La nouvelle Carthage/Deuxième partie/Chapitre IV

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Paul Lacomblez (p. 105-110).
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IV

La Cantate.


En flânant sur les quais, Door Bergmans aperçut un particulier dont la mine l’intrigua. Il eut un sursaut d’étonnement. « Je me trompe ! » se dit-il en poursuivant sa route. Mais après quelques pas il rebroussa chemin et, reconnaissant bel et bien Laurent Paridael, il marcha droit à lui la main tendue.

Laurent, en train de surveiller un chargement de balles de riz entrepris par l’ « Amérique », se troubla un peu, fit même le mouvement de se dérober, mais apprivoisé par l’abord affectueux et simple du tribun, abandonna momentanément son poste et se laissa entraîner non loin de là. Mis au courant, Bergmans railla doucement la fantaisie qui l’avait poussé à entrer comme clerc dans une nation et à servir les débardeurs ; il lui reprocha de ne pas s’être adressé plutôt à lui et il lui offrit même sur-le-champ, dans ses bureaux, une place plus digne de son savoir et plus compatible avec son éducation. Mais, à la surprise de plus en plus grande du tribun, Laurent refusa d’abandonner sa nouvelle profession. Il décrivit même en termes si enthousiastes, avec un épanchement si sincère son nouveau milieu et ses nouveaux partenaires, qu’il justifia presque son étrange préférence et que Bergmans n’insista plus. Il s’abstint de nommer Gina et, mis complètement à l’aise, Laurent accueillit avec empressement la proposition de se réunir de temps en temps avec Marbol et Vyvéloy.

Le peintre Marbol, un petit homme sec, tout nerfs, cachait sous une apparence anémique et friable de souffreteux, une énergie, une persévérance extraordinaire. Depuis une couple d’années, il s’était acquis quelque notoriété en peignant ce qu’il voyait autour de lui. Seul dans cette grande ville littéralement infestée de rapins, de colorieurs en chambre, dans cet ancien foyer d’art presque totalement éteint, nécropole plutôt que métropole, — il commençait à exploiter le plein air, la rue, le décor, le type local. En quittant, avec un certain éclat, à la veille des concours de Rome, l’antique académie fondée par Teniers et les savoureux naturistes du xviie siècle, mais tombée à présent sous la direction de métis truquards et maniérés, peintres aussi timides que maîtres intolérants, il s’était mis à dos la clique officielle, les marchands, les amateurs, les critiques, aussi bien ceux qui procurent le pain que ceux qui débitent la renommée.

Peindre Anvers, sa vie propre, son Port, son fleuve, ses marins, ses porte-faix, ses plébéiennes luxuriantes, ses enfants incarnadins et potelés que Rubens, autrefois, avait jugés assez plastiques et assez appétissants pour en peupler ses paradis et ses olympes, peindre cette magnifique pousse humaine dans son mode, son costume, son ambiance, avec le scrupuleux et fervent souci de ses mœurs spéciales, sans négliger aucune des corrélations qui l’accentuent et la caractérisent, avec une curiosité poussée jusqu’à la divination. Quel programme, quel objectif ! C’était bien là pour ces fabricants et ces acheteurs de poupées et de mannequins habillés, le fait d’un fou, d’un excentrique, d’un casseur de vitres !

Un tableau de Marbol, destiné à une grande exposition internationale de l’étranger et soumis auparavant au jugement de ses compatriotes, fit partir ceux-ci d’un immense éclat de rire, et lui valut des condoléances ironiques ou de fielleux et méprisants silences. Ce tableau représentait les Débardeurs au repos.

À midi, sur un camion dételé, voisin du Dock, trois ouvriers étaient couchés : l’un, ventre en l’air, les jambes un peu écartées, la tête reposant, entre les bras repliés, dans les mains jointes derrière la nuque ; la basanée physionomie sommeillait à demi, les paupières un peu relevées montraient des prunelles noires et veloureuses. Les deux autres ouvriers s’allongeaient à plat ventre ; le fond de culotte cuireux et patiné bridait leur croupe protubérante dont elle accusait les méplats, et le buste un peu relevé, le menton dans les poings calleux appuyés sur leurs coudes, ils tournaient le dos au spectateur ; montrant la tête crêpue, des oreilles écartées, les puissantes attaches du cou et béaient à un coin de la rade chatoyant entre des cépées de mâts.

À Paris ce fut autour de cette toile audacieuse, une guerre d’ateliers, des polémiques féroces : depuis des années on n’avait plus bataillé ainsi. Marbol se conquit autant d’admirateurs que d’ennemis, ce qui est la bonne mesure. Un des gros marchands de la chaussée d’Antin ayant acquis ce tableau, ceux d’Anvers en frémirent de rage et de stupeur. Qui donc eût consenti à s’embarrasser de ce portrait de trois manœuvres déguenillés, mal vêtus, mal rasés, trop charnus, de cuir trop épais, de poings et de jarrets inquiétants ? Pour dire sa pleine horreur, M. Dupoissy avait écrit que ce tableau dégageait une odeur de suée, de hareng saur et d’oignon, qu’il sentait la crapule.

