La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre VIII

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Paul Lacomblez (p. 58-70).
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VIII

Dans le monde.


Régina entre dans le monde ! Six cents invitations ont été lancées ; deux cents de plus qu’au dernier bal chez le gouverneur de la province ! Il n’est plus question en ville que du grand événement qui se prépare. Si Mme Van Belt rencontre Mme Van Bilt, après les salutations d’usage, elles abordent le grave sujet de conversation. Elles s’informent réciproquement des toilettes que porteront leurs demoiselles. Mme Van Bal rêve d’éclipser Mme Van Bol, et Mme Van Bul se réjouit de parler de la fête à son amie Mme Van Brul, qui n’a pas été invitée, par oubli sans doute. Mme Van Brand, également omise, prétend avoir remercié, quoique n’ayant pas reçu le moindre carton. Mais toutes sont friandes de détails et lorsqu’elles n’en obtiennent pas de leurs amies, elles tâchent de tirer les vers du nez aux fournisseurs. Fleuristes, traiteurs, confiseurs : les Dobouziez ont tout monopolisé, tout retenu. « Il n’y en a plus que pour eux », comme disent les Saint-Fardier. Les autres clients renoncent à se faire servir. Même les plus huppés, s’ils insistent, s’attirent cette réponse : « Impossible, madame, car ce jour-là nous avons le bal chez les Dobouziez ! » Le traiteur Balduyn, chargé de l’organisation du buffet et du souper, prépare des prodiges. Toutes les banquettes des tapissiers et entrepreneurs de fêtes ont été mises en réquisition. Mais rien n’égale le coup de feu chez les couturières. À Bruxelles même on coupe, on taille, on coud, on ajuste, on ourle, on brode, on chiffonne des kilomètres d’étoffe en prévision de cette inauguration de la saison mondaine anversoise. Ce que ces intéressantes tailleuses ont à subir de mauvaise humeur, de mouvements d’impatience, de caprices de la part de leurs belles clientes leur sera compté dans le paradis, et, en attendant, en gros billets de mille francs sur cette terre.

Ceux qui donnent la fête ne sont pas moins enfiévrés que ceux qui y sont priés. Félicité n’a jamais été plus désagréable. Elle exerce son autorité tyrannique sur le renfort de domestiques et d’ouvriers chargés des préparatifs. Mme Dobouziez ne tient plus en place ; son embonpoint croissant la désolait : grâce à ce remue-ménage et à cette gymnastique, elle perdra quelques livres. Gina et le cousin Guillaume se montrent les plus raisonnables. Ils ont arrêté, à deux, la liste des invités. Gina est radieuse, le mal qu’on se donne autour d’elle la flatte ; de temps en temps elle daigne approuver.

Ce bal, ce bal monstre défraie même les conversations des commis de la maison, et il n’est pas jusqu’aux ouvriers de la fabrique qui n’en parlent aux heures de trêve, en buvant leur café froid et en retirant le « briquet » de leur musette. Ces braves gens ne savent pas au juste ce qui va se passer, mais depuis quelques jours c’est sous le porche de l’entrée une telle procession de tapissières, de cartons, de bottes, de caisses, que les natures les moins badaudes sont distraites de leur labeur.

Heureusement, Laurent est en pension, car il ne trouverait plus place dans sa mansarde !

Une invitation est parvenue aux trois premiers commis : au teneur de livres, — l’homme des plaisirs de la campagne ! — au caissier et au correspondant. Cela flatte la corporation des plumitifs, et le saute-ruisseau lui-même ressent quelque orgueil de la faveur échue à ses supérieurs hiérarchiques. Ces trois élus représenteront leurs collègues. Entre les heures de besogne, quand on sait Dobouziez dans la maison, ces messieurs discutent sérieusement des points d’étiquette, de convenances, de tenue. Les trois privilégiés consultent d’abord leurs camarades sur la rédaction de la lettre à envoyer à M. et Mme Dobouziez. Faut-il l’adresser à Madame ou à Monsieur ? D’accord sur cette formule, il s’agit de s’entendre sur d’autres points d’étiquette. Les gants seront-ils paille ou gris perle ? Mettra-t-on une fleur à la boutonnière ? Faut-il oui ou non parfumer son mouchoir ? Le saute-ruisseau ayant parlé de patchouli comme d’un bouquet très aristocratique, a soulevé un tel haro, que, depuis, il n’ose plus risquer une remarque. Et après ? Fait-on une visite ? Et à quel moment ? Oh, après, nous verrons ! dit le caissier, l’ami des champs, l’homme au petit bois de sapins.

