenter,
Mais ie m’eſtime trop pour pouvoir l’accepter ;
C’eſt en la refuſant qu’on s’en doit rendre digne,
Ie veux que l’Univers en iuge par ce ſigne.
Auguſte ton Ayeul contre les droicts du ſang,
M’adopta pour monter apres luy dans ſon rang
Quoy qu’avecque ton ſexe il connut ton audace,
Il n’oſa te choiſir pour occuper ſa place ;
Il euſt peur, connoiſſant combien, ſans ſe flater,
La Machine du monde eſt peſante à porter,
Que d’un poids inégal à la grandeur de l’ame,
Cet énorme fardeau tombât ſur une femme,
Et qu’un Sceptre appuyé d’une ſi foible main,
Souſtint mal la grandeur de l’Empire Romain :
Mais quoy que ſa prudence, en bravant la Nature,
T’ait ravy la Couronne avec beaucoup d’injure,
Puis qu’auiourd’huy ſon ſang en tes bras affoiblys
A dans ceux de ton fils ſes forces reſtablys,
Ie le veux eſlever par droit hereditaire,
Apres un interregne au Thrône de ſon Pere.
Fille du grand Ceſar que ie dois imiter,
Ie le cede au Heros qu’il crût le meriter,
Pour montrer par un chois außi grand, außi iuſte,
Que ie ſuis & du ſang & dans l’eſprit d’Auguſte.
Et par cette raiſon ſon eſprit & ſon ſang,
Sont des droicts à ton fils pour monter à mon rang
I’en ay le Diadéme, & d’une foy ſincere,
Ie le veux rendre au fils l’ayant receu du Pere.
Avec un Diadéme on n’attache pas bien
Un cœur tout genereux qui veut aymer pour rien.
Pour te la conſerver, i’ay receu la Couronne,
Ie te la rends, Princeſſe.
Mais comme i’en diſpoſe au gré de tes parens,
C’eſt moy qui te la donne.
As-tu droict d’eſperer que cette ame hautaine
En generoſité ſuccombe ſous la tienne.
Eſcoute dans ton ſein ton cœur te démentir.
Qui choiſit par raiſon ne peut ſe repentir.
Tu me hays, & tu veus eteindre par envie
La plus belle action dont éclate ma vie ;
Ah ! pardonne à l’honneur du Monarque des Rois,
Ou de ton Pere en nous reſpecte au moins le chois.
Au ſiecles à venir quelque iour à ta gloire,
Nos Neveus eſtonnez apprendront dans l’hiſtoire
Qu’un Roy de ſa Couronne a deſpoüillé ſon front,
Et ces meſmes Neveus à ma gloire apprendront
Que ce Prince en fit l’offre à la ſeule perſonne
Qui pouvoit refuſer l’éclat d’une Couronne,
Et que l’ordre des Dieux luy voulut deſigner,
De peur qu’un ſi bon Roy ne ceßât de regner.
Regne, ie te l’ordonne, & regnant fais conneſtre
Que tu ſçais m’obéir encor comme à ton Maiſtre.
Regne, ie te l’ordonne, & reſpectant ma loy,
Obeys pour montrer que tu n’es plus mon Roy :
Regne, & puis que tu veux me rendre Souveraine,
Montre en m’obeyſſant, que ie ſuis deſia Reyne,
Reprends donc ta Couronne, außi bien couronner
Celle qui te commande eſt ne luy rien donner.
Taſche, mon Sejanus, d’esbranler ſa conſtance,
Toy, qui lis dans mon cœur, & vois ce que ie penſe ;
Tu luy découvriras les ſecrets de mon cœur,
Et les vaſtes deſſeins que i’ay pour ſa Grandeur.
Scène III
Lors que contre ſoy-meſme avec nous il conſpire,
Quelle raiſon vous meut à refuſer l’Empire ?
Alors que dans ton ſein mon Portraict fut tracé,
Le Portraict de Tibere en fut-il effacé ?
Ou des-accouſtumé du viſage d’un traiſtre,
L’as-tu veû ſans le voir & ſans le reconnoiſtre ?
Je t’excuſe pourtant, non, tu ne l’as point veû,
Il eſtoit trop maſqué pour eſtre reconnû ;
Un homme franc, ouvert, ſans haine, ſans colere,
Incapable de peur, ce n’est point là Tibere,
Dans tout ce qu’il paroiſt, Tibere n’eſt point là :
Mais Tibere eſt caché derrière tout cela ;
De monter à ſon Thrône il ne m’a pourſuivie,
Qu’à deſſein d’eſpier s’il me faiſoit envie ;
Et pour peu qu’à ſon offre il m’eût veû balancer,
Conclurre aveuglément que ie l’en veus chaſſer :
Mais quand il agiroit d’une amitié ſincere,
Quand le reſſentiment des bien-faits de mon Pere,
Ou quand ſon repentir euſt mon chois appellé
À la poſſeßion du bien qu’il m’a vollé,
Sçache que ie prefere à l’or d’une Couronne
Le plaiſir furieux que la vengeance donne ;
Point de Sceptre au deſpens d’un ſi noble courroux,
Et du vœu qui me lie à venger mon Eſpoux.
Mais bien loin qu’acceptant la ſupréme Puiſſance,
Ie perde le motif d’une iuſte vengeance :
Ie veux qu’il la retienne, afin de maintenir
Agrippine & ſa race au droict de le punir ;
Si ie l’euſſe accepté, ma vengeance aſſouvie
N’auroit peû ſans reproche attenter ſur ſa vie,
Et ie veux que le rang qu’il me retient à tort,
Me conſerve touſiours d’un motif pour ſa mort.
D’ailleurs c’eſt à mon fils qu’il remettoit l’Empire,
Eſt-ce au nom de ſubjet où ton grand cœur aſpire ?
Penſes-y meurement, quel que ſoit ton deſſein,
Tu ne m’eſpouſeras que le Sceptre à la main.
Mais adieu, va ſonder où tend tout ce myſtere,
Et confirme touſiours mon refus à Tybere.
Scène IV
Par les cuiſans ſoucis où flotte l’Empereur,
Du peril où tu cours meſure la grandeur,
Crains que dans le complot comme un ſage Interprette,
De la moitié connuë il paſſe à la ſecrette :
Car ie veux que le Ciel ſecondant tes ſouhaits,
Tu meine ta Victoire où tendent tes projets :
D’une marche du Thrône Agrippine approchée,
La ſoif de ſe vanger non encor eſtanchée,
Et par un ſi grand coup ne redoutant plus rien,
Elle voudra du ſang, & peut-eſtre le tien :
Peut-eſtre qu’en ton lict aux bras de l’Hymenée,
Le fer de ſon Eſpoux attend ta deſtinée,
Que ſa douleur ſecrette eſpere, en te tuant,
Vanger ſon mary mort ſur ſon mary vivant,
Et qu’à ce cher Eſpoux qui regle ſa colere,
Elle veut immoler le vainqueur de Tibere :
Donc pour ſauver ta teſte abandonne la Cour,
Tu connois la Fortune & ſon funeſte amour.
Mettre les voilles bas n’ayant point perdu l’Ourſe,
Ie ſuis trop esbranlé pour retenir ma courſe,
Ie veux monter au Thrône, ou m’en voir accabler :
Car ie ne puis ſi tard commencer à trembler.
Superbe, ta naiſſance y met un tel obſtacle,
Que pour monter au Thrône il te faut un miracle.
Mon ſang n’eſt point Royal, mais l’heritier d’un Roy
Porte-t’il un viſage autrement fait que moy ?
Encor qu’un toict de chaume eût couvert ma naiſſance,
Et qu’un Palais de marbre eût logé ſon enfance,
Qu’il fut né d’un grand Roy, moy d’un ſimple Paſteur,
Son ſang auprès du mien eſt-il d’autre couleur ?
Mon nom ſeroit au rang des Heros qu’on renomme
Si mes predeceſſeurs avoient ſaccagé Rome :
Mais ie ſuis regardé comme un homme de rien,
Car mes predeceſſeurs ſe nommoient gens de bien ;
Un Ceſar cependant n’a gueres bonne veuë,
Dix degrez ſur ta teſte en bornent l’eſtenduë,
Il ne ſçauroit au plus faire monter ſes yeux
Que depuis ſon berceau iuſques à dix Ayeux :
Mais moy ie retrograde aux cabanes de Rome,
Et depuis Sejanus iuſques au premier homme ;
Là n’eſtant point borné du nombre ny du chois,
Pour quatre Dictateurs i’y rencontre cent Rois.
Mais le crime eſt affreux de maſſacrer ſon Maiſtre ?
Mais on devient au moins un magnifique traiſtre ;
Quel plaiſir ſous ſes pieds de tenir aux abois
Celuy qui ſous les ſiens fait gemir tant de Rois ;
Fouler impunément des teſtes couronnées,
Faire du genre humain toutes les deſtinées ;
Mettre aux fers un Ceſar, & penſer dans ſon cœur
Cet Eſclave iadis eſtoit mon Empereur.
Peut-eſtre en l’abatant tomberas-tu toy-meſme.
Pourveu que ie l’entraiſne avec ſon diademe,
Je mourray ſatisfait, me voyant terracé
Sous le pompeux debris d’un Thrône renversé :
Et puis mourir n’eſt rien, c’eſt achever de naiſtre,
Un Eſclave hier mourut pour divertir ſon Maiſtre :
Aux malheurs de la vie on n’eſt point enchaiſné.
