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Revue musicale — 30 novembre 1836

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DE
LA MUSIQUE
DES FEMMES.

Mlle LOUISE BERTIN.


La Esmeralda de Mlle Louise Bertin est le troisième pas dans la carrière d’un talent jeune, mâle et progressif, qui, se sentant incomplet, s’éprouve et se corrige, et, depuis son début, a non-seulement à lutter avec lui-même, mais encore avec cent haines que les autres ignorent, et que lui vaut sa position dans le monde. À ce titre seul, Mlle Louise Bertin mérite qu’on l’encourage et la relève. Il faut respecter qui travaille. Après tout, on ne croit guère en soi vainement, et si la note fatale ne chante point en vous, si l’inspiration ne vous sollicite, vous n’irez pas, de gaieté de cœur, vous creuser la tête, et boire, après bien des traverses, le calice amer de la publicité, lorsqu’il ne tiendrait qu’à vous de vivre heureux et paisible, environné d’hommages et de soins, et de respirer à loisir, dans la famille, cette fleur de gloire qui n’a pas d’épines. La persévérance est fille de la conviction. Honneur à qui persévère ; je ne sache pas que la conviction fourmille tellement sur nos places et dans nos marchés littéraires, qu’on doive affecter de la maltraiter et de lui faire affront, lorsque, par hasard, elle se rencontre.

Sitôt après le Loup garou, petite partition d’essai oubliée aujourd’hui, Mlle Louise Bertin entra dans une voie plus large, où la poussait sa nature énergique : Fausto est le premier pas qu’elle a fait dans cette voie, à laquelle son talent restera désormais fidèle, toujours en travaillant à se modifier. Avec plus de mesure et de composition, un sentiment dramatique plus développé, plus d’expérience dans l’emploi des forces instrumentales, la Esmeralda est, par le style et le caractère dominant, une œuvre cousine de Fausto. Il nous souvient encore de la première représentation de Fausto au Théâtre-Italien, des vieilles haines qui s’émurent à cette occasion, et de tous les amours-propres blessés à mort par le Journal des Débats, qui s’éveillèrent dans leurs sépulcres, revêtirent leurs armures rouillées pour entrer vaillamment en campagne, et venir s’abattre sur l’œuvre d’une jeune femme. Ce fut comme pour Esmeralda, un peu moins acharné peut-être, et rien en cela ne nous étonne ; Mlle Bertin devait bien s’y attendre. Plus la position est élevée, plus l’avenue en est gardée et l’abord difficile. Il est un moment où chaque degré de l’échelle dramatique enfante un obstacle nouveau. Pour peu qu’on ait une poignée d’ennemis en sortant de l’Opéra-Comique, on est sûr d’avoir contre soi la multitude en arrivant à l’Opéra. Si Mlle Bertin voulait renfermer sa pensée dans les justes limites d’un petit acte, et se résigner à n’écrire que ballades, romances, cantatilles, villanelles, et sornettes à l’usage de Mme Dorus, on la laisserait faire et triompher à son aise. Pour revenir à Fausto, même considérée de sang-froid, la tentative était hardie ; on pouvait peut-être, à bon droit, se récrier contre la témérité d’une jeune femme qui s’attaquait, dès son début, à la plus vaste composition des temps modernes. L’entreprise échoua. Qui pourrait, à moins d’être Rossini, mettre dignement en musique la poésie de Goëthe ? À moins de sentir en soi la force divine que donne le génie, qui pourrait embrasser les figures sublimes de l’œuvre du grand maître, et les transporter, du royaume où elles sont nées, dans le monde des sons, traduire en bruits harmonieux les insatiables désirs de Faust, en effets de voix et d’orchestre l’ironie de Méphistophélès et sa logique inexorable, en fraîches mélodies le candide amour de la pauvre Marguerite, et poser enfin le pied dans cette empreinte de roi que Goëthe a faite sur la terre ? Cependant, au milieu de cette partition manquée, où quelques beautés se laissaient voir par intervalle, il y avait un petit duo composé, d’un bout à l’autre, avec une sensibilité exquise, une délicatesse merveilleuse, qui ravirent la salle dès le premier jour ; fleur suave cueillie au jardin de Goëthe, qui semblait ne devoir point périr avec le reste de l’ouvrage, et qui reverdira sans doute un