La nouvelle aurore/2

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Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. 172-277).

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Monsignor Masterman se tenait assis dans son cabinet, à Westminster, s’occupant à dépouiller son courrier.

Une semaine s’était écoulée depuis son retour, pendant laquelle sa convalescence avait fait des progrès extraordinaires. Son visage même attestait ces progrès. Nulle trace désormais du regard effaré et misérable avec lequel, naguère, il procédait à la découverte d’un monde entièrement aboli pour lui par le fait de son amnésie. À ce regard avait succédé, maintenant, le coup d’œil vif et pénétrant d’un parfait dignitaire ecclésiastique.

Non pas que sa mémoire eût pleinement achevé de lui revenir. Toujours encore, derrière son brusque réveil dans Hyde-Park, toute son histoire passée lui apparaissait comme un vide bruineux d’où émergeaient par instant des visages, des yeux, ou même des paroles, tout cela profondément impossible à contrôler. Mais du moins lui-même et ceux qui l’entouraient avaient l’impression de constater, chez lui, une facilité merveilleuse à retrouver et à rassembler les fils brisés de son souvenir. Il avait passé trois ou quatre jours, après son retour à Lourdes, enfermé en tête à tête avec le P. Jervis ou avec le cardinal, et ces quelques séances lui avaient suffi pour le mettre en état de reprendre son ancien travail, avec l’assistance de ses secrétaires. Aussi bien tout le monde avait-il été informé de la crise nerveuse qu’il avait eu à subir, de telle sorte que personne ne songeait à s’étonner, dans les rares occasions où son manque de mémoire devenait trop sensible.

L’état général des affaires dont il avait pris connaissance n’avait fait, d’ailleurs, qu’aggraver sa surprise des jours précédents. Il avait découvert, par exemple, que son titre de secrétaire du cardinal faisait de lui un personnage extrêmement important dans le royaume. Il ne s’était pas encore beaucoup risqué à des entretiens privés, se bornant à être témoin de ceux de son véritable maître, le cardinal : mais sa correspondance lui montrait assez combien son opinion était recherchée de ceux-là même qui se trouvaient à la tête du gouvernement de l’Angleterre. Il y avait, en particulier, beaucoup à faire pour régler la question des rapports de l’Église et de l’État : car l’on entendait bien que l’Église, représentant le sentiment religieux de la nation, aurait dorénavant à prendre sa part de toute mesure politique de quelque importance. Pareillement, la question de la restitution des biens de l’Église donnait lieu à toute espèce d’arrangements et de compensations. Et puis il y avait la question des nouvelles lois scolaires ; et c’était précisément à celle-là que monsignor Masterman se proposait de consacrer la matinée de ce jour d’été où nous le retrouvons assis dans son vaste cabinet de Westminster.

Soudain retentit l’appel très doux d’un timbre ; et l’un des secrétaires du prélat, installé devant la grande table voisine de la fenêtre, appuya un récepteur contre son oreille. Puis, se tournant vers son maître :

— Son Éminence désirerait causer un moment avec vous, monsignor ! dit-il.

Quelques instants après, le cardinal accueillait son collaborateur avec sa souriante bonté habituelle.

— Ah ! bonjour, monsignor ! C’est cela, asseyez-vous ici ! J’aurai à vous entretenir d’un sujet des plus importants. (Tout en parlant, le vieux cardinal s’était mis à jouer avec des plumes répandues sur son bureau.) Oui, un sujet d’une importance extrême, et sur lequel il faut que nous conservions le silence le plus complet. La chose peut se trouver ébruitée, d’un moment à l’autre : mais la moindre indiscrétion de notre part risquerait d’entraîner des suites fâcheuses. En un mot, voici ! J’apprends, d’une source très sure que l’empereur d’Allemagne se refuse décidément à devenir catholique, et compte donner désormais son plein appui aux tendances révolutionnaires de la libre pensée. Il le fait surtout, croit-on, par crainte des socialistes, tout-puissants dans son empire ; et l’on se demande même si la triste attitude qu’il adopte suffira vraiment à lui éviter une catastrophe dont l’appréhension a neutralisé toutes ses velléités de retour à la foi. En tout cas, la nouvelle de cette résolution imminente de l’empereur d’Allemagne implique, à peu près infailliblement, la menace d’une prochaine persécution des catholiques de là-bas ; et j’ai bien l’idée que cette persécution allemande, à son tour, contraindra le reste de l’Europe à prendre enfin les mesures nécessaires pour se délivrer, au moyen d’une transplantation en masse, des socialistes agnostiques et ouvertement antipatriotes dont la présence parmi nous a toujours été tolérée jusqu’ici. Il y aura là, pour nous, à nous pourvoir de tout un système de défense nationale et sociale dont il sied de préparer, dès maintenant, le projet. Veuillez donc, cher monsignor, me mettre par écrit vos vues sur ce point, ainsi que celles de votre entourage !

Le cardinal parlait d’une voix tranquille et très suffisamment diplomatique : mais monsignor pouvait voir sans peine combien profonde avait été l’impression produite sur lui parla grave nouvelle. Le fait est que la chrétienté tout entière avait profondément espéré, jusque-là, cette conversion de l’empereur d’Allemagne qui, si elle s’était produite, aurait eu pour effet de supprimer l’unique obstacle sérieux à l’organisation catholique du monde. Maintenant, toute cette espérance s’écroulait, et force allait être au monde chrétien de se mettre en quête d’un nouveau plan, à la fois pour son organisation définitive et pour sa préservation d’un danger devenu soudain très inquiétant.

— Et vous, monsignor, comment vous sentez-vous ? demanda ensuite le cardinal, avec son sourire paternel.

— De mieux en mieux, Éminence.

— Vous ne sauriez croire combien j’en suis ravi, reprit le cardinal. Le fait est que vous me semblez avoir entièrement reconquis votre autorité et votre maîtrise de naguère. Je l’écrivais précisément à Rome, ce matin même.

— II y a encore bien des détails qui me troublent, Éminence.

— Bah ! tout cela aura vite fait de revenir, dit en souriant le cardinal. Les principes seuls importent, et là-dessus vous n’avez plus rien à apprendre. Mais il ne faut pas que je vous retienne. Je n’oublie pas que vous devez être à la cathédrale dans un instant.

— Oui, Éminence. Nous avons presque fini nos arrangements. Tous les moines sont ravis. Mais la réinstallation officielle à Westminster ne pourra avoir lieu que le mois prochain.

— Voilà qui est parfait ! Allons, monsignor, à ce soir !

II

Monsignor Masterman était assis à sa table de travail, quelques soirs plus tard, lorsqu’on vint lui apporter la carte d’un visiteur ; et presque au même instant le vieux P. Jervis frappa vivement à sa porte.

— Puis-je vous dire un mot en particulier ? — demanda-t-il, en jetant un coup d’œil aux deux secrétaires, qui sortirent bientôt de la chambre.

— C’est au sujet de cet homme dont on vient de vous remettre la carte, reprit alors le P. Jervis. Je l’ai vu entrer, tout à l’heure, et je me suis demandé si vous étiez renseigné sur son compte.

— M. Hardy ?

— Oui, James Hardy.

— Ma foi, je sais seulement qu’il n’est pas catholique, et que c’est quelque chose comme un politicien.

— Ce Hardy, voyez-vous, c’est incontestablement l’homme le plus habile de tout le parti opposé à l’Église. Lui-même est un parfait matérialiste. Il n’y a pas le moindre doute que notre gaillard, ayant eu vent de votre maladie, est venu voir s’il ne pourrait pas tirer quelque chose de vous. Il est infiniment souple et insinuant, infiniment dangereux. Je ne sais pas quel sujet l’amène ici : mais vous pouvez être sûr que c’est quelque chose d’important. Peut-être s’agit-il des ordres religieux, ou du décret réorganisant la vie officielle de l’Église ? En tout cas, vous pouvez en être certain, le personnage ne s’est pas dérangé sans quelque motif grave. Et j’ai pensé que, à tout hasard, je ferais bien de vous rappeler avec qui vous allez avoir affaire.

Le vieux prêtre se releva.

— Je vous en suis bien reconnaissant, mon père ! répondit monsignor. Et puis, y a-t-il encore autre chose ? N’avez-vous pas quelque nouvelle à m’apprendre ?

Le P. Jervis sourit.

— Non, monsignor ; j’ai l’idée que vous en savez plus que moi, désormais… Et maintenant, je vais dire à M. Hardy que vous consentez à le voir. Voulez-vous que je le conduise au premier parloir ?


— Fort bien ! Merci.

Le soir tombait lorsque, cinq minutes plus tard, monsignor Masterman sortit dans le large corridor. Il s’arrêta un moment pour considérer, de l’une des grandes fenêtres, la rue voisine, presque déserte à cette heure. Ses yeux se fixèrent un instant sur la tour électrique où, sur les quatre faces, étaient inscrites en lettres lumineuses les dernières nouvelles de la soirée. Mais non, il n’y avait rien là d’un peu anormal. Simplement les indications météorologiques habituelles, l’annonce de deux ou trois accidents, et le menu fretin de nouvelles politiques. Monsignor se remit en marche vers le premier parloir.

Dans la petite pièce vivement éclairée, un homme vêtu du costume noir des avocats s’était relevé pour le saluer. C’était un petit homme au visage rose et souriant, rasé de près, avec les allures à la fois déférentes et gracieuses qu’avait fait pressentir le portrait esquissé par le P. Jervis.

Les premières minutes furent toutes remplies par les félicitations du visiteur, touchant l’excellente mine du prélat et la nouvelle de son entier retour à la santé. Nulle trace d’anxiété ni d’une émotion quelconque, dans l’attitude de l’avocat ; si bien que, presque insensiblement, monsignor en vint à perdre de vue l’avertissement du vieux prêtre. Mais ensuite, tout d’un coup, M. Hardy aborda le sujet qui l’amenait.

— Voici, en deux mots, monsignor, ce que je voudrais vous demander ! Ne pourriez-vous pas me dire en confidence, — et je vous promets d’être la discrétion même, — si les autorités ecclésiastiques anglaises se rendent compte du mouvement qui ne manquera pas de se produire parmi nos socialistes, aussitôt que sera publiquement annoncée l’alliance de l’empereur d’Allemagne avec la libre pensée ?

— Mais… commença le prélat.

— Un moment, s’il vous plaît, monsignor ! Je n’entends pas du tout vous forcer à me répondre. Mais vous savez que nous autres, les infidèles (et il souriait avec une modestie charmante), nous autres infidèles nous avons l’habitude de vous regarder comme nos meilleurs amis. L’État ignore absolument toute pitié : mais l’Église est toujours à la fois raisonnable et compatissante. Et comme il est à craindre que les gouvernements catholiques usent de représailles, et que, cependant, il faut bien que les pauvres socialistes vivent quelque part, j’avais pensé que…

— Mais, mon cher monsieur, reprit monsignor, je crois que vous allez trop vite dans vos présomptions. Est-ce que l’empereur aurait vraiment manifesté quelque signe annonçant cette mesure dont vous parlez ?

Au moment où il achevait ces mots, il entendit un bruit soudain qui arrivait parla fenêtre ouverte donnant sur l’avenue Ambrosden.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria vivement l’avocat, en se relevant de sa chaise.

Le bruit ne venait pas de l’avenue, mais des rues d’alentour : c’était une rumeur de voix excitées et furieuses.

— Venez par ici, dit le prélat, nous pourrons mieux voir du corridor !

Quelques minutes avaient suffi pour transformer entièrement l’aspect de la rue. A mi-chemin entre l’endroit où ils se tenaient et le carrefour où se dressait la tour électrique, une foule bruyante s’amassait avec une rapidité singulière. De la gauche, un flot incessant jaillissait ; d’innombrables figures accouraient en gesticulant. Au centre de la foule, du haut des marches d’une maison, un homme de haute taille semblait prononcer un discours, dont chaque phrase était accueillie d’une tempête d’acclamations.

Monsignor releva les yeux sur la tour ; et là, en lettres gigantesques, se trouvaient écrits ces mots :

L’empereur d’Allemagne renonce définitivement à tout projet de conversion y et accorde son appui complet au parti socialiste.

Puis, au-dessous, en lettres plus petites :

Menace d’expulsion des catholiques allemands.

Lorsque monsignor reprit conscience de soi, au sortir du saisissement où l’avaient plongé ces nouvelles, et voulut se retourner vers son visiteur, il constata que celui-ci s’en était allé.

III

Le lendemain matin, tous les journaux contenaient le texte complet de la proclamation de l’empereur aux socialistes.

Lorsque monsignor Masterman pénétra dans son bureau, ce matin-là, quelqu’un le saisit par le bras : c’était le vieux P. Jervis, dont le beau visage plein d’intelligence s’illuminait d’une émotion inaccoutumée. Lui aussi, il tenait en main un numéro de journal.

— Il faut que je cause arec vous de ceci ! dit-il. Vous n’avez pas encore vu le cardinal ?

— Je dois le voir tout à l’heure. Mais, en vérité, tout cela me paraît si étrange, si incompréhensible !

— Avez-vous lu le texte de la proclamation ?

— Non, je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil. Vous seul, mon père, allez pouvoir m’aider à comprendre.

Le vieux prêtre fit un signe de tête encourageant.

— Mais d’abord, dit-il, voulez-vous que nous lisions ensemble ce document ?

Ils passèrent dans le petit salon voisin, et s’assirent, après que le prélat eut glissé en avant, sur l’un des coins de la porte, la plaque imprimée annonçant qu’il était bien chez soi, mais n’entendait pas être dérangé. Et puis il y eut vingt minutes d’un profond silence, interrompu seulement par quelques exclamations rapides de l’un ou l’autre des deux lecteurs. Enfin le P. Jervis ferma le journal, le mit sur son genou, et s’adossa sur son siège.

— Et maintenant, dit-il, causons un peu ! Comme vous le voyez, le point essentiel de la proclamation est l’annonce de mesures répressives imminentes contre les catholiques allemands. Cela signifie que l’Allemagne va se mettre en opposition ouverte avec le reste de l’Europe, et que, du même coup, nos propres mesures de répression pourront avoir enfin une portée sérieuse. Jusqu’à présent, elles se trouvaient en partie inapplicables.

— Comment cela ?

— Par exemple, nous avions des lois contre la propagation de l’hérésie : mais ces lois n’étaient appliquées, et ne pouvaient l’être, que dans des cas extrêmes. C’est ainsi que des discours socialistes et matérialistes pouvaient être prononcés librement dans une foule de cercles, dissimulés sous le nom de maisons privées. Les infidèles ne s’en plaignaient pas moins d’être victimes de notre tyrannie ; naturellement, ces plaintes ont toujours fait partie de leur programme : mais, en fait, ils se trouvaient complètement libres, aussi longtemps que leur action ne s’exerçait pas publiquement. Ils ne se faisaient pas faute de distribuer leurs brochures, d’entraîner les naïfs dans leurs cercles, et ainsi de suite. Impossible pour l’État de leur témoigner une rigueur efficace, eu raison de l’espoir que nous offrait la perspective d’une prochaine adhésion de l’Allemagne au catholicisme. Toujours aussi ils avaient le moyen de se rencontrer là-bas, d’y faire imprimer leurs écrits ; et, de ce fait, nous nous trouvions réduits à l’impuissance. Tandis que désormais, évidemment, cette résolution de l’empereur va changer la situation de fond en comble. L’empereur est un de ces hommes d’esprit un peu lourd, mais obstinés et résolus, qui, une fois qu’ils ont adopté un principe, entendent l’appliquer jusque dans le moindre détail. Tout le temps qu’il demeurait hésitant, il se piquait de laisser aller toutes choses sans intervenir ; maintenant qu’il est devenu le protecteur attitré de la libre pensée, il a tout de suite décidé d’aller jusqu’au bout et d’inaugurer à l’endroit des catholiques une persécution qui va nous forcer, de notre côté, à prendre des mesures contre toute continuation de la propagande agnostique et internationaliste dans nos contrées catholiques.

— Et que croyez-vous que doivent être ces mesures ?

— Là-dessus, aucun doute possible, répondit le P. Jervis. L’Église n’use pas de représailles, mais Elle se doit de veiller au salut matériel et moral de ses enfants. Quoi que fassent contre leurs catholiques les gouvernants d’Allemagne, nous allons, nous, transporter au plus loin de chez nous, dans telle ou telle région de l’Amérique déjà plus ou moins affectée à cette destination, la masse entière des socialistes, agnostiques, et internationalistes, que nous avons laissés jusqu’ici séjourner parmi nous, malgré le très grave danger de contagion spirituelle qui résultait de leur présence pour notre vie nationale… Mais tout cela n’est encore que projets ; et, en attendant, il faut que nous finissions de tout préparer en vue de l’immense et heureux événement que va constituer, pour l’Angleterre, la réinstallation des ordres religieux dans leurs anciennes demeures, en général, et notamment celle des Bénédictins dans leur sainte et glorieuse abbaye de Westminster.