Et l’ame eſt dans la main du plus infortuné.
Mais n’as-tu point d’horreur pour un tel parricide ?
Je marche ſur les pas d’Alexandre & d’Alcide,
Penſes-tu qu’un vain nom de traiſtre, de voleur,
Aux hommes demy-Dieux doive abatre le cœur ?
Mais d’un coup ſi douteux peux-tu prevoir l’iſſuë ?
De courage & d’eſprit cette trame eſt tiſſuë :
Si Ceſar maſſacré, quelques nouveaux Titans
Eſlevez par mon crime au Thrône où ie pretens,
Songent à s’emparer du pouvoir Monarchique,
I’appelleray pour lors le peuple en Republique,
Et ie luy feray voir que par des coups ſi grans
Rome n’a point perdu, mais changé ſes Tyrans.
Tu connois cependant que Rome eſt Monarchique,
Qu’elle ne peut durer dans l’Ariſtocratique,
Et que l’Aigle Romaine aura peine à monter,
Quand elle aura ſur ſoy plus d’un homme à porter,
Reſpecte & crains des Dieux l’effroyable tonnerre.
Il ne tombe iamais en Hyver ſur la terre,
I’ay ſix mois pour le moins à me mocquer des Dieux,
En ſuitte ie feray ma paix avec les Cieux.
Ces Dieux renverſeront tout ce que tu propoſes.
Un peu d’Encens bruſlé rajuſte bien des choſes.
Qui les craint ne craint rien.
Ces beaux riens qu’on adore, & ſans ſçavoir pourquoy,
Ces alterez du ſang des beſtes qu’on aſſomme,
Ces Dieux que l’homme a faict, & qui n’ont point faict l’homme,
Des plus fermes Eſtats ce fantaſque ſouſtien,
Va, va, Terentius, qui les craint, ne craint rien.
Mais s’il n’en eſtoit point, cette Machine ronde ?
Oüy, mais s’il en eſtoit, ſerois-je encore au monde ?
Scène V
Quoy tu reſtes à Rome, & le Foudre grondant
Ne pourra t’éveiller ſi ce n’eſt en tombant ?
Fuy, fuy, tout eſt perdu.
Tout eſt perdu, te dis-je ?
Tu n’as plus qu’un moment.
Tibere…
Apprenez-nous au moins qui vous rend ſi troublée ?
I’ay honte de l’effroy dont ie ſuis accablée :
Mais on peut bien trembler quand le Ciel tremble außi,
Eſcoute donc ſur quoy ie m’eſpouvente ainſi.
Des poings du Victimaire aujourd’huy nos hoſties,
Le couſteau dans la gorge en fureur ſont parties,
L’aruſpice à treuvé le cœur defectueux,
Les poulmons tous fleſtris, & le ſang tout bourbeux,
La chair du Sacrifice au brazier petillante,
Diſtilloit ſur l’Autel une liqueur puante,
Le bœuf n’a pas eſté mortellement atteint,
L’encenſoir allumé par trois fois s’eſt eſteint,
Il eſt ſorty de terre une vaine figure ;
On n’a point veu manger les oyſeaux de l’Augure,
Le Sacrificateur eſt cheû mort en riant,
Le temple s’eſt fermé du coſté d’Orient,
Il n’a tonné qu’à droitte, & durant cet extaſe
I’ay veû nos Dieux foyers renverſez de leur baze.
Quoy ! ces preſages vains eſtonnent ton courrous ?
Ils ſont contre Tibere, & non pas contre nous.
Si les Dieux aux mortels découvroient leurs myſteres,
On en liroit au Ciel les brillans caracteres :
Mais quoy qu’il en puiſſe eſtre, il ſera glorieux
D’avoir fait quelque choſe en dépit de nos Dieux :
Car ſi noſtre fureur ſuccombe à la fortune,
Au moins dans les tranſports d’une rage commune
Nous pourſuivrons Tibere avec tant de courrous
Que l’on verra ſuër le deſtin contre nous.
Le deſtin grave tout ſur des tables de cuivre,
On ne deſchire pas les feuillets d’un tel Livre.
Achevons donc le crime, où ce Dieu nous aſtraint,
C’eſt luy qui le commet, puis qu’il nous y contraint.
Mon eſprit eſt remis, & ton noble courage,
Quoy qu’anonce le Ciel eſt un heureux preſage,
Allons de cent argus Tibere environner,
Arreſtons les avis qu’on luy pourroit donner,
Et puis qu’il ne tient pas tout le ſecret encore,
Coupons vers noſtre bout la moitié qu’il ignore.
ACTE III
Scène Première
Sanglante Ombre qui paſſe & repaſſe à mes yeux,
Fantôme dont le vol me pourſuit en tous lieux,
Tes travaux, ton treſpas, ta lamentable hiſtoire,
Reviendront-ils ſans ceſſe offenſer ma memoire ?
Ah ! tréve, cher Eſpoux, ſi tu veux m’affliger,
Preſte-moy pour le moins le temps de te vanger.
Il vient vous conſoler de ſa cruelle abſence.
Il vient, il vient pluſtoſt me demander vengeance ;
Te ſouvient-il du temps qu’au fort de ſes douleurs,
Couronné dans ſon lict de ſes amis en pleurs,
Il crioit, Ô Romains, cachez-moy cette offrande,
C’eſt un bras, non des yeux, que mon ſort vous demande.
Mes plus grands ennemis n’ont rien tant deſiré,
Que de me voir un iour digne d’eſtre pleuré.
À de plus hauts penſers eſlevez donc voſtre ame,
Pleurer Germanicus, c’eſt le venger en femme,
On me plaindra par tout où ie ſuis renommé :
Mais pour vous, vangez-moy ſi vous m’avez aymé :
Car, comme il eſt honteux à qui porte une eſpée,
D’avoir l’ame à pleurer mollement occupée,
Si du ſang reſpandu ſont les pleurs d’un Romain,
I’eſpere que vos yeux ſeront dans voſtre main :
Forcez donc mes bourreaux de ſouſpirer ma perte,
C’est la ſeule douleur qui me doit eſtre offerte ;
Ouy, cherchez, pourſuivrez, iuſqu’à la terre ouvrir,
La terre parlera pour vous les deſcouvrir.
Que par les yeux sanglans de cent mille bleſſures,
Leurs corps défigurez pleurent mes avantures,
Et que Piſon le traiſtre : À ce mot de Piſon,
Son ame abandonna ſa mortelle priſon,
Et s’envola meſlée au nom de ce perfide,
Comme pour s’attacher avec ſon homicide :
Enfin ie l’ay veû paſle, & mort entre mes bras,
Il demanda vengeance, & ne l’obtiendroit pas !
Un ſi laſche refus !
Madame cependant Tibere vit encore.
Attens encore un peu, mon deplorable Eſpoux,
Tu le verras bien-toſt expirant ſous mes coups,
Et ravy par le ſort aux mains de la Nature,
Son ſang à gros boüillons croiſtre chaque bleßure.
Son eſprit par le fer, dans ſon ſiege eſpuisé,
Pour ſentir tout ſon mal en tous lieux divisé,
Entre cent mil éclairs de l’acier qui flamboye,
Gemiſſant de douleur, me voir paſmer de ioye,
Et n’entendre, percé de cent glaives aigus,
Que l’effroyable nom du grand Germanicus,
Qu’il eſt doux au milieu des traicts qu’on nous décoche,
De croire eſtre offensé quand la vengeance approche,
Il ſemble que la ioye au milieu de mes ſens,
Reproduiſe mon cœur par tout où ie la ſens
Pour former du Tyran l’image plus horrible
Chaque endroit de mon corps devient intelligible
Afin que toute entiere en cet accez fatal,
Ie renferme, ie ſente & comprenne ſon mal,
Uſurpant les devoirs de ſon mauvais genie,
Ie l’attache aux douleurs d’une lente agonie ;
Ie conte ſes ſanglots, & i’aſſemble en mon ſein
Les pires accidens de ſon cruel deſtin ;
Ie le voy qui paſlit, ie voy son ame errante
Couler deſſus les flots d’une écume ſanglante.
L’eſtomac enfoncé de cent coups de poignard,
N’avoir pas un amy qui luy iette un regard,
S’il penſe de ſa main boucher une bleſſure,
Son ame s’échaper par une autre ouverture :
Enfin ne pouvant pas m’exprimer à moitié,
Ie le conçois reduit à me faire pitié.
Voy quels tranſports au ſein d’une femme offensée,
Cauſe le ſouvenir d’une injure paßée,
Si la Fortune inſtruite à me deſobliger
M’oſtoit tous les moyens de me pouvoir vanger,
Plutoſt que me reſoudre à vaincre ma colere,
Ie m’irois poignarder, dans les bras de Tibere,
Afin que ſoupçonné de ce tragique effort,
Il attiraſt ſur luy la peine de ma mort.
Au moins dans les Enfers i’emporterois la gloire
De laiſſer, quoy que femme, un grãd nõ dans l’Hiſtoire :
Mais le diſcours ſied mal à qui cherche du ſang
Vous !
