La mystérieuse inconnue/08

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Éditions Édouard Garand (56p. 17-20).

VIII

Un matin, deux jours après la publication dans les journaux de l’article suggéré par Me Gosselin, André Dumas fut réveillé par la connerie du téléphone, il était dix heures et demie. Son avocat le mandait immédiatement au bureau, il avait quelques communications excessivement importantes à lui faire.

Le jeune millionnaire s’habilla et se rendit rue St-Jacques. Sur présentation de sa carte, la sténographe le fit immédiatement pénétrer dans le bureau de Me Gosselin. Celui-ci avait sa mine épanouie des bons jours.

— Mon ami, lui dit-il, vous êtes devenu un personnage célèbre du jour au lendemain.

— Et pour quelle action d’éclat ?

— Votre fortune.

— Et c’est pour me dire cela que vous me faites réveiller et appeler à votre bureau ! le beau mérite ! Se coucher Gros Jean et se réveiller un personnage parce qu’un oncle célibataire a la bonne idée de mourir en vous léguant ses millions ! Vous auriez pu vous dispenser de confier ces faits aux journaux…

— Cela ne vous nuit pas, loin de là ! Fiez-vous à mon expérience, il n’y a rien comme la publicité.

— Si cela ne m’a pas nui, par contre, cela m’ennuie beaucoup… Et votre communication ?

— Voilà, il est venu deux personnes pour vous voir et qui m’ont supplié de leur donner votre adresse.

— Vous avez acquiescé à leur demande, sans doute ?

— Du tout il me faut votre autorisation.

— Et quelles sont ces personnes ?

— Un jeune homme et une jeune fille. Le jeune homme, devant mon refus réitéré, a insisté et insisté. À la fin, voyant qu’il ne gagnait rien, il a proféré des menaces, me disant que coûte que coûte, il saurait bien vous trouver. Je crois qu’il y a du danger pour vous. Cet homme, je ne sais pour quelles raisons, semble vous en vouloir, je m’en suis rendu compte à l’expression de sa figure. Il y avait de la haine dans son regard, une haine concentrée.

— Vous pouvez lui dire où je demeure… S’il tient absolument à me rencontrer, je suis à sa disposition.

— Voilà, précisément, ce qu’il ne faut pas faire ! Pourquoi vous exposer inutilement au danger ?

— Vous avez peut-être raison… Passons à votre autre visite. Cette jeune fille ? Jeune ? vieille ? Jolie ? laide ? pauvre ? riche ?

— À ce que j’ai pu en juger par son accoutrement, plutôt pauvre, plutôt jolie que laide, plutôt jeune que vieille.

— Voilà qui devient intéressant. Vous a-t-elle donné son nom ?

— J’ai voulu le savoir, mais inutilement !

— Dans quel but désirait-elle me voir ?

— J’ai encore essayé de le savoir, mais inutilement.

— Elle y tenait beaucoup ?

— Énormément, elle doit revenir cet après-midi même.

— Ah bien, dites-lui que je l’attendrai demain… Et elle n’a pas voulu vous dire qui elle était ?

— Pour aucune considération. Elle a simplement répondu qu’elle était une inconnue pour vous et qu’elle entendait le demeurer.

On frappait à la porte, un client important et pour une affaire sérieuse désirait voir l’avocat immédiatement. André Dumas se leva et prit congé.

Cette visite chez son procureur dans le but unique d’apprendre où il demeurait ne manqua pas de l’intriguer. Qui était donc cette inconnue mystérieuse qui désirait si ardemment le voir ? Pas romanesque pour deux sous, il ne se laissa nullement emporter par le rêve, tout de fantaisie, qu’une telle insistance permettait de vivre. Il avait hâte, toutefois, de connaître cette jeune fille et de détruire le mystère dont elle s’entourait.

Quant à l’autre visite, elle le fit sourire. Un aventurier probablement, qui flairait en lui une proie facile. Il regretta presque d’avoir défendu qu’on donnât d’autres détails le concernant.