CHAPITRE II

I

Ce fut trois semaines plus tard que les Bénédictins reprirent solennellement possession de l’abbaye de Westminster. Monsignor Masterman avait reçu la charge d’escorter les cardinaux à la cérémonie. En s’éveillant, ce jour-là, il eut une fois de plus l’impression de vivre dans un rêve d’une irréalité bizarre et troublante. Et lorsque, ensuite, en compagnie de l’archevêque et du nonce, tous les deux vêtus de rouge flamboyant, il parvint à la porte où attendaient les magnifiques carrosses de Cour placés à la disposition des deux cardinaux, il ne put s’empêcher d’éprouver comme un sentiment d’hostilité à la vue de l’énorme foule respectueuse qu’il aperçut rassemblée de tous côtés, attendant la bénédiction des deux hommes rouges.

Monsignor s’assit en face des cardinaux, dans le premier carrosse ; et, lentement, les six chevaux blancs se mirent en marche. Mais bientôt, en débouchant dans Victoria Street, le prélat eut une nouvelle surprise, plus forte encore que la précédente. Jamais il n’avait vu ni rêvé un spectacle pareil à celui qui s’offrait son regard. D’un bout à l’autre de la rue, tous les toits et toutes les fenêtres dégorgeaient un flot muet de visages, qui d’ailleurs éclatèrent en acclamations et en mouvements d’enthousiasme dès qu’ils aperçurent l’imposant cortège. Jamais jusqu’alors monsignor Masterman ne s’était rendu compte de l’effet prodigieux causé dans l’imagination populaire par cette restitution décisive de la vieille abbaye aux héritiers de ses fondateurs et habitants primitifs. Toujours jusque-là, malgré lui, il avait gardé vaguement la pensée que l’Église avait ses intérêts et que la nation avait les siens. Il n’avait pas compris que, désormais, les deux intérêts se trouvaient de nouveau identifiés, ou plutôt même qu’ils atteignaient maintenant à un degré d’identité supérieur à tout ce qui s’était vu précédemment. Car aux plus belles périodes du moyen âge des crises avaient surgi, pendant lesquelles le pouvoir séculier s’était dressé en face du pouvoir spirituel ; tandis qu’à présent César semblait avoir enfin appris que Dieu était sa sanction suprême. La nation et l’Église, peut-être pour la première fois dans l’histoire, s’étaient unies au point de ne former que le corps et l’âme d’une personne unique. Lorsque le carrosse s’arrêta devant la porte occidentale de l’abbaye, et que monsignor en sortit dans son costume d’apparat, il entendit, comme une basse fondamentale au murmure extasié des cloches, au-dessus de lui, une immense rumeur de bienvenue se dérouler sur toute l’étendue du square voisin. Pas un pouce de cet ample espace qui ne fût rempli d’une foule s’associant de toute son âme à la joie de l’acte solennel de restitution.

À l’intérieur de l’abbaye, les moines attendaient, le Père abbé à leur tête, en un large cercle d’une centaine de personnes. Les formalités traditionnelles s’accomplirent ; et le cortège du clergé séculier, conduit par les deux cardinaux, s’engagea dans l’énorme église, entre les tapisseries pendues aux piliers, pendant que s’élevait la triomphale mélodie de l’Ecce Sacerdos magnus.

Les tombeaux des grands hommes de l’Angleterre, qui jadis avaient encombré l’abbaye, avaient naturellement disparu, transportés désormais dans l’église Saint-Paul ; et, pour la première fois depuis trois siècles, l’on pouvait de nouveau apprécier le caractère profondément monastique de l’abbaye, telle que ses constructeurs l’avaient conçue. Au maître-autel se dressait de nouveau la grande croix entourée de Marie et de Jean ; et, de nouveau, les vénérables autels de la Sainte-Croix et de Saint-Benoît s’élevaient aux deux côtés des portes du chœur.

Et puis les cardinaux s’installèrent sur leurs troues, près du maître-autel, et à côté d’eux prit place l’homme qui avait perdu sa mémoire. Une fois de plus ce dernier, sous la stupeur du monde nouveau qui l’entourait, sentit affluer en lui un torrent de souvenirs confus et d’images à demi effacées. Par instants, même, il se surprenait à murmurer tout bas de vieux noms oubliés, à se redire des paroles anglaises toutes différentes des chants latins qu’il entendait se dérouler autour de lui. Il lui semblait très nettement que, dans une vie antérieure, il s’était tenu debout là, — oui, sans aucun doute, là-bas dans ce transept, — mais comme un étranger et un proscrit, observant une liturgie qu’il ne connaissait point, écoutant une musique douce à l’oreille, en vérité, mais si peu faite pour une maison de prière ! Peut-être était-ce dans un rêve qu’il avait vu l’autre spectacle ? Toujours ces histoires lues avec trop de passion, ces peintures qui s’étaient trop profondément gravées dans ses jeux !

Tout d’un coup, l’orgue éclata majestueusement ; et, sous l’immense voûte, un nouveau chant s’éleva, sonore comme un appel de trompettes. Le prélat se réveilla en sursaut de sa rechute dans l’étrange torrent d’images passées. Déjà les cardinaux s’étaient relevés, sur un geste du maître de cérémonies. Alors l’homme qui avait perdu sa mémoire se releva à son tour, quitta son siège, et redescendit à la suite des cardinaux jusqu’à l’entrée du chœur, pour saluer l’auguste personne du roi, qui venait d’arriver.

II

Ce soir là, une grande inquiétude s’empara de l’homme qui avait perdu sa mémoire.

Il s’était cru guéri après son retour du continent ; il s’était imaginé connaître désormais les principes de ce monde où il se sentait profondément étranger ; et, depuis son retour, ses occupations incessantes, comme aussi le bonheur avec lequel il s’en était acquitté, avaient achevé de le tranquilliser. Mais voici que, de nouveau, il se sentait égaré !

Cet égarement ne résultait, en vérité, que de la constatation d’un seul grand principe, mais qui, celui-là, suffisait à troubler entièrement sa conception nouvelle : et c’était, à savoir, l’emploi de la force au service de la religion chrétienne. Cette soumission des pouvoirs civils au pouvoir religieux, ces projets de mesures répressives contre les socialistes : quelle religion était-ce donc là, qui, prêchant la douceur et l’humilité, s’appuyait sur le faste et sur la violence ?…

Entre onze heures et minuit, monsignor sentit que le séjour de sa chambre lui devenait intolérable, sous le poids des pensées qui le torturaient. Il prit son chapeau et un manteau léger, dont il s’enveloppa de manière à cacher le collet rouge de sa soutane ; et puis, descendant doucement l’escalier, il sortit sans bruit dans l’avenue voisine. À tout prix, il avait besoin d’air et d’espace ; il commençait presque à détester cette maison ecclésiastique silencieuse et parfaitement ordonnée, où tous les rouages tournaient avec une aisance et une régularité insensibles.

Arrivé dans Victoria Street, il se dirigea vers le quai. Son esprit absorbé ne lui permettait guère de regarder autour de soi ; et, seules, ses facultés les plus superficielles observaient le calme inaccoutumé de la large voie toute baignée de lumière électrique, le passage hâtif de quelques figure » attardées, la station immobile des agents de police de Westminster, qui se tenaient debout çà et là dans leur uniforme bleu et argent, aux coins des rues, et ne manquaient pas de le saluer respectueusement. À coup sûr, songeait-il dans son amertume, on sentait une cité catholique, entraînée et disciplinée par sa religion : aucun bruit, aucun mouvement anormal, aucune manifestation extérieure du vice. Et le plus étonnant était que tout le monde semblait enchanté d’un tel état de choses. Il se souvint notamment d’avoir questionné un ou deux amis, dans les premiers temps de sa convalescence, au sujet du retour à l’ancienne tradition du couvre-feu, et en général de la rigueur déployée pour le maintien des bonnes mœurs ; les réponses qu’on lui avait faites lui avaient prouvé que toutes ces choses était considérées, dorénavant, comme absolument naturelles. Un prêtre lui avait dit que la civilisation, au sens moderne, serait inconcevable sans elles ; car n’étaient-elles pas nécessaires pour que le petit nombre pût gouverner la masse ?…

Enfin le promeneur descendit sur le quai, après avoir traversé le square du Parlement. Une haute poterne, avec un corps de garde à chacun de ses côtés, décorait l’entrée de l’immense pont jeté sur le fleuve ; et, à l’approche du prêtre, un officier sortit de l’un de ces corps de garde, salua, et parut attendre.

Monsignor contint avec peine son impatience, se rappelant une fois de plus ce qu’il tenait pour un odieux « espionnage », — cette surveillance des passants à partir d’une certaine heure de la nuit.

— Je désirerais respirer un peu l’air du fleuve, en me promenant sur le pont, dit-il sèchement.

— Fort bien, mon père ! répondit l’officier. L’instant suivant, monsignor poussait un soupir d’allégement. Le pont, tout à fait vide d’un bout à l’autre, autant du moins qu’il pouvait voir, s’étalait majestueusement jusqu’à l’autre rive, où, de nouveau, s’élevaient les constructions d’un corps de garde. La vue de ce second poste de police arrêta brusquement la marche du promeneur ; il s’accouda sur le parapet, et s’efforça de concentrer toute sa pensée dans ses yeux.

Au-dessous de lui coulait le vieux fleuve, tout propre et puissant et sur, entre les hautes berges. (Monsignor connaissait désormais le nouveau système de barrages Qui empêchait de ressentir les effets de la marée.) A une centaine de mètres plus loin, un autre pont faisait voir sa courbe légère, et derrière celui-là c’étaient d’autres ponts innombrables, que leur éclairage rendait pareils à des guirlandes d’étoiles. Tout cela était enveloppé d’un silence extraordinaire, — le silence d’une grande ville profondément endormie, — encore qu’il fut à peine minuit, et que la ville elle-même, des deux côtés du fleuve, étincelât de la splendeur de ses lampes électriques allumées jusqu’à l’aube.

Et, d’abord, le prêtre se sentit plus calme. Cette vision de repos et de paix, cet ordre merveilleux, ce progrès aboutissant à une régularité parfaite lui procurèrent, malgré lui, une impression de bien être. Mais peu à peu, à mesure qu’il regardait, son attention se détourna du spectacle de l’immense cité endormie, et de nouveau lui revinrent à l’esprit de grandes images contradictoires, l’une de la veille et l’autre du lendemain, l’image du roi d’Angleterre baisant dévotement l’anneau du Père abbé, et celle des milliers de socialistes arrachés par force à la demeure de leurs ancêtres.

Et de nouveau la lutte antérieure se poursuivit, dans l’âme du promeneur nocturne, résultant de ce qu’il découvrait en soi un christianisme contraire au prétendu monde chrétien au milieu duquel il vivait.

Longtemps il resta accoudé, perdu dans ses pensées, incapable de rien apercevoir du spectacle bienfaisant qui se déployait autour de lui. Enfin il se ressaisit, d’un violent effort, ramena sur ses oreilles le collet de son manteau, et revint précipitamment s’enfermer dans sa chambre.

CHAPITRE III

I

Ce fut à une scène bien émouvante qu’assista monsignor Masterman quelques mois plus tard, — émouvante par le contraste de sa tranquillité extérieure et de l’énorme importance de sa signification intime.

Le cardinal et lui étaient venus passer deux ou trois jours dans la maison de lord Southminster, sur la côte du comté de Kent, afin d’attendre là les dernières nouvelles du grave débat engagé au Parlement touchant le projet d’expulsion des socialistes. On craignait un soulèvement violent pour le soir du vole décisif ; et le cardinal avait pensé que son absence de Londres pourrait être utile, en empêchant une démonstration particulièrement animée à Westminster. Son intention était de revenir à Londres, si le projet était voté, dès le lendemain.

La situation était d’une gravité exceptionnelle. Une opposition tout a fait inattendue s’était manifestée aussitôt que le projet de loi avait été déposé. Tout le monde savait, en vérité, ce que cette opposition avait d’artificiel ; mais elle était si savamment machinée que l’on avait fini par se demander si elle ne risquait pas d’affecter le vote final de la Chambre des Communes. Quant à la Chambre Haute, celle-là était à peu près unanime en faveur du projet, et déjà il y avait eu quelques démonstrations bruyantes devant les fenêtres de la salle où elle s’assemblait.

L’opposition était artificielle, en ce sens que ses agissements se trouvaient ordonnés à la manière d’une figuration de théâtre, — et l’on savait bien que la plupart des meneurs étaient des Allemands : mais la foule qu’ils avaient réussi à entraîner était devenue si grande que des symptômes d’hésitation s’étaient fait sentir parmi les députés, et même chez quelques-uns des membres les plus en vue du ministère. Deux fois aussi des troubles populaires de mauvais augure avaient accueilli des apparitions publiques du roi, que l’on connaissait comme un très chaud partisan du projet de loi. Et tout cela, naturellement, avait été rendu sensible aux autorités ecclésiastiques avec plus de force que l’on pouvait le soupçonner du dehors. Il y avait eu des lettres de menaces ; à plusieurs reprises la voiture du cardinal avait été arrêtée ; une douzaine de prêtres notoires avaient été molestés dans les rues. Des meetings et réunions de toute espèce s’étaient multipliés, à tel point qu’un moment était arrivé où il semblait que le cardinal et le premier ministre se trouvassent désormais seuls pour persister à vouloir le vole complet de la loi. Non pas que personne, parmi les ministres ou la majorité de la Chambre, se résignât à l’abandon définitif ; mais un parti s’était formé en faveur de son ajournement, et l’on espérait que, le projet ainsi renvoyé à plus tard, ses défenseurs auraient beaucoup plus de peine à le faire réussir. D’autre part, il est vrai, quelques parlementaires obstinés affirmaient que, précisément en raison de la situation critique des catholiques allemands, l’occasion était bonne, pour l’Angleterre, de franchir le dernier pas ; que toute hésitation ne manquerait pas d’être prise pour un signe de faiblesse, et que l’ajournement du projet marquerait une avance considérable de la cause des socialistes.

Cependant le ministre avait résolu d’exiger un vote décisif ce soir-là ; et les hôtes de lord Southminster songeaient que trois ou quatre issues différentes pouvaient se produire. D’abord, il était possible que le projet de loi fût voté, si les chefs parvenaient à ranimer la confiance dans l’âme de leurs suivants. En second lieu, la loi pouvait être rejetée, si la panique s’étendait. Ou bien encore la loi pouvait passer avec une faible majorité, et, dans ce cas, il était à craindre qu’un long délai s’écoulât avant la soumission du projet voté à la signature royale. En quatrième lieu, enfin, les catastrophes les plus graves étaient à redouter si la foule, assemblée devant le palais du Parlement et grossie d’heure en heure, réussissait à envahir la salle des séances.

La maison de lord Southminster n’a pas besoin d’être décrite ici. C’est assurément l’une des résidences seigneuriales les plus connues du royaume. Pas un guide qui ne consacre au moins quelques pages au vénérable château, et quelques lignes aussi au pittoresque petit village historique qui l’avoisine, avec son petit port de bateau de pêche.

C’était dans la salle à manger intime du rez-de-chaussée que l’homme qui avait perdu sa mémoire se trouvait assis, ce soir-là, en compagnie d’une demi-douzaine d’autres convives. D’un côté de la pièce, une porte s’ouvrait sur les salons réservés à l’usage de la famille, tandis qu’une autre porte conduisait dans le vieux hall du château, et qu’une troisième donnait accès aux cuisines.

Lord Southminster était un homme encore jeune, mais qui déjà s’était fait une réputation éminente par ses discours dans la Chambre Haute. Petit-fils d’un grand seigneur qui s’était converti au catholicisme sous le règne d’Edouard VII, il montrait une sollicitude sincère pour les intérêts de la cause religieuse. Monsignor l’avait rencontré plusieurs fois déjà, et éprouvait une sympathie profonde pour cet élégant jeune homme à la chevelure blonde au visage rasé, avec de grands yeux tout illuminés d’une flamme secrète.

Il y avait eu un moment de silence après que la vieille lady Southminster et sa sœur s’étaient levées de table ; et, du reste, monsignor avait été frappé de voir avec quel soin, durant tout le dîner, les convives avaient semblé éviter toute allusion aux événements décisifs qui se passaient dans la capitale.

Cinq ou six fois pourtant, depuis que l’on s’était mis à table, l’un des secrétaires du lord était entré avec un télégramme qu’il avait déposé devant son maître ; sur quoi la conversation s’était un moment arrêtée, et tout le monde avait pris connaissance de la feuille jaune.

Les nouvelles n’avaient pas été, jusque-là, très rassurantes. La première dépêche, partie de Londres à huit heures et demie, annonçait que l’un des chefs de la majorité avait été arrêté par la foule et sérieusement blessé, au moment où il allait pénétrer dans la salle des séances. Une autre dépêche, dix minutes après, disait : « Quatre grands bateaux aériens sont en route, venant d’Allemagne ; le gouvernement a doublé le cordon des aériens militaires. » Puis une troisième dépêche : « La foule augmente énormément. Le premier ministre a commencé son discours devant une salle bondée. » Les télégrammes suivants contenaient des résumés du discours, et le dernier ajoutait que l’on avait de plus en plus de difficulté à entendre l’orateur, en raison de l’effroyable bruit qui venait du dehors.

Maintenant, une demi-heure avait passé sans que l’on reçût d’autres nouvelles.

Monsignor leva les yeux sur la belle et vénérable horloge surmontant la cheminée ; puis son regard rencontra celui de son hôte.

— Voilà qu’il est neuf heures et demie ! dit lord Southminster.

