La nouvelle Carthage/Troisième partie/Chapitre I

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Paul Lacomblez (p. 157-185).
TROISIÈME PARTIE


LAURENT PARIDAEL

I

Le Patrimoine.


Laurent venait d’atteindre sa majorité et le directeur de la fabrique l’invita par lettre strictement polie à passer par ses bureaux. Laurent retrouva son tuteur comme il l’avait quitté quatre ans auparavant, du moins quant à l’allure, à la tenue et à l’abord. Son masque impassible et lisse était un peu ridé, ses cheveux avaient blanchi et il levait moins haut son front autoritaire. Sur le bureau déshonoré il y a des années par le malencontreux Robinson Suisse s’étalaient à présent une liasse de banknotes et une feuille de papier couverte de chiffres alignés en colonne.

L’industriel, toujours à la besogne, répondit à peine au : « Bonjour, cousin ! » que Laurent essayait de rendre aussi soumis, aussi affectueux que possible.

— Veuillez prendre connaissance de ce tableau et vérifier l’exactitude des calculs. Ceci vous représente mes comptes de tutelle : d’un côté vos revenus, de l’autre les frais de votre entretien et de votre éducation… Vous m’accorderez que je me suis abstenu autant que possible d’ébrécher votre petit capital. Lorsque vous aurez examiné ce travail, je vous prie, si vous l’approuvez, de signer ici… Vous pourrez emporter un double de cette pièce…

Laurent fit un mouvement pour saisir la plume et signer de confiance.

M. Dobouziez lui arrêta le bras, et de sa voix égale : « Pas de cela !… Vous me désobligeriez… Lisez d’abord. »

Quoi qu’il en eût, Laurent s’assit devant le pupitre et fit mine de revoir attentivement le détail des opérations. En attendant son tuteur lui tournait le dos et regardait par la fenêtre, en tambourinant les vitres.

Laurent n’osa pas couper trop vite court à ce simulacre de vérification. Il attendit cinq minutes ; puis se risqua à appeler l’attention de son tuteur :

— C’est parfait, cousin !

Et il se hâta de signer de son mieux ce tableau dressé avec tant de netteté et de minutie.

M. Dobouziez se rapprocha du pupitre, passa le buvard sur la pièce approuvée et la serra dans un tiroir.

— Bon. Il vous revient donc trente-deux mille huit cents francs. Voyez là, si vous trouvez votre compte.

Pris à la fois de dépit et de chagrin, Laurent empochait, pêle-mêle, ses billets et les espèces.

— Comptez d’abord ! arrêta M. Dobouziez.

Le jeune homme obéit de nouveau, compta même à haute voix, puis, suffoquant, avant d’être arrivé à bout de sa numération, repoussa, d’un mouvement brusque, billets et numéraire entassés…

— Eh bien ? Y a-t-il erreur ?…

Le féroce honnête homme !

Laurent aurait voulu lui dire : « Gardez cet argent, tuteur… Placez-le vous-même… Je n’en ai pas besoin ; je le dépenserai, il m’échappera, car il ne me connaît pas… Tandis que vous êtes homme à le manier et à en user comme il convient… »

Mais il craignit que le superbe Dobouziez, habitué à jouer avec des millions, ne prit pour une insultante familiarité l’offre de ce capital dérisoire…, l’héritage de feu Paridael, ce pauvre commis…

Et pourtant, comme le fils Paridael eût prêté et même donné de bon cœur les économies du commis défunt à ce patron de la veille, devenu commis à son tour.

— Dépêchons ! répéta M. Dobouziez d’un ton irrémissible, après avoir consulté son chronomètre.

Force fut à Laurent de prendre son bien. Il s’attardait encore en regagnant la porte : « Permettez-moi au moins, cousin, de vous remercier et de vous demander… » balbutia-t-il, poussant la conciliation jusqu’à se repentir de ses torts involontaires et à se reprocher l’antipathie qu’il avait inspirée, malgré lui, à ce sage.

— C’est bien ! c’est bien !

Et le geste et la physionomie imperturbables de Dobouziez continuaient de lui répéter : « J’ai fait mon devoir et n’ai besoin de la gratitude de personne ! »

Les opérations étaient exactes. Le patrimoine avait été géré d’une manière irréprochable. Le résultat était prévu. Tout était prévu !

Ah ! il ne se doutait pas, le rationnel Dobouziez, de la façon hétéroclite dont l’orphelin lui témoignerait bientôt sa reconnaissance ! Il oubliait, le parfait calculateur, que certains problèmes ont plusieurs solutions ! Sinon, il aurait peut-être rappelé le jeune homme qu’il congédiait si catégoriquement et lui aurait dit : « Soit, malheureux enfant, laisse-moi ton petit pécule et surtout ne te crois jamais notre obligé, le débiteur de Gina et de son père, le vengeur fatidique de ma fille… »

Laurent ne se doutait pas, en ce moment, de ce qui devait arriver et, cependant, il se sentait monter au cœur une sourde et opaque tristesse. Avant de se rendre à la fabrique, il s’était réjoui à l’idée de devenir son propre maître, de toucher un vrai capital, presque une fortune !… Et à présent qu’il tenait ces billets et cet or, ils lui brûlaient la poche et l’inquiétaient comme s’ils ne lui eussent pas appartenu ! Vrai, un voleur n’eût pas été plus soucieux que ce propriétaire.

Il était autrement confiant et dispos lorsqu’il s’était séparé, la dernière fois, de son tuteur. Que d’illusions et que d’espérances alors ! Avec les cent francs qu’il palpait mensuellement, il se croyait le plus riche des mortels et à présent que son avoir se chiffrait par milliers de francs, il n’avait jamais été aussi embarrassé de sa personne, aussi indécis, aussi mal dans son assiette.

Arrivé dans la rue, le Fossé lui sembla effluer des miasmes prophétiques : le Fossé lui-même se tournait contre lui ! Paridael flairait d’occultes menaces dans ces émanations, mais sans parvenir à déchiffrer ces vagues présages. En attendant, sa mauvaise humeur retombait sur l’usinier :

— Quelle banquise ! marmonnait-il outragé dans ses fibres aimantes. Il m’a reçu comme le dernier des coupables. À la fin, si je ne m’étais contenu, je lui aurais jeté ce sale argent au visage… ce sale argent !

Et se sentant très seul, très abandonné, prenant peur de lui-même, redoutant ce premier tête-à-tête avec sa pesante fortune, afin de secouer ses pensées noires, l’idée lui vint de se rendre chez les Tilbak.

L’autre fois aussi, cette visite avait été la première après son départ de la fabrique. Aussitôt, reprenant possession de lui-même, aux trois quarts rasséréné, il pressa le pas. En marchant, il se représentait d’avance le vivifiant et salubre milieu où il allait se retremper.

Depuis quelque temps, il avait négligé ses bons amis. Des scrupules honorables étaient cause de cette apparente indifférence. Henriette ne semblait plus la même à son égard ; non pas que son affection pour lui eût diminué, bien au contraire ! mais quelque chose de fébrile et de contraint se mêlait maintenant à sa parole et, sans y mettre la moindre fatuité, le jeune homme se croyait, de la part de la jeune fille, l’objet d’un sentiment plus vif qu’une simple amitié fraternelle. Or, incapable d’oublier la superbe Gina, Laurent craignait d’alimenter cette passion à laquelle il ne voyait point d’issue, car il se fût tué avant d’abuser de la confiance que Vincent et Siska plaçaient en lui.

Mais comme il cheminait aujourd’hui vers la Noix de Coco et qu’une réaction bienfaisante se produisait dans son esprit, l’image d’Henriette lui apparut plus douce, plus touchante que jamais, et, à cette évocation, il éprouva ou du moins s’excita à éprouver pour la jeune fille une inclination moins quiète et moins platonique que par le passé. Qu’avait-il erré si longtemps ! Il tenait le bonheur sous la main. Il ne pouvait mieux inaugurer sa vie nouvelle et rompre avec ses anciennes attaches qu’en épousant la saine et honnête enfant des Tilbak.

L’état dans lequel l’avait plongé son entrevue avec Dobouziez contribua à accélérer cette résolution. Rien ne lui parut plus raisonnable et plus réalisable. Le consentement des parents lui était acquis d’avance. On publierait aussitôt les bans.