C’est la veille… c’est le jour… c’est le soir même de la fête. Le parquet ciré, les lustres allumés ; les larbins, en mollets, à leur poste. À neuf heures, dans la rue tortueuse et mal pavée conduisant à la fabrique se risque un premier équipage, puis un second, puis il se forme une véritable file. On dirait d’un longchamps nocturne.

Le vilain fossé stagnant que, le choléra passé, ses maîtres ne songent plus à combler, ne fut jamais côtoyé par cavalcade pareille. Dans son ahurissement, il en oublie d’empoisonner l’air hivernal.

Les commères, leurs poupons sur les bras, s’amusent au seuil de leurs masures, à voir défiler les voitures et s’efforcent vainement de discerner au passage, dans l’ombre, derrière les glaces embuées, les belles dames blotties dans ces chambrettes roulantes. Mais les pauvresses n’aperçoivent que les feux des lanternes, le miroitement des harnais, l’éclair d’une gourmette, un galon d’or au chapeau d’un cocher. Les bêtes hennissent et envoient dans la nuit leur haleine blanche. La petite madone du carrefour, réduite pour tout luminaire à une vacillante veilleuse, a l’air aussi pauvre, aussi humble que son peuple de béats.

La fabrique ne chôme pas, cependant. La brigade de nuit a remplacé les travailleurs du jour et s’occupe d’alimenter les fourneaux, car les matières ne peuvent refroidir. Pendant que vos maîtres s’amusent, trimez et suez, braves prolos !

En descendant de voiture sous le porche, les invités emmitouflés ont un moment, devant eux, au fond de la vaste cour noire, la vision des murailles usinières et entendent le mugissement sourd des machines assoupies, mais non endormies, et une odeur de graisse intrigue leurs narines. Mais déjà la grande porte vitrée s’ouvre sur le vestibule encombré de fleurs et d’arbrisseaux et les bouches à chaleur leur envoient dès l’entrée de tièdes et caressantes bouffées.

Les trois messieurs du bureau sont arrivés les premiers. Sous les armes, dès l’après-midi, ils ont loué, à frais communs, un beau coupé de remise, quoique la fabrique se trouve à un quart d’heure seulement de leur logis. Il s’agit de représenter dignement le bureau. Ils laissent leurs paletots au vestiaire, très confus des prévenances que leur témoignent des messieurs, les favoris en côtelettes, mis comme des invités. Il faut même que les huissiers insistent avant que les trois amis consentent à accepter leurs bons services.

Mme Dobouziez, qui achevait sa toilette, s’empresse de descendre au salon. Un larbin annonce le trio et l’introduit. La dame fait un mouvement pour se porter à la rencontre de ces arrivants trop exacts. Leurs noms ne lui disent rien, mais dès qu’ils se sont présentés comme trois des colonnes de la maison Dobouziez et Cie, le sourire accueillant de Mme Dobouziez se pince visiblement. Elle condescend pourtant à rassurer les commis sur l’état de sa santé ; ils s’inclinent et s’inclinent encore pour exprimer leur satisfaction. Sont-ils enchantés d’apprendre que la patronne n’a jamais joui d’une santé plus florissante, hein !

À ce moment de la conversation, Mme Dobouziez prétexte un ordre à donner et s’excuse. Elle remonte pour ajouter une rose et une pluie d’or à sa coiffure, décidément trop simplifiée par Régina.

Cependant le monde, le vrai monde s’amène. Mme Dobouziez répète à satiété une des trois ou quatre formules de bienvenue congruentes au rang de ses invités.

