La nouvelle Carthage/Troisième partie/Chapitre III

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Paul Lacomblez (p. 186-194).
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III

Le Riet-Dijk.


Au nombre des quartiers sur le point de disparaître se trouvait le Riet-Dijk : une venelle étroite s’étranglant derrière la bordure des maisons du quai de l’Escaut, aboutissant d’un côté à une façon de canal, bassin de batelage et garage de barques, de l’autre, à une artère plus large et plus longue, le Fossé-du-Bourg.

Riet-Dijk et Fossé-du-Bourg agglomèrent les lupanars. C’est le « coin de joie », le Blijden Hoek des anciennes chroniques. Dans la ruelle, les maisons galantes hautement tarifées ; dans la rue large, les gros numéros pour les fortunes modiques et précaires. Chaque caste, chaque catégorie de chalands trouve, en cet endroit, le bordel congruent : riches, officiers de marine, matelots, soldats.

Les uns joignent au confort et à l’élégance modernes le luxe des anciennes « étuves » et des maisons de baigneurs, bateaux de fleurs où le vice se complique, se raffine, se prolonge. Dans les autres, sommaires, primitifs, on cherche moins le plaisir que le soulagement ; les gaillards copieux, que congestionnent les continences prolongées, y dépensent leurs longues épargnes des nuits de chambrée et d’entrepont sans s’attarder aux fioritures et aux bagatelles de la porte, sans entraînement préparatoire, sans qu’il faille recourir aux émoustillants et aux aphrodisiaques. Ces bouges subalternes sont aux premiers ce que sont les bons débits de liqueurs où le soiffard se tient debout et siffle rapidement son vitriol sur le zinc, aux cafés où l’épicurien s’éternise et sirote, en gourmet, des élixirs parfumés.

Les soirs, harpes, accordéons et violons, crincrinent et graillonnent à l’envi dans ce béguinage de l’ordre des hospitalières par excellence, et intriguent et attirent de très loin le passant ou le voyageur. Mélodies précipitées, rythmes canailles, auxquels se mêlent comme des sanglades et des coups d’éperon, des éclats de fanfare et de fifre : musique raccrocheuse.

C’est, à la rue, le long des rez-de-chaussée illuminés, un va-et-vient de kermesse, une flâne polissonne, une badauderie sensuelle.

C’est, à l’intérieur, un entrain de concert et de bal. Des ombres des deux sexes passent et repassent devant les carreaux mats garnis de rideaux rouges. Sur presque chaque seuil, une femme vêtue de blanc, penchée, tête à l’affût, épie, des deux côtés de la rue, l’approche des clients et leur adresse de pressantes invites. Matelots ou soldats déambulent par coteries, bras dessus, bras dessous, déjà émêchés. Parfois ils s’arrêtent pour se concerter et se cotiser. Faut-il entrer ? Ils retournent leurs poches jusqu’à ce que, affriandé par un dernier boniment de la marchande d’amour, souvent l’un, souvent l’autre donne l’exemple. Le gros de la bande suit à la file indienne, les hardis poussant les timorés. Ceux-ci, des recrues, miliciens de la dernière levée, conscrits campagnards, fiancés novices et croyants que leur curé met en garde contre les sirènes de la ville, courbent l’échine, rient faux, un peu anxieux, rouges jusque derrière les oreilles[1]. Ceux-là, crânes, esbrouffeurs, durs à cuir, remplaçants déniaisés, galants assidus de ces belles de nuit, poussent résolument la porte du bouge. Et l’escouade s’engloutit dans le salon violemment éclairé, retentissant de baisers, de claques et d’algarades, de graillements, de bourrées de locmans et de refrains de pioupious.

D’autres, courts de quibus sinon de désirs, baguenaudent et, pour se venger de la débine, se gaussent des appareilleuses en leur faisant des propositions saugrenues.

À l’entrée du Riet-Dijk, la circulation devient difficile. Les escouades de trôleurs et de ribauds se multiplient. Outrageusement fardées, vêtues de la liliale tunique des vierges, les filles complaisantes se balancent au bras de leurs seigneurs de hasard.

Les gros numéros, à droite et à gauche, se succèdent de plus en plus vastes et luxueux, de mieux en mieux achalandés. De chapelles ils se font temples. Aquariums dorés que hantent les sages Ulysse du commerce et leurs précoces Télémaque, desservis par des sirènes et des Calypso très consolables ; bien différents des viviers squammeux où se dégorgent les marins pléthoriques. Maisons célèbres, universelles ; enseignes désormais historiques : chez Mme  Jamar on vantait la « grotte », chef-d’œuvre peu orthodoxe de l’entrepreneur des grottes de Lourdes ; chez Mme  Schmidt on appréciait le mystère, l’incognito garanti par diverses entrées donnant accès à de petits salons aménagés comme des tricliniums ; Mme  Charles se recommandait par l’éclectisme de son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités de paiement ; le Palais de Cristal monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises ; au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu’à des bayadères de l’extrême Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées.

Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de l’intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain, incrustées de symboles et d’emblèmes, sous les lambris polychromés à l’égal des oratoires byzantins où les cinabres, les sinoples et les ors affolants, hurlent et se démènent à l’éclat des girandoles, le passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers colombins et les pelotages allumeurs sur les divans de velours rouge, jusqu’aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de nonnains.

Ce quartier se saturait d’un composé d’odeurs indéfinissables où l’on retrouvait à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux.

À mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des harpes, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verres, des rires rauques, des détonations de champagne.

Jusqu’à onze heures, les pensionnaires des abbayes avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d’aller danser au Vaux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg.

Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivement leurs huis. Les crincrins s’assoupissaient aussi. Bientôt on n’entendait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères et les giries intermittentes d’un vapeur tisonné dans sa chambre de chauffe, en prévision du départ matinal.

C’était l’heure des parties en catimini, des priapées hypocrites, des conjonctions honteuses. Noctambules, collet relevé, chapeau renfoncé sur les yeux, se glissaient le long des maisons jaunes et tambourinaient de maçonniques signaux aux portes secrètes des impasses.

Toute régalade, toute assemblée se terminait par un pèlerinage au Riet-Dijk. Les étrangers s’y faisaient conduire le soir après avoir visité, le jour, l’hôtel de l’imprimeur Plantin-Moretus et les Rubens de la Cathédrale. Les orateurs des banquets y portaient leurs derniers toasts.

Les hauts et les bas de ce quartier original concordaient avec les fluctuations du commerce de la métropole. La période de la guerre franco-allemande représenta l’âge d’or, l’apogée du Riet-Dijk. Jamais ne s’improvisèrent tant de fortunes et ne surgirent parvenus aussi pressés de jouir.

Les contemporains se rediront encore les lupercales célébrées dans ces temples par des nababs sournois et d’aspect rassis. À certains jours fastes, les familiers appelaient à la rescousse, réquisitionnaient tout le personnel par une habitude de spéculateurs accaparant tout le stock d’un marché.

Ils se complaisaient en inventions croustilleuses, en tableaux vivants, en poses sadiques, en chorégraphies et pantomimes scabreuses ; prenaient plaisir au travail des lesbiennes, mettaient aux prises l’éléphantesque Pâquerette et la fluette et poitrinaire Lucie.

On composait des sujets d’invraisemblables fontaines ; saoules de champagne, les nymphes finissaient par s’en asperger et consacraient le vin guilleret aux ablutions les plus intimes.

L’armateur Béjard et Saint-Fardier le Pacha organisèrent dans les salonnets multicolores de Mme  Schmidt, surtout dans la chambre rouge, célèbre par son lit de Boule, à coulisses et à rallonges, véritable lit de société, des orgies renouvelées à la fois des mièvreries phéniciennes et des exubérances romaines.

Dans ces occasions le Dupoissy, l’homme à tout faire, remplissait les fonctions platoniques de régisseur. C’était lui qui s’abouchait avec Mme  Adèle, la gouvernante, débattait le programme et réglait l’addition. Pendant que se déroulaient les allégories de plus en plus corsées de ces « masques » dignes d’un Ben Johnson paroxyste, le glabre factotum, la mine d’un accompagnateur de beuglant, tenait le piano et tapotait des saltarelles de cirque. À chaque pause, les actrices nues ou habillées de longs bas et de loups noirs, gueusaient l’approbation des détraqués béats et, à quatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizée aux funèbres habits noirs.

Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes — aux heures de chômage s’entend — et inspectaient, sous la conduite du publicain et de la publicaine, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu’aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d’autel.

Et, s’il fallait en croire les médisances des petites amies, MMmes Saint-Fardier n’avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris.

Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s’y déphosphorait les moëlles, sans parvenir à déloger de son cerveau la pensée de Gina. Au moment des spasmes, l’image tantalisante s’interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations toujours leurrées !

— Oh, la cruelle incompatibilité ! s’écriait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement !… L’amitié raisonnable offerte comme l’éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Les ferveurs et les délicatesses de l’amour se fanant à la suite des possessions brutales !

Au Riet-Dijk, des types curieux, des composés interlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage, lui ménageaient de pessimistes sujets d’observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur instinctive terreur à la visite imminente du médecin ; il notait en revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec l’androgyne garçon coiffeur.

Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l’intéressait Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze à vingt mille francs de commission, dans de bonnes maisons du Riet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l’attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu’à l’argot des populaces reculées. Gay apportait une probité très appréciée dans ses transactions délicates. Jamais d’erreurs dans sa comptabilité. Lorsqu’il passait, de trimestre en trimestre, chez les patrons de gros numéros pour percevoir les tantièmes convenus, ces négociants payaient de confiance leur éveillé et intelligent proxénète. Gay acceptait à ces occasions, un verre de vin, pour boire à Madame, à Monsieur et à leurs pensionnaires.