En caressant ces perspectives matrimoniales, il arriva à la Noix de Coco et, traversant la boutique, entra directement, en familier, dans la chambre du fond. Il trouva tous les membres de la famille réunis, mais fut frappé par leurs mines allongées et chagrines. Avant qu’il eût eu le temps de leur demander une explication, Vincent l’entraîna dans la pièce de devant et, après une quinte de toux nerveuse, lui dit d’une voix engorgée :

— C’est décidé, Monsieur Lorki, nous émigrons, nous partons pour Buenos-Ayres…

Laurent crut s’effondrer.

— Mais, mon brave Vincent, vous perdez la tête…

— Nullement, c’est tout à fait sérieux. Ce matin j’ai pris moi-même mon passage chez M. Béjard, au quai Sainte-Aldegonde. Je vais m’embarquer… J’ai même toute la prime… Voilà des mois que ce projet me trottait par la caboche. Il n’y a plus rien à entreprendre ici pour nous. Le commerce des bousingots et des casquettes ne va plus. Le biscuit se fait rare.

« On a gâté le métier. Avec ces runners qui accaparent le marin dès l’embouchure de l’Escaut et l’entraînent, ivre et sans volonté, au fond de leurs cavernes où ils le plument et l’écorchent jusqu’à la moelle, le petit boutiquier doit renoncer à la lutte… À moins de compagnonner avec eux, recourir à leurs pratiques, de leur disputer la proie à coups de poing et de couteau ! Autant m’engager tout de suite dans une bande de francs voleurs !

« D’autre part l’invention des allèges à vapeur me force de vendre mon batelet pour du bois à brûler… Et, pour nous achever, voilà que nos fils ne trouvent plus à se placer… Nos grands chefs de maisons n’engagent que des volontaires allemands. Les mieux disposés pour leurs pauvres concitoyens, notamment M. Daelmans-Deynze et M. Bergmans, sont assaillis de demandes et ont engagé déjà plus du double d’employés nécessaires ! Il faudrait pouvoir attendre qu’une place devînt vacante. Mais d’ici là, nous avons le temps de nous serrer le ventre… Vous le voyez, c’est la fin. Anvers ne veut plus de nous. Aussi avons-nous pris le parti de nous en aller tous. Et, s’il nous faut crever, du moins aurons-nous vaillamment tenté jusqu’au dernier effort pour vivre !… »

Et Tilbak refoula par un terrible juron l’émotion qui l’étranglait.

— Non, non, s’écria Laurent, en lui donnant des tapes dans le dos, pour le réconforter. Vous ne partirez pas, mon brave Vincent. Et je bénis doublement l’inspiration qui m’amène ici ! Depuis ce matin je suis riche, mon excellent gaillard ! Je possède largement de quoi vous venir en aide à vous et aux vôtres. C’est plus de trente mille francs que je tiens à votre disposition, mon très cher. Vous n’avez jamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors ! Allons qu’on cesse de se lamenter… Mais avant de retrouver Siska et vos enfants, laissez-moi compléter ma démarche. L’argent qu’il vous répugnerait peut-être de tenir d’un ami, vous serez obligé de l’accepter d’un fils, oui, d’un fils — Siska ne m’a-t-elle pas toujours considéré comme son aîné ? — ou, si vous l’aimez mieux, de votre gendre… Vincent, accordez-moi la main de votre fille Henriette !

Tilbak lui appuya les mains sur les épaules et le regarda au fond des yeux :

— Merci, Monsieur Laurent. Votre offre généreuse ne nous touche pas moins profondément que votre demande, mais nous ne pouvons y donner suite… Il y a longtemps que ma femme a lu dans le cœur de notre fille et qu’elle combat le sentiment déraisonnable qui s’y est logé. Pour ne rien vous cacher, cet amour est même une des causes de notre départ… Tous, ici, nous avons besoin de changer d’air…

« Je vous le dis, à vous aussi Monsieur Laurent, ce mariage est impossible. Même si j’y avais consenti, ma femme s’y serait opposée de toutes ses forces. Vous ne connaissez pas encore notre Siska. Elle entretient sur le devoir des idées peut-être très singulières, mais certes très arrêtées. Du moment qu’elle a dit : ceci est blanc et cela noir, vous auriez beau la prêcher, vous ne l’en feriez plus démordre… Savez-vous qu’elle croirait manquer à la mémoire des chers morts vos parents, si jamais elle autorisait une alliance entre sa famille et la vôtre… Vous êtes jeune, Monsieur Laurent, vous possédez un gentil avoir, on vous a donné l’instruction, des parents riches vous laisseront peut-être leur fortune… et vous ferez un parti digne de cette fortune, de cette éducation et de votre nom ; un parti répondant aux vues que vos pauvres chers morts, eux-mêmes, auraient entretenues concernant votre avenir… Voyez-vous votre opulente famille reprocher à notre Siska de vous avoir endossé sa fille et la considérer comme une intrigante, une misérable intruse…

— Vincent ! s’écria Laurent en lui fermant la bouche… Soyez raisonnable, Vincent… Je me moque bien de ma noble famille… Vrai, pour ce qu’il m’en reste, il serait absurde de me contraindre… Vous finiriez, en me parlant ainsi, par me la faire haïr !… Que n’assistiez-vous tout à l’heure à l’accueil que m’a fait ce Dobouziez ! L’âge et les mécomptes l’ont rendu plus pisse-froid que jamais… Je ne suis plus des leurs. Je me demande même si je l’ai jamais été ! Je ne leur dois rien. Nos derniers liens sont brisés… Et c’est à ces parents qui me renient que je sacrifierais mes affections !… Allons, votre refus n’est pas sérieux… Siska sera plus raisonnable que vous…

— Inutile ! Monsieur Laurent. Sachez même que si ma femme avait prévu cette amourette, jamais elle ne vous aurait attiré ici… Épargnez-lui la peine de devoir encore accentuer mon refus…

— Soit, dit Laurent. Mais si mes visites vous importunent, si un faux point d’honneur, oui, je dis bien, tant pis si vous vous fâchez ! vous empêche de m’agréer pour gendre, moi qui comptais si loyalement rendre heureuse votre Henriette ! du moins rien ne vous empêche de m’accepter pour créancier et, désormais, il est inutile d’émigrer…

— Merci encore, Monsieur Laurent, mais nous n’avons besoin de rien… Pour tout vous dire, Jan Vingerhout, le baes de l’« Amérique », votre ami, nous accompagne… Il a réalisé son dernier sou et lui aussi va tenter la fortune dans une autre Amérique…

— Ah ! je devine ! s’écria Paridael. C’est à lui que vous donnez Henriette…

— Eh bien, oui !… Jan est un brave garçon de notre condition, que vous, tout le premier, avez apprécié… Et j’ai même à vous demander une grâce, Monsieur Paridael… Jamais notre ami ne s’est douté de l’amour d’Henriette pour vous… Ô faites qu’il ignore toujours le caprice extravagant de notre fillette…

— C’en est trop ! interrompit Laurent. Ne vous faut-il pas que j’entre dans vos plans jusqu’à me faire haïr de votre fille ? Et intérieurement il se disait : « Trop pauvre pour Gina, trop riche pour Henriette ! » Puis, donnant libre cours à son amertume :

— Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous les mêmes à Anvers… Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mon digne cousin Dobouziez vous approuverait sans réserves… Les liens du cœur, les sympathies ne comptent pas. Tout s’efface devant des considérations de boutique. L’or seul rapproche ou divise. Ah ! tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à la place du cœur ! Vous mêmes, les Tilbak, que je considérais comme les miens, vous ne valez pas mieux que le reste !… Et je suis destiné à vivre toujours seul, et toujours incompris… Éternel déclassé, créature d’exception, nulle part je ne rencontrerai des pairs, des semblables, des vivants de ma trempe !…

Et, en proie à une crise nerveuse qui couvait depuis le matin, le corps tendu et secoué par ces émotions réitérées, il s’affala sur une chaise et se mit à fondre en larmes comme un enfant.