Et iuſques ſur ſon thrône herißé d’halebardes,
Ie veux, le maſſacrant au milieu de ſes Gardes,
Voir couler par ruiſſeaux de son cœur expirant,
Tout le ſang corrompu, dont ſe forme un Tiran.
Scène II
Pourſuivez.
Quoy, Seigneur ?
Où ie vous ay ſurpriſe.
D’une ſi grande horreur tous mes ſens travailla,
Que l’objet du fantoſme en ſurſaut m’eſveilla.
Quoy ! cela n’eſt qu’un songe, & l’horrible blaſpheme
Qui chocque des Ceſars la Majeſté ſupréme,
Ne fut dit qu’en dormant ?
Mais les Dieux qui pour lors nous parlent clairement,
Par de certains effets, donc ils meuvent les Cauſes ;
En nous fermant les yeux nous font voir toutes choſes ;
Eſcoute donc, Seigneur, le ſonge que i’ay fait,
Afin que le recit en deſtourne l’effet.
Ie reclamois des Dieux la ſageſſe profonde,
De regir par tes mains les affaires du monde,
Quand les ſacrez Pavots qui nous tombent des cieux,
D’un ſommeil prophetique ont attaché mes yeux ;
Apres mille embarras d’eſpeces mal formées,
Que la chaleur vitalle entretient de fumées,
Ie ne ſçay quoy de bleſme & qui marchoit vers moy,
A crié par trois fois, Ceſar, prends garde à toy.
Un grand bruict außi-toſt m’a fait tourner viſage,
Et i’ay veû de Ceſar la paliſſante Image,
Qui couroit hors d’haleine en me tendant les bras,
Oüy Ceſar, ie t’ay veû menacé du treſpas.
Mais comme à ton ſecours ie vollois, ce me ſemble,
Nombre de meurtriers qui couroient tous enſemble,
T’ont percé ſur mon ſein, Brutus les conduiſoit,
Qui loing de s’eſtonner du grand coup qu’il oſoit,
Sur ſon Thrône, a-t’il dit, herißé d’halebardes,
Ie veux, le maſſacrant au milieu de ſes Gardes,
Voir couler par ruiſſeaux de ſon cœur expirant
Tout le ſang corrompu dont ſe forme un Tyran.
I’en eſtois là Seigneur, quand tu m’as entenduë.
La reſponſe eſt d’eſprit & n’eſt pas mal conceuë.
Hà, Ceſar, il n’eſt plus d’azyle en ta maiſon,
Quoy ! tu tiens pour ſuſpects de fer & de poiſon
Iuſques à tes parens, avec qui la nature
T’attache par des nœuds d’immortelle tiſſure ;
Connois mieux Agrippine, & ceſſe d’opprimer,
Avec ceux que ton ſang oblige de t’aymer,
Ceux que ſouſtient ton rang. Sejanus par exemple,
Superbe, ſanguinaire, homme à bruſler un Temple,
Mais qui pour ton ſalut accepteroit la mort,
Ne peut eſtre accuſé ny soupçonné qu’à tort.
Sejanus entre sãs eſtre veu d’Agrippine ny de Tibere.
Et cependant, Ceſar, un fourbe, un laſche, un traiſtre,
Pour gaigner en flateur l’oreille de ſon Maiſtre,
Peut te dire auiourd’huy.
Scène III
Il empiete à pas lents ton Thrône, & l’envahit,
Il gaigne à ſon party les Familles puiſſantes.
Il ſe porte heritier des maiſons opulentes,
Il brigue contre toy la faveur du Senat.
Ô Dieux elle m’accuſe !
Il ſeme de l’argent parmy la populace.
Nous perirons, Madame, & ſans implorer grace.
Oüy, Seigneur, il eſt vray i’ay conjuré.
On peut te dire pis encor de luy, de moy :
Mais à de tels rapports il eſt d’un Prince ſage
De ne pas eſcouter un foible teſmoignage.
Imprudent qu’ay-je fait ? tout eſt deſeſperé.
Mais enfin, Sejanus luy-meſme a conjuré,
Il l’advoüe.
I’ay conjuré cent fois ta profonde ſageſſe,
De ne point eſcouter ces laſches ennemis
Qui te rendent ſuſpects Agrippine & ſon fils ;
Ne ſouffre pas, Seigneur, qu’une ame deſloyale
Deſgorge ſon venin ſur la maiſon Royale,
Tout le Palais deſia fremit de cet affront,
Et ta couronne meſme en tremble ſur ton front,
Rome en eſt offenſée, & le peuple en murmure,
Previens de grands malheurs, Ceſar, ie t’en conjure !
Je t’en conjure encor par l’amour des Romains,
Et par ces triſtes pleurs dont ie mouille tes mains.
Comment.
Réveillent en ſurſaut la ville d’un grand ſomme ;
Elle croit que tu veux abreuver ſes rempars
De ce qui reſte encor du ſang de nos Ceſars,
Et qu’apres tant de ſang que ta ſoif ſe deſtine,
Tu viens pour te baigner dans celuy d’Agrippine.
Le Peuple en tous ſes bras commence à ſe mouvoir,
Il faict aux plus ſenſez tout craindre & tout pouvoir :
Pour te l’oſter de force il reſout cent carnages,
Autour de ton Palais il porte ſes images,
Il brave, il court, il crie, & preſque à ton aſpect,
Menace inſolemment, de perdre tout reſpect,
Eſtouffe en ſon berceau la revolte naiſſante.
Il arreſte Agrippine qui veut ſortir.
Agrippine arreſtez, ſi le deſordre augmente,
Un deſaveu public aux yeux de ces mutins,
En vous iuſtifiant, calmera nos deſtins,
Vos efforts feront voir ſi le ver qui vous ronge,
Meditoit le recit d’un complot ou d’un ſonge,
Eſteignez au pluſtoſt le feu que ie prevoy,
Ou bien reſolüez-vous de perir avec moy,
Se tournant vers Sejanus.
C’eſt pour l’intimider, les rayons de ma veüe,
Comme ceux du Soleil, reſoudront cette nüe.
Il ſeroit à propos qu’on te vit eſcorté,
De grands deſſeins par là ſouvent ont avorté.
Scène IV
Que vous m’avez faict peur ?
Je ſens mon ame encor de ſurpriſe accablée ?
Confeſſer au Tyran la coniuration ?
Mais vous, luy reveler la conſpiration ?
I’ay creû que voſtre cœur vous prenoit pour un autre,
I’en ay ſenty mon front rougir au lieu du voſtre,
Et i’apellois deſia la mort avec fierté,
Pour eſpargner ma honte à voſtre laſcheté,
Pour en perdre au tombeau la funeſte memoire,
Et pour ne pas enfin ſurvivre à voſtre gloire :
Oüy, i’allois ſans laſcher ny ſouſpir ny ſanglots,
Moy ſeul pour mourir ſeul m’accuſer du complot,
Et vous iuſtifiant, quoy que mon ennemie,
Combler par mon treſpas voſtre nom d’infamie.
Vous m’offenſez cruel, par cet emportement,
Mon amour en depoſt vous tient lieu de ſerment,
Puis que c’eſt une loy du Dieu qui nous aſſemble,
Que ſi vous periſſez, nous perißions enſemble,
Si i’ay de grands ſoupçons, ce n’eſt pas ſans ſujet,
Ce que i’eſpere eſt grand, & mon ſort eſt abjet,
Vous faites relever le bonheur de ma vie,
D’un bien que l’Univers regarde avec envie,
Et c’eſt pourquoy ie tremble au front de l’Univers,
Quand deſſus mon threſor ie voy tant d’yeux ouvers,
Ouy, i’ay peur qu’Agrippine ici bas ſans ſeconde,
Eſlevée au ſommet de l’Empire du monde,
Comme un prix de Heros, comme une autre Toyſon,
Ne réchauffe le ſang de quelqu’autre Iaſon,
Et cette peur, helas ! doit bien eſtre ſoufferte
En celuy que menaſſe une ſi grande perte.
Non, croyez, Sejanus, avec tous les humains,
Que ie ne puis ſans vous achever mes deſſeins,
Et que vous connoiſtrez dans peu comme moy-meſme,
Si veritablement Agrippine vous ayme.[4]
Enfin, quoy que Ceſar puiſſe faire auiourd’huy,
La peur dont i’ay tremblé retombera ſur luy,
Il faut que ie me rende auprés de ſa perſonne,
De peur qu’un entretien ſi ſecret ne l’eſtonne,
Vous ſortez en public pour tromper le Tyran,
Et gueriſſez un mal qui n’eſt pas aſſez grand ;
Contre trois Legions qui frapent à nos portes,
Tous les Pretoriens & cinquante Cohortes,
Nos gens eſpouventez ne feroient que du bruict,
Et n’en recueilleroient que la mort pour tout fruict,
Attendons que l’aſpect d’un Aſtre moins contraire,
Dedans ſon Iſle infame entraiſne encor Tibere.
Scène V
La Diſcorde allumant ſon tragique flambeau,
Vous conſacre, Madame, un ſpectacle aſſez beau,
Et ie viens comme ſœur, prendre part à la ioye,
Que laßé de vos maux le Deſtin vous envoye,
Le Peuple ſouſlevé pour un Exploict ſi grand,
Vous tient comme en ſes bras à couvert du Tyran,
Et ce tranſport ſubit aveugle & plein de zele,
Teſmoigne que les Dieux ſont de voſtre querelle.