Depuis quelques jours un projet le hantait. À force de côtoyer une foule qui vivait sa vie frénétiquement, absorbé par les affaires, le goût lui était venu soudain de s’intéresser dans une entreprise qui demandait le déploiement de ses forces vives, Il était las de perdre son temps. Il voulait se lancer… faire sa trouée, surtout maintenant qu’il était riche à millions. L’ambition, soudain, venait d’entrer en lui. Il croyait, il considérait qu’un devoir impérieux s’imposait vis à vis de la collectivité et des siens, de faire valoir, profiter, fructifier sa fortune.

Et considérant que sa situation nouvelle lui créait des devoirs, il acquit la conviction que l’argent était créé pour circuler de mains en mains et qu’il devait, lui millionnaire, vivre en millionnaire.

Dans ce but, il s’était porté acquéreur d’une résidence somptueuse, qu’il avait achetée toute meublée, d’un financier qu’un revers de fortune venait d’acculer à la ruine. La chambre qu’il habitait au Ritz, chambre luxueuse parmi les plus luxueuses lui parut un cadre étroit pour sa richesse.

Il téléphona à Me Gosselin, lui donna sa nouvelle adresse, remettant à deux jours plus tard le rendez-vous du lendemain.

Le but secret de cette hâte, qui s’emparait de lui de s’établir dans ses nouvelles pénates, résidait précisément dans l’entrevue qu’il attendait. Cette inconnue l’intriguait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. Par une association d’idées assez curieuses, il l’assimila à l’autre inconnue, la jeune fille pauvre qu’il avait rencontrée un soir pluvieux et triste de novembre dernier. Il les confondit, les mêla toutes les deux dans une seule et unique image, en ayant au fond de lui-même l’intuition fixe que c’était Elle… Alors, si c’était Elle ?… Son imagination vagabondait, elle chevauchait follement au gré du rêve.

Après dîner, il appela un taxi et se fit conduire rue Sanguinet, chez Charles Johnson. Il était une heure de l’après-midi. Charles dormait, de même que Mademoiselle Idola. Il dut sonner à plusieurs reprises avant de réussir à les éveiller. Finalement, l’homme, en pestant et jurant, vint ouvrir, mais dès qu’il reconnut André Dumas son visage se rassénéra et avec force salutations, il l’introduisit dans sa chambre.

— Une belle heure pour se lever ! dit le nouvel arrivant.

— Nous nous sommes couchés à quatre heures du matin.

— Une belle heure pour se coucher !

— Que voulez-vous ! j’ai dû transporter une charge de boisson de l’autre bord des lignes. Et c’est la nuit qu’on traverse le plus facilement.

— Comme ça tu sais conduire un auto ?

— Et aussi le réparer.

— Veux-tu changer de métier ?

— Si ça paye.

— Le prix que tu voudras. Voulez-vous, Mademoiselle Idola et toi travailler pour moi ?

Comme Johnson, ayant lu le journal et reconnu sans la photographie l’identité de son nouvel ami, savait qu’il était riche, il accepta.

— Quand allons-nous commencer ?

— Immédiatement, vous allez vous habiller tous les deux, réunir votre bagage, régler votre compte de pension et monter en taxi avec moi. Ensuite ? Primo : nous allons nous acheter deux autos. Comme tu es mécanicien, je t’en laisse le choix. Secondo : passer chez le marchand tailleur choisir un uniforme, et chez la modiste, un costume de bonne, finalement vous viendrez à ma nouvelle résidence, où nous aurons nos quartiers généraux… Ça vous va ?

— Ça nous va…

— Dans une heure, je viendrai vous prendre.

Tel qu’il l’avait dit, une heure après, André Dumas était de retour, tout était prêt.

Ils s’acheminèrent ensemble rue Ste-Catherine. L’après-midi n’était pas écoulé que dans le garage de la nouvelle résidence d’André Dumas, deux autos stationnaient : un superbe Touring Packard et un Roll Royce limousine.

Comme la maison était d’ores et déjà garnie de ses meubles, l’installation fut courte.

La perspective de passer la soirée seul dans une maison où il n’était pas encore acclimaté, où les murs, malgré les étoffes et les tableaux qui les recouvraient, lui paraissait d’une froideur désespérante, n’était pas pour chasser ce vague à l’âme, cette sorte de spleen inconscient qui s’empare, à certaines heures, de l’être le plus fort.