Cependant Siska, attirée par les éclats des voix, avait entr’ouvert la porte et entendu la fin de cette conversation. Elle s’approcha du jeune homme et essaya de le calmer par de maternelles paroles :

— Méchant enfant ! Parler ainsi de nous ! Écoutez-moi, mon cher Laurent, et ne vous fâchez pas. Nous nous expliquerons encore une fois sur toutes ces choses avant notre départ, mais pas aujourd’hui. Vous êtes trop exalté. Qui sait ? Peut-être vous ouvrirai-je les yeux sur l’état de vos propres sentiments !

Un peu intimidé par le ton solennel dont la maîtresse-femme prononça ces quelques mots, Laurent se contint et, après une conversation indifférente, rentra dans la pièce de derrière et prit, avec assez de calme, congé de la famille.

À quelques jours de là, Paridael retourna chez les Tilbak. Siska s’occupait vaillamment des préparatifs du départ. Laurent lui ayant demandé l’explication promise, elle interrompit son travail, et coulant un regard inquisiteur jusqu’au fond des yeux du jeune homme :

— Ce que j’avais à vous dire, Laurent, dit-elle, c’est simplement que vous n’avez jamais aimé Henriette.

Laurent essaya de protester, mais comme les yeux clairs et fermes de la digne femme continuaient de scruter les siens, il rougit et baissa même la tête.

— Et cela parce que vous en aimez une autre ! poursuivit Siska. Je vous dirai même quelle est cette autre : votre cousine Gina, devenue Mme  Béjard… Vous ne le nierez pas. Croyiez-vous donc pouvoir me cacher ce secret ? Votre trouble lorsqu’on parlait de Mme  Béjard ; votre affectation, à vous, de ne jamais en parler, l’aurait révélé à des devineresses moins adroites que moi ? Oui, Henriette elle-même a su de quel côté tendait votre réel amour… Certes, vous chérissez notre enfant… Sous l’impulsion de vos sentiments généreux vous seriez prêt à épouser la petite. Mais au fond, vous auriez continué de préférer l’autre. Son souvenir se serait placé entre Henriette et vous. Et ni vous ni votre femme n’auriez rencontré le bonheur que vous méritez tous deux… Aussitôt que ma fille a soupçonné votre passion pour Mme  Béjard, j’ai achevé de lui dessiller complètement les yeux et suis parvenue à la guérir de son amour pour vous… Ah, il le fallait ! Je mentirais en disant que la guérison a été facile… Laurent, si vous me jurez que vous aimez réellement Henriette et qu’elle est à la fois la préférée de votre cœur et de votre chair, je suis encore prête à vous la donner ! En agissant autrement, je serais deux fois mauvaise mère…

Pour toute réponse, le gars sauta au cou de sa clairvoyante amie et lui confessa longuement ses peines et ses postulations contradictoires.

II

Les Émigrants.


Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto avaient bien choisi leur moment pour faire le trafic de la viande blanche, de l’ivoire comme disait De Zater. Il y avait gros à gagner par ce vilain commerce. C’était dans leurs étroits bureaux un défilé, une procession continuelle. Saint-Fardier trônait, et faisait marcher à la baguette ces hordes, ces tribus de pauvres diables. C’était lui qui envoyait les recruteurs battre et drainer le pays.

Originaire de l’Irlande, l’émigration gagna la Russie, l’Allemagne, puis le Nord de la France. Des milliers d’étrangers s’étaient déjà expatriés, avant que cette fièvre se fût inoculée aux Belges. D’abord la contagion se mit parmi les ouvriers du Borinage et du pays de Charleroi, houilleurs que leur dur et servile travail souterrain empêche à peine de mourir, cyclopes déchus, placés entre l’intolérance des meneurs et la dureté des capitalistes, énervés par le chômage et les grèves, et, lorsque le grisou les épargne, achevés par les balles des soldats.

Et, après avoir dépeuplé la Wallonie, la rage de l’expatriation ébranla les Flandres. Tisserands et filateurs gantois, les poumons obstrués par le ploc, plièrent bagage et passèrent en Amérique comme, il y a des siècles, leurs ancêtres s’étaient transportés en Angleterre.

Enfin, l’impulsion se communiqua au pays d’Anvers.

Longtemps les bouleux, peinant au rivage même, d’où s’éloignaient, parqués comme des ouailles, de pleines cargaisons de proscrits, résistèrent à l’entraînement général. Méfiants, sceptiques, ils ne se souciaient point d’engraisser, de leurs carcasses, les terres d’où nous viennent les guanos fameux, après avoir cédé leur dernier liard aux agences d’émigration, qu’ils voyaient prospérer et gonfler autour d’eux, comme des sangsues gorgées du sang des vieux locatis.

Auparavant, le départ d’un paysan ou d’un ouvrier stupéfiait tout le quartier ou toute la paroisse. On le considérait comme un coup de tête, une apostasie, l’acte d’un être dénaturé. Il n’y avait, de loin en loin que les mauvais journaliers, les valets de ferme renvoyés de partout, la racaille, qui, ne sachant plus à quel baes louer leurs bras, finissaient, sous l’influence d’une dernière ribote, par se vendre au raccoleur de volontaires pour l’armée des Indes hollandaises.

Mais voilà que l’expatriation entrait dans les mœurs des gens honnêtes. Par centaines, urbains et pacants, des bords de l’Escaut ou des dunes ou des garigues de la Campine, terrassiers du Polder, lieurs de balais de la Bruyère, fuyaient le pays comme pourchassés par les flots d’une inondation occulte.

L’inquiétude du toit familier, le doute de la bonté patriale, une impatience de nomades, un instinctif besoin de déplacement, pénétraient et rongeaient les écarts lointains.

Les mêmes pionniers qui n’auraient jamais, au grand jamais, consenti à échanger leur servage aussi ingrat, aussi pénible qu’il fût, contre une lucrative besogne dans la cité, subissaient du jour au lendemain le vertige de l’exode et s’expatriaient en masse.

Combien pourtant, de ces terriens invétérés, leurs entrailles presque jumelles de la dure, plus dure chez eux que partout ailleurs, subissant avec une volupté de fanatique les réactions sournoises du climat et de l’atmosphère, leurs soubassements charnus adhérant aux labours fauves comme leurs grègues, avaient souffert autrefois d’âpre nostalgie, lorsque la conscription les transplantait brutalement au milieu du brouhaha et du tourbillon urbain, les dépouillait de leur trousse de laboureur pour leur faire endosser la livrée du milicien et les détenait dans ses casernes putrides, loin des balsamiques landes natales, ou les jetait à certains jours, mornes, ahuris, sur le pavé semé d’embûches ! Quelle détresse, quelles aspirations vers le misérable là-bas ! Que d’heures à ruminer des riens de souvenirs !

Ah ! les retours furtifs du soldat au pays ; les minutes exactement supputées, la route brûlée comme par un fugitif.

Le congé d’un jour, la courte sortie utilisée pour passer une heure, rien qu’une heure, au foyer natal, les apparitions inopinées, en nage, pantelant, essoufflé comme un batteur d’estrade qui aurait fait un mauvais coup ; seulement le temps d’aller et de repartir, de toucher pied au terroir de ses exclusives délices, d’embrasser les anciens et la promise, de respirer l’odeur des brûlis dans l’émolliente humidité du crépuscule !

Et, à présent, ces mêmes rustauds, endurcis, acculés dans une alternative sinistre, consentent, remplis d’une poignante et farouche résolution, à se laisser amputer de leur patrie !

Longtemps leurs âmes féales ont résisté. Tant qu’ils parvinrent à partager, entre les leurs, la croûte de pain noir et l’écuellée de pommes de terre, ils se sont roidis, le ventre serré, butés dans leur attachement au pays, comme les chrétiens dans leur foi ; mais, du jour où les femmes, les petits mêmes n’eurent plus rien à se mettre sous la dent, oh ! leur sombre héroïsme a fléchi, et un matin ils se sont décidés à l’exil, comme on se résigne au suicide.

C’en est fait. La maisonnée vide le chaume patrimonial ; son chef renonce aux terres affermées, vend le bétail, les chevaux, les attelages, les instruments de culture !…

La défaite des plus tenaces partisans du terroir, des meilleurs parmi les blousiers, ébranle, affole le reste de la population ; la panique se propage de clocher en clocher.