Le vieux cardinal, à son tour, redressa la tête. Il n’avait rien dit depuis longtemps, mais d ailleurs n’avait laissé voir aucun signe d’inquiétude.

— À quel moment pensez-vous que le vote aura lieu ? demanda-t-il.

— Pas avant minuit. Trois coups de canon seront tirés, comme je l’ai déjà dit à Votre Éminence, aussitôt que la loi aura été votée. Ainsi nous connaîtrons la nouvelle avant même que mon secrétaire ait eu le temps de traverser le hall.

Et puis, de nouveau, il y eut un silence.

Au dehors, la nuit était merveilleusement calme. Pas d’autre bruit que le choc régulier des brisants contre la jetée du petit port.

Monsignor se reprit à considérer les visages qui l’entouraient. En face de lui était assis le jeune lord lui-même, revêtu du costume ordinaire de sa classe, avec l’insigne de son rang brillant comme une étoile sur sa poitrine. Ses traits n’exprimaient qu’une attention contenue : nulle trace d’agitation ni même d’impatience. À sa droite était assis le vieux cardinal, vêtu d’écarlate. Il se souriait gravement à soi-même, et ses lèvres remuaient de temps à autre ; l’une de ses mains jouait avec une coquille de noix restée sur son assiette. Les trois autres convives, en vérité, laissaient voir beaucoup plus d’émotion. Le vieux général Hartington, — qui pouvait se rappeler la manière dont ses parents l’avaient jadis mené à Londres pour assister aux fêtes du couronnement de Georges V, — s’adossait sur sa chaise, les sourcils froncés. Pendant le dîner, il s’était montré particulièrement expansif ; mais depuis quelque temps sa loquacité semblait tarie. Le chapelain du château ne tenait pas en place, se retournant à chaque instant vers la porte ; et enfin un personnage aux cheveux gris, un cousin du lord, qui occupait d’importantes fonctions dans le service des aériens de l’État, demeurait immobile et muet,les yeux perdus dans le vide.

Soudain le fonctionnaire se releva et alla vers la fenêtre.

— Eh ! bien, Jack ? lui demanda son cousin.

— Rien ! Je veux simplement regarder un peu le temps qu’il fait.

Mais son mouvement avait rompu la réserve du groupe.

— Si la chose ne se décide pas ce soir, dit brusquement le jeune lord, Dieu seul sait ce qui peut arriver !

— Oh ! tout sera fini ce soir, dit tranquillement le cardinal, toujours sans relever les yeux.

— Mais pourtant, cette demi-heure écoulée sans nouvelles ! murmura lord Southminster.

Il se releva, a son tour, et courut vers le hall.

— Ainsi, Votre Éminence se croit en état de nous rassurer ? demanda le fonctionnaire.

— J’espère fermement que le projet de loi sera voté, répondit le vieillard. Mais je ne sais pas encore de quel prix il faudra le payer.

— Votre Éminence parle-t-elle de chez nous ou d’ailleurs ? demanda vivement le chapelain.

— Chez nous et ailleurs, mon père.

Au même instant, le jeune lord revint, refermant la porte derrière soi.

— On ne répond pas à nos questions, dit-il d’une voix inquiète. Nous essayons d’entrer en rapports avec un autre bureau.

Monsignor comprenait que quelque chose de grave devait s’être passé. Il savait que le château de Southminster se trouvait en communication de télégraphie sans fil avec le grand bureau central du Square du Parlement, et que cette impossibilité d’obtenir une réponse ne pouvait s’expliquer que par un accident imprévu.

De nouveau, il y eut un silence. Puis, le cousin du lord, qui était resté debout devant la fenêtre, se retourna et revint vers la table.

— Eh ! bien, Jack ? demanda le lord.

— Je viens de compter au moins huit ou neuf aériens, dit-il. Cela est tout à fait inaccoutumé.

— Et dans quel sens ?

— Trois de ce côté, et au moins cinq du côté de Londres.

Monsignor n’osa pas demander une explication. Mais il sentit que l’atmosphère d’inquiétude s’était encore accrue dans la petite pièce.

Le général se leva.

— Southminster, dit-il, je vais aller faire un tour au dehors. Qui sait si l’on ne pourra pas, au moins, voir quelque chose ?

— En ce cas, lui dit le lord, je vous conseille d’aller au fond du parc. Il y a là, sur une terrasse, une vieille tour à signaux. Peut-être, en effet, y apprendrez-vous quelque chose ?

Monsignor, lui aussi, s’était relevé. Son agitation grandissait de minute en minute, bien qu’il sût à peine pourquoi.

— Est-ce que je pourrai venir avec vous ? demanda-t-il au général. Et Votre minence voudra-t-elle m’excuser ?

II

Les deux hommes traversèrent en silence le grand hall, faiblement éclairé. Au-dessus de leurs têtes, parmi les poutres saillantes du plafond, pendaient les anciennes bannières familiales ; un grand feu flambait dans la cheminée ; et sous la tribune des musiciens, à l’autre extrémité du hall, s’ouvrait le bureau du secrétaire du lord.

Dans ce bureau, où monsignor pénétra un moment avec sou compagnon, le secrétaire était assis, leur tournant le dos, devant un instrument qui n’était pas sans ressemblera un orgue d’autrefois. Une longue rangée de touches blanches et noires s’étalaient en face de lui ; et sur les deux côtés se voyaient une douzaine de pédales. Au-dessus de l’appareil, un panneau de verre servait à protéger une large feuille blanche ; et tandis que monsignor regardait distraitement celle-ci, il eut l’impression d’un mouvement singulier, comme si de petites étincelles bleues venaient danser sur la feuille. Mais il s’était résigné depuis longtemps à ne pas essayer de comprendre la machinerie moderne, de telle sorte qu’il devinait simplement que les touches devaient être là pour envoyer des messages, et la feuille blanche pour en recevoir.

— Avez-vous des nouvelles ? demanda brusquement le général.

Le secrétaire ne fit pas signe d’avoir entendu la question. Ses mains se mouvaient régulièrement sur l’appareil, et tout son être paraissait profondément absorbé.

Une longue minute s’écoula avant que le jeune homme se retournât enfin vers ses visiteurs, après avoir tiré de l’appareil une bande de papier comme celles qu’il avait déjà apportées à son maître.

— Cela vient du bureau de Rye, messieurs, dit-il d’un ton bref. Eux aussi, ils ont perdu toute communication avec le bureau de Londres. Voilà tout ce que je sais ! Il faut que j’aille bien vite porter ceci à lord Southminster.

Les deux visiteurs s’éloignèrent sans parler ; et ce fut seulement hors du château, tandis qu’ils s’avançaient lentement dans une des vieilles allées du parc, que monsignor prit timidement la parole.

— Vous savez que je suis très ignorant de toutes choses ! dit-il. Pensez-vous que la situation soit vraiment très grave ? Je croyais que les socialistes anglais avaient à jamais perdu leur crédit ?

— Oui, certes, en un sens. Je veux dire qu’à présent, chez nous, comme dans tous les pays à l’exception de l’Allemagne, les socialistes ne forment qu’une minorité impuissante. Mais si toutes ces minorités se réunissaient pour agir de concert, leur action risquerait de devenir très sérieuse. Or, comme vous savez, le ministère a présenté son projet de loi à l’improviste, précisément afin d’empêcher une telle concentration des forces ennemies. Mais, sans doute, les socialistes avaient prévu la chose : car le fait est qu’ils semblent avoir commencé depuis des mois à se préparer.

— Et si les socialistes échouent ?

— En ce cas, ils se rassembleront en Allemagne pour y livrer leur dernier combat. Mais vous savez tout cela mieux que moi, monsignor !

— Je sais beaucoup de menus détails çà et là, reconnut le prélat, mais j’ai toujours encore de la peine à les combiner. C’est que j’ai eu à traverser une étrange maladie…

— Oh ! oui, en effet, je l’avais oublié !

Ils suivaient maintenant un chemin de ronde qui longeait le mur extérieur du paie, du côté de la falaise. Des fenêtres pratiquées dans le mur, de temps à autre, laissaient apercevoir la mer, un immense abîme sombre sous le ciel brumeux.

Soudain le vieux militaire s’arrêta, et se tourna vers son compagnon.

— Voyez-vous, monsignor, dit-il, je ne voudrais pas l’avouer à tout le monde ! Mais à vous je puis bien dire que nous sommes en un moment très critique. Ces socialistes sont beaucoup plus forts que nous l’avions supposé. Leur organisation est absolument parfaite. Est-ce que vous connaissez quelqu’un d’entre eux ?

— J’ai rencontré Hardy.

— Eh ! bien, voilà précisément un homme très remarquable, et d’autant plus à craindre ! Ils reprirent leur promenade, et n’échangèrent plus aucune parole jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus sur la plate-forme d’une ample tour ronde, où l’on avait coutume d’allumer, jadis, les feux de joie. Là, une figure s’avança vers eux, les salua, et parut attendre.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le général.

— Le poste d’observation, monsieur. Nous avons l’ordre d’observer les lumières de Rye. Pendant que le général et ce serviteur du lord continuaient de causer, le prêtre s’éloigna d’eux et vint s’accouder au parapet de la plate-forme. Il voyait à ses pieds les lumières du village, et une autre masse de lumières brillait là-bas, désignant l’emplacement de Rye. Là-bas aussi, sans doute, des yeux épiaient anxieusement l’horizon ; là-bas aussi l’on sentait que de grands intérêts étaient en jeu, si vastes et si inconnus que tout l’avenir du monde en pouvait dépendre. Puis le regard de monsignor se retourna vers l’intérieur des terres ; de ce côté, il ne vit que ténèbres s’étendant à l’infini. Mais par degrés, à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’atmosphère nocturne, ils commençaient à distinguer, vers le nord, une faible lueur marquant les limites de l’énorme capitale. Le général s’approcha de lui.

— Vous ne voyez toujours rien ? demanda-t-il.

— Absolument rien.

— Nous pouvons maintenant redescendre dans le parc.

Dans le passage couvert du chemin de ronde, le général se remit à parler de la crise. Mais un brusque sursaut de son compagnon l’arrêta au milieu d’une phrase :

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Il m’a semblé voir, là-bas… Tenez, voici la seconde lumière ! murmura monsignor.

Tous les deux attendirent, la tête penchée dans l’embrasure de l’étroite fenêtre.

Et bientôt, pour la troisième fois, une mince raie blanche se dessina sur l’horizon lointain, monta dans le ciel comme une fusée de feu d’artifice ; et avant que la fusée eût eu le temps d’éclater en une pluie d’étincelles, voici que s’éleva dans l’air le fracas assourdissant d’une triple détonation ! Dès l’instant suivant, une porte claqua derrière les deux promeneurs, dans la cour du château ; et ce fut un torrent de voix et de pas précipités. Une foule de serviteurs débouchaient joyeusement de tous les coins de la vénérable demeure, profondément immobile et muette l’instant d’auparavant.

La loi venait d’être votée par la Chambre des Communes.

III

Deux heures plus tard, monsignor se trouvait assis, en compagnie du cardinal, dans la chambre de ce dernier. Le vieillard passait à son confident, l’une après l’autre, à mesure qu’il avait achevé de les lire, les feuilles que lui apportait le secrétaire du lord. Une autre série de ces feuilles, au même instant, était lue à haute voix par lord Southminster dans le hall du château.

Les trois coups de canon avaient réveillé tout le monde ; et la population entière du village était accourue au château pour apprendre les nouvelles.

Monsignor lisait avec une attention extrême, s’efforçant de ne laisser échapper aucun des détails du rapport. Tout se trouvait noté là : de quelle manière la foule s’était rassemblée, la difficulté qu’avaient eue les membres attardés du Parlement à pénétrer dans le palais de Westminster, et l’impossibilité pour la police de tenir tête à l’émeute, et la prise d’assaut du bureau de télégraphe sans fil par une bande organisée, dont les meneurs, presque tous Allemands, avaient enfin été arrêtés. Puis c’était le discours du premier ministre, reproduit en entier, jusqu’à cette scène inoubliable où la Chambre entière s’était levée, épouvantée sous l’effrayante rumeur du dehors.

Soudain le cardinal se redressa, sa lecture achevée. Les deux dernières feuilles restaient dans sa main, appuyée sur la table.

— Eh ! bien, Éminence, voici donc l’affaire heureusement terminée ! — dit monsignor Masterman, un peu surpris de la mine soucieuse de son vénéré chef.

— Oui, oui, terminée, ou plutôt commencée, car c’est seulement à présent que va s’engager la dernière bataille !… Et maintenant, monsignor, il faut que je vous dicte des lettres. Auriez-vous la bonté de préparer le phonographe ?

Au même instant, un grand bruit s’éleva d’en bas, dans le hall, un mélange confus de cris de joie et d’applaudissements.

CHAPITRE IV


I

— Oui, monsignor, dit le cardinal, il faut absolument que je vous demande de faire ce voyage ! Il me paraît indispensable que les autorités catholiques d’Angleterre soient représentées dans la circonstance. El je crois même que vous ferez bien de partir par le premier convoi, qui doit quitter Queenstown au début d’avril.

— Fort bien ! Et quand serai-je de retour, Éminence ?

— De cela vous jugerez par vous-même. En tout cas, vous n’aurez pas à rester là-bas plus de six semaines ; et peut-être même pourrez-vous revenir beaucoup plus tôt. Cela dépendra du caractère des nouveaux colons. Les autorités civiles américaines se chargent, en vérité, de l’installation matérielle de la colonie, mais il me paraît nécessaire que les émigrants aient quelqu’un pour représenter leur pays d’origine ; et comme, naturellement, c’est à l’Église que l’on attribuera toute la responsabilité de la chose, il sera bon qu’un membre de l’Église témoigne ouvertement de notre sympathie à nos frères proscrits. Protégez-les et servez leurs intérêts autant que possible, car je crains que les autorités civiles ne les traitent durement !

— Fort bien, Éminence !

Le nouveau projet dont il s’agissait n’était que la conséquence immédiate du vote décrétant l’expulsion des socialistes. Aussitôt après ce vote, les éléments modérés et pacifiques du parti, au lieu d’émigrer en Allemagne, comme l’avaient fait les socialistes d’extrême gauche, s’étaient empressés de représenter à leurs gouvernements respectifs que, maintenant que leur ancienne résidence leur était fermée, quelque chose devait être fait pour les mettre à même de jouir ailleurs de leur liberté civile et sociale. Aussi bien l’idée était-elle dans l’air depuis le premier jour. De tous les côtés, on s’était plaint de l’excessive rigueur du projet voté à l’égard de cette minorité plus ou moins inoffensive du parti socialiste, en ajoutant qu’il fallait à tout prix s’aviser d’un moyen d’assurer à celle-ci une existence régulière. Mais la question n’avait été définitivement tranchée que lorsque l’Amérique était venue offrir aux socialistes du monde entier l’un de ses États, le Massachusetts, où, du reste, la plupart de la population actuelle partageait déjà leurs idées. On pourrait installer dans cet État une colonie ; j que l’on tolérerait indéfiniment, à la condition qu’elle restât isolée. Que si les puissances consentaient au projet, on avertirait la chrétienté d’avoir désormais à considérer le Massachusetts comme réservé aux non-catholiques. Et, naturellement, cette offre de l’Amérique avait été acceptée, si bien que, dès la fin de février, des troupes d’émigrants s’apprêtaient à quitter les divers pays européens.

L’idée avait même très vivement séduit l’imagination populaire. On se réjouissait de penser que, d’une part, les générations futures seraient délivrées du grave danger que constituait pour elles le contact des socialistes, et que ceux-ci, d’autre part, allaient avoir une occasion exceptionnelle de mettre en pratique non pas les nouveaux principes révolutionnaires de plus en plus ouvertement adoptés par l’Allemagne, mais bien ces vieilles doctrines dont ils s’obstinaient à conserver le culte. Tout le monde savait, en vérité, de quelle manière une première expérience du régime socialiste avait été faite un peu partout, cinquante ans auparavant, et l’affreuse tyrannie qui en était résultée. Mais l’on se demandait ce qui pourrait arriver dans une communauté où le socialisme n’aurait à tyranniser que ses propres adeptes. Ou bien le régime nouveau prospérerait, et tous les démocrates du monde auraient dorénavant un refuge certain ; ou bien, plus probablement encore, l’expérience achèverait de démontrer l’absurdité pratique de la théorie, et ainsi le poison se trouverait à jamais éliminé de la vie sociale.

Monsignor Masterman lui-même, cependant, continuait à demeurer personnellement dans un état douloureux d’indécision ; mais lui aussi avait accueilli avec plaisir cette perspective qui allait pouvoir éclaircir quelques-uns de ses doutes secrets ; et il n’avait rien négligé pour contribuer, dans la mesure de ses forces, au succès du projet de colonisation socialiste.

Le malheur était que décidément, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’affranchir du sentiment de gêne qui s’était emparé de lui depuis son retour à la conscience. Toujours encore il y avait, au fond de son esprit, comme une crainte que le christianisme qu’il voyait autour de soi ne fût pas la véritable religion de son Fondateur. Un instinct, qu’il tachait en vain à déraciner, lui répétait obstinément que l’essence de l’attitude chrétienne ne consistait pas à dominer, mais bien à souffrir ; et la vue d’une Église triomphante lui produisait irrésistiblement l’impression d’un étrange et hardi paradoxe…

Dans le cas présent, du moins, l’entreprise nouvelle était sûrement à la fois un acte de justice et de charité : de telle sorte que ce fut le plus volontiers du monde qu’il consentit à accompagner en Amérique les premiers émigrants anglais.