Il y a M. le gouverneur de la province, M. le bourgmestre et Mme la bourgmestre d’Anvers, M. le commandant de place et Mme la commandante de place, M. le général commandant de la province et Mme la générale, M. le président du tribunal de première instance et Mme la présidente, M. le colonel de la garde civique et Mme la colonelle, les grades supérieurs de l’armée, mais surtout M. du Million et Mme du Million et ces jeunes MM. du Million et ces demoiselles du Million, avec particule allemande, flamande, française ou même sans particule, tous les Van du commerce, tous les Von de la banque, des Janssens, des Verbist, des Meyers, des Stevens, des Peeters en masse. Et des youtres ! Tous les prophètes et les chefs de tribus du Vieux Testament ! Tout ce qui porte un nom négociable, un nom escomptable à la banque ; le gros marchand de tableaux coudoie l’usurier déguisé, le parvenu du jour se prélasse à côté du failli de demain. Chaque invité pourrait justifier de vingt-cinq mille francs de rente ou de deux cents mille livres d’affaires. Judicieuse et sagace proportion. Si les noms clamés par l’huissier se ressemblent, les liens d’identité sont encore plus notoires chez les personnages. Mêmes habits noirs, même cravates blanches, mêmes claques. Mêmes physionomies aussi, car la similitude des professions, le culte commun de l’argent, leur donne un certain air de famille. Les stigmates de labeurs et de préoccupations identiques font se ressembler les apoplectiques et les secs, les gras et les maigres. Il y a des faces épaisses, imperturbables et solennelles, contentes d’elles-mêmes, plus fermées que le coffre-fort de leurs possesseurs ; il y a des têtes inquiètes et futées, mobiles, des têtes de coulissiers, des têtes de limiers de finances, d’enfants de chœur qui se gavent des restes des plantureuses hétacombes dévorées par les grands prêtres de Mercure. Des nez pincés à l’arête, des yeux qui clignent, des regards qui se dérobent. Ces gens ont la tentation mal repoussée de se gratter le menton comme lorsqu’ils méditent une affaire et un bon coup ; des bouches sensuelles, le rictus vaguement sardonique, la patte d’oie, les tempes dégarnies, des bijoux massifs et consistants à leurs doigts courts et gros et à leurs ventres de pontifes. Ceux qui vivent généralement au fond de leurs bureaux ont le visage plus pâle ; d’autres, remuants et voyageurs, gardent sur eux le hâle de la mer et du plein air.

Malgré leur habit uniforme, on les distingue à certains tics : ce jeune agent de change, embarrassé de ses bras ballants manipule son carnet de bal comme son carnet de bordereaux ; ce courtier en marchandises cherche dans ses poches des sachets d’échantillons ; les doigts de cet industriel marchand de laine se portent magnétiquement vers l’étoffe des portières et des banquettes. Quelques-uns de ces riches poussent la hauteur et la superbe jusqu’à la monomanie. Le vieux Brullekens ne touchera jamais à une pièce de monnaie, or, argent ou billon, sans qu’au préalable celle-ci ait été polie, nettoyée, décapée de manière à ne plus accuser la moindre trace de crasse. Un larbin s’échine chaque jour à fourbir, à astiquer l’argent mignon de Monsieur. De préférence il s’en tient aux pièces nouvellement frappées et collectionne les billets fraîchement sortis de la Banque.

Son voisin De Zater ne tendra jamais sa main dégantée à qui que ce soit, pas même à ses enfants, et s’il lui arrive de polluer par inadvertance sa droite aristocratique à la main nue d’un de ses semblables, il n’aura plus de repos avant de l’avoir lavée.