Il commençait à souffrir de sa solitude. Si peu expansif fût-il, si peu sentimental qu’on puisse le désirer, il n’échappait pas à la loi commune, qui veut que l’homme nourrisse, dans son for intérieur, un besoin d’épanchement et de tendresse. Il regrettait l’atmosphère chaude de la maison familiale. Cela dépendait de son manque d’activité. La solitude qui repose et apaise au milieu de la campagne, dans la tranquillité que distille la Grande Nature, devient un fardeau au milieu des villas enfiévrées, parmi les hordes d’humains qui se pressent, se bousculent et se heurtent dans le déchaînement de tous les appétits et de toutes les passions.

Et c’est de cette solitude morale que souffrait André Dumas.

À part sa tante, son procureur et ses deux nouveaux domestiques, il ne connaissait d’autre personne que Julienne Gosselin.

Si le sentiment qu’il nourrissait pour elle n’avait absolument rien de tendre, et si la première impression que sa présence fit naître en lui était plutôt une impression d’indifférence, ses dernières visites avaient modifié du tout au tout sa façon de juger et d’apprécier la jeune fille.

Prise d’abord au dépourvu par la déroute soudaine de toutes ses prévisions, elle s’était ressaisie. Elle lui gardait encore un peu de rancune mais elle ne se défendait plus de s’avouer qu’il l’intéressait passablement.

Constatant à certains indices qu’une femme perçoit comme une sensation, que cet intérêt était réciproque, elle imagina de tenter sa conquête. Cela pour le simple plaisir de la victoire, comme une joueuse de tennis ambitionne de gagner les parties qu’elle joue.

Elle voulait le trainer à son char, comme un esclave fidèle. Elle le voulait voir grossir de son unité le nombre de ses adorateurs.

Étendu dans un fauteuil, bien mollement, les pieds sur un tabouret, André Dumas parcourait discrètement les colonnes d’un journal, se demandant en son for intérieur où et comment il passerait la soirée, quand le téléphone sonna.

C’était Julienne Gosselin qui s’informait de ses nouvelles et l’invitait pour la soirée.

Cette invitation ne pouvait arriver dans un moment plus propice. Il l’accepta immédiatement.

Une troupe ambulante formée d’artistes français recrutés dans les principaux théâtres de Paris jouait alors au Princess quelques pièces du répertoire français contemporain. Ce soir-là on interprétait la « Vierge folle » de Bataille. Le théâtre n’était pas le fait d’André Dumas. Toutefois, il proposa à la jeune fille de l’y accompagner si cela l’intéressait. Elle acquiesça.

Vers huit heures, une somptueuse limousine stoppait devant la résidence des Gosselin. Un chauffeur en livrée, qui n’était autre que notre ami Johnson, vint ouvrir la portière et André Dumas en descendit, majestueux et fier. Cela l’amusait de jouer au grand et il avait hâte de constater l’effet chez Julienne Gosselin de son nouveau genre de vie.

Quand il descendit le perron, sa compagne, appuyée à son bras, il ne put s’empêcher de sourire intérieurement en voyant l’air grave de son chauffeur qui, droit comme un pilier d’église, se tenait à la porte de l’auto.

Quand ils furent montés, il étendit sur leurs genoux la robe de buffalo, referma la portière et prit place au volant.

— Au théâtre Princess.

— Bien, Monsieur.

Silencieusement, l’auto démarra.

Julienne avait revêtu un manteau de vison aux lignes élégantes et d’une correction parfaite. Elle était affolante et le savait.

André Dumas aurait bien voulu se presser contre elle, lui enlacer la taille et goûter à ses lèvres pour en connaître la saveur. Une gêne insurmontable le retint. Il se contenta de lui prendre la main. Sans succès. Elle la retira aussitôt.

Il fit mine de l’avoir frôlée par mégarde et s’excusa.

Une foule brillante emplissait le Princess. Toilettes noires et sévères des messieurs, robes claires des femmes, rayonnement sous les lumières électriques de perles et de bijoux, charmaient les regards.

Un bruit confus de voix, le bruissement des robes de soie puis trois coups espacés, le silence. Les lumières s’éteignirent, le rideau se leva.

Si les acteurs étaient bons, la pièce l’était moins. La guerre par son inévitable réaction a fait évoluer la sensibilité humaine.

