La mort fait le trottoir/07

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Éditions Document 47 (p. 139-167).

VII

— Il ne me reste. Monsieur, qu’à m’excuser d’avoir dû vous garder ici toute cette journée. Mais vous comprendrez sans doute que mon métier a des exigences d’autant plus impérieuses dans les circonstances présentes.

Neyrac avait devant lui dans son bureau, confortablement assis dans un fauteuil, Max.

Celui-ci s’inclina légèrement.

— Je vous comprends parfaitement, monsieur l’inspecteur. Et je m’empresse d’ajouter que si la connaissance que j’ai pu acquérir des milieux de Montmartre peut vous être utile pour vos recherches, je la mets volontiers à votre service.

— Je vous remercie, fit Neyrac, et j’accepte. Ainsi vous préparez un ouvrage sur Montmartre et particulièrement sur les noirs qui y habitent.

Max sourit :

— Oh, il s’agit d’un simple roman. Mais j’ai désiré que l’atmosphère y soit exactement rendue. Que voulez-vous ; quand la tarentule de la littérature vous a piqué… C’est pourquoi j’ai loué une chambre à l’hôtel Minerva. Je puis ainsi voir vivre en son intimité la faune si caractéristique de ce quartier.

— Et votre femme n’a jamais redouté pour vous l’aventure à Montmartre ?

Max tira de sa poche sa pipe et sa blague.

— Vous permettez ? fit-il.

— Je vous en prie, dit Neyrac. Je suis moi-même fumeur.

Max hésita imperceptiblement, puis tendit sa blague.

— Dans ce cas, m’autorisez-vous à vous offrir… C’est un mélange que j’ai imaginé.

— Je vais y goûter.

Il prit une pipe dans un tiroir, la bourra, alluma, tira quelques bouffées.

— Parfait, dit-il. Très agréable.

Max enchaîna.

— Non, ma femme n’a jamais eu peur. Et si la fortune de mes parents, qui sont de gros planteurs, m’autorise des loisirs, elle sert surtout mes ambitions littéraires.

Neyrac se mit à rire.

— Dites-moi, cher monsieur, vous allez peut-être avoir l’occasion de faire un beau cadeau à votre femme.

— Lequel ?

— Mais la défense de l’éventreur… quand nous aurons mis la main sur lui.

Max sourit.

— Non, je ne crois pas que ma femme accepterait de plaider aux assises. Depuis qu’elle a obtenu sa licence en Droit, elle n’a jamais plaidé qu’au civil. Et je dois dire fort peu. Nos deux enfants ne lui laissent pas beaucoup de temps de libre.

— Je comprends cela.

— Vous avez peut-être vous-même des enfants ?

Neyrac s’exclama :

— Oh ! cher monsieur, le célibat est le seul état qui convienne à un policier. Mais j’ai des neveux. Une douzaine. J’ai trois sœurs et deux frères.

Max se levait.

— Je puis me retirer ?

— Certainement. Et blanc comme l’hermine.

Neyrac s’était également levé.

— Mais vous avez tout de même une sacrée veine, ou plutôt deux veines.

— Je ne vois pas.

— Si. D’abord celle d’habiter rue Brémontier, et ensuite celle que notre assassin ait la manie des crimes en série.

— Je ne vois pas bien…

— Réfléchissez. Vous habitez rue Brémontier dans l’immeuble contigu à l’Ambassade de Roumanie. Auriez-vous habité ailleurs, les agents qui, toute la nuit, sont de faction devant l’ambassade et qui vous connaissent bien ne vous eussent pas vu rentrer chez vous à l’heure des assassinats, vous donnant ainsi des alibis indiscutables.

Max rit joyeusement.

— C’est en effet une chance. Justement ma femme voulait déménager. Les enfants grandissent. Nous sommes un peu à l’étroit. Mais vous savez ce que c’est… la crise des logements.

— Et si l’assassin n’avait pas opéré en série, je pourrais vous tenir pour suspect dans l’assassinat de Ruby Aubron. Car cette nuit-là, vous n’êtes pas rentré et l’alibi des agents ne jouait plus.

Max concéda :

— C’est vrai… Vous m’avez soupçonné ?

Le policier haussa les sourcils.

— Peut-être. Pour nous, hélas ! il n’y a pas beaucoup d’hommes insoupçonnables.

— J’espère, dit Max, appartenir désormais pour vous à cette minorité.

— Soyez-en assuré, affirma Neyrac en reconduisant Max jusqu’à la porte, puis il revint à sa table, reprit dans un dossier les rapports du médecin légiste.

Ils étaient formels : les trois femmes avaient été tuées par la même arme et la similitude des mutilations confirmait qu’un seul meurtrier était le coupable. Chaque fois le crime avait eu lieu dans les mêmes conditions. C’est après l’amour que la victime avait été assassinée. Le coup au ventre avait été porté de telle manière que la mort avait été instantanée. L’assassin s’était alors acharné sauvagement sur le corps, notamment sur les seins qui dans les deux derniers cas, avaient été complètement sectionnés.