II

Il se trouvait à son poste, dans le grand port des aériens de Queenstown, un certain jour du début d’avril, en compagnie d’un aimable chanoine irlandais qui était venu l’aider à s’embarquer. Les deux hommes considéraient la foule des émigrants, entassés dans l’entrepont de l’immense navire ; et jamais encore ils n’avaient aussi pleinement compris l’importante signification historique de l’événement auquel ils assistaient. Ce jour-là marquait pour l’Angleterre la reconnaissance pratique des deux principes opposés, dont la lutte avait été, jusque-là, l’origine de presque toutes les guerres, les révolutions, les incessantes querelles humaines. Ces deux principes étaient la liberté de l’individu et les exigences de la société. D’une part, chaque homme avait un certain droit naturel à la liberté ; et, de l’autre part, ta liberté des uns risquait d’amener la servitude des autres. Et monsignor songeait que la solution du conflit était enfin apparue depuis le jour où l’on avait constaté l’obligation de choisir entre les deux seules conditions logiques de gouvernement : l’une admettant que le pouvoir devait venir d’en bas, et l’autre, que le pouvoir ne pouvait venir que d’en haut. Le socialisme, le matérialisme, la démocratie étaient partisans du premier des deux principes ; le catholicisme, la monarchie adhéraient au second. Et chacun de ces principes s’appuyait, à son tour, sur l’un des grands dogmes de toute philosophie : celui d’après lequel l’être entier formait un ensemble unique, se développant peu à peu par une évolution infinie, et celui qui considérait le monde comme la création d’un Dieu transcendant, qui, ensuite, avait délégué au monde, de degré en degré, la représentation de son autorité souveraine.

Déjà deux des navires étaient partis, presque simultanément, s’échappant tout d’un coup de leur point d’attache. Monsignor les voyait maintenant flotter au-dessus de lui, pareils à de gigantesques papillons. Brusquement, il entendit une sonnerie de cloche quelque part, sous ses pieds.

— Allons, monsignor, il faut que je vous dise adieu ! murmura bien vite le chanoine. Votre bateau va se mettre en route dans cinq minutes.

III

L’arrivée à Boston fut, pour l’homme qui avait perdu sa mémoire, une expérience d’autant plus singulière que, tout en sachant bien qu’il pénétrait parmi une civilisation inconnue, il éprouvait pourtant, au fond de soi, l’impression de se retrouver dans un milieu familier.

En chemin, l’immense navire avait eu à se défendre contre des bourrasques terribles qui avaient retardé sa marche, sans lui imprimer d’ailleurs la moindre secousse, — tant était parfait le nouveau système d’équilibre ! — et c’était seulement un peu avant l’aube du troisième jour que l’un avait aperçu la côte américaine.

Monsignor s’était éveillé très tôt, ce jour-là ; après avoir écouté pendant quelques instant mille petits bruits singuliers qui remplissaient l’air autour de lui, il s’était levé, habillé, et s’était rendu dans l’oratoire du navire, où il avait déjà dit sa messe le matin précédent. Ses prières finies, il était remonté sur le pont et était allé s’accouder à l’extrême avant, d’où il pouvait considérer librement l’horizon. Toutes les lumières du navire étaient encore allumées, et le pont supérieur aurait été entièrement vide sans la présence d’un officier de garde, se promenant de long en large.

Devant soi, le voyageur ne voyait qu’un immense abime de ténèbres, parmi lequel se distinguait à peine la surface ridée de l’Océan, d’une couleur de plomb où venaient par instants se piquer des taches blanches. Mais bientôt, à mesure que l’aube s’élevait derrière le navire, les ténèbres avaient commencé à se teinter d’une légère nuance rose, permettant à monsignor de distinguer plus nettement le ciel delà mer ; et, presque tout de suite après, la mer elle-même avait revêtu une teinte pâle, contrastant avec le rose plus accentué de l’air. Le voyageur s’occupait à contempler cette lutte émouvante du jour et de la nuit, lorsque, soudain, il lui avait semblé que le rebord de l’Océan contre le ciel devenait inégal et accidenté. Ça et là, de petits grumeaux apparaissaient qui, d’instant en instant, prenaient plus de relief.

Il se retourna vers un officier, dont il entendait le pas tout près de lui.

— Ces taches grises, là-bas, demanda-t-il, je suppose que c’est la terre ?

— Oui, mon père ! Nous aborderons vers cinq heures et demie… Mais dites-moi, mon père, est-ce que vous comptez rester longtemps avec ces gens-là ?


Monsignor secoua la tête.

— Cela dépendra de bien des choses ! dit-il.

— Une idée étrange, cette colonie ! Mais peut-être n’y avait-il pas d’autre moyen de nous délivrer ? Monsignor sourit sans répondre.

Le fait est que sa dépression n’avait pas cessé de s’accroître, pendant la traversée. Il s’était mêlé constamment avec les émigrants et avait fait de son mieux pour se lier avec eux ; mais il y avait dans leur attitude à son endroit, — très suffisamment respectueuse, mais impénétrable à toutes ses avances, — il y avait dans toute l’atmosphère qui les entourait quelque chose d’hostile et comme de fermé qui le changeait étrangement de cette atmosphère de confiance tranquille à laquelle il s’était accoutumé parmi les prêtres et le peuple de sa société quotidienne. La seule chose qui semblât intéresser les émigrants était de discuter les diverses méthodes de gouvernement et toute la politique intérieure de leur existence future dans le Massachusetts. Quelques-uns avaient même questionné monsignor au sujet des récoltes américaines ; et, une fois, il avait entendu dans un groupe une conversation des plus animées touchant les problèmes scolaires : mais cette conversation était tombée dès qu’il avait essayé de s’y joindre.

Et pourtant, malgré cette hostilité dont il se sentait environné, le milieu où il se trouvait introduit lui produisait une singulière impression de familiarité. Tout cela, sans qu’il sût comment, lui semblait déjà connu, et il avait même quelque part, au fond de soi, un élément de sympathie pour ces représentants d’un monde étranger. C’était comme si ce monde lui fît l’effet d’avoir été, autrefois, le sien propre. Il se sentait un peu pareil à un homme qui, ayant réussi à sortir d’un puits profond où il était tombé, regarderait avec pitié d’autres hommes restés au fond du puits et satisfaits d’y rester, se refusant à toute tentative pour remonter au grand air du dehors.

Car, sans aucun doute possible, le monde où le prêtre avait conscience de vivre depuis un an, ce monde comportait de larges horizons, avec tout ce qu’il y constatait encore de trop dur, à son gré, et comme d’inexorable. De tous côtés, son regard y découvrait des espaces infinis. Les hommes qui y vivaient, — et si étrangers que fussent pour lui leurs sentiments, — parlaient, en tout cas, comme si la mort n’était qu’un simple incident d’une vie éternelle. Et monsignor avait beau se défier, en secret, de la justesse d’une conception comme celle-là : du moins, cette conception remplissait les âmes, les animait d’une sécurité et d’un contentement merveilleux. Tandis qu’il en allait tout autrement des émigrants du navire. Ceux-là limitaient franchement tous leurs projets au monde terrestre. Un bon gouvernement, une bonne santé corporelle, un partage égal des biens et des chances : à cela se bornait toute leur idée du bonheur présent, tout de même que leur unique notion du progrès consistait à rêver un gouvernement encore meilleur, une santé plus parfaite, une égalité plus strictement répartie.

Ainsi le prêtre avait songé pendant sa traversée, revenant sans arrêt sur les mêmes questions, et s’ingéniant à comprendre le motif qui l’empêchait de s’accorder pleinement avec l’une ni l’autre des conceptions contraires. Car là-bas en Angleterre, avec ses amis, il se sentait incapable de partager leurs certitudes et leurs aspirations ; et avec ces socialistes, tels que pour la première fois il les approchait, il avait l’impression que la vie humaine se dégradait misérablement, perdait tout son sens et toute sa beauté.

Il avait observé machinalement de quelle manière la voûte du ciel s’étendait et s’illuminait au soleil levant, tandis que l’immense espace, au-dessous, commençait de plus en plus à se découper en arêtes dentelées. Et c’était avec un sentiment croissant de mélancolie qu’il avait vu bientôt se dresser devant lui les toits, les dômes, et les cheminées de Boston, le Canaan socialiste.

IV

Il lui fallut trois ou quatre jours avant de pouvoir se faire une image définie de ce que signifierait, une fois installée, l’existence nouvelle des émigrants internationaux.

Il demeurait au Palais du Gouvernement, vaste édifice qui naguère avait servi de temple à la secte des Scientistes Chrétiens. Là, chaque jour, dans le grand hall circulaire, il siégeait en compagnie d’Américains aux visages nettement découpés et des autres délégués européens qui accompagnaient l’afflux continuel des émigrants.

Il s’était plongé de toutes ses forces dans son travail d’organisation, désireux de répondre à la confiance de ses compatriotes en témoignant aux socialistes d’origine anglaise toute la sympathie de l’Église de leur pays.

La ville de Boston offrait, pour le moment, un spectacle de confusion et de désordre incroyables. Sans cesse un corps de police très fourni se voyait forcé d’intervenir pour empêcher de graves querelles entre les catholiques attardés, pour lesquels Boston allait dorénavant devenir inhabitable, et les nouveaux habitants, qui déjà se regardaient comme les maîtres absolus de la ville. Tous les arrangements légaux avaient été conclus, naturellement, avant l’arrivée des navires internationaux : mais le nouveau partage de Boston et de l’État entier, la distribution des fermes, le règlement d’interminables disputes entre émigrants de nationalités diverses, tout cela procurait assez de travail au Comité central pour en occuper les membres du matin au soir.

Ce fut vers la fin de la quatrième journée que monsignor se fit conduire en voiture à travers la ville, un peu pour respirer plus à l’aise, et un peu pour se rendre compte par soi-même de la manière dont les choses s’arrangeaient.

Assurément, ainsi qu’il devait se le répéter plus tard, ce n’était point là pour lui une occasion équitable de juger de la vie d’un État, socialiste, telle qu’elle pouvait être lorsque déjà tous les rouages se trouvaient en bon ordre. Et cependant il avait l’impression que, tout en faisant la part de ce qu’il y avait de provisoire dans la confusion et le bruit et l’encombrement qu’il découvrait autour de soi, le nouveau monde où il se trouvait plongé s’imprégnait profondément d’un esprit tout différent de celui de la société chrétienne. Il n’y avait pas jusqu’aux visages qui ne lui apparussent revêtus d’une empreinte particulière.

Aussi bien finit-il par arriver dans un quartier où, depuis longtemps déjà, une population socialiste s’était installée à demeure. Les maisons étaient propres et coquettes, la plupart nouvellement peintes ; et les gens allaient à leurs affaires avec une régularité, un calme parfaits. Dans l’un des coins du square s’élevaient les vastes Magasins généraux, où chacun s’approvisionnait de toutes les choses nécessaires à la vie, moyennant la présentation de coupons remplaçant l’ancienne monnaie abolie.

Accoudé sur le rebord de sa voiture, monsignor considérait attentivement cette scène nouvelle.

La première chose qui le frappait était une impression négative, la sensation de quelque chose d’extérieur qui faisait défaut. Et bientôt, en effet, il se rendit compte de ce qui manquait. Dans les villes européennes, l’un des détails auxquels il s’était maintenant le plus accoutumé était la présence, à chaque instant, de quelque emblème, ou statue, ou peinture d’ordre religieux. Ici, rien de pareil. Un trottoir bien uni courait autour du square ; au fond s’élevaient des maisons toutes semblables, avec les mêmes portes et les mêmes fenêtres. Tout était admirablement propre, commode, hygiénique. Par les fenêtres d’une maison, en face de soi, monsignor apercevait, à l’intérieur, une propreté et une décence non moins irréprochables. Mais il n’y avait, dans tout cela, absolument rien pour rappeler la moindre idée de quelque chose qui ne fût pas le bien-être corporel. À Londres, à Paris, dans toutes les villes d’Europe, un quartier socialiste même aurait conservé des traces d’allusions à d’autres possibilités moins matérielles : ici, rien absolument pour suggérer que la solide santé animale ne fût point le seul idéal concevable.

Le visiteur essaya d’interroger les visages des passants. Des femmes s’avançaient, vigoureuses et affairées ; des hommes allaient et venaient, échangeant quelques paroles. Sur le seuil des maisons, un groupe d’enfants se tenaient assis gravement. Et monsignor ne cessait pas de se dire que, sans doute, c’était son imagination qui lui faisait apparaître aussi tristement vides les visages de ces socialistes qui, cependant, avaient assez prouvé leur qualité d’enthousiastes en préférant l’exil à la domination du système chrétien. Bon nombre de ces visages exprimaient une intelligence très alerte ; et tous apparaissaient pleins de santé et de vie. Mais à les regarder en masse, et en comparaison des visages qu’il avait coutume de voir dans les rues de Londres, le prélat constatait une différence infinie. Il pouvait se représenter ces hommes prononçant des discours, organisant des votes, discutant gravement des matières d’intérêt public ; il pouvait se les représenter distribuant des secours après une soigneuse enquête scientifique, ou bien s’occupant d’administrer une stricte justice ; il pouvait même, avec un effort, se les figurer enflammés de passions politiques. Mais il lui était impossible, quoi qu’il fît, de les croire capables d’aucune action extrême, bonne ou mauvaise. Ils pouvaient calculer, faire des plans, comme aussi aimer et haïr à leur façon. Mais nul moyen de concevoir que jamais la passion les transportât hors d’eux-mêmes, dans un sens ou dans l’autre. En un mot, il n’y avait pas de lumière derrière ces visages ; on n’y voyait pas l’indication d’une mystérieuse qui les dépassât, aucune trace d’un idéal supérieur à celui qu’engendrait le sens commun de la foule.

Monsignor fit signe au chauffeur de se remettre en route ; et lui-même s’adossa dans sa voiture, les yeux fermés. Il se sentait terriblement seul, dans un monde terrible. Était-ce donc que la race humaine tout entière fût dépourvue de cœur ? La civilisation était-elle devenue si parfaite, de part et d’autre, dans le monde chrétien et dans ce monde socialiste, qu’il n’y eût plus de place pour un homme de sa sorte, à lui, avec les sentiments de l’individualité qui lui était propre ? Mais, avec tout cela, le prélat ne pouvait plus se dissimuler que, du moins, l’autre monde, le monde chrétien, valait mieux que celui-ci, que mieux valait se trouver apaisé et comme insensibilisé par une contemplation trop intense des réalités éternelles que par une prise trop forte sur les faits de la terre.

Au moment où il descendait de sa voilure, devant la porte du Palais du Gouvernement, l’un des portiers accourut vers lui, tenant en main une feuille verte.

— Monsignor, dit-il, voici un message pour vous ! Le prélat se hâta d’ouvrir la feuille, qui contenait une demi-douzaine de mots chiffrés. Étrangement agité, il remonta dans sa chambre et se mit en devoir de déchiffrer le message. C’était un ordre du vieux cardinal, lui enjoignant de tout quitter pour venir le retrouver, sur-le-champ, à Rome.

CHAPITRE V

I

Un silence de mort remplissait le long escalier du Vatican, pendant que Monsignor se rendait en hâte au cabinet du cardinal secrétaire, moins d’une demi-heure après son arrivée à la station aérienne, en dehors des remparts de Rome. Une voiture l’avait attendu là, qui d’abord l’avait conduit au vieux palais, où, neuf mois auparavant, avait demeuré en compagnie du P. Jervis ; mais il y avait appris que le cardinal Bellairs venait d’être appelé au Vatican, et avait laissé pour lui l’instruction de l’y rejoindre tout de suite.

Il savait maintenant ce qui avait motivé son rappel en Europe. Des messages télégraphiques avaient rayonné, d’heure en heure, pendant son vol au-dessus de l’Océan. À Naples, ensuite, où le navire aérien avait touché terre pour la première fois, les journaux donnaient déjà un compte rendu détaillé des événements, ainsi que les plus récentes nouvelles ; et, avant même d’arriver à Rome, monsignor s’était trouvé aussi pleinement informé de toutes choses que s’il n’avait point quitté l’Europe.

Le garde-suisse lui présenta son étrange hallebarde, lorsque, sa montée finie, il franchit le seuil de l’appartement du cardinal secrétaire. Un homme en livrée écarlate lui prit son chapeau et son manteau ; un autre le précéda à travers la première antichambre, où un ecclésiastique paraissait l’attendre ; et ce fut avec ce nouveau compagnon qu’il traversa ensuite une seconde et une troisième pièces, jusqu’à la porte du cabinet du secrétaire. Puis, le prêtre se contenta d’ouvrir cette porte, qui se referma doucement derrière lui, et de le laisser entrer seul dans le cabinet. Celui-ci était bien tel qu’il se le rappelait, tout tendu d’or et de damas rouge, éclairé par une verrière formant plafond, avec, au milieu, un grand bureau revêtu de cuivres, et un large divan contre le mur de droite : mais il semblait à monsignor, dans l’état d’appréhension où il était, que l’atmosphère de la grande chambre avait quelque chose de plus solennel, avec un silence encore plus profond.