jour, si Mlle Bertin consent à la transporter dans un terrain plus ferme et plus solide. Il est vrai que le sujet de ce duo était charmant et bien fait pour inspirer une jeune femme. Faust aborde Marguerite dans la rue en lui disant les douces paroles que le poète a mises dans son cœur. Il y avait dans cette mélodie une expression de mélancolie et d’amour qui lui donnait un charme singulier. On sentait l’hésitation et le trouble de cette jeune fille qui rougit et, dans l’innocence de son ame, se prend au piége du démon. On entendait les palpitations ardentes du cœur de Faust, qui bat d’amour pour la première fois. J’ai vu depuis l’image que Cornélius a faite avec cette scène si simple et si belle, et tout en admirant l’air timide et réservé de Marguerite, la manière empruntée et peut-être un peu gauche dont Faust l’aborde en cette rencontre, je n’ai pu m’empêcher de penser à la délicieuse musique de Mlle Bertin. Il est glorieux pour une femme d’avoir chanté une fois dans sa vie comme Goëthe a parlé, comme Pierre de Cornélius a peint. Ce duo, certaines phrases de Faust, et quelques rares motifs qui étincellent comme des paillettes d’or sur la robe d’Esmeralda, m’ont affermi dans cette opinion, que le talent de Mlle Louise Bertin, malgré son apparente virilité, est plutôt suave que fort, plutôt mélancolique et tendre que véhément et passionné. Je ne crois pas à cette teinte sombre qu’elle exagère délibérément et comme à plaisir ; là n’est point sa véritable inspiration. Étrange ambition, qui préoccupe les cerveaux les mieux faits. On n’a de cesse qu’on n’ait dépouillé son sexe ou renié sa nature. Un beau jour, celles qui doivent tout à leur souffrance aimable, à leur résignation, à leur foi sincère et catholique, se prennent de bel amour pour la force et la protestation, et, dépouillant cette mélancolie sereine et douce qui va si bien à la pâleur de leur visage, revêtent on ne sait quel semblant de dogmatisme et de virilité. Les insensées ! qui oublient dans leur enthousiasme que changer de sexe c’est répudier en quelque sorte son humanité. Qu’arrive-t-il ? Les femmes qui les adoraient comme l’expression de leurs plaintes inoffensives, s’éloignent d’elles, trouvant désormais leur organe rauque et maussade ; quant aux hommes, ils se prennent à sourire, en entendant Jérémie ou Savonarole prêcher la ruine de l’univers avec une voix de faucet. Oh ! si les femmes voulaient rester là où Dieu les a mises, et ne point rompre avec leur caractère, comme il y en aurait parmi elles de sublimes vers qui se tournerait la commune sympathie, plus puissantes cent fois dans leur faiblesse divine que dans leur force. Qu’est-ce donc que les femmes cherchent hors des limites de leur nature ? elles ont l’amour et les larmes. Quel bien vaut ici-bas ces inappréciables trésors qu’elles tiennent du ciel, et que les plus grands poètes leur envient ?

Nous lisions récemment, dans les œuvres que Goëthe a laissées, et qu’on publie aujourd’hui en Allemagne, une page où la musique de Mlle Louise Bertin est appréciée en quelques lignes par l’auguste vieillard. Au milieu des études immenses qu’il poursuivait à travers l’âge, et de la méditation continuelle où le tenait plongé la seconde partie de Faust, autre poème sublime qu’il terminait avant de mourir, Goëthe, assailli par toute espèce de sollicitations qui lui arrivaient des quatre points de l’Europe, répondait à chacun avec patience et méthode, et ne faisait défaut à personne. Écrits, dessins, musique, il s’informait de tout par lui-même. Si c’était un livre, il le lisait jusqu’à la dernière page ; si c’était une partition, il mandait auprès de lui quelque musicien de ses amis, qui la lui jouait d’un bout à l’autre ; et le grand homme, assis près du clavier, dans sa robe de chambre, écoutait en rêvant. La lecture terminée, livre ou partition, il écrivait ce qu’il pensait de la chose, et puis enfermait soigneusement sa note dans un tiroir dont il gardait la clé. C’est la collection de tous ces petits feuillets, écrits au hasard, qui a fait les Nachgelassene Werke, livre de mémoires et de critique, étrange et curieux, et digne, malgré l’absence de toute composition régulière, de