Arriva une nouvelle exposition à Paris, Marbol y prit part avec un tableau non moins audacieux que le premier, et, à la stupéfaction profonde des clans hostiles ou timorés, les jurés lui décernèrent la grande médaille.

Si les bonzes de la peinture se renfermèrent vis-à-vis du jeune novateur dans leur attitude malveillante, ces succès, bientôt ratifiés à Munich, Vienne et Londres, donnèrent à réfléchir aux amateurs et aux collectionneurs de la haute société anversoise. On ne pouvait le nier ; le gaillard réussissait. S’il n’y avait eu pour leur prouver sa supériorité que ce qu’on appelle la gloire : des articles de gazettes, des applaudissements de crève-de-faim chez qui plus l’estomac, manque d’aliments plus la tête se nourrit de chimères ; ces gens positifs eussent continué de hausser les épaules et de dire « raca » à ce tapageur, ce brouillon. Mais du moment que, comme eux-mêmes, il se mettait à palper des écus, son cas devenait intéressant.

— Heu ! Heu ! Drôle de gaillard, pour sûr ! Peinture peu meublante, tableaux à ne pas avoir chez soi…, du moins dans un salon où se tiennent des dames… Mais un malin, pourtant, un compère adroit ! après tout… Il n’avait pas si mal combiné son plan !… Puis qu’importe s’il fait de la peinture à ne pas prendre avec des pincettes, nous recevons bien à la maison ce brave Vanderzeepen, alors que chacun sait que le digne homme a gagné ses deux cents maisons, son hôtel de la Place de Meir et son château de Borsbeek, au moyen de la ferme des vidanges… Comme Vanderzeepen, ce monsieur Marbol a trouvé la pierre philosophale ; sauf respect, il fait de l’or avec de la merde !

Les préventions tombèrent. Les matadors de la finance commencèrent à saluer le pelé, le galeux d’autrefois ; risquèrent même de citer son nom devant leurs pudiques épouses, ce qui eût paru d’une inconvenance énorme quelques mois auparavant. Ne pouvant décemment prôner cette peinture pétroleuse et anarchiste, on affecta de priser l’habileté, le génie commerçant de ce Marbol qui endossait si facilement ses croûtes désagréables, ses épouvantails à moineaux, à des gogos parisiens, à des Yankees facétieux ou aux Anglais, friands, comme on sait, de scènes monstrueuses et excentriques.

Le musicien Rombaut de Vyvéloy, l’autre ami de Door Bergmans, rappelait, avec sa haute taille, sa coupe robuste, son masque léonin, sa crinière abondante, sa complexion sanguine, la figure du maître des dieux dans Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis, de Jordaens. C’était, sinon un païen, du moins un « Renaissant » que ce Brabançon. Rien, ni au physique, ni au moral, des types émaciés, blafards et béats, des primitifs à la Memlinck et à la Van Eyck. Il avait converti au panthéïsme l’oratorio chrétien du vieux Bach.

L’art fougueux et essentiellement plastique de Vyvéloy devait impressionner plus profondément encore Laurent Paridael que les peintures à tendances hardies mais à réalisation un peu molle et un peu frigide, pas assez vibrante, — comme il le constata de plus en plus par la suite — de son ami Marbol.

Cette année-là, Anvers inaugura les fêtes du troisième centenaire de la naissance de Rubens par une cantate de Rombaut de Vyvéloy, exécutée le soir en plein air sur la Place Verte. Laurent ne manqua pas de se rendre à cette cérémonie.

Près de la statue du grand Pierre-Paul, les chœurs et l’orchestre occupent une tribune à gradins, disposée en arc de cercle au centre duquel trône le compositeur. Le square, ceint de cordeaux, est ménagé aux bourgeois. Le peuple s’écrasant alentour respecte la démarcation et les rues convergentes ont beau vomir de nouvelles cohues, cette multitude effrayante paraît plus digne et plus recueillie encore que les spectateurs privilégiés et moins séditieuse que la déplaisante police et les encombrants gendarmes à cheval. Pas une contestation, pas un murmure. Depuis des heures, ouvriers et petites gens piétinent philosophiquement sur place, sans rien perdre de leur belle humeur et de leur sérénité. Quel fluide réduit au silence ces langues frondeuses, ces caboches turbulentes. Les bras se croisent placidement sur les poitrines haletant de curiosité ? Pressentent-ils, ces Anversois de souche robuste mais infime, la splendeur unique de la fête qui se prépare, pour qu’ils y préludent avec cette onction ? Les poupons sur les bras des ménagères s’abstiennent de vagir et les chiens de rue circulent entre cette compacte plantation de jambes sans se faire molester par les gavroches, leurs tourmenteurs naturels.