Deux figures étaient assises là, l’une près de l’autre, sur le divan, toutes deux revêtues de la cape écarlate de cérémonie. L’une d’elles était le vieux cardinal Bellairs, qui, en apercevant le nouveau venu, lui fit un signe de tête amical et y ajouta même un léger sourire. Sou interlocuteur, lui, se releva et s’inclina faiblement, avant de lui tendre sa main à baiser. Cet interlocuteur du cardinal Bellairs était un des personnages les plus remarquables de l’Église entière, Italien de naissance, mais possédant une familiarité extraordinaire de toutes les langues européennes. Il était grand et robuste, avec une abondante chevelure d’un blanc de neige. Lui aussi, comme l’archevêque de Paris, il avait failli devenir pape, lors de la dernière élection ; et l’on ne doutait point qu’il le devînt quelque jour, encore bien que ce ne fût point l’usage d’élire pape un secrétaire d’État. Il avait un large visage bien découpé, d’un teint foncé, avec des yeux noirs très brillants, mais à demi voilés.

Monsignor baisa l’anneau sans se mettre à genoux, et s’assit sur la chaise qui lui fut désignée.

Personne ne dit rien pendant un moment.

— Eh ! bien, monsignor, savez-vous de quoi il s’agit ? demanda soudain le cardinal Bellairs.

— Je sais que les socialistes allemands ont fini par renverser le gouvernement impérial, malgré toutes les concessions de plus en plus humiliantes de celui-ci, qu’ils ont pris comme otages les membres de la cour et tout ce qui restait des anciens partis conservateurs, après quoi ils ont proclamé le triomphe solennel de leur parti, et annoncé aux autres puissances leur intention de tuer tous leurs otages et de se livrer contre l’Europe entière terribles assauts si, pendant ces quatre jours, chacune des nations chrétiennes n’avait pas retiré jusqu’à ses moindres mesures répressives contre le socialisme.

— Connaissez-vous la mort du prince Otteone ?

— Non, Éminence !

— Le prince Otteone a été exécuté la nuit passée, reprit simplement le cardinal. Lui-même avait sollicité la faveur d’aller à Berlin, comme représentant du Saint-Père, pour essayer de sauver tout au moins la vie des otages. Les gens de Berlin lui ont répondu qu’ils n’étaient point là pour traiter, mais bien pour imposer leurs propres conditions. Et ils ont tué le prince Otteone, et ont dit qu’ils feraient de même pour tout envoyé qui ne leur apporterait pas un message d’entière soumission. La chose sera universellement connue vers midi.

De nouveau, il y eut un silence. Le cardinal secrétaire promenait son regard d’un visage à l’autre, avec un air d’hésitation. Monsignor se taisait respectueusement, sachant bien qu’il n’avait pas à prendre la parole.

— Pouvez-vous deviner pourquoi je vous ai fait venir, monsignor ? demanda brusquement le cardinal Bellairs.

— Non, Éminence !

— Eh ! bien, c’est moi qui vais me rendre, dès ce soir, à Berlin. Le Saint-Père a eu la bonté de m’y autoriser. Et j’ai voulu vous laisser quelques instructions touchant nos affaires anglaises, avant mon départ.

Pendant un bon moment, l’esprit du prêtre se sentit incapable de saisir pleinement ia signification des paroles du vieux cardinal. Le fait est que celui-ci avait annoncé son voyage à Berlin du ton d’une personne qui exprime l’intention d’aller pour quelques jours à la campagne. Il n’y avait pas, dans sa voix ni dans ses manières, le moindre signe d’inquiétude, ou même d’agitation nerveuse. Et aussi monsignor cherchait-il encore une réponse lorsque déjà le cardinal Bellairs avait repris, s’adressant maintenant au secrétaire d’État :

— Votre Éminence sait en quelle estime je tiens monsignor Masterman. Monsignor a vraiment dans ses mains toutes les affaires de notre Église d’outre-Manche. Je voudrais seulement, si la chose est possible, qu’il fût nommé vicaire capitulaire, au cas d’un accident qui m’arriverait.

Le secrétaire d’État s’inclina.

— Vous pouvez être sûr…, commença-t-il.

— Éminence, — s’écria soudain le prêtre, interrompant le cardinal secrétaire, — Éminence, c’est impossible… c’est impossible !

Le cardinal anglais lui jeta un regard rapide.

— Pardon, dit-il, c’est expressément ce que je désire !

Monsignor se recueillit avec un violent effort. Jamais il ne lui a été donné, même plus tard, de reconstituer les transitions qui l’avaient conduit à se décider aussi brusquement. Il a toujours supposé que cette décision lui avait été inspirée, en partie, par l’élément tragique de la situation, l’impression que chacun était tenu de se hausser à un niveau d’âme exceptionnel ; à quoi s’ajoutait, pour une autre part, l’excitation nerveuse, et puis aussi un certain dégoût de la vie, qui grandissait en lui. Mais, par-dessous tout cela, il sentait bien que son nouveau désir résultait d’une affection humblement passionnée pour son vénérable chef, affection dont il n’avait jamais eu conscience jusqu’à cette minute. D’un seul coup, aussi nettement que dans une vision, il avait aperçu que c’était chose impossible de laisser aller seul à la mort cet admirable vieillard, et que personne n’avait autant le devoir de l’accompagner que lui-même, — lui qui toujours s’était révolté contre la brutalité du monde.

— Éminence, reprit il, ce que vous désirez est impossible, parce qu’il faut absolument que j’aille avec vous à Berlin !

Le cardinal sourit, et fit un geste de la main, comme pour calmer un enfant trop impétueux.

— Mon cher fils…

Monsignor se retourna vers l’autre cardinal. Il se sentait plein de sang-froid, aussi calme que si un souffle de vent avait balayé son agitation de tout à l’heure.

— Vous me comprenez bien, vous, Éminence, n’est-ce pas ? Vous comprenez qu’il est impossible que le cardinal parte seul ? Or, c’est moi qui suis son secrétaire. Je puis tout arranger, auparavant, avec… avec le recteur du collège anglais de Rome, par exemple. N’est-ce pas, Éminence, qu’il faut que ce soit ainsi ?

Le cardinal italien hésitait.

— Le prince Otteone est parti seul… commença-t-il.

— Oui, et sa mort n’a pas eu de témoin ! C’est précisément ce qui ne doit plus arriver.

La réponse à ces paroles était trop évidente : mais personne n’osa l’exprimer. Le vieux cardinal Bellairs se releva, à l’aide de sa canne.

— Ce que vous me proposez est bien bon à vous, mon enfant, dit-il doucement, et je comprends les motifs qui vous portent à me faire cette offre. Mais je vous assure que cela n’est point possible. Et maintenant, voudriez-vous rester un moment ici, avec Son Éminence le cardinal secrétaire, pendant que j’irai prendre congé du Saint-Père ? Le prêtre se releva, lui aussi.

— Il faut que je vous accompagne auprès de Sa Sainteté ! dit-il d’une voix résolue. C’est Elle qui décidera de ce que je doit faire.

Le cardinal Bellairs secoua la tête, avec un sourire indulgent. Mais monsignor se retourna vivement vers l’autre cardinal.

— Éminence, dit-il, je vous en supplie, accordez-moi cette faveur ! Il faut que je voie le Saint-Père, ne serait-ce qu’afin de recevoir ses ordres pour le cas où je ne pourrais pas accompagner le cardinal Bellairs.

Le secrétaire d’État parut hésiter un moment. Puis, en se levant à son tour et s’avançant vers la porte :

— Soit, mon enfant ! dit-il à monsignor. Venez, nous allons nous rendre tous les trois auprès de Sa Sainteté !

II

Le contraste entre les deux cardinaux et leur chef suprême frappa très vivement monsignor, malgré l’état d’agitation où il se trouvait, lorsque, ayant suivi le cardinal Bellairs dans la chambre particulière du pape, il revit la simple et quelque peu insignifiante figure, toute vêtue de blanc, qu’il se souvenait d’avoir entrevue déjà, notamment, un certain jour de fête, à genoux dans un sombre petit oratoire du Vatican.

Le pape Grégoire XIX était, comme le savait bien monsignor, d’origine française, mais d’un type français tout à fait moyen. Rien d’original, ni même d’imposant, dans sa courte figure, à l’exception de sa robe blanche et de ses insignes, sans compter que robe et insignes eux-mêmes, sur lui, prenaient une apparence étrangement « bourgeoise ». Sa voix, lorsque bientôt monsignor l’entendit parler, était pareillement d’un niveau banal, avec une tendance à la volubilité ; ses yeux gris, son nez charnu, sa bouche, tout cela achevait de le rendre aussi différent que possible du pape idéal de la fiction et de l’imagination. Nul moyen de reconnaître en lui, à première vue, le Pontife souverain. Bien plutôt on l’aurait pris pour un honnête commerçant d’habileté ordinaire, à qui serait venue la fantaisie de s’habiller d’une soutane blanche et de s’asseoir dans une énorme salle tapissée de damas rouge et d’or, avec des flambeaux d’argent sur un grand bureau plus somptueux que commode. Même en cet instant dramatique de sa propre vie, monsignor ne put s’empêcher de se demander avec étonnement de quelle façon un tel homme, — l’humble fils d’un maître de poste tourangeau, — avait pu s’élever à la plus haute dignité terrestre.

Le pape murmura quelques rapides paroles d’accueil, après quoi ses visiteurs, ayant baisé son anneau, s’assirent sur des chaises, auprès de lui.

— Et ainsi vous êtes venu me faire vos adieux, Éminence ? reprit-il en s’adressant au cardinal Bellairs. Nous vous sommes bien reconnaissant de votre généreux projet. Dieu vous en récompensera.

— Il fallait bien que, cette fois, ce fût un cardinal qui se rendit là-bas, Saint-Père ! répondit le vieillard anglais avec son doux sourire. Et puis, un homme de ma race est un peu parent des Allemands, sans être cependant l’un d’entre eux, comme je le disais déjà hier soir à Votre Sainteté. Et puis enfin, n’est-ce pas, me voici devenu un très vieil homme !

Nulle trace d’affectation dans la voix ni dans les gestes du cardinal, comme aussi dans l’allure des deux autres acteurs de la scène. Monsignor sentait que, pour des motifs inexplicable, chacune de ces trois personnes se trouvait vis-à-vis de la mort dans une attitude qui dépassait entièrement sa compréhension. Chacune d’elles en parlait vraiment avec une légèreté et un naturel à peine croyables.

— Allons, reprit le pape, voilà qui est décidé ! Vous comptez partir ce soir ?

— Oui, Saint-Père, je partirai aussitôt que j’aurai arrangé certaines affaires de mon pays. J’ai déjà retenu un aérien privé, qu’un de mes serviteurs s’est engagé à conduire. Mais il y a encore quelque chose dont je dois entretenir Votre Sainteté, avant de lui demander Ses instructions. Le prêtre que voici, mon secrétaire, monsignor Masterman, désire extrêmement m’accompagner à Berlin. Je voudrais que Votre Sainteté le lui défendît. J’ai besoin de lui pour être le vicaire capitulaire de mon diocèse, au cas possible de ma mort.

Le pape releva les yeux et les tourna vers le prêtre.

— Et pourquoi donc désirez-vous aller à Berlin, mon enfant ? Vous rendez-vous bien compte du caractère d’un tel voyage ?

— Saint-Père, je me rends compte de tout ! Je désire accompagner le cardinal à Berlin parce qu’il n’est pas bon que Son Éminence y aille toute seule. Il faut que la réception de votre envoyé, cette fois, s’accomplisse en présence d’un témoin. Le recteur du collège anglais de Rome peut fort bien recevoir toutes les instructions nécessaires, à la fois de la part de Son Éminence et de la mienne propre.

— Et vous, Éminence, quelles sont vos raisons ?

— Je ne veux pas que monsignor Masterman m’accompagne à Berlin, parce qu’il n’y a aucun besoin de deux hommes pour cette mission ! Un seul peut porter votre message aussi bien que deux.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel le pape se mit à jouer avec un porte-plume qui traînait sous sa main. Puis monsignor éclata de nouveau :

— Par pitié, Saint-Père, je vous supplie de me laisser aller à Berlin ! J’ai peur de la mort, et c’est là une des raisons pour lesquelles il faut que j’accompagne Son Éminence. En outre, je suis atteint d’une maladie mentale ; ma mémoire m’a abandonné il y a quelques mois ; elle peut m’abandonner de nouveau, et cette fois sans espoir de retour. Aussi convient-il que je tâche à être de quelque service pendant que la chose m’est possible ; et je répète à Votre Sainteté qu’il se peut qu’à Berlin je le sois, en etffet. Deux messagers y vaudront mieux qu’un seul !

De nouveau, pendant un moment, le pape resta sans parler. Il avait lancé sur le prêtre un regard intrigué, lorsqu’il l’avait entendu dire qu’il « avait peur de la mort ». Puis il avait baissé les yeux, et ses lèvres avaient commencé à frémir d’un petit tremblement continu.

— Eh ! bien, soit, mon fils, dit-il enfin à monsignor, vous pouvez accompagner Son Éminence à Berlin, si vous le désirez !

III

Un très petit groupe de personnes vint assister au départ de la seconde ambassade pour Berlin. L’heure et le lieu de ce départ avaient été tenus secrets, par crainte d’un encombrement de foule ; et il n’y avait là que trois ou quatre membres du Collège anglais, une demi-douzaine d’amis privés du cardinal, quelques serviteurs, et un petit groupe de passants qu’avait retenus le spectacle inaccoutumé d’un aérien attaché à un quai dorénavant hors d’usage. Personne autre, parmi les milliers de gens qui remplissaient les rues et les places de Rome, ne se doutait même de l’envoi à Berlin d’un nouveau délégué.

Dix minutes avant le départ, monsignor se trouva seul debout sur le quai, tandis que le cardinal continuait de causer avec ses amis, au pied de l’escalier.

Et pendant que le prêtre se tenait là, tantôt considérant la ville, où déjà, sous un ciel encore clair, des lumières commençaient à s’allumer, et tantôt examinant les flancs allongés du rapide navire qui vibrait, léger comme une fleur, impatient de s’élancer dans l’espace immense, pendant qu’il voyait toutes ces choses avec la partie extérieure de son âme, au-dedans de celle-ci il tâchait à comprendre les impulsions et pensées nouvelles dont il se sentait pénétré. En vérité, il lui aurait été presque impossible d’expliquer les motifs qui l’avaient amené là, sur ce quai de départ ; ses espérances, ses craintes, tout cela restait en lui étrangement vague. Il était comme quelqu’un qui défiler sur un écran un tourbillon d’ombres confuses, et qui parfois découvre la trace d’un corps ou d’un visage, parfois un mouvement fragmentaire, mais sans pouvoir rien saisir de l’intention ni du plan de l’ensemble. Ou bien, plutôt encore, il avait l’impression d’être lui-même emporté dans un tourbillon, sans aucun état d’âme défini, mais avec une curiosité de la manière dont l’aventure s’achèverait, et puis aussi des raisons qui avaient produit cette aventure singulière. Simplement, il savait que la chose était ainsi. Il savait que c’était chose absolument indispensable qu’il se trouvât sur ce quai, en partance vers une mort presque certaine : cela était pour lui aussi évident que l’existence même de son corps et de son âme.

J’ajouterai que rien de tout cela n’avait encore réussi à lui expliquer l’espèce d’énigme qui s’imposait à lui depuis son récent retour à la conscience de soi. Tout au plus sentait-il qu’il devait tenir en main, désormais, tous les éléments du problème ; mais sans qu’il lui fût possible, jusqu’à présent, de les coordonner eu un tout homogène. Il n’y avait, en somme, qu’une seule chose qu’il perçût maintenant avec une netteté parfaite : c’était que la tranquillité prodigieuse de ces catholiques en présence de la mort constituait l’un des éléments principaux de la solution du problème, — comme aussi qu’un autre élément de cette solution lui avait été donné par la vue de la platitude misérable de l’être et de la vie des colons socialistes. Telles étaient les réflexions et songeries du voyageur, au moment où il vint prendre sa place dans l’étroite cabine où l’avait précédé le vieux cardinal après que l’on avait échangé les derniers adieux. La cabine était un petit espace dont la cloison se trouvait bordée d’une sorte de banquette continue, avec des coussins servant de matelas ; au centre s’allongeait une étroite table, et des fenêtres grillées s’ouvraient sur les deux côtés de la pièce. Une plate-forme vitrée, entourant la cabine, permettait aux voyageurs de faire quelques pas, en manière d’exercice ; mais tout l’avant du bateau était entièrement rempli par les appareils mécaniques du conducteur. C’était un type d’aérien relativement nouveau, et qui ne servait que pour les voyages lointains ; monsignor avait entendu dire que sa rapidité était suffisante pour amener les délégués à Berlin dès le matin suivant.

Quelqu’un du dehors ferma, brusquement, la porte vitrée. De l’intérieur de la cabine, par la fenêtre, le cardinal envoya à ses amis un sourire et an geste d’adieu. Puis une cloche sonna, un frémissement parcourut le bateau, et puis, soudain, le quai garni de visages parut tomber dans le vide.