Neyrac repoussa les documents qu’il connaissait presque par cœur, tant de fois il les avait déjà relus.

La sonnerie du téléphone se fit entendre. L’inspecteur décrocha. Une voix un peu haletante se fit entendre.

— Ici Chancerel. Je vous téléphone du commissariat. On vient d’arrêter l’éventreur.

Neyrac ne perdit nullement son sang-froid. C’est très calmement qu’il demanda :

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis qu’on vient d’arrêter l’éventreur, du moins un suspect.

— Il y a des preuves ?

— Un flagrant délit.

— Diable. Ça se corse. Où est le bonhomme ?

— Au commissariat, rue Ballu.

— Gardez-le. J’y vais.

Neyrac sauta dans sa voiture, fila vers Montmartre. Quand il approcha du commissariat, il entendit — son moteur était très silencieux — un hourvari d’où fusaient des cris indistincts ; quand il tourna, il vit que le commissariat était assiégé par une foule hurlante, qui proférait des cris de mort. Il y avait là pêle-mêle des hommes et des femmes de toute condition, de tout âge, des commerçants, des filles, des ménagères, tous parlant haut. Des gamins étaient juchés sur des réverbères.

À grands coups de klaxon, Neyrac parvint à se frayer un chemin, arriva jusqu’à la porte du commissariat. Les agents qui, à force bourrades, contenaient la foule le saluèrent. L’inspecteur entra, monta directement au bureau du commissaire. Il trouva celui-ci en compagnie d’un couple : un homme assez fort, rouge de figure et roux de poil, vêtu d’une veste à petites raies violettes et blanches et une femme corpulente, de traits empâtés, en tablier blanc à bavette sur une jupe de cotonnade.

Voyant entrer Neyrac, le commissaire s’exclama :

— Justement, voici l’inspecteur principal Neyrac. C’est lui qui poursuit l’enquête. C’est à lui dorénavant que vous aurez à faire.

Neyrac serra la main du commissaire.

— Que se passe-t-il ?

— Je crois que nous tenons enfin l’éventreur.

— On m’a parlé au téléphone d’un flagrant délit.

Le commissaire désigna la grosse dame.

— En voici précisément la victime.

Neyrac la regarda, sourit un peu.

— Je me félicite, madame, de ce que, pour une victime, vous ayez une santé aussi florissante.

La grosse dame poussa un énorme soupir.

— Ah ! c’est de peur que j’ai failli mourir. Pensez donc, ce couteau, et la figure qu’il avait.

Neyrac l’interrompit d’un geste de la main.

— Vous allez me raconter tout cela. Un instant. Votre suspect est ici, ajouta-t-il en s’adressant au commissaire ?

— Il est au poste, en dessous. Chancerel est en train de le travailler un peu.

— Je voudrais le voir… c’est-à-dire, je voudrais voir Chancerel.

— Vous ne voulez pas voir le bonhomme ?

— Tout à l’heure. Qu’on lui fiche la paix. Entendu ? Et c’est madame qui a été attaquée ?

— Oui. Je commençais l’interrogatoire d’identité, dit le commissaire en tendant à l’inspecteur des feuilles de papier.

— Vous permettez que j’entende ces témoins.

— C’est vous, Neyrac, qui menez l’enquête, si c’est moi qui ai mis la main sur l’éventreur de la rue Clauzel, fit le commissaire mi-figue, mi-raisin.

Neyrac prit un ton sec pour dire :

— Je vous serais obligé de faire circuler cette foule qui hurle dans la rue. C’est désagréable. Et puis ils sont capables d’esquinter ma voiture.

— Je vais donner des ordres, dit le commissaire en se dirigeant vers la porte. Cela ne va peut-être pas être facile. Ils sont enragés.

Neyrac ajouta :

— Et foutez-moi à la porte tous les journalistes. Secret absolu jusqu’à nouvel ordre.

Le couple regardait avec des yeux ahuris cet homme qui osait parler ainsi au commissaire de police. Mais c’est du ton le plus aimable que Neyrac s’adressa ensuite à eux deux.

— Asseyez-vous donc, je vous prie.

Puis parcourant les feuillets que lui avait remis le commissaire, il commença :

— Voyons, vous vous nommez Jordaens, vous êtes tous les deux natifs du Pas-de-Calais, et vous êtes établis charcutiers rue de Douai.

— C’est bien cela, fit l’homme.

— Eh bien, racontez-moi ce qui s’est passé.

L’homme et la femme prirent la parole en même temps.

— Ah ! non, fit Neyrac, l’un après l’autre, voulez-vous. Madame d’abord.

