La nouvelle aurore/Texte entier

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Traduction par Teodor de Wyzewa.
Perrin (p. vii-286).


PRÉFACE DE L’AUTEUR



Dans un précédent ouvrage, le Maître de la Terre, j’ai essayé d’esquisser la forme que risquait de revêtir l’état religieux, politique, et social de nos pays européens dans un avenir plus ou moins proche, pour peu que dussent se prolonger indéfiniment les tendances présentes de ce que l’on appelle la « pensée moderne » ; et de cette intention est résulté un livre tout sincère, mais dont on m’a dit à maintes reprises qu’il avait produit un effet déprimant sur un certain nombre de lecteurs chrétiens, accoutumés à envisager l’avenir sous une lumière plus optimiste. Il m’est cependant impossible de rétracter, ou même simplement d’adoucir, une opinion qui continue à m’apparaître aussi probable qu’au moment où j’écrivais mon Maître de la Terre ; et je serais désolé que l’on attribuât à mon nouveau livre le caractère d’une palinodie. Ce que j’ai voulu dans ce livre a été, pour ainsi dire, de tâcher à développer, en retard de l’hypothèse développée dans le Maître de la Terre, la seule autre hypothèse qui me paraisse possible, — l’alternative exactement opposée, et qui toujours d’ailleurs, elle aussi, a conservé pour moi un degré presque égal de probabilité. Car rien absolument ne nous empêche d’espérer que, tôt ou tard, dans cinquante ans ou au bout d’un siècle, le courant désastreux de ce que nous appelons aujourd’hui la « pensée moderne » se trouvera enfin enrayé, pour être remplacé désormais par une reprise du glorieux courant de cette « pensée ancienne » qui a subi triomphalement l’épreuve des âges, et qui, dès aujourd’hui, est en train d’être « redécouverte », un peu partout, par des personnes bien plus « modernes » encore que tous nos « modernistes ». Nous entendons dire souvent que le temps où nous vivons est infiniment « critique » : par où l’on signifie que l’on ignore si le lendemain amènera la victoire de tel ou tel parti. En ce sens, aucun temps ne saurait être « critique » pour un catholique, celui-ci ne pouvant jamais douter du parti qui remportera la victoire finale : mais il n’en reste pas moins que nous assistons, de nos jours, au conflit passionné de deux forces ennemies et inconciliables, dont l’une, — la force matérialiste et anti-chrétienne, celle-là même que j’ai montrée décidément victorieuse dans le Maître de la Terre, — semblait tout récemment encore avoir le dessus, tandis que la voici dorénavant retombée tout au moins au niveau de l’autre ! Les conséquences très différentes que ne manquerait pas d’entraîner le succès futur de l’une ou de l’autre de ces deux forces rivales : ce sont elles que j’ai tenté tour à tour d’imaginer et de mettre en relief, dans deux romans entre lesquels se partageront sans doute les sympathies des lecteurs, mais qui n’en étudient pas moins, pour ainsi dire, les deux faces « parallèles » d’un unique problème.

R.-H. B.
Rome, Carême de 1911.

NOTE DU TRADUCTEUR



Les graves événements qui ont suivi l’apparition du second roman « prophétique » de Mgr Benson, et en particulier la présente guerre avec les suites diverses qui nous semblent dès aujourd’hui devoir en résulter d’une façon presque inévitable, m’ont contraint à modifier, çà et là, quelques menus détails du texte original, qui n’auraient pu manquer d’être pareillement modifiés par l’auteur lui-même si une mort prématurée n’était venue l’enlever, en novembre passé, à l’art et à la pensée catholiques du monde entier. Pour m’en tenir à un seul exemple de ces altérations qui m’ont été rendues nécessaires, il se trouve que Mgr Benson, dans une sorte de résumé rétrospectif de l’histoire des principales nations européennes antérieure à la date d’environ l’an 1980, où il avait placé l’action de son roman, nous faisait voir la France vaincue par l’Allemagne une fois de plus, — et précisément vers l’année 1915 ; après quoi il nous montrait, comme une conséquence infiniment heureuse de cette nouvelle défaite, l’âme française se réveillant de sa longue torpeur religieuse et morale pour inaugurer, depuis lors, une carrière merveilleusement riche et féconde et glorieuse. Oui, mais comment faire accepter au lecteur de 1910 l’hypothèse de cette défaite de nos armes, heureusement démentie par la réalité d’une victoire dès maintenant assurée ?