Les Dieux ſont obligez de venger mon Eſpoux ;
Si les Dieux icy bas doivent iuſtice à tous,
Deux partis ont chargé leur balance équitable,
Agrippine outragée, & Tibere coupable
Pour ſe bien acquitter ils vous couronneront.
Ils s’acquitteront bien quand ils me vangeront,
C’eſt la mort que ie veux, non le rang du Monarque.
Se ioindre à Sejanus n’en eſt pas une marque.
Ie fais encore pis, ie me ioins avec vous.
Vous nous aviez long-temps caché voſtre courroux.
Ie regle à mon devoir les tranſports de mon ame.
Au devoir en effet vous reglez voſtre flame :
Car comme l’amour ſeul eſt le prix de l’amour,
Seianus vous aymant, vous l’aymez à ſon tour.
Il vous ſied mieux qu’à moy d’aymer un adultere,
Apres l’aſſaßinat d’un Eſpoux & d’un frere.
Sont-ils reſſuſcitez pour vous le reveler ?
S’ils ſortoient du cercueil, ils vous feroient trembler.
Cette ardeur dont i’embraſſe, & preſſe leur vengeance
De l’Enuie & de vous ſauve mon innocence.
Si ſans exception voſtre main les vangeoit,
Vous verſeriez du ſang qui vous affoibliroit :
Mais quãd vous vangerez leurs Ombres magnanimes,
Vous les deſroberez tout au moins deux Victimes.
Vous pourriez m’attendrir par de telles douleurs,
Qu’enfin i’accorderois Seianus à vos pleurs.
Si m’en faiſant le don vous faites un miracle,
I’en promets à vos yeux le tragique ſpectacle :
Mais il vous eſt utile, & vous le garderez,
Pour le premier Eſpoux, dont vous vous laſſerez.
Quiconque oſe inventer ce crime abominable,
Du crime qu’il invente il a l’eſprit capable.
Voſtre langue s’emporte, apaiſez ſa fureur,
Ce n’eſt pas le moyen d’acquerir un vainqueur,
Que vous dites m’aymer, avec tant de conſtance :
Car s’il m’ayme, il reçoit la moitié de l’offence.
Seianus vaut beaucoup, vous devez l’eſtimer.
Son merite eſt trop grand pour pouvoir m’exprimer :
Mais Tibere eſtant mort, que nous avons en butte,
Seianus à ſon tour ſera noſtre diſpute,
Il doit eſtre immolé pour victime entre nous,
Ou bien de voſtre frere, ou bien de mon Eſpoux,
Adieu donc, & de peur que dans la ſolitude,
Voſtre ialoux ſoupçon n’ait de l’inquietude,
I’engage à ma parole un ſolemnel ſerment,
Que ie ſors ſans deſſein d’aller voir voſtre Amant.
Scène VI
Dites, Dites le voſtre, Agrippine infidelle,
Qui de Germanicus oubliant la querelle,
Devenez ſans reſpect des droicts de l’amitié,
De ſon lâche Aſſaßin l’execrable moitié.
Femme indigne du nom que ſouſtient voſtre race,
Et qui du grand Auguſte avez perdu la trace,
Rougiſſez en voyant voſtre Eſpoux au tombeau,
D’eſtouffer ſa memoire au lict de ſon bourreau ?
Mais que dis-je, inſenſée, ah mon trouble eſt extréme !
Ce reproche honteux rejallit ſur moy-meſme,
Puis que de rang égal, & filles d’Empereurs,
Nous tombons elle & moy dans les meſmes erreurs.
Elle ayme ce que i’ayme, & quoy que ie contemple
De lâche dans ſon cœur, ſon cœur ſuit mon exemple,
Et puis il s’eſt donné, mais le traiſtre eſt-il ſien,
M’ayant faict ſa Maiſtreſſe, a-t’il droict ſur mon bien ?
Non, ſi par ſon Hymen ma naiſſance i’affronte,
I’en cueilleray la gloire ayant ſemé la honte,
Pour me le conſerver ie hazarderay tout,
Je n’entreprendray rien que ie ne pouſſe à bout.
Rien par qui dans ſa mort mon bras ne ſe ſignalle,
Si ie puis deſcouvrir qu’il ſerve ma Rivalle.
Qu’il penſe, ou bien-toſt des effets inhumains
Feront de ſon ſuplice un exemple aux Romains ;
Oüy, par tes Dieux vengeurs, lâche, ie te proteſte,
Si ton manque de foy me paroiſt manifeſte,
Qu’avant que le Soleil ait ſon char remonté,
Tu ſeras comme ceux qui n’ont iamais eſté.
ACTE IV
Scène Première
Enfin, Rome eſt ſoumiſe, & mes Trouppes logées
Sont autour du Palais en bataille rangées,
Et ie puis foudroyer d’un bras victorieux
Ces ſuperbes Titans qui s’oſent prendre aux Dieux ;
Ie dois par Agrippine ouvrir leurs ſepultures,
Sa mort decidera toutes nos advantures.
Seigneur, daigne en ſon ſang le tien conſiderer.
Quand i’ay de mauvais ſang ie me le fais tirer.
Prends garde außi de perdre Agrippine innocente,
D’un coup ſi dangereux la ſuitte m’épouvente,
Rome publie à faux par de ſi prompts effets,
Que pour t’abandonner à de plus grands forfaits,
Tu chaſſe le teſmoin de qui l’aſpect t’affronte,
Et punis la vertu dont l’éclat te fait honte.
Quoy ! la craindre & n’oſer pas mettre un terme à ſes iours !
Ou bien la laiſſer vivre, & la craindre touſiours ?
L’un m’eſt trop dangereux, l’autre m’eſt impoßible.
Seigneur, comme elle rend ſon abord acceßible,
Qu’un Eſpion fidelle évente ſes ſecrets,
Ie m’offre à cet employ.
Ce langage muet des yeux avecque l’ame,
Me pourra découvrir le complot qu’elle trame,
Ie feindray de ſçavoir qu’elle en veut à mes iours,
Afin que ſi ſon front paſlit à ce diſcours,
Il ſoit, pour la convaincre, un indice contr’elle ;
Ou ſi plein de fierté ſon front ne la decelle,
Me croyant en ſecret du complot adverty,
Elle abandonne au moins l’intereſt du party.
Briſons là, Sejanus, ie la voy qui s’avance,
À la faire parler obſerve ma prudence.
Scène II
Quoy barbare ! vouloir ton Pere aſſaßiner
Au moment glorieux qu’il te va couronner ?
N’aprehende-tu point, ame fiere, ame ingrate,
Qu’au feu de mon amour ta lâcheté n’éclatte,
Et qu’en l’air cette main qui m’aſſaßinera,
Ne rencontre la main qui te couronnera ?
Moy, Seigneur ?
Demande à Sejanus, il en ſçait quelque choſe.
I’eſtois preſent, Madame, à ce triſte rapport.
D’où vient qu’à ce diſcours tu te troubles ſi fort ?
Pour paroiſtre innocente, il faut eſtre coupable.
D’une prompte replique on eſt bien plus capable,
Parce que l’on apporte au complot declaré,
Contre l’accuſateur un eſprit preparé.
Deffends, deffends-toy mieux.
Ie pourrois l’entreprendre :
Mais ie t’offenſerois ſi i’oſois me deffendre,
Ce ſeroit une preuve à la poſterité,
Que ta mort eſtoit iuſte & pleine d’equité,
Si ton cœur teſmoignoit par la moindre ſurpriſe,
Soupçonner ma vertu de l’avoir entrepriſe,
Ie veux donc à ta gloire eſpargner cet affront,
Tu vois mon innocence & la lis ſur mon front,
Agrippine, Ceſar ? attenter ſur ta vie,
Non, tu ne le crois pas, mais ce Monſtre d’Envie,
Dont le ſouffle ternit la candeur de ma foy,
A ſans doute apoſté des teſmoins contre moy :
Car tout Rome connoiſt qu’il veut par ma ruine,
Eſlever ſa maiſon ſur celle d’Agrippine.
Tout ce déguiſement ne te peut garantir,
Ton iour est arrivé, ſuperbe, il faut partir,
Et l’Eſtat en peril a beſoin de ta teſte.
Faut-il tendre le col ? qu’on frappe, ie ſuis preſte,
Tibere eſtant icy, ie voy l’Executeur :
Mais apprens-moy mon crime & mon Accuſateur ?
Tu desbauches le Peuple à force de largeſſes,
Tu gagnes dans le Camp mes Soldats par promeſſes,
Tu parois en public, tu montes au Senat,
Tu brigues pour les tiens les charges de l’Eſtat.
Tibere ne reproche à mon ame Royale,
Que d’eſtre genereuſe, affable & liberale,
Et comme criminelle, à mort il me pourſuit.
La Vertu devient crime en faiſant trop de bruit.
Elle paſſe du moins pour cela ſous ton regne.
Mon amour Paternel à tes fils le teſmoigne.
Cet amour Paternel les a tous glorieux,
Eſlevez de ta table, à la table des Dieux :
Et de ſi beaux feſtins tu regales les noſtres,
Qu’apres ceux de Tibere il n’en gouſtent plus d’autres.