Tous sont savants dans les arcanes du commerce, dans les trocs et les escamotages qui font passer l’argent des autres dans leurs propres coffres, comme en vertu de ces phénomènes d’endosmose constatés par les physiciens ; tous pratiquent la duperie et le vol légal ; tous sont experts en finasseries, en accommodements avec le droit strict, en l’art d’éluder le code. Riches, mais insatiables, ils voudraient être plus riches encore. Les plus jeunes, leurs héritiers, ont déjà l’air fatigué par les soucis et les veilles précoces. Ils ont des fronts vieillots de viveurs mornes excédés de calculs autant que de plaisirs. Quoiqu’ils soient dans le monde, leurs yeux se scrutent et s’interrogent, leurs regards s’escriment comme s’il s’agissait de jouer au plus fin et de « mettre l’autre dedans. » La pratique du mensonge et du commandement, l’habitude de tout déprécier, de tout marchander, l’instinct cupide et cauteleux enveloppe leur personne d’une température de fièvre ; ils refrènent à peine leur brusquerie sous des démonstrations de politesse ; leur bienséance est convulsive ; leur poignée de main semble tâter le pouls à votre fortune, et leurs doigts ont des flexions douces, sournoises, d’étrangleurs placides qui tordent le col à des volailles grasses. Et chez les tout jeunes, les blancs-becs, les freluquets, on sent la timidité et l’humiliation de novices beaucoup plus ennuyés de ne pas encore gagner d’argent que de ne pas en dépenser à leur guise.

Il existe autant de monotonie ou de ressemblance professionnelle chez les femmes. Seulement la variété du plumage déguise et masque les préoccupations collectives. De grosses mamans boudinent dans leur corset trop lacé, des matrones bilieuses semblent sortir d’un long jeûne quoique le prix des cabochons incendiant leurs lobes suffirait pour nourrir durant deux ans une cinquantaine de ménages pauvres. Quant aux jeunes filles, on en frôle de longues, de maigres, de précoces, de naïves, de sveltes, de potelées, de blondes, de brunes, de sentimentales, de rieuses, de mijaurées. Elles ont les sens affinés, mais les sentiments étroits. Pour éclipser leurs amies, ces dames déploieront, dans leurs relations mondaines, autant de machiavélisme que leurs pères, frères et maris, pour « rouler » leurs concurrents… Leur conversation ? De la plus gazetière banalité.

Les salons s’étant remplis, Régina, que la couturière, la femme de chambre, le coiffeur et Félicité sont parvenus à parer, vient de faire son entrée au bras de son père. Parmi tous ces hommes graves, ses pairs et ses égaux, M. Dobouziez paraît le plus jeune et le moins rébarbatif, du moins ce soir, tant son contentement paternel éclaire son visage généralement soucieux. Toutefois, en présentant sa fille, de groupe en groupe, son enivrement ne l’empêche pas de respecter la hiérarchie administrative ou financière de ses invités.

L’apparition de Gina provoque un murmure et des chuchotements approbateurs. C’est pour le coup que Laurent serait ébloui. Dans sa robe de mousseline et de gaze blanches, semée de minuscules pois d’argent, du muguet et du myosotis à l’épaulette et dans les cheveux ; sa beauté régulière aux lignes irréprochables se drape avec des mouvements, des flexions, une harmonie de gestes et de contours qui feraient damner un sculpteur. Ces grands yeux noirs, ces lèvres rouges et humides, ce visage de médaillon antique, ce galbe taillé dans une agathe d’un rose mourant, qu’entourent d’une auréole d’insurrection les torsades de son opulente chevelure, couronnent les proportions admirables, le modelé délicieux de son col et de ses épaules.

Cependant, les petits crayons coquets ont fini de courir sur le bristol satiné des carnets de bal ; les belles enfants se montrent l’une à l’autre, en chuchotant, la liste de leurs engagements et se jalousent en secret d’y retrouver le même nom, et se rassurent en le rencontrant moins souvent sur le carnet de la petite amie.

MM. Saint-Fardier jeunes sont très demandés. Ils tutoient tous les hommes et sont amoureux de toutes les jeunes filles. Mais ce sont tout de même les petites Vanderling qui leur « tapent le plus dans l’œil ». La bouche et le gilet en cœur, ils ont fait provision de mots qu’ils cherchent à placer. « C’est presque aussi bien que le dernier bal chez le comte d’Hamberclina ! » daignent-ils dire de la soirée.

M. Saint-Fardier, père, mal à l’aise dans son habit, pérore et gesticule comme s’il entreprenait les ouvriers de la fabrique.