La grosse dame souleva son opulente poitrine pour prendre sa respiration.

— Voilà, monsieur. C’est tout à l’heure que c’est arrivé. Il faut vous dire que monsieur Jordaens et moi on se partage la besogne. N’est-ce pas, dans le commerce, il faut cela. Monsieur Jordaens, il travaille dans l’arrière-boutique, c’est-à-dire même pas, dans l’échaudoir, je veux dire, enfin là où il fabrique la marchandise. Et moi, je m’occupe de la boutique où je sers la pratique. Même qu’aujourd’hui. comme un fait exprès, ma petite commise, une jeune fille que j’ai pour m’aider, parce qu’on a, sans nous vanter, une belle clientèle, eh bien, Germaine qu’elle se nomme, et qu’elle est tout ce qu’il y a de bien, comme cela, elle n’était pas là, rapport qu’elle m’avait demandé sa journée pour aller à Pavillons-sous-Bois voir sa sœur qui est mariée à un employé du gaz qui vient d’accoucher, et je lui avais dit d’y aller parce que, pour moi, la famille, c’est sacré, et que j’ai bien regretté de ne pouvoir y aller quand mon frère a eu ses deux jumeaux ; mais quand on est dans le commerce, vous savez ce que c’est, on n’est plus son maître…

Neyrac ne manifestait nulle impatience. Son principe était de ne jamais bousculer les témoins afin d’éviter de les troubler et de leur faire perdre le fil d’une mémoire toujours fragile.

La charcutière reprit souffle et continua :

— Tout ça pour vous dire, mon bon monsieur, que sur le coup d’une heure, une heure et quart…

— Une heure et demie, intervint l’homme.

— Je sais ce que je dis, rétorqua la femme. Il n’était pas plus d’une heure et quart. La preuve c’est que tu n’avais même pas fini ta salade de museau. C’est vrai que tu ne manges pas vite, mais tout de même.

— Mettons entre une heure et quart et une heure et demie, coupa Neyrac.

— Si vous voulez, mais plutôt vers le quart que vers la demie, on était en train de déjeuner, monsieur Jordaens et moi, dans l’arrière-boutique. C’est notre heure, après le coup de feu de midi. Bon. Tout à coup, j’entends du bruit dans la boutique. « Tiens, que je fais, un client. Ils me laisseront donc pas manger tranquille. » Car, il faut vous dire, mon bon monsieur, que, sans ma commise, j’en avais plein les jambes. Servir, rendre la monnaie, etc., etc… Avec cela que les clientes sont parfois d’une exigence. Je ne dis pas cela en mal, notez, mais enfin, passons. Bon. Je me lève, je vais dans la boutique et, qu’est-ce que je vois ? Une sorte de clochard, un miteux, on aurait dit un mendigot. Enfin, il marquait mal. « Qu’est-ce que c’est ? » que je lui fais. « C’est de l’andouille que je voudrais », qu’il me répond avec un drôle d’air. « Combien que vous en voulez ? » que je lui dis. « Ça dépend », qu’il me fait, toujours avec son air. Ça me surprend, n’est-ce pas. Ce n’est pas ce que disent d’habitude les clients. Mais enfin, je lui fais comme cela : « Ça dépend de quoi ? » Alors il me dit : « Ça dépend combien ça coûte ». Ça m’a mis la puce à l’oreille, savez-vous. Je me suis dit en moi-même : « En voilà un qui n’est pas aux as ». D’ailleurs cela se voyait bien. Je vous ai dit qu’il n’avait rien d’un Rothschild. Je lui demande : « Vous avez t’y de l’argent au moins ? » Alors c’est là que c’est arrivé. « Non, qu’il me répond, mais j’ai ça ». Et qu’est-ce qu’il tire de dessous son manteau ? Un couteau, oui monsieur, un couteau, long comme cela. Dame, ça m’a fait un coup de voir cela. Avec tout ce qu’on raconte depuis quelque temps, tout ce qu’on lit dans les journaux. Alors, je me suis mise à crier « Au secours, au secours ». Ça fait que monsieur Jordaens est arrivé. et puis des gens qui passaient dans la rue, même que la boutique s’est trouvée pleine et que j’ai eu peur pour la marchandise. Il y en a toujours qui ne sont pas manchots, comme on dit.

Neyrac demanda :

— Je vous demande pardon de vous interrompre, madame. Quand l’homme a tiré son couteau, avait-il un air menaçant ?

La charcutière prit un temps.

— Menaçant, vous dites. Ce n’est pas tout à fait cela. Il avait plutôt l’air idiot.

— Le couteau, était-ce un couteau de poche…

La charcutière s’offusqua.

— Un couteau de poche… j’aurais pas eu peur. C’était un vrai couteau.

— Un couteau de charcutier, insinua Neyrac.