Le cardinal s’assit, posa sa main sur le genou du prêtre.

— Et maintenant, dit-il, il faut que nous causions un peu !

IV

Déjà la brume des Alpes commençait à voiler d’un nuage les fenêtres de la cabine, et toujours encore les deux voyageurs continuaient de causer. L’homme qui avait perdu sa mémoire avait vu soudain ses énergies faiblir, sous le coup violent d’une émotion dont il avait à peine conscience, — de l’émotion produite chez lui par l’idée que chaque lieue de son vol présent le rapprochait d’une mort quasi certaine. Si bien qu’il avait tout avoué à ce calme vieillard paternel, ses craintes, sa résistance intérieure contre la nouvelle atmosphère de pensée au milieu de laquelle il s’était réveillé, semblait-il quelques mois auparavant, son impression d’un christianisme qui aurait perdu le véritable esprit chrétien, et surtout l’étrange absence de tout sentiment religieux défini dans son propre cœur. Tout cela lui avait paru très malaisé à traduire en paroles ; et il n’avait pas fallu moins que l’indulgente attention du vieux cardinal pour lui donner la force de parvenir jusqu’au bout de sa confidence.

Après l’avoir longuement écouté, le cardinal lui avait posé une question :

— Et maintenant, mon enfant, maintenant que vous affrontez la mort, le faites-vous en croyant que la religion est vraie ?

— Oui, mon père, ou du moins je le suppose !

— Fort bien. L’essentiel est que vous ayez la foi. N’ajoutez plus rien ! Vous vous êtes confessé ?

— Oui, cet après-midi même.

Le vieillard était resté un moment silencieux.

— Quant à votre impression d’irréalité, avait-il repris, comme aussi quant à votre notion d’une église qui n’aurait pas de cœur, il n’y a rien là que de naturel. Votre maladie a causé chez vous un choc mental très violent, d’où résulte que votre sensibilité se trouve aiguisée à un degré plus ou moins morbide. Or, voyez-vous, le cœur de l’église est très profond, et, faute d’avoir pu encore le pénétrer, vous vous êtes irrité de ne pas l’apercevoir là où vous le cherchiez. Croyez-moi, cela n’a pas une grande importance ! Il faut seulement que vous mainteniez votre volonté dans la direction de Dieu : ni Dieu ni la religion ne vous en demandent davantage. Aussi bien suis-je prêt à reconnaître que l’Église porte vraiment en soi une certaine dureté, encore que le mot de force surnaturelle me paraisse plus juste. Ce n’est, en somme qu’une question de mots. Cette force, l’Église l’a toujours possédée. Autrefois, elle lui a dû de pouvoir souffrir ; maintenant, elle lui doit le moyen de régner. Mais j’ai l’idée que, en y réfléchissant, vous n’auriez pas de peine à découvrir que cette même force continue à armer l’Église jusque dans la souffrance.

— Oui, mon père, s’écria tristement le prêtre, oui, en effet, je commence à m’apercevoir de cela ! Vous-même, le prince Otteone…

Le vieux cardinal hocha la tête.

— De moi-même, n’en parlons pas ! Je suis un très vieil homme, et je ne m’attends nullement à souffrir. Pour le prince Otteone, c’était différent. Le prince Otteone était un jeune homme plein de vie ; et, dès le début, il a su parfaitement vers quel sort il allait. Eh ! bien, est-ce que son aventure ne vous frappe pas ? Il est parti gaiement, sans l’ombre d’un regret. Vous a-t-on dit cela ?

Ce fut au tour du prêtre de rester silencieux.

— À quoi pensez-vous, mon enfant ? Mais monsignor hésitait à répondre.

— Allons, mon fils, ne craignez pas de parler ! reprit le cardinal.

— Je pense à Sa Sainteté ! éclata soudain monsignor. Je l’ai trouvée si indifférente, si froide, avec si peu de souci pour la vie ou la mort de ses messagers !…

Il releva sur le vieux cardinal un regard angoissé.

— Oh ! murmura le vieillard, que cela ne vous inquiète pas ! Ainsi, vous avez pensé que le pape était indifférent ? Ma foi, ne devrait-il pas l’être ? N’est-ce point ce que nous devrions attendre du Vicaire du Christ ?

— Mais le Christ lui-même a pleuré !

— Oui, oui, et son vicaire aussi a pleuré. Croyez-moi, je l’ai vu de mes propres yeux ! Mais c’est sans larmes que le Christ est allé à la mort.

— Certes, mais Sa Sainteté ne va pas à la mort ! s’écria le prêtre. Elle y envoie les autres…

Il s’arrêta brusquement, ayant perçu non pas une parole, de la part de son compagnon, mais simplement une espèce de vibration mentale qui tendait à l’empêcher d’en dire davantage. Là-haut, si haut par-dessus le monde, et puis aussi sous la pression de telles pensées, chacun de ses nerfs semblait tendu à un degré surprenant d’impressionnabililé. Mais le vieux cardinal ne répondit rien. Une fois, en vérité, ses lèvres s’ouvrirent, mais pour se refermer aussitôt.

— Personne, à coup sûr, ne saurait attendre que le Saint-Père se rendît lui-même à Berlin dans les circonstances présentes ! dit enfin le cardinal, d’une voix douce et affectueuse. Mais ne vous vient-il pas à l’esprit que, peut-être, Sa Sainteté trouve plus pénible encore de devoir rester au repos dans Rome ?

Monsignor sentit une vague de désappointement. Il avait espéré quelque mot révélateur, au lieu de cette réponse banale, et qui n’expliquait rien.

Le vieillard se pencha vers lui, en souriant de nouveau.

— Mon fils, lui dit-il, ne vous montrez pas impatient et prompt à la critique ! Qu’il vous suffise de songer que, vous et moi, nous allons là-bas ! Oui c’est assez de quoi nous occuper tous les deux. Venez, aidez-moi à relire encore toute cette masse de papiers !

Une heure plus tard, l’aérien était sensiblement descendu, et passait au-dessus d’une région de plaines. Monsignor commençait à avoir conscience d’une lassitude irrésistible. Il ne put s’empêcher de bâiller à deux ou trois reprises, et son vieux compagnon eut pitié de lui.

— Étendez-vous un peu, monsignor ! lui dit-il. Vous avez eu une journée terrible ! Moi aussi, d’ailleurs, je vais essayer de dormir. Sans compter qu’il faut que nous soyons aussi frais que possible, pour notre entrevue de tout à l’heure !

Monsignor ne répondit pas. Il s’avança jusqu’à l’autre côté de la banquette, ôta sa ceinture, et s’étendit de son long. Il avait à peine fini de s’émerveiller de la prodigieuse sûreté du vol de l’aérien, semblable à une flèche lancée dans les airs, que lui-même se trouvait plongé dans un état complet d’inconscience.

V

Il se réveilla en sursaut, avec un mélange singulier de netteté des sens et d’engourdissement intellectuel. Écartant ses pieds de la banquette, il s’assit, se mit à regarder autour de soi.

La première chose qu’il aperçut fut que la cabine était remplie d’une pâle lumière matinale, froide et triste, bien que les lumières voilées des lampes continuassent à briller au plafond. Puis il vit que le cardinal était assis à l’autre extrémité de la cabine, le regard fixé au dehors. L’une des fenêtres de verre était baissée, et une coulée d’air brumeux agitait les cheveux blancs sur la tête du vieillard. Puis il vit, à l’avant du vaisseau, la figure tassée du conducteur.

Rien d’autre qu’il pût discerner, à travers le vitrage ; de tous côtés, un épais brouillard inondait l’atmosphère. L’aérien semblait arrêté, mais sans doute quelque part au-dessus de terre, comme un ballon captif immobile à l’extrémité de sa corde. Monsignor eut un mouvement, qui fit retourner vers lui le cardinal Bellairs. Le vieillard paraissait étrangement usé et fatigué, parmi cette lumière triste. Mais ce fut de sa voix ordinaire, sans la moindre trace d’émotion, qu’il demanda :

— Étes-vous bien réveillé, monsignor ? J’ai voulu vous laisser dormir à votre aise.

— Qu’y a-t-il, Éminence ? Où sommes-nous ?

— Nous sommes arrivés au-dessus de Berlin, depuis déjà une demi-heure. On nous a ordonné, par signaux, de rester où nous étions, jusqu’à ce que l’on vînt nous faire descendre.

— Nous sommes arrivés ?

— Mais oui. Nous avons dépassé la première ligne de signaux de Berlin, il y a environ trois quarts d’heure. Après quoi, naturellement, nous avons ralenti notre course.

Soudain, monsignor eut vaguement l’impression d’entendre comme un bourdonnement, au-dessous de soi. Le cardinal se pencha en avant, et regarda par la fenêtre ouverte.

— Je crois que les voici enfin qui montent vers nous ! — dit-il, en se retournant de nouveau vers son compagnon. — Écoutez, monsignor ! Le prêtre écouta de toutes ses forces. Par instants, seulement, il recommençait à entendre trois ou quatre bruits métalliques, faibles et menus, comme jaillissant des profondeurs d’un immense puits ; mais, brusquement, il perçut trois sonneries de cloche.

Le cardinal, lui aussi, avait entendu.

— Oui, dit-il, les voici qui partent enfin d’en bas ! Us nous ont fait attendre assez longtemps !

Il prit sur le banc sa ceinture écarlate, ainsi que sa calotte, et commença à se préparer pour le débarquement.

Monsignor avait sauté sur ses pieds et couru vers le grand manteau du vieillard, pendu à la patère.

— Vous feriez mieux de vous apprêter vous-même ! lui dit doucement le cardinal. Ces gens vont être là dans un instant.

Et, en effet, tandis que le prêtre s’occupait à peigner rapidement ses cheveux, il entendit un bruit de voix qui parlaient quelque part, toujours au-dessous de lui, parmi la brume. Et puis, dès la minute suivante, au delà de la fenêtre devant laquelle se tenait le vieux cardinal, vêtu de son grand manteau et le chapeau sur la tête, voici qu’apparut d’abord un toit brillant, puis une rangée de petits ventilateurs, et puis encore une rangée de fenêtres contre lesquelles se pressaient une douzaine de visages. Les nouveaux venus commencèrent à remuer, aussitôt qu’ils découvrirent le costume rouge du cardinal.

— Nous pouvons nous rasseoir ! dit en souriant le vieillard. Le reste ne concerne plus que les mécaniciens.

Monsignor s’est souvent étonné, plus tard, à se rappeler combien peu de crainte réelle et active il avait éprouvé durant ces heures de crise. Il avait pleine conscience d’une certaine sensation morbide, comme d’un goût aigre sur ses lèvres, qu’il léchait par instants ; mais presque rien d’autre que cela, si ce n’est, peut-être, un court frisson spasmodique dont il fut secoué une ou deux fois en recevant au visage une brise imprégnée de brouillard. Et, donc, il restait assis, à peu près impassible, observant, par les fenêtres le peu qu’il pouvait voir de la manière dont l’aérien descendait lentement, attaché à l’espèce de long radeau flottant qui était venu le rejoindre d’en bas. Le conducteur de l’aérien restait toujours encore à son poste, d’où monsignor l’entendait répondre, une ou deux fois, à des questions posées par des personnes invisibles. Le cardinal, lui aussi, demeurait immobile et silencieux, sur la banquette opposée.

Mais soudain monsignor se sentit saisi d’épouvante, au moment où déjà il avait conscience d’approcher de terre. La première indication précise de cette approche fut une nouvelle sonnerie, dont le prêtre se mit machinalement à compter les coups. Puis, pendant que ses yeux s’efforçaient de discernera l’horizon des bâtiments ou des tours, le mouvement de descente s’arrêta. Il y eut une petite sensation de secousse, puis un bruit de pas rapides, puis encore un grand choc. Évidemment, on était arrivé à un quai de débarquement dressé au-dessus de la ville. Monsignor se rappela soudain que c’était ainsi que s’achevaient les voyages aériens. Déjà le cardinal était debout devant lui.

— Venez, monsignor ! lui dit-il eu lui tendant la main.

Au même instant la porte s’ouvrit, et deux hommes en uniforme pénétrèrent brusquement dans la cabine.

— Qui êtes-vous, messieurs, et pourquoi venez-vous ? demanda l’un des hommes, en excellent anglais.

— Je viens de la part du Saint-Père ! répondit nettement le cardinal. Je suis le cardinal Bellairs ; et voici mon secrétaire, monsignor Masterman ! Je dois ajouter que monsignor ne remplit ici aucune mission officielle.

— Fort bien, dit l’homme. Tout est en ordre : déjà votre arrivée nous a été signalée, tout le long du trajet. Voudriez-vous venir par ici ?

Une passerelle avait été jetée de l’aérien au radeau, qui, à son tour, se trouvait maintenant attaché à un large quai tout enveloppé de brouillard. Cependant, monsignor pouvait apercevoir que tout ce quai était encombré d’hommes, les uns vêtus d’uniformes, d’autres en blouses d’ouvriers. Mais on avait réservé un chemin pour les arrivants, et la foule les laissa passer sans aucune démonstration d’hostilité ouverte. Le seul détail qui frappa monsignor fut l’absence de tout signe de salutation ; et bientôt également, lorsque le cardinal et lui eurent pénétré, en compagnie des deux officiers, dans l’ascenseur qui devait les conduire à terre, le prêtre entendit derrière soi un échange de voix gutturales, au milieu desquelles vibra soudain un gros rire. Puis les portes de l’ascenseur se refermèrent, et l’appareil descendit.

La descente était si rapide que les voyageurs, même sans le brouillard d’alentour, auraient été hors d’état de rien observer de la ville. Et bientôt, en même temps que la vitesse se ralentissait, monsignor observa que l’appareil longeait le mur d’un grand bâtiment de briques sombres. Puis ce fut l’arrêt, et les portes ouvertes.

Un groupe d’hommes se tenaient là, avec une lueur d’attente cruelle sur leurs durs visages. Tous ces hommes portaient des uniformes, mais d’espèces diverses. L’un d’eux s’était placé un peu en avant des autres, et tenait un papier à la main.

— Le cardinal Bellairs ? demanda-t-il. Et monsignor Masterman ?

Le cardinal s’inclina.

— Nous avons appris votre départ de Rome, hier soir. On m’a dit aussi que vous étiez chargés d’un message de la part des puissances ?

— De la part du Saint-Père, que les puissances européennes ont désigné pour les représenter !

— Cela revient au même ! dit brusquement l’homme. Le Conseil vous attend. Ayez la bonté de me suivre !

À ce moment, l’un des officiers qui avaient accompagné les voyageurs s’avança vers eux.

— Le vieil homme, dit-il en désignant le cardinal, m’a déclaré tout à l’heure que cet autre individu n’était pas un envoyé officiel !

— Est-ce vrai ? demanda le fonctionnaire qui avait accueilli les voyageurs au bas de leur descente.

— Parfaitement !

— En ce cas, je n’ai ordre que de faire entrer l’envoyé des puissances. M. Masterman aura l’obligeance de suivre mon collègue. Et maintenant, monsieur le cardinal, voulez vous venir avec moi par ici ?

VI

Lorsque, plus tard, monsignor revoyait d’ensemble cette tragique aventure, aucun de ses aspects peut-être ne le frappait autant que l’abominable rapidité avec laquelle s’étaient déroulées toutes ses péripéties. Mais peut-être, par ailleurs, valait-il mieux qu’il en fût ainsi. Car même les quelques minutes d’attente incertaine écoulées après le départ du cardinal lui avaient semblé d’une longueur interminable.

Il allait çà et là, dans la petite pièce où on l’avait enfermé, — une manière de salon, sans doute, faisant partie d’un bâtiment impérial dont les révolutionnaires s’étaient emparés. Il entendait par instants, dans le corridor, les voix des quelques hommes chargés de le garder, et tout son cœur frémissait d’une angoisse sourde, bien plus torturante que l’aurait pu être une peur positive, et avec un objet défini.

Il tâchait à se réconforter en se redisant l’histoire des journées précédentes. Il se rappelait de quelle façon, après le premier éclat de la révolution allemande, lorsque tous les agents de l’ancienne police impériale avaient été tués au moyen d’engins nouvellement inventés, et lorsque le palais avait été envahi, et la ville entière réduite à un état de terreur impuissante, un second massacre s’était produit, celui-là non plus commandé, mais toléré par les chefs du mouvement socialiste.

Monsignor avait, du reste, conscience de ne savoir encore qu’une faible partie du drame. Tout au plus en connaissait-il les contours principaux. D’abord, c’était chose évidente que la révolution avait été conçue et préparée dans tous ses détails depuis de longs mois. Il y avait eu à Berlin, durant ces mois passés, une affluence énorme de socialistes des divers pays d’Europe, mais surtout d’Amérique, accourus là sans que l’autorité impériale pût encore se résoudre à agir contre eux. Par degrés, de vagues protestations avaient surgi, s’étaient répandues dans les masses : mais tout cela trop imprécis pour faire soupçonner un prochain recours à la violence. Et puis enfin, au moment où déjà, dans tous les autres pays, le transport officiel des socialistes en Amérique commençait à s’organiser, et où les politiciens les plus pessimistes tendaient à considérer tout danger comme écarté, voilà que, sans le moindre avertissement, le grand coup avait été frappé, — sous la direction manifeste d’un Comité international, dont personne, jusque-là, n’avait même soupçonné l’existence !