Romains, i’ay la bonté d’eſtre le Protecteur
De celle qui me tient pour un empoiſonneur.
Je ſuis enfant d’Auguſte.
Tu nacquis en ce temps qu’à mon bien-heureux Pere,
Toute choſe à l’envi ſuccedant à la fois,
Fortune luy donnoit des enfans à trois mois.
Si ie ne tiens de luy le iour que ie reſpire,
Au moins, comme à ſon fils, il m’a laißé l’Empire,
Et ce ſage Empereur nous rendit par ſon choix,
Toy l’Eſclave ſouſmis, moy le Maiſtre des Loix.
Ne fais point vanité d’un choix illegitime,
Son Orgueil te choiſit, & non pas ſon eſtime.
Il te donna l’Empire, afin que l’Univers
Regrettaſt le malheur d’avoir changé ſes fers.
Parricide, ton Pere eſprouve ton audace.
Tu reſpectes mon Pere en deſtruiſant ſa race,
Tu luy baſtis un Temple, & conſacrant ce lieu,
Tu n’y fais immoler que les Parents du Dieu ;
Ce n’eſt pas dans le tronc d’une Idole muëtte,
Que repoſe ſon ame & ſa forme ſecrette,
C’eſt dans moy, c’eſt dans ceux qui ſortent de mon flanc,
Et qui s’y sont formez de ſon celeſte ſang ;
Ne crois pas mes douleurs de criminelles fautes,
Que pouſſe le regret du Sceptre que tu m’oſtes :
Mais eſcoute, Tyran. La cauſe de mon deüil,
C’eſt d’entendre gemir l’Echo d’un vain cercueil,
Une Ombre deſolée, une Image parlante,
Qui me tire la robbe avec ſa main tremblante ;
Un Phantôme tracé dans l’horreur de la nuict,
Que i’entends ſangloter au chevet de mon lict,
Le grand Germanicus, dont les Manes plaintives,
M’appellent pour le ſuivre, aux infernales rives,
Et de qui quand ie dors, d’un pas remply d’effroy,
Le Spectre ſouſpirant vient paſſer devant moy :
Ie te ſuis, mon Eſpoux, mais i’attens pour deſcendre,
Que i’aye réchauffé de ſang ta froide cendre,
Aux pieds de ta ſtatuë immolé ton bourreau,
Et de ſon corps ſanglant remply ton vain Tombeau,
Que ſi le Ciel iniuſte eſt ſourd à ma requeſte…
Ton bras, à ſon defaut, attaquera ma teſte.
Qui m’empeſche, Tyran, ſi c’eſtoit mon deſſein,
De plonger tout à l’heure un poignard dans ton ſein ?
Elle tire un poignard qu’elle iette aux pieds de l’Empereur.
Mais vis en ſeureté, la Veufve d’un Alcide
Rougiroit de combatre un Monſtre ſi timide.
En découvrant ainſi ta noire intention,
Et travaillant toy-meſme à ta conviction,
Tu t’eſpargnes la gehenne.
Mon Orgueil, non pas moy, de mon crime eſt coupable,
Et mon cœur échauffé de ce ſang glorieux,
Qui ſe ſouvient encor d’eſtre ſorty des Dieux ;
Au nom de parricide, ardent & plein de flame,
Taſche par ſon tranſport d’en repouſſer le blaſme,
Et ſans voir que mon Prince eſt mon accuſateur,
Il revolte ma voix contre mon Empereur.
Ah ! ſi mon ſang t’émeut il merite ta grace,
L’Orgueil n’eſt pas un crime aux Enfans de ma race :
Mais comme d’un ſoupçon la noirceur s’effaçant,
Laiſſe encor quelque tâche au nom de l’Innocent,
De peur que trop de iour deſillant ma paupiere,
Dans mon cœur malgré moy iette trop de lumiere,
I’abandonne des lieux, où ie crains de trop voir,
Reſte icy par mon ordre avecque plein pouvoir.
Pour ton Fils ie l’emmeine, il ſera dans Caprée
De noſtre intelligence une chaiſne aſſeurée.
La molleſſe de Rome énerve un ieune Eſprit,
Et ſa fleur ſans éclorre en bouton s’y fleſtrit.
Scène III
Ô qu’il eſt à propos de ſçavoir ſe contraindre,
Mais comment ſe forcer quand on ne ſçauroit craindre ?
Dans mon abaiſſement incapable d’effroy,
Ceſar me ſemble encore bien au deſſous de moy ;
Le nom de mon mary, mon rang & ma naiſſance
Enflent tous mes diſcours d’une maſle aſſeurance.
La terre a beau plier ſous cet Uſurpateur,
Mon ſang me fait regner ſur ce laſche Empereur ;
Encor qu’inſolemment le ſuperbe me brave,
Ie ne puis m’abaiſſer à flatrer mon Eſclave.
Quoy mon fils à Caprée !
La fureur me ſaiſit, ie ne me connois plus,
Vois-tu pas ſon deſſein ?
Le cache aux yeux de Rome & de la Republique,
Son amitié travaille à le faire oublier,
De l’azile qu’il donne il ſe fait le Geolier,
Et vous des-uniſſant à faux tiltre de Pere,
Oſte la mere au fils & le fils à la mere.
Ah ! Madame, il eſt temps de faire agir la main,
Dont le coup doit un Maiſtre à l’Empire Romain.
Allez deſcendre au Camp, mutinez les Gensdarmes
Faites-les ſouvenir d’avoir porté les armes,
D’avoir en cent climats planté nos pavillons,
Et fauché par la mort tant d’affreux Bataillons,
Sans qu’il reſte à pas un pour vingt ans de ſervices,
Que des cheveux blanchis, de larges cicatrices,
Des cadavres antez deſſus des membres morts,
Et des troncs ſurvivans la moitié de leurs corps :
Pour les picquer d’honneur, vous direz de leurs Peres,
Que vous les avez veus parmy nos adverſaires,
Peſle-meſle entaſſez, & ſanglants qu’ils eſtoient,
S’enterrer ſous le poids des corps qu’ils abatoient,
Percer des eſcadrons les murailles ferrées,
Faire avec un bras ſeul plus que deux Briarées,
Et qu’au lict de la mort ces vaincus triomphans,
Vous ont recommandé leurs malheureux enfans :
Que c’est bien la raiſon que vous ſerviez de mere
À ceux dont voſtre Eſpoux eſtoit iadis le Pere,
Que tout ſon patrimoine il leur avoit laißé,
Mais que le Teſtament par Ceſar fut caßé.
Allez, cela finy, de rang en rang paroiſtre,
Flater chaque ſoldat, feindre de le connoiſtre,
Et iettant à la foule une ſomme d’argent,
Proteſtés qu’au Palais d’un œil ſi diligent,
On veille vos diſcours, vos penſers, voſtre vie,
Qu’un don plus genereux attireroit l’envie :
Mais qu’en un grand deſſein, s’il vous veulent ayder,
Et vous mettre en eſtat de pouvoir commander,
Vous leur reſtiturez ce fameux heritage,
Que leur Pere mourant leur laiſſoit en partage.
Si leur ame en ſuſpens ſemble encor heſiter,
Vous ſçaurez par ces mots leur courage exciter ;
Quoy vous, mes compagnons, dont l’ardente colere
Fit trembler autrefois le Thrône de Tibere,
Qui diſpenſiez la vie & la mort aux humains,
Qui portiez des combats la Fortune en vos mains :
Qui vouliez au Tyran arracher la Couronne
Pour des crimes legers dont le couvroit ſon Thrône,
Vous ſemblez l’adorer deſſus ſon Thrône aßis,
Quand il eſt devenu le bourreau de ſes fils ?
Où s’en eſt donc allé cette noble furie,
Et ce feu qui veilloit au bien de la Patrie ?
Le Ciel d’un coup de foudre eſpargneroit vos mains,
S’il oſoit uſurper la charge des Romains ;
Marchez donc ſans trembler ſur les pas d’une femme,
Eſpuiſez d’un Vieillard ce qui luy reſte d’ame,
Que ſi d’un eſprit foible en cet illuſtre employ,
Vous craignez le peril, ne frappez qu’apres moy.
Ce diſcours achevé, du haut de leur Tribune,
Avec un front égal attendez la fortune.
Mais ſans que de l’Eſtat nous déchirions le flanc,
Que le ſang de Tibere eſpargne tant de ſang,
Laiſſe-moy l’attaquer ſeule en face de Rome,
Il ne merite pas de tomber ſous un homme.
Madame, en ma faveur ne vous expoſez point ;
Attendons au party le ſoldat qui ſe joint ;
Du plus ſeur au plus prompt ne faites point d’eſchange.
Periſſe l’Univers pourveu que ie me vange.
Ouy vous ſerez vengée, ouy, Madame, & bien-toſt,
Voſtre Ayeul dans le Ciel le demande aſſez haut,
Et du fonds des Enfers voſtre Eſpoux vous le crie :
Mais pour un malheureux conſervez voſtre vie,
Vous me l’avez promis.
Mais une Ombre qui crie empeſche nos liens.
Hé quoy ! Germanicus peut-il trouver eſtrange
Que ſa Veufve ſe donne à celuy qui le vange ?