Angèle et Cora portent avec une désinvolture presque garçonnière des toilettes ébouriffantes et à effet, composées par leur mère, Mme Vanderling, fille d’un gros ébéniste du faubourg Saint-Antoine, à Paris, et qui professe pour la province et le négoce un dédain des plus aristocratiques. Elle n’admire que Gaston et Athanase Saint-Fardier de la Bellone, du moins élevés à Paris, ceux-là ! et depuis que ces muscadins ont paru distinguer ses filles, elle pousse résolument Angèle et Cora de leur côté. Provocantes, capiteuses, stylées par la Parisienne, — c’est ainsi qu’on surnomme Mme Vanderling — une maîtresse-femme, une matrone rouée comme une procureuse, les petites ne laissent plus de répit à leurs deux poursuivants et c’est presque le gibier qui traque le chasseur. Leur père, l’éminent Vanderling, un fort premier rôle des grandes représentations tribunalices, abandonne à sa femme le soin de pourvoir les deux fillettes et, retiré dans le petit salon de jeu, raconte entre deux parties de whist, le crime passionnel dont il aura à défendre l’auteur. « Ah ! une affaire d’incontestable ragoût, du Lord Byron, quoi ! Lara ou le Corsaire transporté dans la vie réelle ! » fait-il en passant la main dans sa longue barbe d’apôtre avec un geste que lui apprit un vétéran du barreau français exilé à Anvers sous l’Empire.

Voici M. Freddy Béjard, accompagné de M. Dupoissy, son familier, son ombre, son homme de paille, disent les méchantes langues. M. Dupoissy est la planète qui ne reçoit de chaleur et de lumière que du soleil Béjard. Ce qu’il est, il le doit au puissant armateur. Les commerçants seraient assez embarrassés de déterminer la « partie » dont s’occupe Éloi Dupoissy. Fait-il — c’est l’expression consacrée — dans les grains, les cafés, les sucres ? Il « fait » dans tout et dans rien. Accostez Dupoissy. S’il est seul, après deux minutes, il s’informera, d’un air inquiet, de son maître Béjard. À la suite de son protecteur, il est parvenu à se faufiler partout. Ce sous-ordre ne répugne à aucune des commissions dont le charge l’omnipotent armateur. Il méprise les gens avec qui Béjard ne fraie point, exagère sa morgue, fait siennes ses opinions. Doucereux, gnangnan, prud’hommesque, poisseux, lorsque Éloi Dupoissy ouvre la bouche, on dirait d’une carpe mélomane qui se donne le la pour chanter une ode de Béranger. Venu de Sedan, il se fait passer pour négociant en laine. Caractéristique : il parle du petit pays qui l’héberge sur ce ton de protection indulgente si crispant chez les sujets de la grande nation. Il se croit chez lui comme Tartufe chez Orgon ; se mêle de tout, découvre les gloires locales, fulmine des anathèmes littéraires, envoie des articles aux journaux.

En France, pays de centralisation à outrance, le drainage des valeurs, vers Paris, est formidable. Fatalement il n’existe province plus plate et plus mesquine que la province française et c’est de cette province-là que le Dupoissy s’est exilé pour initier les Anversois à la vie intellectuelle et contribuer à leur rénovation morale. Terrible tare pour un homme de société, un mondain aussi répandu : M. Dupoissy empoisonne de la bouche, au point que Mme Vanderling, la Parisienne, traitant de très haut ce Français de la frontière, veut qu’il ait avalé un rat mort.

Il a beau combattre ces effluences pestilentielles par une forte consommation de menthe, de cachou et d’autres masticatoires, la puanteur se combine à ces timides arômes, mais, pour les dominer, et elle n’en devient que plus abominable.

Dupoissy ne dansera pas, mais pendant que son patron polke, non sans souplesse de jarret, avec Mlle Dobouziez, il vante auprès de la galerie le pouvoir de Terpsichore et avec des mines confites et gourmandes de calicot obèse, il se rappelle son jeune temps. Et il parle dévotement du beau couple formé par M. Béjard et Régina ; cela lui évoque, entre autres allégories neuves, la Beauté activant l’essor du Génie. De pareils efforts poétiques l’altèrent et l’affament, aussi profite-t-il de l’absence du maître pour faire de fréquentes visites au buffet et mettre l’embargo sur tous les rafraîchissements et comestibles en circulation.