Des fermiers qui auraient pu tenir bon quelques années encore et résister à la crise, prennent peur, emboîtent le pas à leurs valets et aux meurt-de-faim. Ils se sont rappelés tant de leurs voisins et des plus argenteux, qui avaient toujours espéré, qui s’étaient évertués contre les épreuves redoublées, contre la chronique détresse, jusqu’à ce que l’insuffisance des récoltes, encore aggravée par la concurrence des greniers transatlantiques, les eût réduits sur leurs vieux jours, à prendre service dans la ferme même où ils avaient commandé.

Les prévoyants emportaient leur outillage et leurs bêtes de labour. Ils allaient bravement à ces pays fertiles, à ces terres promises, à ces eldorados, à ces contrées de cocagne, royaumes du prêtre Jean, Amériques croulantes de blés et de fruits, dont les produits, bétail gras, viandes savoureuses, blés prolifiques, inondaient, par delà les océans, les marchés de l’Europe, confondaient et submergeaient la faune et la fauve dérisoires arrachées à nos pâturages et à nos guérets épuisés. Non, plutôt que d’attendre le coup de grâce, colons de l’Europe caduque passeraient au continent pléthorique.

Et, pour achever la déroute et transformer en nomades ces ruraux réputés indéracinables, des embaucheurs à la langue bien pendue, adroits et insinuants, se rendaient de bourgade en bourgade, visitaient les cabarets aux jours de ventes et d’assemblées et profitaient de la prostration et du déboire des pauvres gars les soirs de dimanche, les lendemains de kermesses pour effréner leurs cervelles dans de troublants mirages de prospérité. Afin de mieux écouter le tentateur, au mielleux bagout, à la clinquante loquêle, les vachers en garouage, les faneurs calleux et poupards, bouche bée, regards extatiques, laissaient s’éteindre leur pipe de terre. Le fluide de la merveillosité traversait leur derme hâlé et luisant, chatouillait jusqu’aux moëlles leurs fibres ingénues, stupéfiait leur sens matois, et les tenait haletants, suspendus aux lèvres du drôle d’où fusaient, comme une girande, des descriptions plus éblouissantes, plus enluminées, que les chromos de la balle du mercier et le paravent du marchand de complaintes.

Une nuée de ces maquignons recrutés parmi des procureurs de bas étage, s’était abattue sur le pays comme des chacals sur un champ de bataille. Ils avaient des allures louches, des façons familières, des dégingandements de mauvais camelots qui eussent dû mettre en défiance des âmes moins simples.

Ainsi, ils examinaient les manouvriers de fière mine, les inspectaient des pieds jusqu’à la tête avec une persistance presque gênante, allant même jusqu’à leur passer la main sur les bras et les cuisses, les palpant, les attouchant, les éprouvant comme on fait au bétail et à la volaille, les jours de marché ; leur prenant le menton comme s’il s’agissait de vérifier l’âge en bouche d’un poulain ; encore un peu ils auraient invité ces simples à se déshabiller pour les ausculter et les visiter plus à l’aise. Sur les marchés de bois d’ébène les négriers ne se comportent pas autrement avec les noirs. Ils manœuvraient surtout autour des jeunes gens vigoureux, captaient leur confiance, gouailleurs, paternes, plaisantins comme des chirurgiens militaires présidant au conseil de revision.

Ces penards, ruraux dégrossis ou efflanqués de barrière, rompus aux besognes malpropres, s’entendent à allumer les convoitises dans ces cœurs primitifs mais complexes ; attisent ce vague besoin de jouissance qui dort au fond des brutes ; amorcent ces illettrés, les chauffent, les malaxent au moral comme au physique.

Circonvenus, ravis comme dans un rêve, nos rustauds hument le mielleux discours, se prêtent aux insidieuses caresses ; jamais on ne leur en a tant dit, jamais témoignages aussi flatteurs ne les ont rehaussés à leurs propres yeux, les patauds ! Imprégnés de tiédeur, ils se laissent faire, deviennent la chose lige de leurs magnétiseurs et ne bougent plus de peur que cette douceur, ce long énervement ne cessent ! Et tout à l’heure, l’embaucheur n’aura qu’à tirer son filet pour y tenir le copieux gaillard.

Ah ! ils ne sont pas dégoûtés, les entrepreneurs d’émigration ! Après avoir opéré dans le reste de l’Europe et drainé des races prolifiques mais lâches et veules, voici qu’ils jettent leur dévolu sur le meilleur sang des Flandres ! sur de solides et fermes gaillards, patients et laborieux comme leurs chevaux ! « Il nous faut cent mille Belges et nous les aurons dans six mois ! » ont déclaré Béjard, Saint-Fardier et Vera-Pinto. Et leurs raccoleurs à gages de se mettre à l’œuvre. Hardi, les imposteurs ! À la curée, les vampires ! La commission vaut la peine qu’on se dérange ! C’est quinze à vingt francs, suivant sa qualité, pour chaque tête de Flamand livrée à l’expéditeur de viande humaine !

Mais ils se gardent bien d’avouer leurs profits, les rabatteurs et les traqueurs subalternes. À les entendre, ce sont les plus désintéressés des apôtres, de purs philanthropes, particulièrement dévoués aux campagnards.

Les boniments ruissellent d’or et de soleil. Les courtiers en mensonges promènent leurs écoutants par les possessions promises : des jardins paradisiaques et des palais de féerie. L’ardeur et la lumière des tropiques embrasent et illuminent tout à coup les horizons mélancoliques de ces visionnaires : Un écran magique dans une chambre obscure. Les blés mûrs couronnés d’épis aussi gros que leurs tignasses blondes, lèvent leurs gerbes à hauteur des toits ; les arbres ploient sous des citrouilles qui sont des pommes. Ces sablons rapportent du tabac ; des ruisseaux de lait irriguent les novales ; des plateaux montent doucement vers le ciel plus bleu que la robe des congréganistes, filles de Marie ; et cette pourpre subitement avivée et scintillante qui drape, à perte de vue, les flancs de ces coteaux infinis, n’est plus celle de vos bruyères, ô mes épais buveurs de bière, mais celles de vos vignobles, ô futurs broyeurs de raisins !

Parfois le charmeur s’interrompt, autant pour reprendre haleine que pour donner aux patauds, qu’il accable de ses promesses, le temps de savourer et de humer ces évocations parfumées.

Il vante ensuite la bonté de la température, la clémence du climat, l’éternel sourire des saisons, et aucun hiver, aucun ouragan pour déconcerter les prévisions du cultivateur et pour confondre ses récoltes.

Là, le travail est un délassement ; pas de propriétaire, pas de maître, pas de soucis ; ni servitude, ni même de redevance. Tour à tour badin et attendri, l’imposteur enivre absolument son auditoire. À la pompe d’un descriptif forain, aux hyperboles d’un dentiste, le suppôt des marchands d’âmes mêle des lazzis de carrefour ; il saupoudre son éloquence des grosses épices du luron en sabots ; il flatte les faiblesses, émoustille la sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnelle de ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proies complaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève, à leurs dégorgements d’humeur, à leurs frénésies, exaspérées par des continences prolongées et des effusions contrariées. Les frustes gaillards s’éperdent, la gorge sèche, ou se trémoussent, aux images paillardes, harcelés, entrepris par le vice subtil et piquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme les sirènes.

Enfin, pour frapper un dernier coup, l’entremetteur propose de lire des lettres d’aventuriers qui ont fait fortune là-bas : — Ah ! elles sont authentiques comme l’Évangile, ces épîtres ! Vérifiez plutôt, vous, l’instituteur qui savez lire ! Voyez les cachets et les empreintes de l’enveloppe, les noms des bureaux de poste escales… Et ces timbres, ces « petites têtes » comme vous les appelez, ne réfléchissent point les traits de notre roi « Liapol ». Lisez vous-même, hé ! le maître d’école ?… Vous voyez bien que je ne veux pas vous en faire accroire. Voici mes dires écrits noir sur blanc !

Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers, dictés d’Europe ou élaborés dans les facendas des pourvoyeurs de là-bas. Le compérage désabuserait des écoutants plus lettrés. « Oui, garçons, je repars moi-même dans quelques jours… Voyons, qu’on se décide, qui de vous m’accompagne ? Aussi vrai qu’il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à me réhabituer à notre pauvre petite Europe ».