ce haut intérêt que commande toujours le moindre produit du génie. L’infatigable vieillard élevé comme il l’était au-dessus de toutes les considérations d’amour-propre et de petite vanité, se serait fait un cas de conscience de laisser sans réponse ou sans critique l’œuvre que lui adressait un poète à son début. Il est vrai que sa critique dégénérait souvent en éloges fastueux, et qu’il lui est arrivé plus d’une fois de distribuer du haut de son Parnasse les noms d’Orphée et de Pindare à de pauvres esprits qui se remuent aujourd’hui dans la littérature sans se douter de quelle auréole sa bienveillance facile, ou, pour mieux dire, son ironie a ceint leurs tempes ridicules. Ceci soit dit sans allusion aucune. Dans ce livre dont nous parlons, la musique de Mlle Bertin est jugée un peu sévèrement peut-être ; mais si l’on veut y réfléchir, on ne s’en étonnera guère. Adorateur de la Grèce et de l’Italie, amant passionné de la beauté calme et régulière, Goëthe devait se sentir peu de sympathie pour une musique conçue dans un système qu’il désapprouvait, et qui lui répugnerait aujourd’hui s’il voyait à quels excès les tristes imitateurs de l’école allemande l’ont poussé. Goëthe s’étonne qu’une jeune femme ait osé entreprendre une partition sur son poème de Faust que Spohr, malgré toute la profondeur de sa science, n’est point parvenu à traiter dignement, et finit par conseiller à Mlle Bertin de chercher pour sa prochaine épreuve un sujet plus borné, un sujet que sa musique domine. Mlle Bertin connaissait sans doute cet avis que Goëthe lui donne, lorsqu’elle a choisi Esmeralda. De Goëthe à M. Hugo, hélas ! il y a loin, si loin, qu’un siècle entier ne suffirait pas à mesurer la distance, et la question de progrès mise de côté, cette raison seule expliquerait comment la partition que Mlle Louise Bertin vient de composer sur le sujet d’Esmeralda est une œuvre plus fortement conçue, mieux dessinée et plus complète que toutes celles que son auteur a produites jusqu’à ce jour. En effet, pour que la musique puisse transformer un poème, il faut qu’elle le domine dans son ensemble. Or, si l’on excepte celui dont nous avons parlé tout-à-l’heure, sait-on quelque part dans le monde un musicien qui soit de taille à regarder sans se tordre le cou les figures épiques de la tragédie de Goëthe. Si vous êtes doué du sens de la mélodie, et si vous avez l’intelligence du sujet, vous pouvez, par le sentiment, entrer en rapport avec les caractères, au point d’en reproduire çà et là quelque nuance, ainsi que nous l’avons fait remarquer pour le charmant duo de Faust et de Marguerite ; mais vouloir les présenter sur la scène dans leur grandeur et leur simplicité, c’est là une tentative au moins imprudente, où tout autre que Rossini doit échouer de notre temps. Or, il n’en était pas ainsi des ébauches que M. Hugo livrait à Mlle Bertin. Les œuvres du génie ont en elles une sublime empreinte, un caractère sacré que rien ne leur enlève, ni la fusion, ni les coups de marteau ; pour traiter avec elles, il faut être grand et de la famille des créateurs. Je vous le demande, cette chose peut-elle se dire des figures singulières qu’invente l’imagination de M. Hugo, personnages qui n’ont d’humain que le costume, sortes de marionnettes qu’on déshabille et qu’on habille de nouveau selon qu’il convient au caprice du moment ? témoin Phoebus qui dépouille tout à coup son insouciance de soldat pour revêtir je ne sais quelle cape d’amoureux transi, faite à la taille d’un héros de ballade. Ici le musicien est à son aise avec ses caractères, il peut en agir familièrement avec eux ; il souffle dessus, les met à néant et les recompose ; seulement, il est à craindre que, même après sa transformation, le personnage ne garde en soi quelque chose de la laideur et des infirmités de sa première vie, dont la musique, art tout divin, ne peut s’accommoder en aucune façon. L’art de Cimarosa et de Mozart ne s’allie qu’à des élémens nobles et purs : on peut bien jeter une immondice dans l’or qui bout ; le métal auguste la dévore aussitôt avant qu’elle se soit mêlée à son essence, ou la repousse avec dédain après l’avoir un instant ballottée entre ses ondes.