Le bal s’anime de danse en danse. Les trois commis présentés à quelques jeunes filles, peu riches, de fonctionnaires envers qui les Dobouziez ont des obligations, s’acquittent consciencieusement de leur tâche, et ces jeunes personnes, étant aussi jolies et plus aimables que les héritières opulentes, les plumitifs s’estiment aussi heureux que les Béjard, les Saint-Fardier et les Dupoissy. L’empressement de Béjard auprès de Mlle Dobouziez ne laisse pas de préoccuper les mères, qui convoitent l’armateur pour leurs filles ou la fille du gros industriel pour leurs fils.

Mais qui aurait jamais prévu pareille chose, le danseur distingué par Gina à ce bal mémorable est le négociant en grains Théodore Bergmans, ou Door den Berg, comme l’appellent familièrement ses amis, autant dire toute la population.

Door Bergmans fait même exception, par sa largeur de vues et son élévation d’esprit, sur ce « marché » égoïste et tardigrade. Il est jeune, vingt-cinq ans à peine, encore ne les paraît-il pas. À la fois nerveux et sanguin, la stature d’un mortel fait pour exercer le commandement, dépassant de plus d’une tête les hommes les plus grands de l’assemblée ; les cheveux d’un blond de lin légèrement ondulés, plantés drus et droits au-dessus d’un large front, les yeux à la fois très doux et très pénétrants, enfoncés sous l’arcade sourcilière, les prunelles de ce bleu presque violet qui s’avive ou pâlit à l’action des pensées comme une nappe d’eau sous le jeu des nuages ; le nez busqué, insensiblement aquilin, la bouche fine, vaguement railleuse, ombragée d’une moustache de jeune reître, au menton la barbiche des portraits de Frans Hals ; la voix vibrante et chaude, au timbre insinuant, aux flexions magnétiques qui remuent l’âme des masses et établissent dès les premières paroles le courant sympathique dans les foules, une de ces voix fatales qui subjuguent et suggestionnent, tellement musicales que la signification des paroles émises ne rentre qu’en seconde ligne de compte. Fils d’un infime mareyeur — vendant même plus d’anguilles que de harengs et de marée — de la ruelle des Crabes, les bromures et les iodes, les émanations de sauvagine saturant la boutique souterraine de son bonhomme de père, contribuèrent sans doute à doter le jeune Door de cette complexion saine et appétissante caractérisant les poissonniers et les pêcheurs adolescents. À l’école primaire, où ses parents l’envoyèrent sur les conseils de clients frappés par l’intelligence et la vivacité du gamin, il eut une conduite détestable, mais remporta tous les prix. Il excellait surtout dans les exercices de mémoire et de composition, déclamait comme un acteur. Conduit au théâtre flamand, il se passionna pour la langue néerlandaise, la vraie langue de son peuple. À quinze ans il fit jouer une pièce de sa façon au Poesjenellekelder, guignol établi dans la cave de la vieille Halle-à-la-Viande et où vient se divertir la jeunesse de ce quartier de bateliers et de marchands de moules. Au sortir de l’école communale il ne poursuivit pas ses études, il en savait assez pour se perfectionner sans le secours des maîtres. Attelé au métier paternel, il augmenta la chalandise par son bagout, sa belle humeur, son esprit acéré, sa faconde goguenarde. Dans la petite bourgeoisie florissaient alors, et encore de notre temps, les « sociétés » de tout genre, politiques, musicales, colombophiles, etc. Bergmans, qui exerçait déjà un ascendant irrésistible sur ses condisciples, n’eut qu’à se présenter dans une de ces associations pour être porté d’emblée à la présidence. Dès ce moment la politique le requérait, mais une politique large, essentiellement inspirée des besoins du peuple et spécialement adaptée au caractère, aux mœurs, aux conditions du terroir et de la race. Il prit l’initiative d’un grand mouvement de rénovation nationale, dans lequel la vraie jeunesse se jeta à sa suite. Mais les hautes visées ne le détournaient pas du soin de son avenir matériel. La fortune lui était favorable. Il plut au vieux Daelmans-Deynze, cet Anversois de vieille roche, qui lui avança le capital nécessaire pour étendre son commerce. Délaissant la poissonnerie, le jeune Bergmans, après un stage profitable chez son protecteur, se lança dans le grand négoce, notamment dans les affaires en grains. Il devint riche sans que sa fortune nuisît à sa popularité. Il resta l’idole des petits tout en s’imposant à l’estime des gros bonnets et traita de puissance à puissance avec les plus superbes des oligarques. Il prit la tête du parti démocratique et national.