Et le drille facétieux les presse, les capte, les englue. Parfois l’entremetteur, pour mieux appuyer ses discours, fait rouler avec une feinte négligence une poignée d’or sur la table poissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères, énormes. Là-bas on ne paie qu’en or et en pièces grandes comme nos misérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, les prunelles du petit vacher lancent des flammes de conquistadore : sa maritorne commande à des centaines de servantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans la couette.

Rentrés chez eux, les gars ruminent ces images, ils n’en dorment pas ou les revoient en rêve. Les maris discutent sur l’oreiller avec leurs ménagères ; d’abord bougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissent convaincre et s’affriolent.

Aux champs devant le ciel maussade, au milieu du navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur paraît plus récalcitrante que jamais, le mirage revient les hanter, et, lâches à la peine, les coudes et le menton appuyés sur la paume de la houe, ou en sifflant indolemment ses bœufs, le laboureur se remémore les pays fabuleux et songe aux promesses de l’embaucheur.

Et cet or que l’allumeur manipulait ! Un seul de ces disques jaunes représente plus du triple des blancs écus, joints, bout à bout, qu’il gagne chez son baes…

Et voilà pourquoi, par ce matin de janvier, les flancs de la Gina — ce grand navire naguère si coquet, à présent radoubé plus d’une fois et uniformément peint en noir comme un cercueil de pauvre — devraient être élastiques pour loger toute la viande humaine qu’on y enfourne, tous ces parias à qui des thaumaturges astucieux évoquent, dans les brouillards plombés de l’Escaut, l’éblouissement du lointain Pactole.

Cependant les deux camions de la Nation d’Amérique, réquisitionnés par Jan Vingerhout, débouchent sur le quai. Pour lui faire honneur, on y a attelé deux couples de ces chevaux de Furnes, énormes comme des palefrois d’épopée, de ces majestueux travailleurs à l’allure lente et délibérée, dont le pas solennel et égal aurait raison du trot d’un coursier et qui éblouissaient l’étranger lors des fêtes de Rubens. Jamais les fières bêtes n’avaient charroyé d’aussi légères et d’aussi pitoyables marchandises ; les bagages s’amoncellent mais ne pèsent pas lourd. À telle enseigne que pour ne pas humilier les puissants chevaux, les émigrants prennent place sur les camions.

Parmi l’éboulement, le pêle-mêle des caisses blanches clouées, ficelées à la diable, des sacs éventrés, des piètres trousseaux noués dans des foulards de cotonnade, se prélassent des groupes de jeunes émigrants de Lillo, Brasschaet, Santvliet, Pulderbosch et Viersel.

Quelques-uns, fanfarons, pleins de jactance, riaient, fringuaient et clamaient, interpellaient les curieux, semblaient exulter. En réalité, ils s’efforçaient de se donner le change à eux-mêmes, de se déprendre de leur idée fixe, bourrelante comme un remords. Même, sous prétexte de réconforter leurs compagnons d’une contenance moins faraude, d’allure moins exubérante, ils leurs allongeaient de grandes bourrades dans le dos. Au nombre de ces villageois on en comptait un ou deux tout au plus dont cette joie désordonnée et démonstrative fût sincère. Les autres s’étaient montés le coup. Mais, puisque le sort en était jeté et qu’ils ne pouvaient plus se raviser ou se dédire, à mesure que les fumées des illusions se dissipaient et que la conscience patriale se réveillait dans leurs entrailles, pour se donner du cœur ils entonnaient force rasades d’alcool comme le jour du tirage au sort.

Les yeux fous, les pommettes rouges, à la fois endimanchés et débraillés, on les eût pris à première vue pour ces jeunes valets et servantes qui, à la SS. Pierre et Paul, se font trimbaler, dès l’aube jusqu’au soir, dans des charrettes bâchées de feuillage et de fleurs[1].

Mais la plupart étaient silencieux et apathiques, abîmés dans des réflexions. Si, gagnés par la frénésie de leurs voisins, ils se mettaient d’aventure à battre quelques entrechats et à graillonner un refrain de féerie, le « Nous irons au pays des roses », des Rozenlands de la SS. Pierre et Paul, ou « Nous arrivons de Tord-le-Cou », des Gansrijders[2] du Mardi-Gras, les notes s’arrêtaient bien vite dans leur gorge et ils retombaient dans leur méditation.

En avance sur la marche du navire, leur pensée planait là-bas, par dessus l’immensité des espaces voués aux flots et aux nuages, vers les côtes lointaines où les attendaient les patries nouvelles ; ou bien leur esprit retournait en arrière et les ramenait au village natal, quitté la veille, à l’ombre du clocher d’ardoises dont la voix mélancolique et attendrie ne les exhorterait plus à la piété et à la résignation ! Ô ces cloches qui soulevaient autrefois les guérilleros en sarrau contre les étrangers régicides[3] et qui n’avaient pas de tocsin assez éloquent, à présent, pour empêcher l’invasion de la Faim ! En souvenir, les transfuges déjà repentis se transportaient sous le chaume de leur précaire héritage ; parmi les cultures péniblement assolées et gagnées après tant de luttes sur les folles bruyères (adorables ennemies ! tant maudites, mais déjà tant regrettées) ; ou encore, au bord de ces vennes et de ces meers, où ils pêchaient les grenouilles en gardant leurs vaches maigres ; ou bien autour des feux de scaddes[4], combattant de leur arôme résineux la moiteur paludéenne des soirées d’octobre.

Ô le doux hameau où ils ne remettraient plus jamais les pieds, où ils n’iraient même pas dormir leur dernier et meilleur somme en terre deux fois sainte à côté des bagaudes d’autrefois !

Laurent lisait l’arrière-pensée de ces braillards. Sa compassion pour les Tilbak s’étendait à leurs compagnons. Entre mille autres, et tous au plus poignant, un épisode surtout l’émut pour la vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l’exil.

Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de l’extrême frontière septentrionale, s’étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays. Ceux-là n’avaient point pris place sur les camions, mais un peu après l’arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans un cortège festif. Soucieux de faire bonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu’on dise après leur départ : « les plus crânes étaient ceux de Willeghem. »

Les jeunes hommes venaient d’abord, puis les femmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien de vieilles, s’appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s’éteindre en route, et cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, étaient destinées à nourrir les poissons ! Des hommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la pioche et la houe sur l’épaule et le bissac et la gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des pays où on ignore les tuiles et la brique.

Une jeune fille, l’air d’une innocente, moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.

En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée.

Fanfare et drapeau émigraient aussi. Les gars pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire partie de l’orphéon.

Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu’à bord, comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de Montaigu[5]. L’avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu, depuis des années que durait la crise ! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri de détresse ? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice et s’y faire édifier d’hospitaliers sanctuaires, les vierges miraculeuses désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient redescendu les premières les mêmes cours d’eau qui les conduisirent autrefois, des continents inconnus, au cœur des Flandres. Pourtant les simples de la plaine flamande t’avaient édifié une basilique sur un des seuls monts de leur pays, autant afin qu’on vît de très loin resplendir la coupole étoilée de ton temple de miséricorde que pour te rapprocher de ton Ciel ? Vierge inconstante, donnais-tu toi-même l’exemple de l’émigration à tous ces nostalgiques des pauvres landes de l’Escaut ?…

Mais ce soir, après avoir vu disparaître le navire au tournant du fleuve et se confondre les spirales de fumée avec les brumes du polder, lui, le bon pasteur, regagnerait à pas lents le bercail, triste comme un berger qui vient de livrer lui-même au redoutable inconnu la moitié du troupeau marqué d’une croix rouge par le toucheur.

Si, pourtant, les hauts et nobles propriétaires, hobereaux et baronnets, avaient consenti à diminuer un peu les fermages, ces fanatiques du terroir n’auraient pas dû s’en aller ! Ils seraient bien avancés, les beaux sires, le jour où il n’y aurait plus de bras pour défricher leurs onéreux domaines !

Quelques-uns des émigrants de Willeghem portaient à la casquette une brindille de bruyère ; d’autres avaient attaché une brassée de la fleur symbolique au bout de leurs bâtons, au manche de leurs outils, et les plus fervents emportaient, puérilité touchante ! tassé dans des caisses ou cousu dans des sachets, en manière de scapulaire, une poignée du sable natal !