La discrétion de Gay était proverbiale. Avec ses petits favoris rouges, son large sourire, sa tenue proprette, ses manières affables, Gay ne comptait même pas d’envieux parmi ses collègues. On lui appliquait respectueusement l’adage anglais : The right man at the right place : l’homme digne de sa place, la place digne de l’homme.

Un mois après le départ des émigrants, Paridael fut accosté un matin sur la plaine Falcon par le bonhomme Gay, qui tout affairé, tout haletant, lui jeta cette effroyable nouvelle en pleine poitrine :

— La Gina a péri corps et biens en vue des côtes du Brésil !… C’est affiché au Bureau Véritas…

Et le Dalmate passa, sans se retourner, anxieux d’informer de ce sinistre le plus grand nombre de curieux ; ne se doutant pas un instant du coup qu’il venait de porter à Paridael.

Celui-ci chancela, ferma les yeux et finit par s’affaler sur le seuil d’une porte, ses jambes refusant de le soutenir plus longtemps. Les syllabes des paroles fatales sonnaient le glas à ses oreilles. Lorsqu’il eut repris quelque peu connaissance : « Le sang me sera monté au cerveau. L’apoplexie m’avertit ! » se dit-il. « J’ai eu un moment de délire pendant lequel j’aurai cru entendre raconter cette… horreur. Ces choses-là n’arrivent point ! » Mais il se rappelait trop nettement la voix, l’accent exotique de Gay ; puis, en écarquillant les yeux, et en scrutant l’enfilée des Doks, ne vit-il pas s’éloigner là-bas, le Dalmate, de son pas sautillant !

Laurent se traîna jusqu’au quai Sainte-Aldegonde où étaient les bureaux de Béjard, Saint-Fardier et Co. En tournant le coin des Paresseux il constata que même les indéracinables et insouciants journaliers s’étaient transportés plus loin, pour aller aux nouvelles. Le digne Jan Vingerhout était populaire jusque dans ce monde de flemmards invétérés ! Et ils le savaient à bord de cette Gina de malheur !

L’air de douloureuse commisération de ces maroufles ameutés sur le quai et mêlés à la foule devant l’agence d’émigration, prépara Laurent aux plus sinistres nouvelles. Un faible espoir continuait pourtant de trembloter dans les brusques ténèbres de son âme. Ce n’aurait pas été la première fois que des navires renseignés comme perdus revinssent au port où on les pleurait !

Paridael fendit le rassemblement de débardeurs, de matelots et de femmes éplorées que rapprochait une commune douleur, rassemblement que rendait encore plus tragique la présence de plusieurs minables familles d’émigrants, désignées, pour le prochain départ, peut-être marquées pour le prochain naufrage ! Des lamentations, des sanglots s’élevaient par intermittences au-dessus du sombre et suffocant silence.

Laurent parvint à se faufiler jusque devant les guichets du bureau :

— Est-ce vrai, Monsieur ce qu’on… raconte en ville ?… Il balbutiait à chaque mot et affectait des intonations dubitatives.

— Eh oui !… Combien de fois faudra-t-il vous le répéter !… Autant de crève-de-faim en moins !… À présent, fichez-nous la paix !

À ces mots abominables que seul un Saint-Fardier était capable de prononcer, Paridael se rua contre la cloison dans laquelle étaient ménagés les guichets. La porte interdite s’abattit à l’intérieur. Laurent la suivit, empoigna avec une frénésie de fauve affamé l’individu qui venait de parler et qui n’était autre que l’ancien associé du cousin Guillaume.

Le Pacha avait toujours eu l’âme d’un garde-chiourme ou d’un commandeur d’esclaves et l’ex-négrier Béjard avait trouvé en lui la brute implacable dont il avait besoin pour enfourner et expédier prestement la marchandise humaine. Sans l’intervention des magasiniers et des commis qui l’arrachèrent à son agresseur, le vilain homme fût certes resté mort sur le carreau. L’autre l’avait à moitié étranglé, et dans chacun de ses poings crispés il tenait une des côtelettes poivre et sel du maquignon d’âmes.

Tandis que plusieurs employés maîtrisaient Laurent dont la rage n’était pas encore assouvie, leurs camarades avaient fait passer le blessé, fou de peur, dans le cabinet de Béjard d’où il ne cessait de geindre et d’appeler la police.