Non, ſa Veufve à ſon gré te fera ſon Eſpoux,
Tu ſeras ſon Rival ſans qu’il en ſoit jaloux ;
Il joindra de ſon nom la force à ton audace,
Pourveu qu’en le vengeant tu merites ſa place.
À ces conditions que ie paſſe avec toy,
Deſſous le ſceau d’Hymen ie t’engage ma foy :
Mais il faut, ſi tu veux que le contract s’obſerve[5],
Vengeant Germanicus le venger ſans reſerve,
Et quand ton bras aura ſes Manes conſolés,
Et tous ſes meurtriers à ſon Ombre immolez,
Mes faveurs envers toy pour lors ſeront ſi grandes,
Que ie t’eſpouſeray ſi tu me le demandes.
Quoy vous m’aymez, Madame, & ie l’aprens de vous ?
Quoy ie puis eſperer d’eſtre un iour voſtre Eſpoux ?
Et l’excez du plaiſir dont mes ſens ſont la proye,
Ne me ſçauroit encor faire expirer de ioye :
Si le ſort ne veut pas que ie meure d’amour.
Ny que ſans voſtre aveu ie ſois privé du iour,
Du moins ie vous diray iuſqu’au ſouſpir extréme,
Voyez mourir d’amour Sejanus qui vous ayme.
Adieu, ma ſœur approche, oſte-luy les ſoupçons
Qu’elle pourroit avoir que nous la trahiſſons.
Ah ! Madame, elle peut nous avoir eſcoutée,
Elle marche à grands pas & paroiſt tranſportée.
Scène IV
Si le ſort ne veut pas que ie meure d’amour,
Ny que ſans voſtre aveu ie ſois privé du iour,
Du moins ie vous diray iuſqu’au ſoupir extréme,
Voyez mourir d’amour Sejanus qui vous ayme :
Mais toy me haïs-tu, laſche, autant que ie te hays,
Et que veut ma fureur te hayr deſormais ?
Tu l’as priſe pour moy, cette aymable Princeſſe,
Tu penſois me parler & me faire careſſe :
Comme ie ſuis pour toy de fort mauvaiſe humeur,
Tu prenois des leçons à fléchir ma rigueur ;
Ingrat tu punis bien ce que fit mon courage,
Quand ie ſacrifiay mon Eſpoux à ta rage.
Eſt-ce trop peu de choſe, & pour te meriter,
À des crimes plus grands faut-il encor monter ?
I’ay tué mes Neveux, i’ay fait perir mon Frere,
Et ie ſuis ſur le poinct d’égorger mon Beaupere :
Du creux de ton neant ſors, Sejanus, & voy
Le Thrône où mes forfaits t’ont eſlevé ſans toy ?
Si pour des coups ſi grands, tu te ſens trop timide,
Rends-moy l’Aſſaßinat, rends-moy le Parricide,
Et pour me rendre un crime encor plus deſplaiſant,
Traiſtre, rends-moy l’amour dont ie t’ay fait preſent ?
Comment agir, Madame, avec une Princeſſe,
Dont il faut meſnager l’eſprit avec adreſſe ?
À qui tous nos deſſeins paroiſtroient furieux,
Sans le bandeau d’Amour qui luy couvre les yeux.
Helas ! ſi dans mon ſein vous voyez la contrainte,
Dont deſchire mon cœur, cette cruelle feinte ;
Quand la haine me force à trahir l’amitié,
Peut-eſtre en cet eſtat vous ferois-ie pitié :
Les larmes dont ie feins vouloir prendre ſon ame,
Luy montrent ma douleur bien pluſtoſt que ma flame.
Ô Dieux ! qu’on a de peine à prononcer l’arreſt
Quand on veut condamner un ennemy qui plaiſt ?
Ie t’abhorre, ie t’ayme, & ma raiſon confuſe.
Comme un Iuge irrité ſoy-meſme ſe recuſe,
Ton crime parle en vain, ie n’oſe l’eſcouter,
I’ay peur qu’il ne me force à n’en pouvoir douter :
Quoy que ſenſiblement ta trahiſon m’offenſe,
Ie me la cache afin d’arreſter ma vengeance,
Ou ſi plus clairement il me faut exprimer,
Ie me la cache afin de te pouvoir aymer.
C’en eſt trop, Sejanus, ma douleur eſt contente,
La plus foible raiſon ſuffit pour une Amante,
Et malgré mon ſoupçon contre toy ſi puiſſant,
Parce que ie t’aymay ie te crois innocent.
Adieu, voy l’Empereur, aßiege ſa Perſonne,
Qu’en tous lieux ton aſpect l’eſpouvente & l’eſtonne.
Ie sçay que l’Empereur ne peut eſtre adverty
Du nom des conjurez qui forment le party,
Cependant plus ma courſe approche la barriere,
Plus mon ame recule & me tire en arriere.
Va, va, ne tremble point, aucun ne te trahit.
Une ſecrette horreur tout mon ſang envahit :
Ie ne ſçay quoy me parle, & ie ne puis l’entendre,
Ma raiſon dans mon cœur s’efforce de deſcendre,
Mais encor que ce bruict ſoit un bruict mal diſtinct,
Ie ſens que ma raiſon le cede à mon inſtinct ;
Cette raiſon pourtant redevient la Maiſtreſſe,
Frappons, voyla l’hoſtie, & l’occaſion preſſe,
Auſsi bien quand le coup me pourroit accabler,
Sejanus peut mourir, mais il ne peut trembler.
Scène V
L’intrigue eſt découverte, les laſches m’ont trahie :
Ils m’en ont fait l’affont, ils en perdront la vie ;
D’un eſprit ſatisfait ie les verray mourir,
Et periray contente en les faiſant perir.
Ô vous, mes chers nepveux, mon eſpoux & mon frere,
Ma fureur a trouvé le moyen de vous plaire,
Pour vous rendre le faix du tombeau plus leger
De tous vos aſſaſsins, elle va vous vanger ;
Et par des coups ſi grands, ſi pleins, ſi legitimes,
Que ie ſeray compriſe au nombre des victimes :
Mais le temps que ma bouche employe à ſoupirer,
Preſte à nos criminels, celuy de reſpirer :
Haſtons-nous, car enfin du iour qu’ils me trahiſſent,
Ils me l’ont dérobé cet air dont ils jouyſſent.
ACTE V
Scène Première
Un homme qu’en dormant la fortune éleva.
Que de l’obſcurité ton amitié ſauva.
Sejanus, dont la teſte, unie à ma perſonne,
Empliſſoit avec moy le rond de ma Couronne,
En vouloir à mes iours ? Il en mourra l’ingrat ;
Par ſa punition, aſſeure ton Eſtat.
Ie veux qu’en ſon trépas la Parque s’étudie,
À prolonger ſa peine au delà de ſa vie :
Qu’il meure & qu’un ſanglot ne luy ſoit point permis,
Qu’il arreſte les yeux de tous ſes Ennemis,
Et qu’il ſoit trop peu d’un pour la douleur entiere,
Dont il doit ſervir ſeul d’eſpace & de matiere.
À quelque extrémité qu’aille ſon chaſtiment,
Tu te vanges d’un traiſtre encor trop doucement :
Mais ! Seigneur, ſans peril le pourras-tu détruire,
Et n’eſt-il plus, le laſche, en eſtat de te nuire.
Il eſt pris le ſuperbe, on inſtruit ſon procez,
Et ie le voy trembler de ſon dernier accez ;
Auſsi-toſt que ta bouche à l’eſtat ſecourable,
M’eut découvert l’Auteur de ce crime execrable,
Pour l’éloigner des ſiens avecque moins d’éclat,
I’ay fait dans mon Palais aſſembler le Senat ;
Mais c’eſt avec deſſein d’attirer ce perfide,
Et pouvoir en ſes yeux lire ſon parricide.
Les convocquez ſont gens à ma devotion :
Le Conſul eſt inſtruit de mon intention :
On fait garde par tout, & par tout ſous les armes
Le Soldat tient la Ville, & le peuple en allarmes :
Cependant au Palais le coupable arreſté,
Et du rang de Tribun par ma bouche flatté,
Vient d’entrer au Senat pour ſortir au ſuplice ;
Il n’a plus d’autres lieux à voir qu’un precipice.
Seigneur, & d’Agrippine en a-t’on reſolu ?
Tu dois l’exterminer de pouvoir abſolu :
Cét eſprit inſolent d’un trop heureux menſonge,
Croit t’avoir ſur ſon crime endormy par un ſonge.
Ce ſonge fabuleux ne ma point endormy,
Au deſſein de la perdre, il m’a plus affermy :
De l’attentat qui trouble une ame embaraſſée,
La parole eſt toûjours auprés de la penſée,
Et le cœur agité par quelque grand deſſein,
Esbranle malgré ſoy la bouche avec le ſein.
Non, ma fille, elle court à ſon heure derniere,
Et ſans qu’elle le ſçache, on la tient priſonniere :
I’ay corrompu ſes gens, dont l’eſcorte ſans foy
La garde iour & nuit non de moy, mais pour moy ;
Et ſes plus confidents que mon eſpargne arreſte,
À mes pieds ſi ie veux apporteront ſa teſte :
Mais ie la flatte afin que ſon Arreſt fatal,
Quand il la ſurprendra luy faſſe plus de mal.