Ingénûment, non pour récriminer contre la patrie mauvaise nourricière, mais pour lui témoigner une dernière et filiale attention, ces pacants arboraient leur costume national, leurs nippes les plus locales et les plus caractéristiques ; les hommes : leurs bouffants et hauts casques de moire, leurs bragues de pilou et de dimitte, leurs kiels d’une coupe et d’une teinte si spéciales, de ce bleu foncé tirant sur le gris ardoisé de leur ciel et qui permet de distinguer à leur blaude les paysans du Nord de ceux du Midi ; — les femmes : leurs coiffes de dentelles à larges ailes qu’un ruban à ramages attache au chignon, et ces chapeaux bizarres, en cône tronqué, qui n’ont d’équivalent en aucune autre contrée de la terre.

Au moment de délaisser la terre natale c’était comme s’ils songeaient à la célébrer et à s’en oindre d’une manière indélébile. Même ils parlaient à haute voix, mettant une certaine ostentation à faire rouler les syllabes grasses et empâtées de leur dialecte ; ils tenaient à en faire répercuter les diphtongues dans l’atmosphère d’origine.

Mais ils trouvèrent encore moyen d’accentuer l’inconsciente et tendre ironie de leurs démonstrations.

Arrivés sous le hangar, avant de s’engager sur la passerelle du navire chauffant pour le départ, les gars de la tête firent halte et volte-face, tournés vers la tour d’Anvers, et, embouchant leurs cuivres, drapeau levé, attaquèrent — et non sans couacs et sans détonations, comme si leurs instruments s’étranglaient de sanglots — l’air national, par excellence, l’Où peut-on être mieux du Liégeois Grétry, la douce et simple mélodie qui rapproche par les accents du plus noble langage, les Flamands et les Wallons, fils de la même Belgique, tempéraments dissemblables mais non ennemis, quoiqu’en puissent penser les politiques. Aussi les houilleurs borains massés sur le pont se portèrent mains tendues au devant des Flamins.

Tels se réconcilient et s’embrassent deux orphelins au lit de mort de leur mère.

Les conjectures vraiment pathétiques de cette dernière aubade au pays déterminèrent chez Laurent un afflux de pensées. Il entendait rauquer dans cet hymne attendri, scandé et modulé d’une façon si bellement barbare, par ces bannis si affectifs, toutes les expansions refoulées et tous les désenchantements de sa vie. Cette scène devait lui rendre plus cher que jamais le monde des opprimés et des méconnus.

Qu’il était loin déjà le jour d’insouciance de l’excursion à Hemixem et loin aussi le jour de son retour à Anvers et de sa longue contemplation des rives et du fleuve bien aimé !

Par ce dimanche ensoleillé, l’air vibrait aussi de fanfares, mais aucune de ces phalanges rurales n’avait quitté la rive pour ne plus la revoir !

L’arrivée des Tilbak et de Jan Vingerhout porta l’exaltation de Laurent à son paroxysme. Il tressaillit comme un somnambule lorsque le maître débardeur lui toucha l’épaule. Il avait la poitrine trop gonflée pour parler, mais sa contenance, sa physionomie convulsée, leur exprimaient mieux que des protestations le monde d’angoisses qu’il ressentait.

Il embrassa Siska et Vincent, hésita un moment, puis, consultant du regard le brave Jan Vingerhout, il appliqua un long et fraternel baiser au front d’Henriette, donna une vigoureuse accolade à l’ancien baes de la Nation d’Amérique, et prenant les mains d’Henriette il les mit dans celles de son mari, et les tint pressées entre les siennes, comme pour s’unir à eux dans cette suprême et loyale étreinte.

Cette lugubre et ironique coïncidence qui faisait s’embarquer Henriette et les siens à bord de la Gina, lui avait aussi étreint le cœur. Il reconnaissait le mauvais génie de Béjard et de sa femme. Cette Gina lui ravissait Henriette et tous ceux qu’il aimait !

D’autres corrélations bizarres et inattendues se présentèrent encore. Ce village de Willeghem qui émigrait en masse, était précisément celui de Vincent et de Siska. Comme ils l’avaient quitté enfants, ils ne reconnaissaient personne. Mais en interrogeant ces pays ils retrouvèrent quelques noms, démêlèrent des traits de famille dans les physionomies de ces rustres, finirent par reconnaître des cousins. Ces reconnaissances eurent ceci de bon qu’elles étourdirent et dissipèrent un peu les partants. Jan Vingerhout dit en riant : « Willeghem sera donc au complet, là-bas ! Et nous fonderons une nouvelle colonie à laquelle nous donnerons le nom du village flamand ! Vive le Nouveau-Willeghem ! »

Mais d’autres camarades que les paysans accaparaient l’attention des Tilbak. La Nation d’Amérique au grand complet : doyens, baes, compagnons, voituriers, mesureurs, arrimeurs, chargeurs, rouleurs, et même nombre de baes des autres corporations avaient fait escorte au digne Jan, au mieux-voulu de leurs chefs et de leurs compères. Que d’efforts dépensés par ces braves gens pour le retenir ! Car, s’il prétextait le dégoût du métier, l’envie de voir du pays, la dureté des temps, au fond, les plus perspicaces savaient que le digne garçon, compromis comme principal mutin dans les derniers troubles, craignait, en demeurant à leur tête, d’attirer sur ses amis le mauvais gré des riches et de nuire aux intérêts de leur gilde !

Dans la masse des débardeurs se trouvaient jusqu’aux musards du « Coin des Paresseux » de ces cogne-fêtu taillés en athlètes, aussi rogues qu’indolents, au demeurant les meilleurs bougres, qui avaient si souvent désarmé Jan Vingerhout par leur flegme superbe, lorsqu’ils ne le faisaient pas endêver par leur inertie et leur désertion devant le labeur. Ces baguenaudiers se bousculaient pour broyer affectueusement les mains du partant dans leurs crocs énormes ; et, dérogeant à leurs habitudes de pure représentation, ils aidaient même à transborder les colis.

Les détaillants voisins de la Noix de Coco se pressaient, de leur côté, autour des Tilbak. La population maritime et ouvrière du port et des bassins s’associait à cette manifestation de regret et de sympathie.

Ces démonstrations apportèrent une heureuse diversion aux adieux, en étourdissant ceux qui en étaient l’objet. Les ouvriers des quais, sains et joyeux gaillards, ne mâchant de noir que leur chique de tabac, affectaient bien une gaité un peu forcée, ou exagéraient leur humeur drolatique, se mettaient l’esprit à la torture pour trouver des saillies de haute graisse, mais plus d’un se mouchait avec trop de fracas ou se frottait le visage du revers de la manche, alors qu’il n’y avait pourtant point la moindre sueur à essuyer !

Jan Vingerhout ne se laissait pas démonter non plus ; ferré sur la réplique, il parvenait encore à gonfler les plus grosses bourdes, et se livrait à une débauche d’aphorismes et de monostiques stupéfiants, où pantalonnait et pétardait l’esprit du père Cats et d’Uilenspiegel, fidèle jusqu’au bout à sa réputation de boute-en-train des Nations.

À toute force il lui fallut prendre encore quelques verres avec eux, à l’estaminet le plus proche. Paridael n’avait pas pu refuser non plus les politesses de ses dignes patrons et camarades. Et, devant le comptoir, où les tournées se succédaient, au feu roulant des gaillardises, aux bordées de jurons, aux francs coups de poing sur les tables, Laurent aurait encore pu se croire au « local », après le travail, les soirs de reddition de comptes. Quelques-uns de ces rudes bouleux apportaient des souvenirs à leur Jan, celui-ci une pipe, celui-là une blague à tabac, qui une rémige de frégate, qui un rouleau de tabac, qui un couteau. Un de ces braves avait même eu l’idée de remettre du papier à lettres de trois couleurs, à Vingerhout. Il s’agissait de dérouter les interceptions et le cabinet noir des facenderos. Lorsque Jan ou Tilbak écrirait sur du papier blanc, ce serait signe que les choses allaient bien, le rose signifierait condition précaire mais supportable, enfin le vert indiquerait une profonde détresse. Et cela en dépit de ce que la lettre contiendrait de flatteur et de rassurant.

