Aller au contenu

La mystérieuse inconnue/22

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (56p. 41-43).

XXII

André Dumas attendait. Il était satisfait de sa combinaison. Pour lui aussi, la certitude valait mieux que cette fièvre de l’inquiétude dans laquelle il vivait et qui, à force de s’imposer à lui, finissait par lui marteler les tempes.

Il attendait dans l’obscurité de sa chambre à coucher, voisine du cabinet de travail. Il s’était habillé pour être à l’aise dans ses mouvements dans le corps à corps qui, forcément, s’ensuivrait.

Après avoir délibéré longuement avec lui-même sur la politique à suivre, il avait notifié la police. À deux heures, les agents devaient faire irruption. Le chef de bande coffré, il n’avait rien à craindre de ses subalternes. Leur vengeance il s’en moquait. Il n’avait pas peur d’eux. Il les combattrait tous s’il le fallait. Il avait un pied dans la place et savait où les localiser. Il n’aurait plus à faire face à des ennemis invisibles, qui l’épiaient, le guettaient dans l’ombre. Il les combattrait ouvertement. Dans quelques minutes il mâterait le premier, le dompterait, l’écraserait, le tiendrait à sa merci.

Des bruits de pas, espacés, étouffés, un murmure de voix se firent entendre.

Il se leva, saisit ses pistolets, et l’arme au poing, s’accouda près de la porte en retenant son souffle.

Il avait hâte que l’instant décisif sonna. Il détestait son ennemi sans le connaître, pour tous les ennuis qu’il lui causait, et qui, par ses intrigues le retardait dans la réalisation de ses plans industriels et financiers.

Un filet de lumière traversa la pièce ; on entendit un bruit faible, le déclic d’un bouton électrique. Un pan de la bibliothèque pivota sur lui-même et le coffre-fort apparut, dans une anfractuosité de la muraille.

Ernest Germain se frotta le bout des doigts les uns contre les autres, et pendant que sa main gauche tenait le « flashlight » et en projetait la lumière sur le disque mobile qui recélait le secret de la combinaison, il commença de l’extrémité des doigts de sa droite à faire jouer la serrure.

Quand il sentit céder la lourde porte sous ses efforts, il perdit toute notion de prudence et poussa une exclamation satisfaite. Qu’avait-il à craindre puisque le propriétaire n’était pas chez lui, et, à cent lieues de se douter de ce qui se passait dans sa propre maison. Il fouilla avidement dans les paperasses et les éparpilla autour de lui. Des coupures, des bons, des valeurs négociables, des certificats d’actions, de l’or en quantité : deux pleins sacs…

Ses narines se dilatèrent de volupté, et sa poitrine se gonfla.

Tout cela… son bien… sa propriété ! sa chose !

Riche ! Il était riche !

Et il sourit ironiquement à la tête que ferait l’héritier de l’oncle Dumas quand, au retour de son voyage, il trouverait sa caisse vide de ses millions.

Un jet de lumière tomba des lustres du plafond et, devant lui, un homme, le revolver au poing, le regardait en souriant à son tour. D’impuissance, il lança un rugissement et cracha dans la direction d’André Dumas. Il voulut sortir son arme et faire feu.

— Les mains en l’air… je tire.

— Mais tire donc cria-t-il.

Et sans s’occuper de l’objurgation qu’il venait de recevoir, il sortit son pistolet de sa poche et s’apprêtait à tirer quand l’autre, qui s’était vivement rapproché de lui, s’élança sur lui d’un bond, rapide, fougueux, pour lui arracher l’arme des mains.

Surpris par l’attaque, il s’étala de tout son long sur le plancher pendant que son adversaire roulait sur lui.

Une fois en possession du pistolet, André Dumas se releva, prit les deux armes et les enferma dans un tiroir.

— Ah ! mes félicitations ! jeune homme, dit-il. Cette fois, comme l’autre, vous avez manqué votre coup.

Cravaché par l’ironie, Ernest Germain se releva.

— Ce que je n’ai pu avoir par ruse, je l’aurai par force. Le dernier mot n’est pas dit.

— Plus que vous ne le pensez. Il est une heure du matin. À deux heures la police sera ici… et vous vous acheminerez les menottes aux mains vers la prison.

La vision passa devant les yeux du roi de l’Underworld, du déshonneur de sa famille.

— En tous les cas, ils ne me prendront pas. L’un de nous deux est de trop.

Ce disant, il saisit sur la cheminée un vase à portée de la main et le lança avec force dans la direction d’André Dumas.

Celui-ci eut à peine le temps, par un geste de la tête, d’éviter le projectile qui s’écrasa sur le mur et retomba avec fracas en miettes, sur le sol.

— Ah ! tu veux la guerre, tu vas l’avoir.

À son tour, il fonça. Il se rappela ses tours de lutte. Un corps à corps s’ensuivit qui n’amena aucun résultat. Ils se relâchèrent.

Debout, en face l’un de l’autre, les deux hommes se regardaient, s’observaient, s’étudiaient. La lutte était sérieuse. Elle ne permettait pas les coups à demi.

— Tu crois m’avoir, rugit Germain. Pare celui-là.

Et sa droite s’abattit sur l’épaule de Dumas qui pivota.

Absorbés qu’ils étaient à attaquer et à se défendre, ils n’entendirent pas la sonnerie réitérée du timbre de la porte d’entrée. C’était Annette qui haletante, transie, toute mouillée, voulait absolument pénétrer à l’intérieur.