Quant aux détails de la crise elle-même, le prêtre se rappelait seulement que les révolutionnaires, à nombreuses trahisons des familiers de la cour impériale, avaient mis la main palais qui formaient cette cour. En quelques heures, l’immense exécution s’était achevée. Impossible pour les autres puissances d’intervenir avant la catastrophe ; impossible d’intervenir utilement maintenant encore, en raison d’une foule « d’otages » que les rebelles menaçaient de tuer dès la première apparition d’aériens armés.

Et puis il y avait les conditions exigées par ces rebelles, — des conditions que les gouvernements étaient unanimes à rejeter, car elles comprenaient, en plus du rappel immédiat de tous les socialistes, une suppression absolue du pouvoir religieux dans toute l’Europe, une liberté absolue de la presse, et maintes garanties non moins inacceptables. Faute pour les puissances d’admettre ces conditions, c’était la guerre déclarée par l’Allemagne à toute l’Europe, une guerre qui, naturellement, ne pouvait finir que par le triomphe des puissances chrétiennes, mais qui, en attendant cette issue heureuse, ne pouvait manquer de signifier, étant données les nouvelles conditions de toute guerre, une destruction incalculable de vies humaines et de propriétés, — d’autant plus que l’on savait les Allemands résolus à répudier toutes les lois internationales qui restreignaient cette destruction. Certes, le défi porté au monde par Berlin était une démarche désespérée et vouée à l’échec ; mais c’était le défi d’un animal féroce qui, tenant à sa portée toutes les ressources de la science moderne et connaissant la manière d’en user, ne se ferait aucun scrupule d’en tirer le parti le plus effroyable. Sans compter, disait-on, les possibilités d’un soulèvement des socialistes d’Amérique et d’émissaires secrètement disséminés à travers tout le monde civilisé, au cas où la répression des puissances aurait réussi.

Voilà, en résumé, ce que monsignor Masterman se rappelait avoir lu ou entendu raconter ! C’était là ce que le monde entier savait ; et, certes, les choses n’avaient rien de rassurant.

En premier lieu, à coup sûr, le prêtre craignait la mort pour sa propre personne ; et cependant, tandis qu’il allait de long en large dans le petit salon, honnêtement et sincèrement il croyait pouvoir s’affirmer que cette crainte n’occupait qu’un plan accessoire dans son esprit. Bien plutôt ce qu’il éprouvait était une sensation de surprise, mêlée d’horreur, à la pensée que de tels événements eussent pu éclater dans ce monde ordonné, discipliné, avec lequel il commençait à se familiariser. C’était cette surprise et cette horreur qui l’accablaient, d’un poids qu’aggravaient encore sa tension nerveuse, la brutalité grossière des hommes qui l’avaient accueilli, et le souvenir de la mort toute récente, dans cette même ville, d’un autre messager de paix pareillement envoyé de Home. Et puis aussi la surprise et l’horreur se concentraient pour lui maintenant, comme un symbole, dans l’image du vieux cardinal que, depuis longtemps déjà, il avait appris à aimer.

Comme le font toujours les esprits exaltés, il se représentait une demi-douzaine d’issues possibles, et dont chacune lui apparaissait en plein relief, avec une clarté singulière. Il imaginait le retour du cardinal avec la nouvelle d’un compromis, ou du moins avec la nouvelle d’un délai. Ou bien il revoyait le vieillard venant à lui, tout anxieux et troublé, sans que l’on eût encore rien décidé. Ou bien c’était lui-même que, tout d’un coup, l’on accourait chercher. Et il y avait d’autres images, plus terribles que celles-là, et contre lesquelles il raidissait toute sa volonté, en se disant qu’il était inconcevable que de telles choses eussent lieu. Oui, et pourtant pas une de ces conjectures n’était aussi terrible que devait l’être, tout à l’heure, la réalité elle-même…

Celle-là arriva rapide et brusque, sans le moindre incident prémonitoire.

Le prêtre se retournait, étant parvenu à l’extrémité de la pièce, lorsque tout d’un coup une figure apparut devant lui, sans même qu’il eût entendu d’avance un bruit de pas. Derrière cette figure, il en entrevit deux autres, attendant.

C’était le vieux cardinal Bellairs, qui se tenait là, droit et plein de sérénité comme toujours, avec, dans ses yeux, un regard qui fit taire toute pensée et toute émotion dans l’âme du prêtre. Le vieillard leva sa main, sur laquelle brillait la bague violette ; et aussitôt, sans même savoir ce qu’il faisait, le prêtre tomba sur ses genoux.

Benedictio Dei omnipotentis, Patris et Filii et Spiritns Sancti, descendat super te, fili mi, et maneat semper !

Ce fut tout. Pas un mot de plus.

Et puis, pendant que le prêtre se relevait avec un cri étranglé, la frêle figure disparut, et la porte de la pièce fut refermée d’un triple tour de clef.

CHAPITRE VI

I

Durant toute la journée, un étrange silence pesa sur Berlin, un silence profondément différent de ce calme habituel des cités modernes que commençait à connaître et à goûter, dorénavant, monsignor Masterman. Celui-ci, en effet, s’était accoutumé au bourdonnement léger des rues passantes, alors que voitures et piétons s’avançaient sans bruit sur un pavage capitonné, et que l’air vibrait d’un murmure continu où figuraient les appels assourdis des cloches et les sons mélodieux des trompes attachées aux automobiles ; tout cela commençait à lui devenir familier, et il y découvrait quelque chose de bienfaisant, quelque chose qui lui rappelait qu’il vivait, en vérité, dans un monde d’hommes aussi occupés et actifs que ceux d’autrefois, mais infiniment plus civilisés, et se soumettant de leur gré à une discipline collective.

Mais le silence de ce quartier central de Berlin n’avait rien de commun avec celui de Paris ou de Londres. Son intensité était, au contraire, inquiétante et sinistre. Par instants s’élevait un sifflement soudain, qui s’agrandissait et s’accentuait bientôt, marquant évidemment le passade d’une voilure chargée de quelque terrible mission révolutionnaire. Plusieurs fois aussi le prêtre avait entendu un échange lugubre de voix sous la fenêtre de la chambre où il continuait à être emprisonné. Ou bien encore, parfois, un bruit semblait descendre sur lui de très haut, probablement le bruit d’un ascenseur qui revenait à terre. Et, à chacun de ces bruits, le prêtre frémissait involontairement, se demandant si ce n’était point le signal de quelque nouvelle catastrophe, le prélude de quelque décision qui allait le rayer du nombre des vivants.

Quant aux progrès des événements, il continuait à n’en rien savoir.

Deux jours s’étaient passés depuis l’affreux instant où la porte s’était refermée derrière le prisonnier, et où le vieux cardinal s’en était allé doucement vers la mort. Depuis, le prêtre n’avait pas même osé interroger le gendarme taciturne qui lui apportait sa nourriture. Des milliers de pensées tourbillonnaient devant lui, comme des images reflétées sur un mur. Il voyait des rassemblements d’armées, l’horizon obscurci par l’approche d’escadres aériennes, accourant pour châtier la révolution allemande. Ou bien c’était cette révolution elle-même qu’il imaginait, répandant à travers le monde ses engins destructeurs, lançant sur Rome et sur Londres, sur Paris et sur Versailles des projectiles, dont chacun suffisait pour anéantir une ville entière.

Avec cela, aucune conclusion définie ne s’offrait à la pensée du prêtre prisonnier. Celui-ci se trouvait dans un état si complet de passivité qu’il ne cherchait même pas à comprendre si les faits récents n’avaient pas répondu, précisément, à la question qu’il s’était posée depuis des mois, — l’angoissante question de savoir si les chrétiens qui régnaient à présent sur le monde n’avaient pas oublié l’élément chrétien de la souffrance. Simplement il constatait que le jeune prince romain s’était conduit en héros, et, plus encore, le vieux cardinal anglais, qui, lui, n’avait déjà plus eu aucun doute sur le sort réservé à sa mission. Et puis il songeait que bientôt, dès la nuit suivante, le délai fixé par Berlin à l’Europe allait prendre fin.

Lentement, le brouillard se dissipait, et un rayon de soleil se glissait sur le mur, vis-à-vis de la fenêtre. Et pendant que monsignor suivait machinalement des yeux ce rayon tremblotant, la porte de la chambre s’ouvrit, une fois de plus, et monsignor éprouva la surprise de voir venir à lui, tout souriant, ce même avocat anglais, James Hardy, avec lequel il s’était naguère entretenu, à Londres, des chances de succès du parti socialiste.

II

— Bonjour, monsignor ! Je suis confus de n’être pas encore venu vous voir ; mais nous avons été extrêmement occupés, tous ces jours-ci.

Il s’assit dans l’unique fauteuil, sans offrir au prêtre une poignée de main.

Et sur-le-champ le prêtre, par une de ces intuitions soudaines et inexplicables qui partent plus loin que toute réflexion, sentit et comprit deux choses : d’abord, que c’était à dessein, et non point par négligence, qu’on l’avait laissé seul durant ces deux jours ; et, en second lieu, que cette visite qui lui était faite quelques heures avant l’expiration du délai avait, elle aussi, un objet déterminé. Son cerveau était d’ailleurs trop confus pour lui permettre de tirer de ces deux faits eux-mêmes une conclusion approfondie ; mais du moins l’instinct qui lui avait fait comprendre les deux faits lui enjoignait aussi de veiller soigneusement sur toutes ses paroles.

— Je crains que vous ayez eu à traverser ici bien des heures d’anxiété ? reprit le visiteur. Mais il en est de même pour nous tous ; croyez-le bien ! Il faut que vous nous excusiez, n’est-ce pas, monsignor ?

Le prêtre ne répondit rien. Entre ses paupières à demi fermées, il examinait le solide visage, plein d’intelligence, de l’homme qui venait de s’asseoir en face de lui, sa forte bouche volontiers souriante, ses cheveux coupés ras et grisonnants au-dessus des oreilles.

— Allons, reprit encore James Hardy, je vois que vous n’êtes pas satisfait de nous ! Mais dites-vous bien que votre arrivée nous a placés nous-mêmes dans un grand embarras. Certes, je déplore autant que vous la mise à mort des deux envoyés. Mais force nous a été de tenir notre parole. Il fallait bien prouver notre sincérité, et montrer au monde que nous prenions la chose au sérieux.

Puis, après une pause :

— Et il faudra bien que nous recommencions à le montrer cette nuit, selon toute apparence ! Le prêtre, obstinément, écoutait sans répondre.

— Permettez-moi de vous dire que votre attitude n’a rien de raisonnable, monsignor ! éclata enfin le visiteur. Pour moi, je suis tout prêt à vous communiquer ce que je sais, si seulement vous me le demandez. Je ne suis pas venu du tout pour vous vexer, ni pour étaler mon triomphe sur vous. Sans compter que, laissez-moi vous le rappeler, nous aurions fort bien pu vous traiter, vous aussi, comme un envoyé. Pour être franc, c’est moi qui suis intervenu en votre faveur… Oh ! non point par pitié ou par sympathie. Ce sont là des sentiments que nous vous avons laissés depuis longtemps, à vous chrétiens, et au-dessus desquels nous planons désormais. Simplement j’ai pensé que, pourvu que nous tinssions notre parole, nous n’avions pas besoin d’aller au delà. Et l’expérience a démontré que j’avais eu raison… Dites, monsignor, n’êtes-vous pas curieux de savoir pourquoi ? Au prix d’un violent effort intérieur, le prêtre réussit à demeurer silencieux.

— Eh ! bien, le fait est que nous allons vous renvoyer à Rome, après minuit. C’est vous qui y porterez témoignagne d’une dernière scène du prologue de la tragédie, — je veux dire la mise à mort de tous nos otages.

Il s’arrêta de nouveau, guettant une réponse. Mais enfin, d’un air impatienté, il se releva et dit sèchement au prêtre :

— Suivez-moi, s’il vous plaît, monsignor ! J’ai ordre de vous amener devant le Comité.

III

Sous l’escorte de James Hardy et d’un groupe d’agents de police, le prêtre pénétra dans une vaste salle, ayant un peu la forme d’une salle de concert ; et bientôt il trouva tout le temps d’en observer les détails, du coin reculé de l’estrade où son guide l’avait laissé, toujours sous la garde des agents de police.

Cette estrade occupait l’une des extrémités de la salle, et était garnie d’un long demi-cercle de sièges et de bancs, sur lesquels se tenaient assises une trentaine de personnes, toutes vêtues de noir. Au centre du demi-cercle, le siège et la table du président s’élevaient un peu plus haut, mais sans que pour cela monsignor, placé derrière lui, fût en état de voir de lui autre chose que son manteau noir et ses longs cheveux d’un gris de fer.

Le reste de la salle était presque vide. Une table se dressait au pied de l’estrade, et autour d’elle d’autres hommes s’apprêtaient à écrire. Plus loin, un petit groupe d’hommes restaient debout, semblant attendre leur tour d’être interrogés.

Au dehors, les dernières lueurs du jour s’étaient effacées ; mais la salle resplendissait, éclairée par des lampes électriques tout autour du plafond. Sur tous les visages que pouvait observer le prêtre, une émotion commune se lisait nettement, — une irritation muette et profonde, prédisposant les âmes à agir sans pitié.

Et à plusieurs reprises monsignor vit comparaître devant le président des personnes qui, sans doute, déposaient leurs témoignages. Enfin James Hardy, qui occupait l’un des sièges de l’estrade, s’approcha du président et lui parla dans l’oreille. Dès la minute suivante, sur un signe de Hardy, les agents de police amenèrent le prêtre sur le premier plan de l’estrade, à l’endroit où s’étaient tenus les témoins de tout à l’heure. Et brusquement le président, qui s’était détourné pour causer avec ses assistants, se retourna vers le prêtre et le dévisagea.

Jamais monsignor n’allait oublier le visage de cet homme, entre les mains duquel résidait l’autorité suprême de la révolution. Incontestablement, c’était là un visage de prêtre, mais le visage d’un prêtre déchu. Le teint était cuivré, les lèvres droites et minces, le nez fort, avec une courbe hardie ; et les grands yeux noirs reflétaient une énorme puissance intérieure, sous les lourds sourcils qui les recouvraient. Seuls, ces yeux semblaient vivre, tandis que le reste des traits faisait l’effet d’un masque modelé avec soin.

À sa grande surprise, monsignor s’entendit adresser des paroles anglaises. C’était Hardy qui l’interrogeait, debout à côté du fauteuil du président.

— Monsignor, vous n’avez pas voulu me répondre, tout à l’heure. Maintenant que je parle au nom du Comité, consentirez-vous à parler ?

— Je dirai ce qui me paraîtra pouvoir être dit.

— Oh ! monsignor, fit Hardy d’un ton de moquerie, vous n’avez pas besoin d’avoir peur. Nous ne sommes pas de ceux qui arrachent les réponses par la torture. Je voulais seulement savoir si vous étiez enfin disposé à voua montrer raisonnable.

Et comme le prêtre ne répondait pas :

— Allons, écoutez ! D’abord, nous allons vous dire nos intentions. À minuit, comme vous le savez, nous comptons remplir scrupuleusement notre promesse. Tous nos otages survivants périront de la même manière qu’ont péri les autres. Nous le regrettons fort, mais nul moyen d’agir autrement puisque, maintenant encore, les chrétiens ne semblent pas comprendre que nous soyons sérieux. Et je regrette aussi d’avoir à vous dire que vous serez contraint d’assister à la scène ; mais vous pourrez vous consoler en administrant les derniers secours religieux à de vos coreligionnaires qui se trouvent parmi les condamnés. Puis, aussitôt après l’exécution, vous serez remis en liberté et conduit à bord du même aérien qui vous a amené de Rome, avec le même chauffeur. Mais cela ne vous sera donné que moyennant une condition, — la condition que vous vous rendiez tout droit auprès du pape, lui rapportiez tout ce que vous aurez vu, et lui délivriez deux ou trois petits objets que nous allons vous confier.

Il s’arrêta et fit signe à quelqu’un, derrière lui. Bientôt un homme s’avança, tenant en main un coffret qu’il posa sur la table. Hardy ouvrit le coffret.

— Voici la chose que vous allez emporter ! Oui, je vois que vous reconnaissez ces objets ? Ce sont la barrette, la calotte, la croix, et l’anneau du défunt cardinal Bellairs. Et voici pareillement, dans le coffret, un anneau et une médaille qui appartenaient au défunt prince Otteone ! Vous remettrez tout cela au pape, comme autant de gages de ce que vous direz. Consentez-vous à cela ? Le prêtre fit un signe de tête qui pouvait être pris pour un consentement. En vain il aurait essayé de tirer un mot de sa gorge.

— Vous direz également au pape ce que vous avez constaté de nos dispositions. Vous lui direz que vous nous avez vus entièrement résolus, et sans aucune crainte. Le fait est que nous ne craignons personne, monsignor, rien ni personne. Je suppose que vous en êtes bien persuadé ?