Scène II
Seigneur, il eſt iugé ; quand on a leu ta lettre,
Sans que pour luy perſonne ayt oſé s’entremettre,
Comme ſi ſon mal-heur eſtoit contagieux
Chacun de ſon viſage a détourné les yeux ;
Ce puiſſant Sejanus, ſi grand, ſi craint naguiere,
Cette Divinité du noble & du vulgaire,
À qui le peuple au Temple appendoit des Tableaux,
À qui l’on decernoit des triomphes nouveaux,
Qu’on regardoit au thrône avec idolatrie,
Nommé par le Senat, Pere de la Patrie,
Dans un corps où pour tel chacun l’avoit tenu,
N’a point trouvé d’enfans qui l’ayent reconnu ;
Ils l’ont condamné tous d’une voix unanime,
Au ſupplice du roc pour expier ſon crime :
Ce coupable eſt déja dans la court deſcendu,
Où par l’Executeur ton ordre eſt attendu.
Cæſar au nom des Dieux, commande qu’on l’ameine,
Il importe à ta vie, il importe à ma haine,
Qu’avant le coup fatal nous puiſsions nous parler ;
Car i’ay d’autres ſecrets encor à reveller.
Fais qu’il monte, Nerva.
Scène III
Me ſurprend & m’oblige à la reconnoiſſance ;
Afin donc que Cæſar demeure ſatisfait,
Et que ma courtoiſie eſgale ſon bien-fait,
Ie luy veux découvrir le plus grand des complices.
Par ſon nom, Livilla, couronne tes ſervices.
Ouvre les yeux ſur moy tyran, c’eſt Livilla ;
La fureur de ma bru paſſeroit iuſques-là ?
Appelle-tu fureur un acte de Juſtice ?
Donc de mon aſſaſsin, ma fille eſt la complice ?
Non, ie ne la ſuis pas, Tibere, il eſt le mien ;
I’ay formé l’attentat, mais le mal-heur eſt ſien,
Du maſſacre d’un monſtre il ſort aſſez d’eſtime,
Pour diſputer l’honneur d’en avoir fait le crime :
Ouy, ce fut moy, Tyran, qui l’armay contre toy.
La femme de mon fils conſpirer contre moy ?
Moy femme de ton fils, moy fille de ton frere,
I’allois te poignarder, toy mon Oncle & mon Pere,
Par cent crimes, en un me donner le renom
De commettre un forfait qui n’eut point eu de nom ;
Moy ta niepce, ta bru, ta couſine, ta fille,
Moy qu’attachent par tout les nœuds de ta famille,
Ie menois en triomphe à ce coup inhumain,
Chacun de tes parens t’eſgorger par ma main ;
Ie voulois prophaner du coup de ma vengeance
Tous les degrez du ſang, & ceux de l’alliance,
Violer dans ton ſein la nature & la loy :
Moy ſeule revolter tout ton ſang contre toy ;
Et monſtrer qu’un Tyran dans ſa propre famille,
Peut trouver un Bourreau, quoy qu’il n’ait qu’une fille,
I’ay tué mon Epoux ; mais i’euſſe encor fait pis,
Afin de n’eſtre plus la femme de ton fils.
Car i’avois dans ma couche à ton fils donné place,
Pour eſtre en mes Enfans maiſtreſſe de ta race,
Et pouvoir à mon gré reſpandre tout ton ſang,
Lorsqu’il ſeroit contraint de paſſer par mon flanc :
Si ie t’ay découvert la revolte ſecrette,
Dont ce couple maudit complottoit ta défaite ;
C’eſt que mon cœur ialoux de leurs contentemens,
N’a peu que par le fer des-unir ces Amans ;
Et dans mon deſeſpoir ſi ie m’accuſe encore,
C’eſt pour ſuivre au tombeau, Sejanus que i’adore ;
Oze donc, oze donc quelque choſe de grand,
Ie brûle de mourir par les mains d’un Tyran.
Ouy, tu mourras Perfide ; Et quoy que ie t’immolle,
Pour punir ta fureur, ie te tiendray parole ;
Tu verras ſon ſupplice, il accroiſtra ton deüil ;
Tes regards eſtonnez le ſuivront au cercueil :
Il faut que par tes yeux ſon deſaſtre te tuë,
Et que toute ſa mort ſe loge dans ta veuë :
Obſervez-là, Soldats, faites garde en ces lieux ;
Et pendant les tranſports de leurs triſtes adieux,
Qu’on la traiſne à la mort, afin que ſa tendreſſe
Ne pouvant s’aſſouvir, augmente ſa triſteſſe.
Scène IV
He ! bien Furnie ; he ! bien ? Le voila ce grand iour,
Dont la lumière eſteinte eſteindra mon amour :
Mais elle m’abandonne & n’ozeroit m’entendre
Déja de mon deſtin chacun ſe veut déprendre,
Et comme ſi des morts i’avois ſuby la Loy,
Les vivans ont horreur de s’approcher de moy.
Scène V
Enfin ſur le penchant de ta proche ruine,
Ny l’amour de Cæſar, ny l’amour d’Agrippine,
Ny pour tes intereſts tout le peuple aſſemblé,
Ny l’effort du party dont noſtre Aigle a tremblé,
Ne peuvent rachepter ny garentir ta teſte
Du Tonnerre grondant que ma vengeance appreſte :
Ton trépas eſt iuré, Livilla l’entreprend,
Et la main d’une femme a fait un coup ſi grand.
Nous devant aſſembler ſous la loy d’Hymenée,
Me pouvois-ie promettre une autre deſtinée ?
Vous eſtes trop ſçavante à perdre vos Eſpous,
On ſe joint à la mort, quand on ſe joint à vous.
Ton amour m’enſeigna ce crime abominable,
Peut-on eſtre innocent lors qu’on aime un coupable ;
J’eus recours aux forfaits pour t’atacher à moy,
Tu n’eſpouſeras point Livilla malgré toy ;
Mais Agrippine auſsi ne ſera point ta femme,
Ne pouvant eſtouffer cette ardeur qui t’enflame
Sans t’arracher la vie, où loge ton amour
I’ay mieux aimé barbare en te privant du iour,
Precipiter le vol de mon heure fatalle,
Que de te voir heureux aux bras de ma rivalle.
La mort, dont vous penſez croiſtre mon deſeſpoir,
Délivrera mes yeux de l’horreur de vous voir :
Nous ſerons ſeparez, eſt-ce un mal dont ie tremble ?
Tu te trompes encor, nous partirons enſemble :
La Parque au lieu de rompre allongera nos fers ;
Je t’accompagneray iuſques dans les Enfers :
C’eſt dans cette demeure à la pitié cachée,
Que mon ombre ſans ceſſe à ton ombre attachée,
De ſon vol éternel fatiguera tes yeux,
Et ſe rencontrera pour ta peine en tous lieux,
Nous partirons enſemble, & d’une eſgale courſe
Mon ſang avec le tien ne fera qu’une ſource,
Dont les ruiſſeaux de feu par un reflus commun
Peſle-meſle aſſemblez & confondus en un,
Se joindront chez les morts d’une ardeur ſi commune,
Que la Parque y prendra nos deux ames pour une,
Mais Agrippine vient, ſes redoutables yeux
Ainſi que de ton cœur me chaſſent de ces lieux.
Scène VI
Demeure, Sejanus, on te l’ordonne, arreſte :
Ie te vien annoncer qu’il faut perdre la teſte ;
Rome en foule déja court au lieu de ta mort.
D’un courage au deſſus des injures du ſort,
Ie tiens qu’il eſt ſi beau de choir pour voſtre cauſe,
Qu’un ſi noble mal-heur borne tout ce que i’oſe ;
Et déja mes travaux ſont trop bien reconnus,
S’il eſt vray qu’Agrippine ait pleuré Sejanus.
Moy pleurer Sejanus ? Moy te pleurer, Perfide ?
Ie verray d’un œil ſec la mort d’un Parricide :
Ie voulois, Sejanus, quand tu t’offris à moy,
T’eſgorger par Tibere, ou Tibere par toy,
Et feignant tous les iours de t’engager mon ame,
Tous les iours en ſecret ie devidois ta trame.
Il eſt d’un grand courage & d’un cœur généreux,
De ne point inſulter au ſort d’un mal-heureux :
Mais i’en ſçay le motif ; pour effacer la trace
Des ſoupçõs qui pourroiẽt vous joindre à ma diſgrace,
Vous bravez mes mal-heurs encor qu’avec regret,
Afin de vous purger d’eſtre de mon ſecret :
Madame, ce n’eſt pas connoiſtre mon genie :
Car i’aurois fort bien ſceu mourir ſans compagnie.
Ne t’imagines pas que par un feint diſcours,
Ie taſche vainement à prolonger mes iours ;
Car puis qu’à l’Empereur ta trame eſt découverte,
Il a sceu mon complot & reſolu ma perte :
Auſsi i’en ſouſtiendray le coup ſans reculer,
Mais ie veux de ta mort plainement me ſouler,
Et gouſter à longs traits l’orgueilleuſe malice,
D’avoir par ma preſence augmenté ton ſuplice.
De ma mortalité ie ſuis fort convaincu ;
Hé ! bien, ie dois mourir, parce que i’ay vécu.