— C’est cela, un couteau comme ceux que je me sers.

— Et après, qu’a dit l’homme ?

— L’homme, eh bien, il n’a plus rien dit. Vous pensez, avec tout ce monde qui lui tombait dessus. Et des coups de poings, et des coups de pied, et je te cogne, et je t’en donne, que ça faisait plaisir à voir.

— Vous l’avez frappé également ?

— Ah non, pas moi. Je m’étais mise à l’écart, rapport que je surveillais la marchandise.

— Et vous, monsieur, dit Neyrac en s’adressant à M. Jordaens, qu’avez-vous à dire ?

Le charcutier se leva, étendit le bras droit en l’air.

— Je le jure, fit-il avec gravité.

— Non, non, dit Neyrac en souriant. Vous n’avez pas à prêter serment ici. Je vous écoute.

— Je croyais, fit l’homme en reprenant sa chaise. Voilà. C’est la pure vérité. Quand j’ai entendu madame Jordaens appeler au secours dans la boutique, mon sang n’a fait qu’un tour. Bon sang de bon sang, que je me suis dit, le tiroir-caisse. Je mettais de la moutarde sur ma côtelette. J’ai laissé ça là. Je me suis précipité. Dans la boutique j’ai vu l’individu que madame Jordaens vous a dit. Il était au milieu de la pièce, son couteau dans la main. Je n’ai écouté que mon courage. Je me suis jeté en avant, comme cela, et je lui ai mis un marron, pan, dans l’œil.

— Qu’a fait l’individu ?

— Il a ouvert la bouche, comme cela. Mais, pan, je lui ai mis un coup de savate dans le tibia. Alors, il a fait : « Oh ! oh ! » et il a laissé tomber son couteau. Moi, je lui ai dit : « Tiens, salaud », sauf votre respect. Et je lui ai remis cela, un marron en plein sur le nez. V’lan. C’est alors que des gens sont arrivés et on s’est mis à le tabasser. Ah ! on peut dire qu’on l’a échappé belle.

— Quelle attitude avait l’individu quand vous êtes entré dans la boutique ?

— Il n’avait pas d’attitude. Il était comme un qui ne comprend pas.

— Je vous remercie. Madame Jordaens, lorsque vous êtes allée pour servir le client, avez-vous remarqué s’il y avait des passants dans la rue de Douai ?

— Ben, à cette heure-là, savez-vous, les gens, ils sont plutôt à déjeuner. Mais enfin il y a toujours un peu de va-et-vient. Pas des clients, ou c’est rare. Des gens qui passent plutôt.

Chancerel entrait dans le bureau, la figure rayonnante.

Neyrac lui tendit la main sans mot dire.

— En somme, madame, l’individu ne vous a pas à proprement parler menacée ?

Le visage de la grosse dame devint cramoisi.

— Pas menacée… pas menacée… Et le couteau, alors. J’aurais voulu vous y voir, mon bon monsieur.

— C’est bien. Vous pouvez vous retirer. Je n’ai plus besoin de vous pour l’instant.

Le couple sortit.

À la porte du commissariat, les journalistes guettaient. Ils bondirent sur la charcutière.

— Madame, madame, vos impressions ?

— Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai eu peur, très peur. Quand je l’ai vu qui sortait son couteau et qu’il allait le brandir, j’ai cru ma dernière heure arrivée. Je me suis déjà vue renversée par cet homme ; j’ai senti le fil coupant et froid de l’acier ; j’ai pensé que j’allais être saignée comme un cochon. C’est épouvantable. Ce métal qui entre dans vos chairs, qui vous coupe toute vivante. On peut dire que j’ai vu la mort en face, et de près. Si vous aviez vu ce couteau… Je ne pourrai plus jamais en voir un semblable sans frémir.

Cependant, dans le bureau, Chancerel demandait à Neyrac :

— Eh ! bien, vous êtes content ?

Neyrac le regarda froidement.

— Nullement. Cette affaire n’a aucun rapport avec la nôtre.

Chancerel s’étonna.

— Cependant…

— Mais non, Chancerel. Notre éventreur est un autre gars, allez. Il n’aurait pas été attaquer une femme dans une boutique en plein jour ; il pouvait bien penser qu’elle n’était pas seule chez elle et qu’on viendrait à son premier appel. Et il y avait du monde dans la rue. Vous le connaissez-le bonhomme ?

— Il est connu dans le quartier. Une sorte de clochard.

— Déjà condamné ?

— Des bêtises. Mendicité, tapage nocturne.

— Faites-le monter.

L’homme qu’un agent introduisit n’était pas dans un brillant état. Son vieux pardessus était en loques, avouant sa doublure par toutes les coutures. Un de ses yeux était fermé. Son nez saignait encore.