Peut-être aussi l’influence du cinéma américain.

Dans l’auto qui les ramenait à la demeure de Monsieur Gosselin où Julienne avait fait préparer un petit souper que le tête à tête rendait plus intime, le jeune homme fit part de ses impressions.

Il ne comprenait pas l’attitude du frère de la jeune fille, cette « vierge folle » qu’un suborneur avait amenée insensiblement et avec art jusqu’à la faute d’amour. C’était agaçant à la longue que de le voir discourir le revolver à la main et se contenter de paroles.

— Moi j’avoue que je n’irais pas par quatre chemins à sa place…

— Qu’auriez-vous fait ?

— J’aurais cassé la gueule du séducteur…

— Vous auriez ?… quoi ?…

— …Casser la gueule… cette expression vous scandalise ? Il n’y a pas de quoi. Elle est d’ailleurs de bon ton puisque l’Académie lui a donné droit de cité… partout… même dans les salons.

L’auto venait de stopper.

André congédia son chauffeur.

Dans l’atmosphère chaude du living room, le jeune homme se laissa griser insensiblement par le charme subtil qui se dégageait de la jeune fille et s’infiltrait en lui.

Un petit souper fin pris au préalable et qu’une bouteille de vieil oporto qui datait des jours antérieurs à la prohibition avait agrémenté, le prédisposait aux confidences. Il s’y laissa glisser.

Le charme opérait, amollissant.

Il raconta sa jeunesse, son enfance. Il se laissait emporter par des souvenirs, de prime abord insignifiants et qui d’être évoqués en une compagnie féminine s’alourdissait de toute la poésie des choses passées.

Assis sur le même divan qu’elle, il se grisait du parfum qui l’imprégnait.

Elle l’écoutait, se contenta de temps à autre de lui poser quelques questions.

Une fois, se tournant vers lui, et fixant sur les siens ses magnétiques yeux noirs, distillateurs de trouble et d’affolement, elle lui demanda :

— Vous n’avez jamais aimé ?

Comme une couventine pudique, il rougit et balbutia :

— Je ne sais pas…

Devant son regard passa rapide la vision entrevue un jour de pluie…

— Peut-être…

— Et peut-on savoir…

— Je ne la connais pas encore…

Un silence pesa pendant lequel les yeux se recherchèrent et se fuirent.

Elle jugea le moment propice pour livrer l’assaut, le grand assaut qui ferait écrouler ce qui restait de son indifférence comme les dernières ruines d’une muraille. Elle l’aurait là à sa merci, ne pensant plus que par son cerveau de femme, pauvre petite marionnette dont elle tiendrait les fils dans ses mains blanches et fines.

— Vous êtes bien loin. Avez-vous peur de moi ?

— Peut-être…

Et réellement, il commençait à avoir peur. Les yeux qu’il avait devant lui l’attiraient, le fascinaient, lui donnaient le vertige comme deux ouvertures d’abîme.

Et pourtant il se rapprocha d’elle…

Elle pencha vers lui son visage dont la peau avivée par le fard était douce, comme un beau jour laiteux, et lui demanda, la voix un peu voilée par l’émotion qui la gagnait elle-même.

— Et moi si je vous aimais… m’aimeriez-vous ?

Il regarda autour de lui, effaré, comme une bête traquée.

— Si vous m’aimiez, mais… vous ne m’aimez pas.

— Qui sait ?

Il ferma les yeux, passa la main sur son front…

Une sensation de vertige le saisit qui lui fit répondre malgré lui :

— Je vous adorerais…

Elle eut un sourire vague sur ses lèvres. Que signifiait ce sourire ? Satisfaction d’amour propre ? Douceur d’être aimée soi-même ? Peut-être les deux à la fois. S’était-elle prise elle-même à son jeu ? Elle commençait à douter…

Maintenant, ils s’étaient tout dit et le silence derechef les absorba en eux-mêmes.

Quand il se leva pour prendre congé, il était désemparé incapable de démêler ce qu’il y avait de fictif et de vrai dans ses sentiments.

Cette nuit-là, il y eut deux personnes qui ne purent fermer l’œil, chacune d’elles luttant contre son cœur.