Et dans cet imposant et magnétique silence, au-dessus de cette mer étale, aux vagues figées, sur laquelle l’ombre bleue qui descend doucement, pleine de caresses, met une paix, une solennité de plus, tombèrent tout à coup de la plus haute galerie de la tour, où les yeux essayaient en vain de discerner les hérauts d’armes, quelques martiaux éclats de trompettes à l’unisson. Et les soprani des Villes sœurs — Gand et Bruges — hélèrent et acclamèrent à plusieurs reprises la Métropole. Leurs vivats de plus en plus chauds et stridents, étaient suivis chaque fois des appels un peu rauques de l’aérienne fanfare. Après ce dialogue le carillon se mit à tintinabuler : d’abord lentement et en sourdine comme une couvée qui s’éveille à l’aube dans la rosée des taillis ; puis s’animant, élevant la voix, lançant à la volée une pluie d’accords de jubilation. Un ensoleillement. Alors l’orchestre et les chœurs entrèrent en lice. Et ce fut l’apothéose de la Richesse et des Arts.

Le poète vanta le grand marché dans des strophes à l’emporte-pièce, par de sonores et hyperboliques lieux-communs auxquels la mise en scène, l’extase de la foule, la musique de Vyvéloy prêtaient une portée sublime. Les cinq parties du monde venaient saluer Anvers, toutes les nations du globe lui payaient humblement tribut, et comme s’il ne suffisait pas des temps modernes et du moyen âge pour frayer à l’orgueilleuse cité sa voie triomphale, la cantate remontait à l’antiquité et engageait pour massiers et licteurs les quarante siècles des pyramides. Tout, l’univers et le temps, la géographie et l’histoire, l’infini et l’éternité se rapportait, dans cette œuvre, à la ville de Rubens. En somme, panégyrique bien anversois, car il y était bien moins question du peintre et de son art que de son berceau et de sa fortune. Si le poète exalta la Flandre guerrière et héroïque, ce fut pour l’amener aussi, aux pieds de la ville d’Anvers, pour faire figurer Bruges et Gand, les aînées, plus honnêtes, plus féales, plus glorieuses dans le triomphe de la richissime et insolente parvenue.

Bruges et Gand ! les communes farouches et viriles, ces fanatiques de liberté, déchues de leur ancien éclat mais non de leur honneur, flattaient leur astucieuse, servile et souvent punique rivale. Rome fléchissait le genou devant Carthage…

Et la musique corsée, féline, captieuse, mais cossue et superbe, haute en couleur, souverainement luxuriante et plastique, musique comparable aux impériales courtisanes, légitimait presque cette spoliation et ce travestissement. La splendeur perverse de Dalila faisait oublier la détresse de Samson.

Aussi quand ce fut fini, quand les musiques de la garnison ouvrant la retraite aux flambeaux reprirent, en marche, le thème principal de la cantate, Laurent pincé jusqu’aux moëlles, les fibres travaillées par on ne sait quel contagieux enthousiasme, momentanément dépossédé de son moi, emboîta le pas aux soldats, et s’ébranla avec la foule aussi suggestionnée, aussi surexcitée que lui, et, dans laquelle, exceptionnellement, bourgeois et ouvriers, confondus, bras dessus bras dessous, entonnaient à l’unisson à pleins poumons, le chant dithyrambique.

Infatigable, Laurent parcourut tout l’itinéraire prescrit au cortège.

L’escorte ondoyante avait beau se renouveler, se relayer à chaque carrefour, l’exalté ne parvenait pas à la quitter. Cette musique de Vyvéloy l’eût conduit au bout du monde. Des enthousiastes moins bouillants, se lassaient de cette course et s’éclipsaient par les rues latérales, mais lui n’aurait eu garde de faire défection. D’ailleurs, d’autres manifestants prenaient la file et la composition du cortège variait de quartier en quartier. Le long de la rade et des bassins, Laurent sentit le coude à des matelots et à des débardeurs ; au cœur de la cité, il se mêla aux garçons de magasin et aux filles de boutique ; sur les boulevards fashionables il se retrouva avec des fils de famille et des commis de « firmes » souveraines ; enfin, dans les dédales du quartier Saint-André, habitacles des claquedents et des vu-nu-pieds, des gaillardes en cheveux lui prirent familièrement le bras et des gavroches le firent entrer dans leur farandole. Tout à Anvers, tout à Rubens, Laurent n’entendait que la cantate, il en était rempli et saturé. Il reconduisit les musiques jusqu’à l’étape finale ; triste et presque déçu lorsque les canonniers étant descendus de cheval, soufflèrent les lanternes vénitiennes accrochées à leurs lances de bois et étouffèrent sous leurs bottes les dernières torches de résine.