Voilà donc un échantillon caractéristique des quatre ou cinq détails qu’il m’a fallu essayer de « remettre au point » ! Mais je n’ai absolument rien changé ni au plan et à la composition du roman anglais, ni même à l’ordonnance intérieure d’aucune de ses parties. C’est bien Mgr Benson qui, dès l’année 1911, a prévu notamment une Allemagne se dressant de plus en plus comme l’implacable ennemie du reste du monde. Le défi porté par l’Allemagne aux autres puissances, dans la seconde partie du roman, la résolution expressément affirmée par l’Allemagne de procéder à son œuvre destructrice sans le moindre souci des conventions internationales ni des principes surannés de la loyauté, de la pitié, et de l’honneur chrétiens, tout cela est vraiment issu, naguère, de l’ardente vision prophétique de Mgr Benson. Dans tout cela mon rôle n’a été que celui d’un humble traducteur,– trop heureux s’il est parvenu à conserver aux pages qu’on va lire un reflet de l’admirable brasier d’enthousiasme et de foi qui, jusqu’au dernier jour, n’a point cessé d’enflammer lame profondément originale du plus grand, à coup sûr, des conteurs et évocateurs catholiques de notre temps !

T. Y.

LA NOUVELLE AURORE

ROMAN DES TEMPS FUTURS


PROLOGUE

Par degrés, la mémoire et la conscience s’affirmèrent de nouveau, et le malade finit par comprendre qu’il se trouvait couché dans un lit. Mais cette compréhension fut l’aboutissement d’un effort mental intense et prolongé, aussi péniblement édifiée sur une abondante série de prémisses et de déductions que l’avaient été les thèses théologiques soutenues par le malade, vingt ans auparavant, pendant son séjour au séminaire. Il y avait, notamment, le drap blanc sous son menton ; il y avait une couverture rouge, — qui d’abord lui était apparue un paysage de montagnes et de vallées, tout revêtu d’une couleur de sang ; il y avait des rideaux blancs accrochés au plafond, — qui, tout à l’heure, lui avait semblé lointain et profond comme la voûte du ciel.

Par degrés, aussi, l’immense fracas dont ses oreilles étaient pleines s’alourdit, se changea en un vague murmure. Au lieu d’un bruit de marteaux enflammés retentissant dans des cavernes sonores, et d’un roulement continu de roues, et du pas régulier d’innombrables myriades de guerriers en armure, c’était maintenant quelque chose comme l’arrivée d’un flux au pied de hautes falaises, une note monotone et incessante entremêlée parfois d’une rumeur plus forte. Et cela encore avait exigé de lui une longue suite d’arguments et de déductions, avant qu’il pût en tirer une conclusion positive : mais cette conclusion avait fini par s’imposer à lui, et maintenant il avait la certitude d’être couché quelque part dans le voisinage de rues passantes. Puis, brusquement, il songea que l’endroit où il était devait être son propre appartement de Bloomsbury : mais un autre long regard au-dessus de sa tête lui prouva que le plafond blanc était beaucoup trop haut pour pouvoir être celui de sa chambre à coucher.

Et puis ce grand effort de pensée lui valut une impression de fatigue, d’inexprimable malaise. Il résolut de ne plus penser, par crainte d’entendre de nouveau le fracas des marteaux dans sa tête creuse.

Sa première perception un peu nette, après cela, fut celle de quelque chose qui s’appuyait sur ses lèvres, comme aussi de l’ombre d’une certaine saveur dans sa bouche. Mais ce ne fut qu’une impression très légère, comme s’il voyait quelqu’un d’autre occupé à boire. Puis, d’un élan soudain, le plafond reparut au-dessus de lui. Il eut conscience d’être couché dans un lit sous une couverture rouge, d’avoir autour de soi une grande chambre aérée, et de voir deux personnes, un médecin en blouse blanche et une religieuse, debout près du lit, les yeux fixés sur lui. Il s’attarda longtemps dans cette perception définie, tout en observant la manière dont sa mémoire reprenait possession de lui. L’un après l’autre, des détails surgissaient à l’horizon de sa pensée ; et sans cesse il s’enfonçait plus en arrière dans ses souvenirs, par delà sa jeunesse jusqu’au plus loin de son enfance. Il se rappelait à présent qui il était ; il revoyait son histoire, ses amis, toute sa vie jusqu’à un certain jour, ou une certaine suite de jours, à partir desquels il n’y avait absolument rien dans sa pensée consciente. Puis il aperçut de nouveau les deux visages ; et l’idée lui vint, comme un éclair, de la possibilité pour lui de poser des questions. Si bien qu’il se mit à poser des questions ; et, très soigneusement, il examinait chaque réponse, la tournant et la retournant dans sa tête avec un degré de concentration dont il était stupéfait de se sentir capable.