Sans remplir encore de mandat, il représentait, à la vérité, une force plus réelle que celle des députés ou des édiles, élus par un corps d’électeurs restreint, et vaguement pourris d’influences exotiques. C’était en un mot un de ces hommes pour qui ses partisans, soit la majorité de la population autochtone et vraiment anversoise, se fussent jetés dans le feu, — un tribun, un ruwaert. Il avait l’esprit si droit, si lucide, tant de bon sens, une si grande aménité, qu’une nature plus délicate lui aurait pardonné ses légers défauts, par exemple sa forfanterie, ses gasconnades, sa partialité pour le clinquant et un léger prosaïsme, une certaine trivialité dans le langage. Le populaire ne l’en chérissait même que mieux, car il reconnaissait son propre défaut dans celles de son élu.

Ce tribun violent et souvent brutal devenait, dans le monde, un parfait causeur. Il parlait le français avec un accent assez prononcé, en traînant les syllabes et en y introduisant une profusion d’images, un coloris imprévu. Il exprimait son admiration aux femmes dans des termes souvent un peu francs, mais dont ces bourgeoises, saturées de conventions et de banalités, goûtaient la saveur rare tout en feignant de s’en effaroucher, de donner sur les ongles au panégyriste et de le reprendre. Bergmans avait le barbarisme heureux et la licence toujours piquante.

Au bal, chez les Dobouziez, il ne démentit point sa flatteuse réputation de boute-en-train et de charmeur. Naturellement, son attention pour Gina fut grande. Il la voyait pour la première fois. Sous cette beauté fière, qui flattait son goût des nobles lignes, du sang généreux, des chairs bien modelées, il devina un caractère plus original et plus intéressant que celui des autres héritières. De son côté, Gina n’avait pas manqué de lui réserver une des danses tant convoitées. La physionomie ouverte et avenante de Bergmans, l’aisance et le naturel de ses allures, impressionnèrent cette fière jeune fille qui rencontrait pour la première fois un jeune homme digne de fixer son attention. En dehors de la correction et de la nouveauté de leur toilette, depuis longtemps Gina ne trouvait rien à apprécier chez les Saint-Fardier. Aussi ne songea-t-elle pas un instant à disputer l’un d’eux à ses petites intimes Angèle et Cora. Quant au cousin Laurent Paridael, ce balourd, cet inférieur ne pouvait prétendre tout au plus qu’à sa compassion.

Pendant la danse, Mlle Dobouziez engagea avec Bergmans une de ces escarmouches spirituelles dans lesquelles elle excellait ; mais cette fois elle trouva à qui parler ; le tribun parait les coups avec autant d’adresse que de courtoisie. À quelques reprises il riposta, mais comme à regret, en montrant le désir qu’il avait de ménager sa pétulante antagoniste. Plusieurs fois dans le cours de la soirée, on les vit ensemble. Même lorsqu’elle dansait avec d’autres, Gina tâchait de se rapprocher des groupes où se trouvait Bergmans et se mêlait à la conversation. L’intérêt qu’elle lui portait n’allait pas sans un peu de dépit contre ce garçon du peuple, ce révolutionnaire, cette sorte d’intrus qui se permettait d’avoir à la fois plus de figure et plus de conversation que tous les potentats du commerce. Au lieu de lui savoir gré de la modération qu’il mettait à se défendre contre ses épigrammes, elle fut humiliée d’avoir été épargnée, d’autant plus qu’au premier engagement elle avait reconnu sa supériorité. Dans chacun des traits renvoyés, à contre-cœur, par le jeune homme, il avait mis comme une révérence galante. Il piquait un madrigal à la pointe de ses épigrammes. Sentiment indéfinissable chez Gina ! Admiration ou dépit ? Peut-être de l’aversion ; peut-être aussi de la sympathie ! À un moment, se sentant trop faible, elle appela à la rescousse l’armateur Béjard, reconnu pour un des dialecticiens serrés de son monde. Elle offrait à Bergmans l’occasion de confondre un des êtres qu’il rendait responsable de la déchéance morale de sa ville natale.