— Faites excuse, fit-il d’une voix brûlée par l’alcool, je ne suis pas bien présentable. Ce n’est pas de ma faute.

Neyrac le considéra, soupira.

— Comment vous appelez-vous ? fit-il.

— Lebellec, Yves, Jean-Marie. C’est sur mon livret.

Il désignait un livret militaire, noir de crasse que Chancerel avait jeté sur la table du commissaire.

— Profession ?

— Je bricole. Je donne un coup de main. Dans le temps, j’ai été marin.

— Domicile ?

— Où ça se trouve. Il y a des moments où le gouvernement a la gentillesse de me loger et de me nourrir.

— Pourquoi avez-vous attaqué madame Jordaens ?

L’homme écarta les deux bras en un geste d’impuissance.

— Je vas vous dire, monsieur le policier. J’y voulais pas de mal à cette personne. Je ne suis pas un méchant, moi. C’est un malentendu.

— Un malentendu ? Et le couteau que vous aviez à la main.

— C’était pour lui vendre. J’avais pas le rond, et j’avais envie d’andouille. C’est un goût permis. Alors, je me suis dit qu’un couteau, ça pouvait intéresser un charcutier. C’est pas à un bijoutier que j’aurais proposé cela. D’abord parce que c’est pas du monde que je fréquente, et puis parce qu’un bijoutier, ça ne se sert pas d’un couteau. Tandis qu’un charcutier, ça a toujours besoin d’un couteau. Contre un couteau, elle pouvait donner un bout d’andouille, puisque j’avais pas le rond.

Chancerel intervint.

— Tu mens, Lebellec. J’ai trouvé dans ton porte-monnaie onze francs et six sous.

Lebellec le regarda du seul œil dont il avait l’usage :

— Et le pinard, alors ? Avec quoi que je l’aurais acheté le pinard ? Il me fallait bien cela pour la journée. Sans compter qu’il augmente tous les jours.

Neyrac reprit :

— Vous prétendez donc, mon ami, que c’est un échange, un marché que vous vouliez proposer à la charcutière et qu’elle s’est méprise sur vos intentions.

— C’est ce que je vous disais : c’est un malentendu. Mais qu’est-ce que j’ai dégusté ! Et mon complet qui n’est plus mettable.

— Mais dites-moi. Ce couteau, comment l’aviez-vous en votre possession ?

— Je vas vous dire. C’est un couteau que j’ai trouvé la nuit dernière, comme ça, en flanochant. J’aime cela moi, me balader dans la nuit.

— Où l’avez-vous trouvé ?

— Rue Clauzel.

Neyrac et Chancerel poussèrent en même temps un cri :

— Hein ?

Lebellec, très tranquillement, reprit :

— Eh ! bien oui, rue Clauzel. C’est une rue, ça, la rue Clauzel.

Neyrac se pencha sur la table.

— Lebellec, dites-nous comment vous avez trouvé ce couteau rue Clauzel.

En même temps, il tendait au vagabond son paquet de gauloises.

— Vous êtes bien honnête, fit Lebellec en prenant quatre ou cinq cigarettes. Je vais tout vous dire. C’est simple. Cette nuit-là, je m’en allais peinard, en vadrouille, comme j’ai l’habitude. Je passe rue Clauzel. Il n’y avait pas un chat dehors.

— Quelle heure était-il ?

— Je ne sais pas au juste. Peut-être quatre, cinq heures du matin. Même que je voulais aller voir un peu les poubelles des boîtes de nuit avant que ne passent les boueux. Sur le trottoir, je vois Un paquet enveloppé dans un journal. Un paquet, c’est toujours intéressant. Je le ramasse. J’ouvre le journal. Et je trouve le couteau. Un couteau, j’en avais pas l’usage. Mais j’ai tout de suite pensé qu’il y en avait qui s’en servait. Je l’ai gardé. C’était pas voler. C’était un couteau qui était orphelin.

— À quel endroit de la rue Clauzel avez-vous trouvé ce paquet ?

— Je vais vous dire exactement. Je m’en souviens bien. C’est presque en face de cette maison qui est un hôtel et pas tout à fait un hôtel… ça s’appelle, ça s’appelle…

— Minerva.

— C’est cela, Minerva.

— Le journal qui entourait le couteau, vous l’avez conservé ?

— Un papier, c’est toujours utile. Je m’en sers comme nappe sur les bancs les jours de gala. Je l’ai mis dans ma poche.

— Montrez-le moi.

— Attendez. Je l’ai mis dans ma poche. Mais ma poche, elle est déchirée ; je l’ai perdu.

— C’est ennuyeux.

— Je crois bien. C’était un beau journal.

— Comment cela ?

— Je vais vous le dire. C’était pas un journal comme on en vend dans les rues ; vous savez : « Demandez le résultat des courses ». Non. C’était du glacé, avec des images dessus.