La musique de Mlle Bertin a la prétention d’appartenir à l’école allemande, et c’est là peut-être son plus grand tort ; douée comme elle est du don si rare de la mélodie, il semble que Mlle Bertin aurait dû suivre l’exemple de Bellini, et ne faire que chanter. On ne court jamais grand risque à s’abandonner à la voix intérieure ; l’inspiration ne trompe personne, et l’auteur de Norma, grace à cette corde mélancolique et tendre qui vibrait naturellement dans son ame, gardera long-temps encore, à la droite de Paisiello, une place que bien des illustrations de ce temps lui envieront quelque jour du fond de leur oubli. Élevée dans le culte des maîtres de l’art, Mlle Bertin a sans contredit le sentiment du grandiose et du beau, et nous ne doutons pas que ce ne soit une sainte horreur dont elle est possédée pour tout ce qui est commun et banal, qui l’ait jusqu’à présent retenue loin de l’Italie, où du reste les imitateurs fourmillent. Nous avons peine cependant à concevoir comment Mlle Bertin en est venue à reconnaître la toute-puissance de l’orchestre au point de lui donner à engloutir quelques-unes de ses plus charmantes qualités. Personne plus que nous n’admire les magnificences de l’instrumentation allemande, personne plus que nous ne s’incline devant le génie austère de Beethoven. Cependant il y a là une vérité incontestable ; l’orchestre, ce champ de l’avenir, il faudra bien que vous l’ensemenciez. Or, qu’y mettrez-vous, sinon de la mélodie et des idées ? Une femme, quels que soient d’ailleurs son aptitude, son énergie et son courage, ne parviendra jamais à cette force de modération qu’exige le gouvernement de l’orchestre. Sa nature même s’y oppose ; son visage gracieux se riderait à cette peine ; ses blanches tempes se flétriraient à ce travail ingrat. Lorsqu’une femme est assez heureuse pour avoir reçu du ciel la fleur de la mélodie, il faut qu’elle la respire au lieu de l’effeuiller dans le lac tumultueux de l’orchestre ; il faut qu’elle chante et ne cesse de chanter, comme les maîtres d’Italie ou comme l’oiseau du printemps, peu importe. Il me semble que si j’étais femme, et que j’eusse à choisir entre Cimarosa et Beethoven, je ne tarderais guère à me décider pour le premier, ne fût-ce qu’à cause de l’harmonie et du parfum de ce nom enchanté.

C’est une grave erreur de croire que le caractère d’un maître ne se révèle que dans l’instrumentation ; je pense qu’il faudrait soutenir le contraire, et dire qu’une musique n’est originale que par la mélodie. La mélodie existe avant l’instrumentation ; au besoin, une mélodie peut être originale par elle-même, tandis qu’il ne peut exister de forme sérieuse sans la présence et sans le secours de la mélodie qui la féconde et la relève. Voyez les maîtres italiens ; leur contestera-t-on l’originalité par hasard ? et cependant ceux-là se préoccupent si peu de l’orchestre, que, sauf quelques exceptions rares, on pourrait presque dire qu’ils ne font que chanter. Cimarosa chante-t-il comme Mozart, Rossini comme Cimarosa ? Pour Bellini, son défaut dominant ne saurait servir d’armes contre nous, attendu que ce défaut n’ôte rien à l’indépendance de son allure ; Bellini a le tort de s’imiter lui-même, et d’employer à tout instant certaines formules qu’il a une fois inventées : Bellini chante trop souvent comme Bellini. Souvent, tout en voulant éviter le commun, on tombe dans le défaut contraire, le bizarre. Entre les deux extrêmes est la vraie originalité que chacun cherche ; par malheur, bien des gens prennent leur élan de trop loin, et, dépassant le but qu’ils se proposaient d’atteindre, tombent dans l’ornière creuse du bizarre, où ils se débattent toute leur vie et poussent des cris affreux sans que le public les entende. Il faut se défier de certaines haines systématiques qui exagèrent toute chose ; à force de rompre avec le commun et de le poursuivre partout, même là où il n’est pas, on finit par faire bon marché de la simplicité et confondre le bien avec le mal dans ses proscriptions. C’est justement cette haine, dont nous ne discutons ici ni la franchise ni la loyauté, qui fait que Mlle Bertin s’aventure à tout moment en des conceptions trop vastes peut-être pour son inexpérience, s’épuise à vouloir créer des rapports entre des élémens qui se repoussent, se contrarient et ne peuvent s’accoupler que dans la dissonance, et qu’elle entre enfin d’un pas délibéré dans d’inextricables harmonies dont ensuite elle ne sort pas ; prisonnière entre ses propres mailles.