Mais as-tu de la mort, contemplé le viſage,
Conçois tu bien l’horreur de cét affreux paſſage ;
Connois-tu le deſordre ou tombent leurs accords,
Quand l’ame ſe dépend des attaches du corps ?
L’image du tombeau qui nous tient compagnie,
Qui trouble de nos ſens la paiſible harmonie,
Et ces derniers ſanglots dont avec tant de bruit
La nature eſpouvante une ame qui s’enfuit ?
Voila de ton deſtin le terme eſpouvantable.
Puis qu’il en eſt le terme il n’a rien d’effroyable,
La mort rend inſenſible à ſes propres horreurs ;
Mais une mort honteuſe eſtonne les grands cœurs.
Mais la mort nous guerit de ces vaines chimères ;
Mais ta mort pour le moins paſſera les vulgaires :
Eſcoute les mal-heurs de ton dernier Soleil :
Car ie ſçay de ta fin le terrible appareil
De joye & de fureur la populace eſmeuë,
Va pour aigrir tes maux, en repaiſtre ſa veuë.
Tu vas ſentir chez toy la mort s’inſinuer,
Par tout où la douleur ſe peut diſtribuer :
Tu vas voir les Enfans te demander leurs Peres ;
Les femmes leurs maris, & les freres leurs freres ;
Qui pour ſe conſoler en foule s’eſtouffans,
Iront voir à leur rage immoler tes Enfans :
Ton fils ton heritier à la haine de Rome,
Va tomber, quoy qu’enfant, du ſupplice d’un homme,
Et te perçant du coup qui percera ſon flanc,
Il eſteindra ta race & ton nom dans ſon ſang :
Ta fille devant toy par le Bourreau forcée,
Des plus abanbonnez bleſſera la penſée,
Et ton dernier coup la nature en ſuſpens
Promenera ta mort en chacun de tes ſens :
D’un ſi triſte ſpectacle es-tu donc à l’eſpreuve ?
Cela n’eſt que la mort, & n’a rien qui m’eſmeuve.
Et cette incertitude où meine le trépas ?
Eſtois-ie mal-heureux, lors que ie n’eſtois pas ?
Une heure après la mort noſtre ame évanoüie,
Sera ce qu’elle eſtoit une heure avant la vie :
Mais il faut, t’annonçant ce que tu vas ſouffrir,
Que tu meure cent fois avant que de mourir.
I’ay beau plonger mon ame & mes regards funebres
Dans ce vaſte neant & ces longues tenebres,
I’y rencontre partout un eſtat ſans douleur,
Qui n’eſleve à mon front ny trouble ny terreur ;
Car puiſque l’on ne reſte apres ce grand paſſage,
Que le ſonge leger d’une legere image ;
Et que le coup fatal ne fait ny mal ny bien
Vivant, parce qu’on eſt, mort, parce qu’on eſt rien :
Pourquoy perdre à regret la lumiere receuë,
Qu’on ne peut regretter apres qu’elle est perduë ;
Penſez vous m’eſtonner par ce foible moyen,
Par l’horreur du Tableau d’un eſtre qui n’eſt rien,
Non quand ma mort au Ciel luiroit dans un Comette,
Elle me trouvera dans une ferme aſsiette
Sur celle des Catons ie m’en vais encherir,
Et ſi vous en douttez venez me voir mourir.
Marchez Gardes,
D’avoir d’un ſi grand cœur partagé ce grand homme ;
Car ie ſuis ſeure, au moins, d’avoir vengé le ſort
Du grand Germanicus, par une grande mort.
Scène VII
Ie vous cherche, Madame avec impatience,
Et viẽs vous faire part du fruit de ma vengeance ;
Sejanus par ſa mort vous va faire raiſon,
Et venger hautement voſtre illuſtre Maiſon.
Cæſar ie te rends grace, & te ſuis obligée
Du traiſtre Sejanus enfin tu m’as vengée ;
Tu payes mon Eſpoux de ce que ie luy doy,
Mais quel bras aujourd’huy me vengera de toy
La ſuite de ta mort m’aſſeurant de la ſienne,
Ma vengeance voloit toute entiere à la tienne ;
Mais dans ce grand project, dont i’attẽdois mon bien,
Son trépas impreveu n’a point cauſé le tien,
Où ſera mon recours, ma famille outragée,
Sur le tombeau d’un ſeul n’eſt qu’à demy vengée ;
Si ie veux donc m’en faire une entiere raiſon,
Ta teſte pour victime eſt deuë à ma Maiſon :
Ouy, ie dois t’arracher & l’Empire & la vie,
Par cent coups redoublez contenter mon envie ;
Sejanus abattu, renverſer ſon appuy,
Te noyer dans ſon ſang, t’immoler deſſus luy,
Et d’une main cruelle en deſſerrant ta veuë,
Te contraindre de voir que c’eſt moy qui te tuë.
Ha ! c’eſt trop Agrippine ;
Il faut que ton eſprit aveuglé de ſon feu,
Tombant pour me punir dans un tranſport infâme,
Comble tes laſchetez du meurtre d’une femme.
Mais ie t’ay convaincuë, & ton crime averé
Rend ton Arreſt ſans tache & mon front aſſeuré.
Comme ie ſçay, Tyran, ce que ton cœur eſtime,
Que le crime te plaiſt à cauſe qu’il eſt crime,
Si le trépas m’eſt deu i’empeſche ton tranſport
De gouſter le plaiſir d’en commettre à ma mort.
Moy te donner la mort, i’admire ton audace,
Depuis quand avec nous es-tu rentrée en grace,
Pour allonger tes maux ie te veux voir nourrir
Un trépas eternel dans la peur de mourir.
Enfin, laſche Empereur, i’apperçois ta foibleſſe
À travers l’eſpaiſſeur de toute ta ſageſſe,
Et du déguiſement dont fait ta vanité
Un ſpecieux pretexte à ta timidité :
Quoy, Tyran, tu paſlis ton bras en l’air s’arreſte,
Lors que d’un front ſans peur, ie t’apporte ma teſte ;
Prens garde, mon Bourreau, de ne te point troubler,
Tu manqueras ton coup, car ie te fais trembler.
Que d’un ſang bien plus chaud, & d’un bras bien plus ferme,
De tes derniers Soleils i’accourcirois le terme,
Avec combien de ioye & combien de vigueur,
Ie te ferois deſcendre un poignard dans le cœur ;
Et tout cas ſi ie tombe au deçà de l’ouvrage,
Ie laiſſe encor un fils heritier de ma rage,
Qui fera pour venger les maux que i’ay ſouffers,
Rejallir iuſqu’à moy ton ſang dans les Enfers.
Qu’on l’oſte de mes yeux cette ingrate vipere :
On te nommoit ainſi, quand tu perdis ton Pere.
Enfin perſecuté de mes proches parens,
Et dedans ma famille au milieu des ſerpens,
I’imiteray, Superbe, Hercule en ce rencontre.
Ô ! le digne rapport d’Hercule avec un Monſtre ;
Qu’on eſgorge les ſiens, hormis Caligula.
Pour ta perte, il ſuffit, de ſauver celuy-là.
Scène VIII
D’elle & de Sejanus, les ames déloyalles,
Arriveront enſemble aux plaines infernalles ;
Mais pour Terentius, à l’un & l’autre uny,
Perdant tout ce qu’il aime, il eſt aſſez puny.
Scène dernière
Ceſar !
D’une femme ſans peur, d’un Soldat Philoſophe,
Sejanus a d’un cœur qui ne s’eſt point ſoûmis,
Maintenu hautement ce qu’il avoit promis,
Et Livilla de meſme eſclatante de gloire,
N’a pas d’un ſeul ſoûpir offenſe ſa memoire.
Enfin plus les Bourreaux qui les ont menaſſez.
Sont-ils morts l’un & l’autre ?
Ar Grace & Privilege du Roy donné à Paris le 16 Decembre 1653. Signé Galonge. Il eſt permis au ſieur de Bergerac, de faire imprimer, vendre & diſtribuer par tout noſtre Royaume deux Liures intitulez, La mort d’Agrippine, Tragedie, & un Volume de Lettres, pendant le temps & eſpace de neuf ans, à compter du iour que leſdits Liures ſeront achevé d’imprimer : Defendant tres expreſſement à toutes perſonnes de quelque qualité & condition qu’elles puiſſent eſtre, d’imprimer ou contrefaire leſdits Livres, ny d’en vendre & debiter d’autres que ceux imprimez par ledit Expoſant, ou de ſon conſentement, à peine aux contrevenans de trois mil livres d’amende, deſpens, dommages & intereſts, & confiſcation des exemplaires qui ſe trouveront d’autre impreſſion que de la ſienne, ainſi qu’il eſt plus au long porté par leſdites Lettres de Privilege.
Le dit ſieur de Bergerac a cedé & tranſporté ſon Privilege a Charles de Sercy, ſuivant l’accord fait entr’eux.
- ↑ Vir ſapiens dominabitur Aſtris.
- ↑ Les Roys d’Arragon & les Comtes de Thoulouze, dont quelques uns ont regné en Ierusalem.
- ↑ Monſeigneur L. D. d’Arpajon a Commandé en France, en Alſace, en Flandre, Lorraine, Italie, Rouſſillon, Malthe, Veniſe, Pologne, &c.
- ↑ Vers équivoques.
- ↑ Vers qui cachent un autre ſens.