Les paroles provocantes et dénaturées de Saint-Fardier avaient été entendues par d’autres que Laurent et, mise au courant de ce qui se passait, la foule au dehors partageait son indignation et eût mis en pièces le policier qui se fût avisé de l’arrêter. Elle menaçait même de déloger les associés de leur repaire et d’en faire expéditive justice. Aussi Béjard, entendant le tonnerre des huées et les sommations du populaire, jugea plus prudent de pousser Laurent dans la rue et de le rendre à ses terribles amis. Puis à la faveur de la diversion que produisait la réapparition de l’otage, Béjard fit rapidement fermer la porte derrière lui et, donnant congé à ses hommes pour le reste de la journée, il entraîna le piteux Saint-Fardier, par une porte de derrière, dans une ruelle déserte bornée d’entrepôts et de magasins, d’où ils gagnèrent, non sans louvoyer en évitant les voies trop passantes, leurs hôtels de la ville nouvelle.

— Nous repincerons ce voyou ! disait en cheminant Béjard à Saint-Fardier qui tamponnait de son mouchoir ses bajoues ensanglantées par une trop brusque épilation. « Il ne fallait pas songer à le coffrer ! Il ne faut même pas y songer d’ici à longtemps, mon vieux, car on n’a déjà fait que trop de bruit à propos de ce petit sinistre et il ne serait pas bon que la justice regardât de trop près à nos affaires… Attendons que toute cette canaille ait fini de crier ! S’ils continuent à aboyer comme ce matin, ils seront égosillés avant ce soir ! Alors nous réglerons son compte à ce maître Laurent…

« En somme, l’affaire n’est pas mauvaise pour nous ! (ici l’exécrable trafiquant s’oublia jusqu’à se frotter les mains)… Le navire n’en avait plus pour longtemps. Les rats l’avaient déjà quitté tant l’eau pénétrait dans la cale. Un vieux sabot que l’assurance nous paiera le double de ce qu’il valait encore !… Et si nous perdons les primes versées d’avance à quelques émigrants vigoureux et florissants, comme ce Vingerhout — tu te le rappelles, le suppôt de Bergmans, le meneur de l’émeute des élévateurs. Le voilà ad patres ! — en revanche nous empochons les primes d’assurances des noyés de l’équipage… Il y a largement compensation !… »

L’armateur rentra dîner comme si rien ne s’était passé. Gina lui trouva une physionomie vilainement joviale et trigaude. Au dessert tandis qu’il pelait méticuleusement une succulente calebasse et qu’il se versait un verre de vieux Bordeaux, avec des précautions de dégustateur, il lui annonça d’un ton à peine circonstanciel, l’effroyable et total sinistre du navire qu’elle avait baptisé.

Sans prendre garde à la pâleur qui envahissait le visage de sa femme, il entra dans des détails, supputa le nombre des morts. Elle voulut le faire taire ; il insistait et il poussa même le sardonisme jusqu’à lui évoquer le lancement au chantier Fulton. Alors, prête à se trouver mal, elle quitta la table et se réfugia dans ses appartements où elle songea au mauvais présage que, lors de la mise à l’eau du navire, certains assistants avaient vu dans la maladresse et les hésitations de la marraine…

Laurent, après s’être dérobé aux étreintes de la foule qui le questionnait pour en savoir plus long, courut tête nue — il avait négligé de ramasser sa casquette après la lutte — sans rien voir, sans rien entendre, jusqu’à sa pauvre mansarde et, se vautrant sur son lit, comme autrefois chez les Dobouziez, sous les combles, parvint enfin à se débarrasser des larmes que la fureur avait refluées sous sa poitrine. Il ne s’interrompait de sangloter que pour redire ces quatre noms : Jan !… Vincent… Siska… Henriette !…

Depuis, il ne s’écoula plus un jour sans qu’il se fredonnât meurtrièrement à lui-même, comme on s’inoculerait un très doux mais très redoutable poison, l’Où peut-on être mieux ? de la fanfare de Willeghem.

Sans se douter de la transformation qui s’opérait en son altière cousine, Laurent confondit désormais les deux Gina, la femme et le navire : Jalouse, troublante et maléfique, c’était Mme  Béjard qui, pour lui tuer sa bonne et sainte Henriette, avait voué le navire, son filleul, au naufrage. Et dire qu’il s’était repris un moment à aimer cette Régina ; le soir de l’élection de Béjard ! À présent, il se flattait bien de l’exécrer toujours…

Son culte pour les chers morts se confondit bientôt, en haine de la société oligarque, non seulement avec l’affection qu’il portait aux simples ouvriers mais avec une sympathie extrême pour les plus rafalés, les plus honnis, voire les plus socialement déchus des misérables. Il allait enfin donner carrière à ce besoin d’anarchie qui fermentait en lui depuis sa plus tendre enfance, qui le travaillait jusqu’aux moëlles, qui tordait ses moindres fibres amatives.

C’est vers les réprouvés terrestres que s’orienterait son immense nostalgie de communion et de tendresse.

  1. Voir les Milices de St-François.