L’opéra d’Esmeralda doit passer, à juste titre, pour l’œuvre la plus complète que Mlle Bertin ait écrite jusqu’à ce jour. On ne peut s’empêcher de rendre hommage au progrès qui se manifeste dans la manière plus adroite et plus sûre dont les instrumens se groupent et les parties se coordonnent. La mélodie, cette qualité précieuse du talent de Mlle Bertin, y est plus habilement produite et mieux mise en lumière. Enfin, si les défauts abondent encore dans cette partition, il y a çà et là des beautés réelles dont un maître se ferait honneur. L’opéra s’ouvre par un appel des cuivres, motif solennel et religieux, d’un caractère magnifique, qui revient pendant la dernière scène, lorsque la Esmeralda s’agenouille, avant de mourir, sur les degrés du parvis de Notre-Dame. À cette occasion, on nous permettra de remarquer que ces sortes d’introductions sont aujourd’hui fort en crédit à l’Opéra. Les illustres musiciens de notre temps ont jugé convenable de se dispenser désormais de l’ouverture, ample morceau qui réclame, pour peu qu’on l’envisage sérieusement, une force de composition à laquelle leur sublime indolence se refuse. C’est merveille comme on traite aujourd’hui l’ouverture, ce vaste prologue, où le maître appelle à lui les esprits, et les met en rapport avec la pensée qu’il va développer ; cette occasion pour le génie d’apparaître avant son heure, cette forme large et profonde où Mozart coule en bronze la statue du Commandeur, qu’il fera plus tard de marbre. Il est vrai que nous ne vivons pas dans un temps où l’on puisse exiger sans folle prétention que le génie devance l’heure de se produire ; heureux lorsqu’il veut bien ne pas trop se faire regretter quand la circonstance ne peut se passer de lui. Ceux-ci, à la veille de leur première représentation, se souviennent qu’ils n’ont pas écrit d’ouverture, et sur-le-champ en composent une avec les motifs de l’ouvrage, à la hâte, presque sans y penser, et comme un fripier qui coudrait sur un manteau de carnaval cent pièces dont les couleurs éclatantes ne se combineraient pas le moins du monde, faute de nuances. Ceux-là, sous le prétexte qu’ils ont plus de conscience, s’abstiennent complètement. Pour nous, nous sommes assez de l’avis de Rossini, le dernier qui ait fait une ouverture à l’Opéra, l’ouverture de Guillaume Tell ! Nous tenons aux vieilles coutumes, et pensons qu’en fait d’art, innover, c’est agrandir. L’innovation qui rogne nous semble plus près de l’impuissance que de l’originalité. Nous ne disons point ceci à propos de Mlle Bertin, qui peut s’autoriser de l’exemple de grands maîtres aujourd’hui en renom. – L’introduction, conçue avec largeur, se développe trop rapidement peut-être ; à peine une intention apparaît-elle, qu’une autre survient et l’efface avant qu’elle ait eu le temps de devenir motif. C’est là un défaut grave dont Mlle Bertin demandera compte à l’ignorance musicale de son poète, qui semble prendre à tâche de multiplier les accidens. On aurait tort de croire que la musique gagne quelque chose à ces continuelles péripéties. Il faut, avant tout, un sujet fécond, capable de grandir et de se multiplier, et non pas vingt thèmes qui se croisent et se combattent, comme dans une fugue. La musique vit d’unité : voyez le beau chœur de Meyerbeer au quatrième acte des Huguenots. Est-ce là un morceau simple ? Le même chant passe incessamment des voix à l’orchestre et de l’orchestre aux voix. Et pourtant quelle puissante composition ! quel chef d’œuvre ! Ici la variété ne peut être que dans les détails ; dans la pensée, elle entraînerait la confusion. Tout ce que la musique peut faire, c’est de s’accommoder d’un contraste habilement disposé. L’antithèse en musique est impraticable ; ce trope brillant, si fort en honneur jadis dans l’école romantique, cette fleur de rhétorique un peu vulgaire, qui pousse à si grosses gerbes dans le parterre de M. Hugo, ne serait qu’ivraie et plaine parasite au jardin de Mozart. Le petit duo entre Phoebus et la Esmeralda est une inspiration suave et douce, un peu cousine de celle qui a trouvé le ravissant duo de Faust, dont nous parlions tout-à-l’heure. La marche des soldats ne manque ni de franchise ni de caractère. Le chœur des femmes du peuple, qui