L’heure pressait. Laurent s’éclipsa pour aller installer les femmes, avec Tilbak, dans l’entrepont de la Gina. On fit d’abord quelque difficulté de recevoir Laurent à bord. L’accès des aménagements d’émigrants était strictement interdit aux curieux, et pour cause. Une fois sur le bateau il était même défendu aux voyageurs de retourner à terre, sous peine de perdre la place et même l’argent de leur passage. Toutefois, grâce à l’obligeance d’un gabier, avec lequel Tilbak avait été amateloté jadis, Paridael put inspecter le nouveau domicile de ses amis.

La Gina contenait plus de six cents lits de camp en bois blanc, ou plutôt des châssis mal varlopés, tendus d’une sangle, couplés et superposés par groupes de douze dans les entreponts. La literie de ces branles consistait en un sac bourré de paille fétide, dont un pourceau n’eût pas même voulu pour litière, vrai réceptacle de la vermine.

Malgré le long aérage il régnait dans ces couloirs une odeur indéfinissable d’hôpital mal tenu, mélange de bouteilles et de faguenas. Que serait-ce plus tard, lorsque toutes ces épaves humaines s’y encaqueraient, les haillons et les corps exsudant autant de miasmes qu’un grouillement de fauves ; surtout pendant les gros temps, lorsqu’on ferme les écoutilles.

Les règlements prescrivaient de séparer les sexes à bord et d’éloigner autant que possible des adultes les enfants en bas-âge. Mais Béjard et consorts n’étant pas hommes à tenir compte de ces prescriptions, on ne les observait qu’en vue du port.

Avant même de gagner la mer, on bouleversait tous ces arrangements ; on n’empêchait plus la promiscuité ; on recevait en fraude un surcroit de passagers que des embarcations interlopes amenaient de la rive pendant la nuit. Runners et smoglers n’avaient pas de client plus précieux que Béjard.

Les cambuses étaient fournies de lard, de viande fumée, de biscuits de mer, de bière, de café, de thé, « en quantité plus que suffisante pour le double de la durée du voyage, » renseignaient les prospectus, la dernière œuvre littéraire de Dupoissy, l’homme des impostures et des boniments mensongers. À la vérité c’est à peine si l’aiguade suffirait ! On rationnait les malheureux comme une garnison assiégée. Chaque voyageur recevait une petite gamelle en fer blanc ressemblant à celle des troupiers. La distribution des vivres se faisait deux fois par jour ; les aliments mesurés à la livre, les liquides au boujaron, litre spécial et réduit en usage sur les bateaux. Naturellement un froid perçant régnait sans cesse dans les entreponts, les vents coulis y prodiguaient les rhumes sans toutefois balayer l’odeur invétérée.

Et c’est là qu’allaient devoir gîter la bonne Siska et la chère Henriette.

— Bah, disait Tilbak en voyant la mine déconfite de Laurent. La traversée n’est pas longue. Et j’en ai vu bien d’autres !

Ils remontèrent sur le pont. Laurent remarqua quelques box en bois, contenant onze chevaux de labour, l’écurie de quelqu’un de ces fermiers aisés affolés par la crise et s’expatriant avant la ruine. À voir ces installations, autant eût valu jeter les bêtes à l’Escaut. Leurs propriétaires étaient bien naïfs s’ils s’imaginaient qu’elles supporteraient le voyage dans ces conditions. Les exploiteurs s’arrangeraient de façon à les leur faire céder à bas prix. L’entretien de ces chevaux coûterait gros à leurs possesseurs et à la longue ils en retireraient à peine le prix de la peau. Au-dessus de ces écuries sommaires, sans le moindre auvent, dans des caisses de bois blanc s’entassaient la paille, le foin et l’avoine.

Cependant les partants s’amoncelaient un peu à la diable. Le pont revêtait l’apparence d’un bivac de fugitifs, d’un campement de bohémiens. En frôlant ces parias de toutes les contrées, apportant je ne sais quelle couleur et quelle odeur spéciale dans leurs hardes, Laurent remarqua qu’ils étaient vêtus très légèrement et que beaucoup claquaient déjà des dents et tremblaient de la fièvre. Un des agents d’émigration passait entre leurs groupes et pour les réconforter disait que ce froid ne durerait que quelques jours. Une fois passé le golfe de Gascogne, commencerait l’été perpétuel. L’agent n’ajoutait pas qu’entre l’Afrique et les côtes du Brésil les passagers cuiraient au point de ne pouvoir se tenir sur le pont, et que la calenture, le délire furieux, emporterait quelques-uns de ceux qui auraient tenu tête à la fièvre paludéenne. Il leur cachait surtout les horreurs de la traversée, l’arbitraire et la brutalité qui les attendaient au débarquement et les misères sans nombre à endurer en ces milieux incompatibles.

— Il est temps de repasser la planche, car on démarre, camarade ! vint dire obligeamment le gabier à Paridael.

Le sifflet strident de la machine alternant avec des rauquements de bête féroce, appelait longuement les retardataires. Laurent s’arracha aux effusions de ses amis et regagna le quai.

Comme si ce n’eût pas encore été assez de détresse et d’horreur, un incident lamentable se produisit à la dernière minute :

Un misérable, dépenaillé, à la fois jaune et livide, les yeux hagards, les cheveux en désordre, sous l’empire d’une violente excitation alcoolique, entraînait de force vers l’embarcadère du navire en partance, une pauvre femme, de mine honnête mais non moins ravagée, maigre, couverte de haillons moins sordides mais tout aussi usés, qui résistait, se débattait, criait, deux pauvres mômes accrochés à ses jupes. Sans doute la malheureuse mère n’entendait pas suivre son ivrogne de mari en Amérique et estimait comme plus atroce que la faim endurée au pays natal, l’exil loin de toute connaissance amie, de tout visage et de tout objet familier, dans des parages où rien ne la consolerait de l’ignominie et de la crapule de son époux.

Écœurés par cette scène, Laurent et quelques baes et compagnons de Nations, eurent bientôt délivré la mère et les enfants. Tandis que les uns conduisaient la pauvre femme, presque morte d’inanition, dans une auberge riveraine, les autres emmenaient le mauvais sujet vers la Gina, et d’un bon coup vous l’embarquaient plus rapidement qu’il n’eût voulu, en le poussant par delà la passerelle, au risque de le précipiter dans le fleuve.

Le soulard, hébété, sembla se résigner à son divorce inattendu ; d’ailleurs la communication avec la rive venait d’être interrompue. Sans plus se soucier des siens, il s’approcha du bordage et les assistants le virent retirer de la poche de son paletot crasseux une bouteille de genièvre encore à moitié pleine.

— Voyez, graillonnait-il en titubant et en brandissant la bouteille au dessus de sa tête, voici tout ce qui me reste ; dans cette bouteille s’est fondu le dernier argent que je possédais encore… Et, tenez, je bois cette gorgée d’adieu à la Belgique !

Et portant la bouteille à ses lèvres, il la vida d’un seul trait ; puis il la jeta de toutes ses forces contre le mur du quai, de manière à en éparpiller les éclats dans le fleuve. Et avec un rire idiot, il hurla :

Evviva l’America !

Cependant les matelots ramenaient à eux et enroulaient les amarres détachées des bornes de pierre, l’hélice commençait à patiner les vagues, sur la dunette le capitaine hurlait les ordres répétés à l’avant et à l’arrière et transmis par un mousse, au moyen d’un porte-voix, aux hommes de la chambre de chauffe ; manœuvré par le timonier à la barre, le navire vira lentement de bord et un bouillonnement de vaguilles lécha les flancs de la Gina.

À un choc de la manœuvre, l’arsouille venait de s’écrouler comme une masse aux pieds de ses compagnons de route. Laurent détourna les yeux vers des personnages plus édifiants.

La fanfare de Willeghem agita son drapeau de velours à broderies et à crépines d’or, et reprit l’Où peut-on être mieux, que les Borains, rapprochés des Campinois, chantaient en chœur.

Dans le papillottement des têtes échauffées ou blêmes, Laurent finit par ne plus voir que le groupe des Tilbak. Jusqu’à la dernière heure il avait songé à prendre passage, sans rien leur dire, à bord de la Gina, pour partager leur sort et affronter avec eux l’inconnu redoutable ; seule la crainte de désobliger Vincent et Siska, de rouvrir une blessure fraîchement cicatrisée au cœur de leur fille, et de porter ombrage au loyal Vingerhout, en un mot, de leur être un perpétuel objet de contrainte et de gêne, le retint à Anvers.