— Une page de magazine ?

— Comme vous dites.

— Avez-vous vu les images de ce magazine ?

— Un peu, oui.

— Quelles étaient-elles ?

— Faudra pas vous fâcher si je vous le dis

— Mais non, voyons.

— C’était des femmes nues.

— Nues ?

— Enfin pas trop vêtues, des danseuses. Des belles mignonnes. Je ne suis pas porté là-dessus, moi. J’aime mieux le pinard. Chacun ses goûts. Mais ça m’a tout de même fait plaisir de les regarder. C’est bête de l’avoir perdu. Et puis, vous pensez, quand j’aurais mangé mon andouille là-dessus, j’aurais eu l’impression d’être en compagnie.

Chancerel suggéra :

— Ça devait être un magazine de théâtre, de music-hall.

— Ce n’est pas sans intérêt, fit Neyrac. Et si nous regardions un peu ce couteau.

— Le voici, dit Chancerel en tendant à Neyrac un solide couteau de charcutier ou de boucher, à la lame large, longue.

Neyrac le prit sans ménagement.

— Inutile de prendre des précautions pour les empreintes. Trop de gens l’ont déjà tripoté. Un vrai couteau de boucher, en effet. Une belle arme.

Il examina soigneusement le manche, puis la lame ; de petites taches s’y faisaient voir.

— Il faudra faire examiner cela au laboratoire. Et puis notez donc également cela, cette firme gravée dans la lame : « Les couteliers réunis. Thiers ». Vous allez tout de suite alerter la police de Thiers. Il faut qu’elle vous dise quels sont à Paris les agents commerciaux de cette maison. Allez.

— Et celui-là, qu’est-ce qu’on en fait ?

— Envoyez-le un peu à l’hôpital.

Lebellec protesta.

— Ah ! mais non, mais non. Je suis innocent. Et mon œil, il se guérira bien tout seul.

— Pourquoi ne voulez-vous pas aller à l’hôpital ? Vous y serez bien. Vous y aurez un lit.

— Je ne dis pas. Mais on n’y boit que du lait.

— Régime spécial. Besoin de fortifiant, fit Neyrac à Chancerel. Vous arrangerez cela.

Dès le lendemain, Neyrac apprenait que « Les couteliers réunis » avaient une maison de vente à Paris rue de la Chaussée-d’Antin. L’inspecteur principal s’y rendit lui-même avec le couteau.

Le commerçant, un homme barbu qui portait lunettes, vint au-devant de lui.

— Vous désirez, monsieur ?

— Police… J’ai besoin de quelques renseignements. C’est vous qui avez vendu ce couteau ?

Le coutelier prit l’instrument, l’examina.

— Oui, monsieur. Il sort de mon magasin. C’est un article courant, de taille cependant peu demandée.

— Vous souvenez-vous avoir vendu celui-ci ?

— Parfaitement, monsieur. Je le reconnais à cette veine dans le bois qui m’avait frappé. Et d’ailleurs, vous voyez ici, on lit encore le prix : 39 francs 50 ; et je reconnais mon écriture au crayon.

— Quand l’avez-vous vendu ?

— Il y a une dizaine de jours. Je pourrai vous dire la date exacte en consultant mes livres.

— Et à qui l’avez-vous vendu ?

— À un petit homme au teint jaune, un Chinois ou un Japonais. Je ne fais pas bien la différence. Il m’a paru être un artiste de cirque, de music-hall, quelque chose comme cela. Je m’en souviens, car je me suis demandé ce qu’un artiste pouvait bien faire avec un couteau de ce genre. C’est un article plutôt pour boucher, charcutier ou cuisinier.

— Il ne vous a rien dit.

— Il a longuement hésité avant de faire son emplette. Il a pris en main le couteau, l’a pesé. Enfin, il a prononcé ces mots avec un fort accent anglais : « Ça fera peut-être l’affaire. Je vais essayer ». Il a payé. Il est parti.

— Avez-vous emballé le couteau ?

— Comme d’habitude. Dans un papier d’emballage.

— Pas dans un journal ?

— Ma maison ne se sert pas de journal pour ses paquets.

Pendant que le coutelier donnait ces précisions, la pensée de Neyrac avait bondi vers ce Japonais qui logeait à l’hôtel Minerva, et qu’il avait interrogé comme tous les locataires de la maison meublée. Il avait déclaré ne rien savoir et son attitude n’avait éveillé aucun soupçon, aucun intérêt même. Il était de ceux qui étaient demeurés dans l’immeuble au moment de l’exode.

L’auto de Neyrac eût mérité cent contraventions pour excès de vitesse quand, sortant du magasin du coutelier, l’inspecteur principal se rendit rue Clauzel.

Par bonheur, la concierge était sur le pas de la porte.

— Vite, madame, la liste de vos locataires.

— Plaît-il ?