ouvre le second acte, nous semble un des plus jolis morceaux de la partition. C’est là une musique chaude, vive, animée et pétulante ; en entendant ces voix qui s’interrogent et se répondent et se groupent ensemble d’une si curieuse manière, on se rappelle involontairement la scène du marché, dans la Muette de Portici. Remarquez bien que nous ne prétendons pas dire le moins du monde que Mlle Bertin ait imité M. Auber : ces deux compositions charmantes ne se ressemblent que par les beaux côtés, la verve, l’entraînement, le choix de la mélodie et la variété de l’expression. Par malheur, ici encore, la rapidité avec laquelle les mouvemens se succèdent compromet tout. Vraiment, on ne peut s’expliquer cette inquiétude continuelle qui travaille la pensée de Mlle Bertin, et la fait ainsi bondir en sursaut, d’un mouvement où elle semblait devoir se complaire, dans un autre que rien de sage ne justifie, et qui n’a sa loi d’être que dans le pur caprice de l’auteur. Avec des idées peut-être moins originales, M. Auber l’emporte cette fois sur Mlle Bertin. Le chœur de la Muette est fait avec un seul motif, fort ingénieusement mis en œuvre, à la vérité ; on en compte au moins quatre dans celui de la Esmeralda. La foule qui, d’ordinaire, apporte quelque lenteur dans l’appréciation des œuvres sérieuses, ne peut aimer une musique qui s’interrompt ainsi à tout moment ; bien plus, ses bonnes dispositions finissent par se changer en humeur chagrine et en malveillance, lorsqu’elle voit clairement que c’est chez l’auteur un parti pris de lutter avec tout ce qu’elle affectionne, d’étouffer un motif agréable, par cette seule raison qu’il peut lui arriver de plaire à tout le monde, et d’avoir ainsi quelque chose de commun avec les mélodies de Mozart et de Rossini. L’air de Phoebus est une aimable cantilène ; et la première partie du finale exhale une fraîcheur, une mélancolie allemande, qui vous font penser à l’Euryanthe de Weber.

Le chœur des soldats qui boivent, le chant du couvre-feu, et le duo qui suit, nous paraissent trois morceaux conçus dans le système aujourd’hui suranné, de la couleur locale et du caractère. Mlle Bertin est tombée ici dans le piége continuel que lui tendait son poète. Il faut que M. Hugo ait une persévérance plus dure que l’acier, ou qu’il ne puisse tirer aucun enseignement des tentatives qu’il a faites jusqu’à ce jour, pour vouloir appliquer à la musique, le plus vague de tous les arts ; des doctrines que la poésie a constamment repoussées. On dirait que la musique et la poésie sont deux servantes, dont tout l’emploi consiste à vêtir un mannequin selon la mode usitée au moyen-âge, et quand il est vaillamment bardé de fer jusqu’à la nuque, à chanter derrière lui une chanson du temps, tandis qu’il gesticule des bras et des jambes et se démène comme un furieux. Le costume et le caractère, toujours ; l’homme et ses passions, jamais. Étrange système qui déconcerterait bien ses partisans, si on le poussait à ses dernières conséquences. En effet, si le but de l’art est de reproduire, qu’on nous passe le mot, la plasticité d’une époque, qui pourra jamais dire avoir trouvé la vérité ? Quoi donc ! vous interrogez des ruines que le temps anéantit et met en poudre, et vous laissez là, sans y prendre garde, le cœur humain qui ne meurt pas ! Dans quel livre mystérieux irez-vous apprendre la tonalité de l’époque dont vous avez fait choix ? J’imagine que M. Hugo lui-même serait fort dépourvu, si on le priait de siffler un petit air dans le goût du xiiie siècle. Ainsi voilà un système de vérité qui a besoin de conventions plus que tous les autres. Faites donc comme Shakspeare et Rossini, chantez selon la nature, contentez-vous de n’exprimer que les affections du cœur, et laissez là toutes ces fariboles bonnes à conter à des enfans en nourrice. La scène entre Phoebus et la Esmeralda abonde en traits ingénieux et piquans, entrecoupés çà et là par la voix creuse et monotone du prêtre libertin. On regrette, dans ce morceau, que la mélodie, qui pourrait s’élever à de grandes hauteurs dramatiques, se contente de raser la terre avec le murmure agréable, il est vrai, mais aussi quelque peu indifférent d’une abeille qui butine. Au lieu d’effeuiller ainsi son