« Ainsi donc, se disait-il, je suis à l’hôpital de Westminster ? Comme cela est curieux ! Bien souvent j’ai vu le dehors de cette maison. Un grand mur de briques décolorées. Et je suis ici depuis… depuis combien de temps, d’après ce qu’ils me disent ?… Oh !… depuis cinq jours ! Quel long espace de temps ! Et qu’est-ce que sera devenu mon travail, pendant ces cinq jours ? Sûrement, on doit m’attendre et s’inquiéter de moi, au British Museum ! Comment le professeur Waters a-t-il pu s’arranger sans moi, pour les épreuves de notre livre ? Il faudra que je me mette à l’ouvrage sur-le-champ ! Waters comprendra bien que ce n’est point ma faute…

« Comment ? il ne faut pas que je me préoccupe de cela ? Mais pourtant… Oh ! le professeur Waters est venu ici ? Voilà qui est aimable, vraiment, de sa part ! Et je n’ai pas à m’inquiéter de la suite du travail ? Fort bien ! Veuillez remercier M. Waters de sa complaisance !… Et dites-lui que je serai sûrement à sa disposition dans deux ou trois jours !… À propos, dites-lui qu’il trouvera toutes les références aux papes du treizième siècle chez moi, dans un gros cahier noir,… le plus gros de tous,… à droite de la cheminée ! Toutes les dates sont vérifiées. Merci infiniment… Et… au fait, dites-lui que je ne suis pas encore tout à fait fixé touchant l’affaire d’Enée Piccolomini !… Comment ? il ne faut pas que je me fatigue l’esprit ?… Mais… fort bien ! Merci !… merci mille fois !… »

Suivit une longue pause. Il continuait à réfléchir très assidûment à l’histoire des papes du treizième siècle. C’était, en vérité, très ennuyeux, qu’il ne pût pas s’expliquer directement avec le professeur Waters. Il se rappelait qu’il y avait, dans son cahier noir, des pages qui s’étaient détachées. Quelle chose terrible ce serait, si l’on prenait le cahier trop vivement, et que quelques-unes de ces pages tombassent dans le feu ! Il ne faudrait pour cela qu’un instant ! Et alors tant d’ouvrage à recommencer ! Des masses et des masses de travail à refaire !

En ce moment, une voix calme et grave, une voix de femme, pénétra dans ses oreilles : mais pendant longtemps il ne put la comprendre. Il aurait souhaité que cette voix le laissât en paix ! Ne fallait-il pas qu’il réfléchît à l’histoire des papes ? Il essaya de répondre affirmativement, d’un signe de tête, et de murmurer une sorte d’approbation vague, comme s’il se sentait à demi assoupi. Mais tout cela inutilement : la voix continuait toujours de parler. Et puis, tout d’un coup, il comprit, et une sorte de fureur s’empara de lui.

Comment, ces gens savaient-ils qu’il avait autrefois été prêtre ? Toujours des espionnages et des papotages, comme par le passé !… Non, il ne désirait pas du tout que l’on envoyât chercher un confesseur ! Lui-même n’était plus prêtre du tout, plus même catholique ni chrétien ! Tout cela, c’était des mensonges, du commencement à la fin, tout ce qu’on lui avait enseigné au séminaire ! Rien que des mensonges !… Là ! était-ce assez clair, ce qu’il disait, et allait-on le laisser en paix ?…

Pourquoi donc cette voix ne cessait-elle pas ? Comment, il se trouvait en grand danger ? Il allait de nouveau perdre conscience avant peu ? Il ne comprenait pas très bien ce que cela signifiait, mais quel rapport cela avait-il avec l’offre d’envoyer chercher un prêtre ? N’avait-on pas entendu ce qu’il venait de dire ? Il avait l’esprit parfaitement lucide, et savait parfaitement ce qu’il disait !… Oui, si même il était en grand danger, si même il était positivement certain d’avoir à mourir bientôt (ce qui, d’ailleurs, était impossible, attendu qu’il avait à terminer les notes et à revoir les épreuves de la nouvelle Histoire des Papes, écrite en collaboration avec le professeur Waters, et que ce travail allait encore exiger des mois)… en tout cas, il ne voulait pas voir de prêtre ! Il savait à fond ce qui en était. Il avait envisagé toutes choses, et n’était nullement effrayé. La science avait écrasé à jamais, en lui, toute cette absurdité religieuse. Les religions, toutes les religions se valaient. Il n’y avait pas un mot de vrai en aucune d’elles. Les sciences physiques avaient tranché une moitié du problème, et la psychologie l’autre moitié. Tout se trouvait expliqué, sans l’ombre d’erreur. De telle sorte que, en tout cas, il ne voulait pas recevoir de prêtre. Au diable les prêtres ! Là, est-ce qu’on n’allait pas le laisser en paix, après cela ?…

Et maintenant, pour ce qui était de l’affaire du pape Piccolomini, c’était chose certaine que, quand Œneas Sylvius avait été promu au Sacré-Collège…