Croyant que c’était la police, Johnson ouvrit la porte toute grande. La jeune fille se précipita à l’intérieur, traversa les divers appartements et finalement alla se buter contre la porte du cabinet de travail d’André Dumas que celui-ci au préalable avait fermée à clef. Des bruits venaient jusqu’à elle, des jurons, des éclats de voix, des meubles qu’on bousculait.

Que se passait-il ?

La rencontre inévitable s’accomplissait. Comment se terminerait-elle ?

Ses forces défaillaient. Elle voulut crier. Aucun son ne put s’échapper de sa bouche.

Dans la pièce, les deux hommes avaient recommencé leur lutte effrénée.

La chemise de Dumas, déchirée, en lambeaux, découvraient son torse d’homme des campagnes, aux muscles pectoraux développés, tout en saillie. Par une coupure au sommet de l’œil gauche, le sang lui coulait dans la figure.

Ernest Germain, épuisé par les efforts répétés, chancelait, titubait, ne frappait plus que faiblement. Il avait un œil noirci, la lèvre fendue, et crachait le sang par la bouche. Un coup de poing solide venait de lui démolir deux dents.

Il se saisit d’une chaise, la brandit en l’air pour assommer son adversaire. Celui-ci le désarma, lui saisit un bras qu’il tordit, le fit ployer sur ses genoux et, lâchant prise soudain, ses deux larges mains s’abattirent sur les cotes, les doigts se resserrèrent. Il le souleva en l’air, le fit pirouetter et l’envoya s’abîmer à quelques pieds de là. Le front donna contre l’angle de la table ; le sang gicla, recouvrit tout le visage et l’homme inconscient demeura sur le plancher comme une masse inerte.

André Dumas courut vers lui, lui souleva la paupière et se pencha vers sa poitrine. Il vivait.

Il sonna Johnson.

Quelle ne fut pas sa surprise en ouvrant la porte de trouver l’Inconnue qui se remettait péniblement de ses émotions et de son évanouissement.

— Appelle un médecin ! vite, cria-t-il à son chauffeur. Sur la rue voisine, à quelques portes, il y a le docteur Jeffries. Sors l’auto et va immédiatement le chercher.

La jeune fille était sur pieds. En voyant son frère inanimé sur le sol, elle courut à lui, lui souleva la tête dans ses deux mains et l’embrassa sur les joues, sur le front, sur la bouche, malgré le sang qui la souillait à son tour.

— Ernest !… Ernest… parle-moi.

Épuisé, hébété, le jeune millionnaire s’affala dans un fauteuil, les bras ballants.

Il ressentait des douleurs par tout le corps. Le spectacle qui s’offrait à lui et qu’il contemplait d’un œil terne, le laissait perplexe. Il essayait de comprendre et n’y parvenait pas.

Était-elle sa maîtresse ? Quel lien mystérieux les unissait ? Comment la jeune fille était-elle au courant de ce qui devait se passer chez lui, ce soir ?

Il voulut se lever. Il se sentait les membres lourds, engourdis.

— Idola, appela-t-il.

Réveillée par le vacarme, la bonne accourait. Elle apporta des bols à main d’eau boriquée ainsi que des serviettes. Pendant qu’elle s’occupait à laver les plaies et les blessures de son maître, Annette prenait soin de son frère.

Son inconscience durait toujours.

Elle toisa André Dumas et lui lança à la figure :

— Monsieur, vous n’êtes qu’une brute…

— Je n’ai fait que me défendre, mademoiselle. M’expliquerez-vous à la fin quel rôle vous jouez dans ceci… je n’ose croire que…

Il pâlit et grimaça. Sa blessure à l’œil le faisait souffrir.

Sur les entrefaites, la police arriva.

Tant bien que mal, le jeune homme se redressa.

Il se livra dans son esprit un combat rapide. Il dit :

— Il est trop tard. Monsieur est mon serviteur. Et ce sont deux domestiques à moi. — Les voleurs se sont sauvés. Grâce au sang-froid de mon serviteur, ils n’ont pu rien emporter… Vous pouvez vous retirer. Je n’ai besoin de personne. Le médecin sera ici dans un instant.

Comme les agents voulaient faire un procès-verbal, il leur glissa chacun un billet de banque dans la main.

— Je désire que vous gardiez le silence le plus complet. Compris ?

— Compris.

Quand ils se furent retirés, Annette tendit la main à André Dumas et lui dit ces simples mots.

— Merci de ce que vous venez de faire pour mon frère.

Le médecin arrivait. Il prit soin des deux hommes, les pansa. Ernest Germain était revenu à lui, mais encore sous le coup de l’étourdissement.

— À présent, m’expliquerez-vous, mademoiselle ?

Pour sauver son frère, pour empêcher de croire que le mobile de ses actes était le vol et l’attrait de l’argent, la jeune fille raconta l’histoire de son père.

Durant le récit, André Dumas ne souffla mot, mais quand la jeune fille eut terminé, il lui dit :

— Mademoiselle, j’ai trouvé un moyen de tout concilier. — Je vous épouse… vous voulez ? Tu veux ?

Elle rougit et baissa la tête.

Quelques mois après, Annette Germain devenait Madame André Dumas.

Quant à son frère, il s’était réconcilié avec son ennemi de jadis. C’est lui qui administrait la firme colossale qui contrôlait tous les produits en conserve de la province de Québec.

Ainsi se terminait, dans la réalité comme il arrive sur la scène, un drame dont le dénouement menaçait de devenir une tragédie.


Montréal, 1928.

FIN