Puis, un vague aimant l’empêchait de dire adieu à sa cité : il entretenait le pressentiment d’un devoir fatal à remplir, d’un rôle indispensable à jouer. Il ne savait lesquels. Mais sans se rendre compte des intentions que le destin avait sur lui, il attendait son heure.

Sur la Gina, les noëls, les hourrahs, un fracas, un tumulte d’appellations dominaient les accords mêmes de la fanfare. On répondait ferme, à cœur et à poumons non moins dilatés, de la cohue massée sur le quai. Le navire et le rivage faisaient assaut de verve, de crânerie, de vaillance. Les casquettes volaient en l’air, des mouchoirs de couleur s’agitaient comme des pavillons bariolés les jours où les vaisseaux font parade.

Des femmes qui avaient l’air de rire et de pleurer à la fois soulevaient leurs enfants sur leurs bras. Et plus le navire s’éloignait, plus les gestes devenaient frénétiques. Il semblait que les bras s’allongeassent désespérément pour s’étreindre et se reprendre encore par dessus les flots séparateurs.

À cause de son énorme tirant d’eau et de sa cargaison plus que complète, le navire resta longtemps en vue des regardants. Laurent en profita pour courir un peu plus loin à l’extrémité de la Tête de Grue, à l’entrée des bassins, afin de pouvoir suivre le bâtiment jusqu’à ce qu’il tournerait. Siska lui envoyait des baisers ; il entendit la voix mâle et copieuse de Vingerhout lui lancer une dernière injonction à la force d’âme.

Mais à chaque tour de l’hélice, Laurent se sentait perdre un peu de sa sécurité et de sa confiance. L’Où peut-on être mieux s’éloignait, s’éteignait, comme un murmure.

C’est de ce même promontoire que Paridael avait assisté, quelques années auparavant, à la féerie du soleil couchant sur l’Escaut. Aujourd’hui, il faisait gris, brumeux et trouble ; au lieu de pierreries, le fleuve roulait du limon ; les levées du Polder étalaient des gazons jaunis ; la tristesse de la saison concertait avec celle des êtres. Le carillon lui parut plus sourd, et les mouettes d’autrefois, les prêtresses hiératiques et accueillantes, criaient, vociféraient comme des sibylles de malheur.

Lorsque la masse du bâtiment eut disparu derrière le coude de la rive de Flandre, Laurent continua de regarder la cheminée, pointée comme un clocher ambulant, par dessus les digues ; puis graduellement, ce ne fut plus qu’une ligne noire, et enfin, la dernière banderole de fumée se confondit avec la désolation de la brume de janvier.

Quand une petite pluie insidieuse et glaciale eut tiré le jeune homme de son hypnotisme, il constata qu’il n’était pas seul en observation à l’extrémité de ce promontoire.

Le curé de Willeghem cherchait encore à discerner le sillage et le remous de la Gina. Deux grosses larmes descendaient lentement de ses joues et il traçait dans l’air un lent signe de croix. Mais le vol éparpillé des oiseaux de mer avec des giries de sorcières qui se hèlent, semblait parodier ce doux geste professionnel aux quatre coins de l’horizon. Crispé par leurs sarcasmes, Laurent se retourna vers la ville. Un bruit de pioches et d’écroulement se mêlait au grincement des grues du port, au fracas des marchandises jetées à fond de cale, à la retombée du pic des calfats.

En vue d’élargir les quais on avait décrété la démolition des vieux quartiers de la ville et voici que l’abattage commençait. Déjà des pans de mur gisaient en gravats, au coin des carrefours ; des masures ouvertes, éventrées, amputées de leurs pignons, montraient leurs carcasses de briques sanguinolentes auxquelles pendillaient, comme des lambeaux de chair et des lanières de peaux, de tristes tentures. On aurait dit de ces carcasses de bête accrochées à l’étal des bouchers.

Çà et là les brèches pratiquées dans les pâtés de vénérables bicoques antérieures à la domination espagnole, dans ces maisons branlantes et vermoulues, rapprochées comme de vieilles frileuses, ouvraient une échappée sur des constructions plus reculées encore, démasquaient des vestiges de donjons millénaires, mettaient à jour les burgs romans ou même romains des premiers âges de la ville.

Sur une partie de l’alignement des quais à rectifier, les nobles arbres, sous lesquels les deux Paridael s’étaient si souvent promenés, avaient déjà disparu.

Non seulement la glorieuse Carthage rejetait son surcroit de population, exilait sa plèbe, mais, non contente de déloger ses parias, elle démolissait et sapait leurs habitacles. Elle se comportait comme une parvenue qui bouleverse et rebâtit, et transforme de fond en comble une noble et vieille résidence seigneuriale ; mettant au rancart ou détruisant les reliques et les vestiges d’un passé glorieux, et remplaçant les ornements pittoresques et de bon aloi par une toilette tapageuse, un luxe flambant neuf et une élégance improvisée.

La nouvelle des attentats et des vandalismes auxquels se livraient les riches imbéciles sur sa ville natale, avait chagriné Laurent au point de l’éloigner du théâtre des démolitions dont les progrès l’eussent trop vivement affligé.

Le hasard voulait qu’il fût témoin de ces dévastations le jour même où il venait d’assister au départ de ses amis. Le contraste entre l’activité des quais et les ruines qui commençaient à border le fleuve, n’était pas de nature à le consoler.

À l’heure où les tombereaux emportaient les gravats, les plâtres, les matériaux des maisons démolies pour les conduire vers de lointaines décharges, la Gina enlevait aussi comme autant de matériaux hors d’usage, de non-valeurs, de parasites encombrants, les ouvriers sans travail, les paysans sans terre, les démolis, les rafalés, les pauvres diables de la glèbe et des métiers !

Pour beaucoup de gens du peuple et d’Anversois de vieille roche, c’était comme si le superbe Escaut répudiait sa première épouse. Il remplaçait l’ancienne Anvers par une marâtre apportant des exigences, des modes nouvelles, une langue étrangère favorable à l’éclosion d’autres mœurs. Elle éloignait peu à peu les enfants du premier lit, étrangeait brutalement les descendants de la souche primitive, pour attirer à elle d’arrogants bâtards, pour y substituer dans les faveurs paternelles une population de métis, d’interlopes et de juifs.

Même il était question, dans les conseils de la Régence, de démolir le Steen, le vieux château, tout comme ils avaient démoli la Tour-Bleue et la porte Saint-Georges. En vérité, ils avaient un peu anéanti, malgré eux, l’admirable arc de triomphe. Ces bons gâteux ne s’étaient-ils pas avisés de déplacer cette porte en en numérotant les quartiers, bloc par bloc, comme dans un jeu de patience. Seulement, nos aigles avaient compté sans le travail des siècles, et à ce jeu d’architectes tombés en enfance, quel ne fut leur ahurissement de voir s’effriter les moellons vénérables entre leurs doigts profanateurs !

Ah ! il était temps que les Tilbak se fussent expatriés. Autant valait partir que d’assister à ces dégâts et à ces spoliations. Ceux qui reviendraient courraient grand risque de ne plus reconnaître leur patrie.

Les démolisseurs avaient déjà renversé les ténements avancés du savoureux quartier des Bateliers. Des terrassiers commençaient à combler le vieux canal Saint-Pierre.

Laurent s’enfonça plus avant dans la ville, errant filialement dans les ruelles menacées, et accordant à ces murailles agonisantes une part de la sympathie et de la mansuétude éprouvées pour les expulsés.

Et sous leurs pignons échancrés, ces façades endeuillies avaient l’émotion de visages humains, des physionomies solennelles de moribondes, et les fenêtres à croisillons, les vitrages glauques, pleuraient comme des yeux d’aveugles, et çà et là, dans la lointaine et discordante musique d’un bouge, sanglotait le dernier Où peut-on être mieux ? de la fanfare de Willeghem.

  1. Voir les Nouvelles Kermesses : la Fête des SS. Pierre et Paul.
  2. Voir dans Kees Doorik, la troisième partie.
  3. Voir Les Fusillés de Malines.
  4. Vennes, meers étangs et mares de la Campine ; scaddes, feux de bruyères et de branches de sapins.
  5. Voir les Milices de Saint-François.