inspiration en parcelles insaisissables, il semble que Mlle Louise Bertin aurait dû la ramasser en gerbe dans quelque phrase passionnée et sublime comme a fait M. Meyerbeer pour l’adagio du beau duo entre Raoul et Valentine, au quatrième acte des Huguenots. Peut-être, par un sentiment de modestie, Mlle Bertin a-t-elle renoncé à s’aventurer dans une entreprise d’où le maître allemand s’est tiré avec tant d’honneur ; peut-être aussi ne lui convenait-il pas d’attaquer de front cette situation, au moins étrange, où l’on sent que sa pensée est mal à l’aise et dont elle a hâte de sortir. En revanche, le duo, dans la prison, est un morceau conçu dans les plus vastes dimensions, plein de verve dramatique, d’énergie et de puissance. J’arrive à l’air de Quasimodo. Le grotesque sonneur est couché sur les degrés de Notre-Dame. L’aurore commence, il s’éveille ; l’air frais du matin, le chant des oiseaux, les bruits de la nature, le mettent en joyeuse humeur ; il se lève ; il marche, il se frotte les mains, il essaie de sourire ; bientôt une pensée heureuse éclot dans cette ame recouverte d’une si bouffonne enveloppe, il chante : la musique exprime en un clin d’œil tout le caractère de cet être. C’est une mélodie franche, vive, bruyante, moitié sérieuse, moitié comique, à la fois pleine de larmes et de rire ; tantôt il l’attaque de toute sa force et la rudoie ; tantôt il la retourne et la caresse. Quand il a fini de s’en amuser, l’orchestre s’en empare et la travaille de la plus originale façon. Il semble que toutes les cloches sonnent, et pourtant l’orchestre seul est en branle. Regardez dans l’instrumentation, vous y verrez tout le mystère. Voilà un effet curieux et puissant, et qui ne sort pas des limites de l’art. Point d’attirail matériel, point d’instrumens étrangers à la musique, point de cloches, point de machines à bruit. Il y a là, pour M. Hugo, de quoi se pendre.

Comme il faut toujours que la malveillance intervienne, on a prétendu que cet air n’était pas de Mlle Bertin, mais d’un musicien dont le nom a jusqu’ici fait plus de bruit que l’œuvre qui n’est guère appréciée encore que d’un petit cercle d’amis dévoués. Étrange raisonnement, qui tombe de lui-même ! En effet, s’il arrivait, par fortune, au musicien dont nous parlons, de trouver une mélodie semblable, croyez bien qu’il ne serait pas si galant que d’en aller faire hommage à son prochain, fût-ce même à la fille du directeur du Journal des Débats. Il la garderait pour lui soigneusement, et n’aurait certes pas tort. Puisqu’on était en train d’inventer à propos de cet air, il fallait se mettre un peu plus en frais d’imagination, et l’attribuer à quelque maître illustre, à M. Meyerbeer, par exemple ; la chose aurait eu, de cette façon, quelque apparence de réalité. Le finale, sauf la première phrase, manque du souffle et de l’ampleur nécessaires à une composition de cette importance. Il est vrai de dire que ces défauts pouvaient bien ne pas exister dans le principe, attendu que Mlle Bertin avait écrit d’abord ce morceau sur une situation qui lui permettait alors de se développer à loisir. Plus tard les dispositions de la pièce, coupée en cinq actes, ayant été restreintes, force a été à Mlle Bertin d’intervertir l’ordonnance de sa musique, et d’y faire entrer à coups de marteau les péripéties d’un nouveau dénouement. Voici l’histoire de ce cinquième acte. M. Hugo l’avait perché sur les tours de Notre-Dame ; il se passait là entre le sonneur, le prêtre et quelques hiboux, habitans ordinaires du logis. Cependant, lorsqu’on en vint à discuter sérieusement la mise en scène, l’idée de M. Hugo parut impraticable, et le directeur, tout en trouvant le cinquième acte fort sublime, s’efforça d’apprendre à notre grand poète que le vide est un élément trop simple pour qu’on en puisse faire une décoration de théâtre. M. Hugo se résigna donc à renfermer dans sa coquille cet impertinent cinquième acte, qui levait si haut le bout de son nez, et prétendait imiter les vagues du poète latin. La tête rentra dans le corps, la lame dans le fourreau, et M. Hugo composa quelques dixains de plus, qui eurent le double avantage d’expliquer au public un dénouement inexplicable et de ruiner de fond en comble la musique.