— Votre registre de meublé. Vite, vite.

— J’entends un peu haut. Venez ; je vais vous le montrer. Il est à jour.

L’inspecteur ouvrit le registre. Il ne mit pas longtemps à découvrir ce qu’il cherchait.

— Ah ! voici : Takigoutchi, 33 ans, né à Yédo (Nippon), acrobate — parti le… Comment, madame, le Japonais qui logeait ici est parti ?

— Vous dites ?

— Le Japonais.

— Oui, j’entends.

— Parti ?

— Oui, hier. Je l’ai porté sur le livre.

— Parti pour où ?

— Pour où ?

— Oui, pour quelle destination ?

— Je ne sais pas. Il n’a rien dit.

— J’aurais pu m’en douter. Où travaillait-il ?

— À Médrano, je crois. J’en suis pas sûre.

— Merci, madame.

Comme il sortait de l’hôtel Minerva, Neyrac eut la surprise d’apercevoir Marion Hérelle qui, du trottoir opposé, semblait examiner la façade de l’hôtel avec le plus vif intérêt. Il s’avança vers elle, la main tendue.

— Qu’est-ce que vous faites ici, chère amie ?

— Vous voyez. Je considère une demeure en passe de devenir historique. C’est passionnant. C’était une maison comme tant d’autres, sans style, sans caractère. Et voilà. L’Histoire, avec un grand H, est en train, en ce moment même, de la marquer d’un sceau indélébile. Je trouve cela bouleversant. La métamorphose d’une façade.

— Je ne vous connaissais pas ce goût pour les vieilles pierres.

— Elles ne le sont pas encore. Elles le deviennent.

— Vous vous moquez du monde le plus agréablement qu’il soit. Archéologie mise à part, que faites-vous ici ?

— Et vous-même ? Du neuf ?

— Peut-être. Vous venez avec moi ?

— C’est un enlèvement ?

— Non. Je vous conduis au cirque, parce que vous avez été bien sage.

Durant le cours trajet entre la rue Clauzel et le coin de la rue des Martyrs et du boulevard Rochechouart, en deux mots, Neyrac mit la journaliste au courant de la piste qu’il venait de découvrir. Il conclut :

— La lutte est engagée. Takigoutchi contre Pierre Jaumes. Sur lequel misez-vous, sans vanité d’auteur ?

Marion parut contrariée.

— Vous y croyez à votre Japonais ?

— Un peu plus qu’à votre Pierre Jaumes.

— Ah !

— Cela paraît vous ennuyer ?

— Peut-être ?

— Pourquoi ?

Marion fit la moue.

— Je pensais à quelque chose.

— À quoi ?

— C’est mon secret.

Mais ils étaient arrivés. M. Médrano, jeune, l’air aimable, les reçut dans son bureau directorial.

— Takigoutchi ? Son engagement a pris fin avant-hier soir. Il ne m’a pas demandé de le renouveler. D’ailleurs, je n’eus pas accepté. Son numéro était bon, sans plus. C’est un artiste de première partie.

— Une question, monsieur Médrano. Quel était son numéro ?

— Un antipodiste… jongleur avec les pieds si vous préférez, et un peu de dislocation.

— Il n’avait pas besoin d’un couteau parmi ses accessoires ?

— Un couteau, dites-vous. Mais nullement. Une table, des boules, un tonneau : voilà ce dont il se servait. Je ne vois pas en quoi un couteau eût pu lui être utile.

— Vous savez sans doute où il se trouve actuellement.

— Il me semble avoir entendu dire qu’il avait un engagement pour Amsterdam. Mais je n’affirmerais rien.

— Il n’avait pas ici un impresario ? Il n’était pas en relation avec une agence quelconque ?

— Non. Il traitait ses affaires lui-même.

— Ici, il avait des camarades ; je veux dire y avait-il des confrères avec lesquels il s’était particulièrement lié ?

— Ces artistes japonais vivent très seuls. Ils arrivent, font leur numéro, repartent. Ils ont souri tout le temps, ils n’ont rien dit.

— Quelqu’un, parmi votre personnel, pourrait-il nous donner cependant quelques détails sur lui ?

— Je vais faire venir le garçon de piste qui avait son matériel en consigne.

Le garçon de piste, un Tchèque qui s’exprimait difficilement, expliqua que le jour de son départ Takigoutchi lui avait fait part de son ennui de ne pouvoir prendre l’avion en raison de l’encombrement de son matériel. Il avait cru comprendre qu’il se rendait à Anvers ou à Amsterdam, il ne savait pas très bien.

— La loge qu’il occupait ici, a-t-elle de nouveau été attribuée ? demanda Neyrac.

— Pas encore, répondit M. Médrano.

— Je n’ai même pas eu le temps de la nettoyer, ajouta le garçon de piste.