Le tribun fut acerbe ; il démoucheta ses fleurets ; toutefois il demeura homme du monde, respecta la neutralité du salon où il était reçu, ne s’oublia pas, tenant surtout à mériter l’estime de Régina.

Le Béjard, agacé par la modération de Bergmans, ferrailla maladroitement ; devint presque grossier. Pourtant, aucun de ces deux hommes ne toucha en apparence aux choses que chacun avait sur le cœur ; mais ils se mesuraient, se cherchant les côtés vulnérables ; se disant d’une façon détournée et comme par allégories, leurs animosités, et leurs dissentiments, et leurs incompatibilités, et leurs instincts contraires. Béjard n’était pas dupe du tact et de l’esprit conciliant de son adversaire. Ils lui révélaient une force, un talent, un caractère plus redoutable encore que ceux qu’il avait appris à connaître dans les réunions publiques. Le tribun se doublait donc d’un politique ? Béjard n’admettait pas que cette idole du peuple, ce fanatique de nationalisme, prit tant de plaisir que les autres voulussent bien se l’imaginer à ces réunions frivoles, à ces conversations, où tant de choses devaient se dire et se faire à l’encontre de ses convictions.

Mais c’est que Béjard devinait aussi en quelle aversion Bergmans tenait les gens de son espèce ! Pourtant la belle humeur ironique et l’aisance du tribun augmentaient à mesure que l’autre bafouillait.

Béjard finit par s’éclipser. Gina souffrit du succès de Bergmans ; c’était bien impertinent à lui, petit oracle de carrefour, d’avoir raison contre un augure que M. Dobouziez prisait tant.

Gina rencontra plusieurs fois, cet hiver, le tribun dans le monde. Elle continua de lui témoigner un peu plus d’égards qu’aux autres ; le traita en camarade, mais sans que rien dans sa conduite pût lui faire croire qu’elle le préférait. Aux petites Vanderling qui la taquinaient au sujet de son entente avec ce rouge : « Bah ! il m’amuse ! » faisait-elle.

Personne n’attachait, d’ailleurs, d’importance à cette camaraderie.

Bergmans attiré impérieusement par le charme de Gina se faisait violence pour ne pas lui parler de ses sentiments. La solidarité de caste et d’intérêts, la communauté de sentiments et d’aspirations qu’il savait exister entre Béjard et les parents de Gina le désolaient !

Plusieurs fois il fut sur le point de faire sa déclaration. Entretemps Gina mettait à courir les bals, une ardeur, une fièvre si inquiétante que M. Dobouziez dut la supplier de prendre du repos et de ménager sa santé. Elle fut la reine de la saison, la plus fêtée, la plus adulée, la plus intrépide.

Partout Bergmans et Gina se traitaient avec une familiarité affectée, essayant de se donner l’un à l’autre le change sur leurs pudeurs et leurs pensées intimes. Et tous deux s’en voulaient de cette amitié de parade, de ces expansions frivoles, de ce flirtage, sous lequel germait un sentiment profond et attendri.

— Je ne tire pas à conséquence ! se disait Door Bergmans, aussi petit garçon qu’Hercule aux pieds d’Omphale. Elle me considère comme un plaisantin un peu plus en verve que les autres, voilà tout ! Devine-t-elle seulement la fascination qu’elle exerce sur moi ?… Que ne suis-je plus riche encore, ou que n’est-elle pauvre et née dans un autre monde ? Depuis longtemps j’aurais demandé sa main…

Régina ne souffrait pas moins. Elle avait dû finir par se l’avouer elle-même, elle aimait cet « anarchiste », elle, la fille bien née, l’héritière du nom des Dobouziez… Jamais elle n’eût osé parler à son père de pareille préférence !

Elle en voulait pourtant à Bergmans de ne pas deviner ce qui se passait en elle.