Nous passerons sur le poème de la Esmeralda, attendu qu’il serait puéril de vouloir prendre au sérieux cette chose sans consistance, que M. Hugo a gonflée en se jouant, comme ces bulles d’air dont il est question quelque part dans les Feuilles d’Automne. Te souvient-il, lecteur, de l’histoire de cet enfant de Silésie dont parle Fontenelle, et qui était né avec une dent d’or. Tous les docteurs de l’Allemagne s’épuisèrent d’abord en savantes dissertations, pour expliquer comment on pouvait naître avec une dent d’or. La dernière chose dont on s’avisa fut de vérifier le fait, et il se trouva que la dent n’était pas d’or. Pour éviter un semblable inconvénient, avant que de parler de l’excellence de ce poème, il serait peut-être bon de s’assurer de son existence, et d’examiner d’abord, non pas s’il est d’or, mais s’il est. Nous laissons à d’autres plus habiles le soin d’éclaircir ce fait litigieux. Aussi bien nous n’avons nul souci d’entretenir nos lecteurs de ces ignobles figures de truands que M. Hugo a tirées de la fange qui leur sert de sépulture, Dieu merci ! pour les produire à la lumière d’une noble scène ; non plus que de ce personnage sans nom qui, sous la cape, sous le froc, sous la chasuble d’archidiacre, ne cesse de poursuivre une jeune fille de ses propositions luxurieuses, et finit par proclamer le dogme de la fatalité en face de Notre-Dame. Nous aimons mieux nous occuper d’une curieuse préface mise en tête de cette nouvelle production de M. Hugo. L’auteur y parle, dans le style du duc de Saint-Simon, d’une illustre visite que l’Opéra a reçue autrefois de Corneille et de Molière, et, tout confus d’avoir écrit un libretto, comme il dit, cherche à s’autoriser de l’exemple des grands maîtres de la scène française ; en vérité, la chose n’en valait pas la peine, et l’amende honorable était au moins inutile. La visite de M. Hugo à l’Opéra aura servi à rendre unanime cette opinion que beaucoup d’honnêtes gens partageaient depuis long-temps, à savoir que M. Scribe est un homme fort habile à tailler un poème de théâtre, et même à l’écrire ; et si le public a jugé de la sorte, il faut moins en accuser l’extrême faiblesse des moyens dramatiques mis en œuvre dans la Esmeralda, que l’insuffisance des paroles et leur peu d’harmonie avec la musique. Puisqu’il est bien convenu que nous ne sommes pas des Italiens de Naples et de Florence, et que notre musique n’a rien à faire avec ces paroles de miel et de rose, inventées en un jour de soleil pour les gosiers sonores de la Malibran et de Rubini, tâchons au moins de façonner notre langue, le plus modestement possible, aux exigences de l’art divin qu’elle est destinée à servir. C’est d’ailleurs une vérité reconnue aujourd’hui, que des paroles claires, faciles, écrites avec le sentiment du rhythme et de la mesure, et dans lesquelles la simplicité ne dégénère point en niaiserie, valent cent fois mieux pour la musique que toutes ces rimes laborieusement accouplées et ces antithèses prétentieuses, qui ne cherchent qu’à faire voir au public leur mine fardée et leurs paillettes à travers le voile transparent de l’harmonie.

Maintenant, avec les qualités réelles que nous nous plaisons à lui reconnaître, et les éclairs dramatiques qui traversent ses partitions, Mlle Bertin est-elle destinée à composer pour le théâtre ? Franchement, nous ne le croyons pas. Il y a dans le talent des femmes une corde suave et douce qui en fait presque tout le charme, et dont la vibration se perd dans les vastes salles. Cette mélodie, qu’on sait naturellement délicate et dont on aime jusqu’à la faiblesse, a mauvaise grace à vouloir enfler sa voix pour exprimer autre chose que la mélancolie et les tendres affections du cœur. On est tenté à tout moment d’arracher le masque qui recouvre ces beaux yeux languissans et pleins de larmes. D’ailleurs est-ce bien l’œuvre d’une femme de soulever les tempêtes de l’orchestre et de faire mouvoir les chœurs ?

La musique des femmes n’a d’autres interprètes que la voix et le clavier : elles prennent de la musique le parfum, la mélodie, elles respirent la fleur sur sa tige. Autrement, si elles veulent la cueillir, comme les hommes, leurs doigts délicats saignent bientôt. La Malibran trouvait dans ses loisirs de ravissantes inspirations, où serpentaient, comme des salamandres dans la flamme, les mille fantaisies de sa nature ardente. Et pour s’être tenue modestement loin de la scène, Mme Duchambge n’en a pas moins écrit de ces airs empreints de mélancolie et de grâce, qui vous reviennent aux heures de tristesse ; suaves mélodies que chacun aime et que chacun sait par cœur, pour me servir d’une expression charmante des enfans. Trouver la voix des larmes et du cœur, c’est là une assez belle tâche pour occuper les loisirs d’une femme. Le mélancolique Schubert se consolait de ses défaites du théâtre en écrivant le Roi des Aulnes et la Marguerite au rouet.


H. W.