— Pourrions-nous la visiter ?

— Très facilement.

C’était, sous les gradins du cirque, un réduit minuscule, peint de couleur claire. Le mobilier était réduit à l’extrême. Une chaise, une tablette fixée au mur sous un miroir, un portemanteau. L’inspection en était vite terminée. Tout ce que trouva le policier, ce fut, jeté sur le sol, un magazine anglais tiré sur beau papier et qui s’appelait :

« Girl’s Miror ». Il le feuilleta. Des pages en avaient été arrachées.

— Je l’emporte, dit-il en le mettant sous son bras.

En sortant du cirque Médrano, Neyrac proposa à Marion Hérelle :

— Vous venez prendre un verre ? Connaissez-vous un coin tranquille dans le quartier ?

— À deux pas d’ici, rue Laferrière, il y a le bar Normand.

Le petit établissement n’avait, en dépit de son nom, nulle prétention à l’évocation du terroir. C’était dans un étroit demi-sous-sol, un bar assez coquet qui, selon une intimité de tradition dans tous les bars, tirait le meilleur de sa décoration des photographies d’artistes plus ou moins célèbres, toutes largement dédicacées. Près de la porte s’allongeait le comptoir de chêne derrière lequel la patronne, Simone, une jolie fille portant des fleurs dans sa chevelure, se versait à longueur de journée des coupes de champagne qu’elle absorbait avec des mines de gourmandise. Il ne restait plus place que pour une alignée de tables couvertes de nappes à carreaux et garnies chacune d’un vase muni d’un petit bouquet changé chaque jour.

Assis derrière une de ces tables, des Martinis devant eux, Neyrac expliquait à Marion :

— Vous comprenez, votre histoire Pierre Jaumes, c’est très intéressant, très intelligent. Mais ce n’est qu’une hypothèse. Mon histoire Takigoutchi, c’est moins brillant, mais c’est plus solide. Au fond, je ne suis pas mécontent de ma journée. Car je suis arrivé à fixer quelques points précis dans l’ombre au milieu de laquelle j’allais jusqu’à présent. Faisons le point, voulez-vous ? Trois femmes, à quelques jours d’intervalle, sont assassinées dans des conditions identiques qui révèlent un seul et unique meurtrier dans le même immeuble. Dans cet immeuble loge un individu. Cet individu fait l’acquisition d’un couteau dont rien dans sa profession ne justifie l’usage. Par ailleurs, cet individu appartient à une race dont la cruauté est souvent un caractère ethnique. Il ne faudrait pas accorder beaucoup de mérite à la logique si l’on n’en déduisait qu’obéissant à son instinct sadique, l’individu a acheté le couteau uniquement pour assassiner les trois femmes.

— Vous espérez arrêter Takigoutchi ?

— Croyez bien qu’il est infiniment plus facile de trouver un acrobate japonais dans le monde entier qu’un Pierre Jaumes dans le seul Paris. Je vais alerter toutes les polices de l’univers. Takigoutchi se trouve nécessairement dans un établissement de spectacle. Les antipodistes japonais ne sont pas si nombreux que cela et ils sont connus. Takigoutchi a d’ailleurs le soin de signaler lui-même sa présence en portant son nom au programme, sur les affiches. Il ne peut plus m’échapper. Je considère qu’il est déjà entre mes mains.

Levant son verre, il ajouta :

— Il me sera permis de boire à la santé de ce brave clochard que son impécuniosité a poussé à proposer à une honorable commerçante un troc qui n’avait rien de déshonorant. Sans lui, notre enquête piétinerait encore.

Marion but une gorgée de son Martini, puis elle dit en souriant :

— Fort bien, fort bien, mon cher. Mais vous oubliez que l’homme que l’on a vu rentrer avec Liliane ne ressemblait nullement à votre Japonais.

— C’est vrai, mais est-il coupable ? L’amant de passage s’étant éloigné, pourquoi l’assassin ne se serait-il pas introduit dans la chambre… À vous dire toute ma pensée, je pense que celui-ci était déjà à l’hôtel Minerva.

— Pourquoi Takigoutchi se serait-il attaqué à Ruby et à Adorata dont il ignorait sans doute la présence, puisque c’était la première nuit qu’elles y passaient, plutôt qu’à l’une des femmes qui habitaient là depuis un certain temps ?

— Le hasard d’une rencontre fortuite…

— Voilà déjà que vous devez mettre le hasard dans votre système rigoureux. Et Liliane ?

— Liliane a été assassinée la nuit où tout le monde la savait être seule, son mari ayant été arrêté le matin…

Marion restait pensive.

L’inspecteur posa sa main sur le bras de la journaliste.

— L’éventreur est maintenant connu, chère amie. On peut presque considérer cette affaire comme classée.

— Et moi, fit Marion, je parie que nous en reparlerons.