« En outre, naturellement, vous aurez à emporter une lettre. Elle contiendra nos dernières conditions. Car je dois vous dire que nous avons décidé de prendre patience durant une semaine de plus, avant de procéder aux mesures décisives que nous avons préparées. Nous allons donc nous borner, dès ce soir, à exécuter nos otages ; et durant la semaine prochaine, afin de bien prouver la franchise de nos intentions, simplement nous détruirons d’en haut l’une des capitales européennes. Mais si, avant huit jours, toutes nos conditions ne sont pas acceptées, alors nous procéderons aussitôt à la réalisation complète de nos plans. Et vous pourrez ajouter encore que notre parti a des représentants énergiques dans toutes les capitales de l’Europe, de telle sorte que nous n’aurons même pas besoin de diriger d’ici nos opérations. Oui, nous ne voyons aucun inconvénient à vous instruire de cela ! Tous nos plans sont faits, et nulle précaution de votre part ne pourra les empêcher. Est-ce clair, monsignor ?

— Oui ! balbutia le prêtre.

L’attitude de Hardy parut un peu modifiée. Jusque-là, il avait parlé d’un ton froid et sec, sauf lorsque, par instants, une nuance d’ironie s’était glissée dans sa voix. Maintenant il se penchait en avant, les mains sur la table, et son accent s’efforçait de paraître moins dur.

— Il y a maintenant une ou deux questions que le Comité voudrait vous poser.

Le prêtre fit un nouvel effort pour s’armer de prudence.

— Notre première question est celle-ci ! reprit l’avocat anglais. Pouvez-vous nous dire si, lorsque vous avez quitté Rome, le pape lui-même ou les représentants des puissances européennes vous ont semblé manifester le moindre signe d’hésitation ?

— Je suis absolument sûr, répondit monsignor de sa voix la plus calme, que personne à Rome n’a la moindre idée d’hésiter, ni ne l’aura jamais.

— Mais, alors, pourquoi nous a-t-on adressé des envoyés ?

— C’est qu’il y avait d’autres concessions que le Saint-Père et les puissances avaient songé à vous accorder.

— Et, ainsi, vous croyez que les puissances seraient disposées à traiter avec nous ?

— Elles y étaient disposées, au début de la crise.

— Tandis que, maintenant, elles ont changé d’avis ?

— Je n’ai point qualité pour répondre en leur nom, reprit monsignor, mais tout me porte à supposer qu’il en est ainsi.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez assassiné les deux envoyés

qui étaient venus vers vous, — s’écria le prêtre, eu même temps que, soudain, tout son corps commentait à trembler d’une excitation nerveuse irrésistible.

— Avez-vous, du moins, quelque raison positive pour affirmer cela ?

— Je sais seulement ce que je ferais moi-même en pareille occasion.

— Et cela serait ?…

Le prêtre se raidit, et étreignit le pied de la table pour se donner contenance.

— Eh ! bien, je balaierais delà surface du globe jusqu’au dernier complice de ces lâches assassinats ! Et certes, à aucun prix, je ne voudrais plus entretenir de rapports avec une bande de sauvages !

Il y eut un mouvement et un murmure soudains parmi les membres du Comité, qui tous devaient comprendre plus ou moins l’anglais, à en juger par l’attention avec laquelle ils avaient écouté l’interrogatoire. Deux ou trois de ces hommes se redressèrent furieux. Mais un geste et quelques brèves paroles du président su (firent à calmer la tempête.

— Vous nous montrez là une violence bien fâcheuse, monsieur ! dit l’avocat anglais. Mais, en vérité, un tel sentiment est digue d’un chrétien.

— Oui, c’est ce que je commence à penser moi-même, répondit le prêtre, presque malgré soi.

— Allons, allons, reprit Hardy en frappant sur la table, j’ai encore d’autres questions à vous poser !

Il se préparait à poursuivre, lorsque, tout d’un coup, une porte s’ouvrit, communiquant avec le corridor d’entrée. Le prêtre, lui aussi, tourna ses regards de ce côté et aperçut un fonctionnaire qui semblait dans un état d’agitation extrême. En quatre ou cinq pas, le nouveau venu se trouva sur l’estrade, où il déposa un papier entre les mains du président. Celui-ci parut, à son tour, vivement ému du message ainsi apporté. Après quelques mots échangés à voix basse avec le fonctionnaire, il se leva, et, tout en écrasant le papier entre ses doigts nerveux, il dit en allemand des paroles qui semblèrent communiquer son émotion à toute l’assistance.

CHAPITRE VII

I

Brusquement, sur un signe de Hardy, deux gendarmes vinrent entourer monsignor et le firent sortir de la salle. Une dizaine de minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles le prêtre, toujours encore escorté de ses deux gardiens, se promena dans un long corridor voisin ; après quoi il vit accourir Hardy lui-même qui, sans lui rien dire d’un peu significatif, le fit rentrer dans la salle des séances par une porte donnant, cette fois, sur le fond de la salle. Ce fut là que monsignor reçut l’ordre de s’asseoir, avec ses deux gendarmes en permanence à côté de lui.

Sur l’estrade toute la confusion précédente s’était apaisée. Chacun des membres du Comité s’était rassis à sa place, avec la même expression attentive et contrainte avec laquelle ils avaient assisté à l’interrogatoire du prêtre. Mais en vain ils s’efforçaient de paraître calmes. Certes, une discipline merveilleuse continuait à les dominer ; et cependant le prêtre, les dévisageant l’un après l’autre, commençait à découvrir qu’un mélange de remords et de peur transparaissait sous l’assurance, péniblement gardée, de leurs traits. Là comme en toutes choses, le pouvoir de la discipline allemande avait ses limites.

Et déjà le président lui-même se rasseyait, déjà Hardy remontait sur l’estrade, lorsque soudain, à l’autre extrémité de la salle, il y eut un mouvement parmi les gardiens de la porte, et cette porte s’ouvrit au large, laissant entrer une figure toute emmitouflée.

Impossible de reconnaître les traits du nouveau venu, pendant que, d’un pas décidé, il s’avançait vers l’estrade. Il était vêtu d’un long manteau de voyage qui lui tombait jusqu’aux pieds ; une toque de voyage lui recouvrait la tête, et autour de son visage s’enroulait une de ces larges écharpes blanches qu’employaient volontiers les voyageurs aériens. Et la figure s’avançait, sans regarder à droite ni à gauche, d’un pas singulièrement ferme et assuré,

— d’un pas d homme qui se sentait le droit de pénétrer partout et d’être partout chez soi. Arrivé en face du Comité, à l’endroit où s’était placé tout à l’heure monsignor, le nouveau venu défit son écharpe, souleva sa toque et la fit tomber à côté de lui, rejeta son manteau d’un geste pressé, et puis se tint debout vis-à-vis des chefs du parti révolutionnaire. C’était un homme vêtu de blanc de la tête aux pieds, coiffé d’une calotte blanche. Un frémissement d’émotion traversa toute l’estrade. Deux ou trois des membres du Comité se redressèrent brusquement, et puis se rassirent de la même façon. Seul, le président n’avait pas remué Et bientôt un grand silence se fit dans la salle.

II

— Eh ! bien, mes enfants, dit le pape, en français, je vois avec plaisir que je suis encore arrivé à temps !

Il promena autour de soi un regard souriant et familier. Nulle trace de crainte, ni même d’embarras, sur le visage de cet homme qui, naguère, avait frappé monsignor par la médiocrité de sa simple figure, mais qui n’en constituait pas moins, à ce moment, la plus haute puissance du monde civilisé. Il se trouvait seul en face de ces adversaires qui lui avaient tué tous ses messagers, n’ayant amené avec soi qu’un serviteur, qui, du reste, avait dû le quitter au sortir de l’aérien. Et il souriait tranquillement, promenant son regard paternel sur les visages effarés des membres du Comité.

— Oui, cette fois, j’ai pris le parti de me déléguer moi-même. — reprit-il après un court silence, en rajustant un pli de sa robe. — Le Roi a dit : Ils respecteront Mon Fils. Et ainsi je suis venu, étant ici-bas le représentant de ce Fils. Et d’abord, mes enfants, pourquoi avez-vous tué mes deux messagers ?


Sa question n’obtint pas de réponse. De l’endroit où se tenait monsignor, il pouvait entendre des bruits de poitrines oppressées ; mais pas un seul des révolutionnaires n’osait remuer ni parler.

— Écoutez-moi, en tout cas ! reprit le Souverain Pontife. Je suis venu vous offrir une dernière occasion de vous soumettre pacifiquement. Tout à l’heure, au coup de minuit, va finir la trêve armée entre vous et l’Europe. Passé ce délai, je sais que vous avez l’intention de recourir à la force ; mais, nous aussi, nous allons devoir y recourir contre vous. Certes, nous ne désirons pas un tel recours, mais il faut bien que la société se protège soi-même. Je ne vous parle pas au nom du Christ, puisque vous avez le malheur de ne pas vouloir le connaître. Je vous parle au nom de la société, que vous faites profession d’aimer. En ce nom, messieurs, soumettez-vous, et faites que je puisse rapporter au monde cette bonne nouvelle !

Il continuait à parler du même ton parfaitement aisé et tranquille dont il avait commencé. Une de ses mains reposait légèrement sur la petite table, devant lui ; l’autre caressait, d’un geste inconscient, la grande croix qui pendait sur sa poitrine, et le prêtre se souvenait d’avoir vu, naguère, exactement le même geste, lorsque son vieux maître l’avait présenté au pape dans les appartements du Vatican. De nouveau, pendant quelques minutes glaciales, personne ne fit un mouvement, ni n’ouvrit la bouche. Les membres du Comité semblaient se demander encore si ce qu’ils voyaient et entendaient était bien réel.

Mais, par degrés, le prêtre observa un changement dans l’attitude du président, assis au milieu de l’estrade. Peu à peu cet homme s’était penché en avant, avait appuyé ses coudes sur la table et baissé les yeux, au lieu de les tenir fixés sur le pape comme il l’avait fait jusque-là. Et bientôt un dialogue s’engagea, dont chaque mot devait rester gravé à jamais dans la mémoire du prêtre. Le dialogue s’échangeait en langue française, mais avec un contraste saisissant entre la prononciation coulante et délicate du pape et le lourd accent germanique du président.

— Monsieur, disait ce dernier, vous venez ici comme délégué des puissances, n’est-ce pas ? Acceptez-vous nos conditions ?

— Pas plus que mes deux envoyés, je n’accepte aucune de vos conditions. Mais c’est moi qui viens vous en offrir d’autres, en vous conseillant de les accepter.

— Et ces conditions ?

— Consistent en une soumission absolue et sans réserve à mon pouvoir souverain.

— Cependant, vous nous avez dit vous-même que vous connaissiez le traitement réservé par nous à tous les porteurs de messages de ce genre ?

— Mais oui, certainement.

— Et sans doute vous êtes venu armé, protégé d’une manière quelconque ?

Le sourire du pape s’accentua, tandis que, de ses deux mains, il faisait un petit geste significatif.

— Ma foi, répondit-il, je suis venu tel que vous me voyez

— Vous avez ordonné à vos armées de vous suivre ?

— Non, pas avant minuit, puisque la trêve doit durer jusque-là. Mais, au coup de minuit, la flotte aérienne s’attend à partir de tous les coins de l’Europe.

— Et cela avec votre consentement ?

— Mais oui, sans doute.

— Et vous admettez l’immense effusion de sang qui résultera de cette expédition ?

— Mon Maître n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive. Au fait, je n’ai pas à vous parler de cela, je ne suis pas venu vous enseigner la théologie.

— Mais vous savez que jusqu’à minuit… ?

— Je sais que jusqu’à minuit je suis entre vos mains.

De nouveau, le silence rayonna dans la salle, un silence plus profond que jamais. Monsignor détourna pour un instant ses yeux du visage du pape et regarda, autour de soi, les figures des membres du Comité. Tous ces hommes fixaient obstinément la calme figure blanche debout en face d’eux ; et bientôt le prêtre, lui aussi, se remit à l’examiner attentivement. Plus d’une fois, dans la suite, il s’est dit que, s’il y avait eu sur le visage du pape non seulement une trace d’inquiétude, mais même une pâleur inaccoutumée, s’il y avait eu dans les mains du pape le moindre frémissement d’émoi intérieur, cela aurait suffi pour donner à la scène une conclusion toute différente de celle qui devait se produire dans un instant. Mais non, l’aisance et le naturel de l’attitude du Souverain Pontife étaient vraiment absolus. L’homme blanc se tenait là, les mains désormais posées légèrement l’une sur l’autre, les joues colorées par l’effort de la parole, les yeux toujours illuminés du même sourire familier.

Soudain le président releva un peu la tête, et un grand frisson courut dans l’assistance.

— Je ne vois pas de motif pour ajourner la sanction nécessaire, déclara lentement le président. Nos conditions étaient formelles. Cet homme nous a dit lui-même qu’il les connaissait, et qu’il est venu ici au risque d’en subir l’application.

Le pape leva une de ses mains.

— Un instant encore, dit-il, monsieur le président.

— Je ne vois pas que nous ayons rien de plus à apprendre de vous.

— Messieurs !

Lu murmure d’assentiment s’éleva de toute l’estrade, résolue à écouter ce que le nouveau messager aurait encore à dire. Nul moyen, pour le président, de se tromper sur la signification de ce désir des hommes qui l’entouraient. Il lit un geste résigné et, de nouveau, baissa la tête. Et déjà le pape avait repris la parole.

— Messieurs, dit-il, c’est chose bien vraie que je suis simplement, ici, un messager pareil aux deux autres. Mais je vous supplie de réfléchir. Vous compter me tuer, comme vous avez tué mes envoyés. Soit, je suis entièrement à votre merci. Je m’attendais bien à ne plus vivre longtemps, ce matin, lorsque je suis parti de Rome. Mais ensuite, quand vous m’aurez tué, quel profit en aurez-vous ? Tout à l’heure, à minuit, chaque nation civilisée doit prendre les armes. Vous avez l’intention de réformer la société : je ne discuterai pas vos réformes, mais je vous dis seulement que le temps vous manquera pour les réaliser. Je ne m’arrêterai pas non plus à discuter avec vous la vérité de la religion chrétienne : mais je vous dirai seulement que cette religion est déjà en train de gouverner le monde. Vous allez me tuer ? Dès demain, mon successeur régnera en mon lieu. Vous allez tuer tout ce qui vous reste de chrétiens ? Dès demain, d’autres chrétiens se révéleront parmi vous, et reprendront l’œuvre impérissable. À quoi vous serviront toutes vos rigueurs ? Simplement à ceci, que, dans les jours à venir, vos noms seront en haine à la mémoire des hommes. Oui, cela est ainsi. En ce moment, vous avez une occasion de vous soumettre ; tout à l’heure, ce sera trop tard !

Le pape s’arrêta un instant ; et, tout d’un coup, il sembla au prêtre qu’un changement subtil s’accomplissait sur ses traits. Jusque-là, le Souverain Pontife avait parlé d’un ton calme et naturel, du ton d’un homme s’adressant à un groupe d’amis. Peu à peu, pourtant, le prêtre avait eu l’impression que ce même ton s’échauffait, acquérait une intensité et une force exceptionnelles. Et voici que maintenant, pendant cette pause, la personne entière du pape parut s’illuminer. Le visage fut inondé d’un afflux de sang, une flamme puissante jaillit des yeux, et ce fut d’une voix toute nouvelle, infiniment plus haute à la fois et plus passionnée, que le Souverain Pontife reprit son discours.

— Mes enfants, — s’écriait le Père Blanc, qui désormais n’était plus le bon prêtre français de tout à l’heure, mais vraiment le Vicaire du Fils de l’Homme, — mes enfants, je vous en prie, ne me brisez pas le cœur ! Pendant deux mille ans, l’œuvre chrétienne s’est poursuivie : ne l’arrêtez pas, ne détruisez pas la grande paix chrétienne qui commence enfin à s’ouvrir pour le monde ! Vous dites que vous ne connaissez aucun Dieu, et qu’ainsi il vous est impossible d’aimer notre Dieu ? Oui, mus du moins vous connaissez l’homme, l’homme infortuné avec ses faiblesses ; et comment n’hésitez-vous pas devant la perspective de le plonger, une fois de plus, dans les abîmes de la colère et de l’inimitié ? Mes enfants, ayez compassion de l’homme, de tous les hommes, et aussi de moi, qui tache de mon mieux à être leur père ! Jamais encore le Christ n’a été aussi près de régner sur la terre, ce Christ qui lui-même est mort comme je consens à mourir, moi, son humble serviteur, comme je demande à mourir mille fois si j’ai chance, par là, d’instruire mes enfants égarés à vivre pour le Christ. Ayez pitié de ce monde que vous aimez et que vous désirez servir ! Oui, il est beau de vouloir servir le monde. Je vous en prie, travaillons ensemble à le servir !

Le pape se tut, tout frémissant de passion, avec ses deux mains convulsivement appuyées sur la croix de sa poitrine. Puis, soudain, il étendit les bras, dans un geste d’appel silencieux.

Et il y eut, sur l’estrade, un grand bruit de sièges renversés. Il y eut une clameur confuse de voix désespérées ; et dès l’instant suivant, le prêtre, humblement agenouillé, put voir à travers ses larmes toutes les figures de l’estrade s’avançant et tombant à genoux devant la figure blanche debout vis-à-vis d’elles, pareille à un pilier blanc de puissance et de douleur, et appelant à soi l’univers entier.