Eh ! bien, qu’est-ce donc qui se passait au plafond ? Comment pouvait-il réfléchir à Piccolomini, tandis que le plafond se comportait ainsi ? Il n’avait aucune idée que les plafonds, à l’hôpital de Westminster, se soulevassent comme des ascenseurs ! Probablement c’était afin de lui donner plus d’air ! Oui, en effet, il lui fallait plus d’air !… Et voici que les murs, aussi… Est-ce que les murs, également, allaient tourner sur soi même ? De cette façon, tout l’air de la chambre allait être changé en un moment ! Quelle invention curieuse ! Oui, et précisément il lui fallait plus d’air !… Pourquoi donc tous ces médecins ne savaient-ils pas mieux leur affaire ? À quoi bon l’étouffer, l’écraser ainsi ? Il lui fallait de l’air, beaucoup plus d’air ! Il allait courir à la fenêtre !… De l’air… de l’air !…

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Les premiers objets dont il eut conscience, en revenant à soi, furent ses propres mains, jointes sur ses genoux, devant lui, ainsi que les manches de drap noir d’où elles émergeaient ; et ce furent ces manches qui arrêtèrent son attention. Leur vue le surprit à ce point que, d’abord, il ne songea même pas à s’étonner des bruits étranges qui l’entouraient : car ces manches, tout en étant de drap noir, se trouvaient bordées d’un filet rouge pourpre, comme il en avait toujours vu aux soutanes des prélats. Machinalement, il retourna ses mains : mais il n’y avait pas d’anneau épiscopal à aucun de ses doigts. Puis il releva les yeux, et regarda à l’entour de lui.

Il était assis sur une sorte de trône, par-dessous un dais. Un tapis recouvrait les marches de l’estrade, sous ses pieds ; et au delà s’étalaient les dos d’un groupe nombreux d’ecclésiastiques : prêtres séculiers en surplis et coiffés d’une barrette, avec deux ou trois franciscains en sandales, et une paire de blancs dominicains. À une dizaine de pas plus loin s’élevait une chaire improvisée, se dressant à ciel ouvert ; et dans la chaire apparaissait la haute figure d’un jeune moine qui semblait prêcher avec une ferveur passionnée. Autour de la chaire, derrière elle, et de tous les côtés dans un immense rayon, à portée de vue, surgissaient les tètes d’une foule innombrable, dans un silence profond ; et puis, plus loin encore, un gazon vert se dessinant contre un ciel bleu d’été.

Il regarda tout cela, mais sans y attacher aucune signification. Rien de tout cela ne trouvait à s’accorder avec ses expériences passées. Il ne savait ni où il était, ni à quoi il assistait, ni qui étaient ces hommes qu’il voyait, ni non plus qui il était lui-même. Simplement il regardait, et puis se remettait à examiner ses mains et toute sa figure.

Cet examen, non plus, n’avait rien à lui apprendre : car il se trouvait velu comme jamais encore il ne l’avait été. Sa soutane noire s’ornait de boutons rouges et d’une ceinture rouge. Il constata que ses souliers avaient des boucles dorées : sur sa poitrine, qu’il considéra ensuite, ne pendait aucune croix. D’un geste nerveux, et tout en s’efforçant de ne pas être remarqué, il ôta sa barrette : elle était noire avec un filet rouge. Son costume, décidément, était celui d’un prélat domestique. Il se recoiffa de sa barrette.

Puis il referma les yeux., et s’efforça de réfléchir : mais il avait beau faire, impossible de se souvenir de rien ! Nulle part il n’apercevait le moindre lien de continuité. Soudain il songea que, puisqu’il savait que sa tenue était celle d’un prélat domestique, et puisqu’il était en état de reconnaître un franciscain, c’était donc qu’il devait avoir vu de telles choses auparavant. Mais où ? Quand ?

De petites images commencèrent à se former devant lui, résultant de son grand effort mental : mais elles étaient petites et lointaines, comme des figures aperçues par le mauvais bout d’une lorgnette ; et puis elles n’apportaient aucune explication. Cependant, à force de concentrer sur elles toute sa pensée, il se rappela que lui-même, jadis, avait été un prêtre catholique : distinctement, il se souvint d’avoir dit la messe. Mais aucun moyen de savoir où, ni en quel temps. Son nom même, aucun moyen de se le rappeler !

Cette dernière constatation le fit frémir. Il ne savait pas qui il était ! Il ouvrit d’énormes yeux effrayés, et rencontra les yeux d’un vieux prêtre en surplis qui était en train de le considérer par-dessus son épaule. Et sans doute quelque chose, dans son visage angoissé, devait avoir frappé ce vieillard : car voici qu’il se détacha du groupe où il se tenait, gravit rapidement les deux marches, et accourut près de lui.

— Qu’y a-t-il, monsignor ? murmura-t-il respectueusement.

— Je me sens malade… mon père ! balbutia-t-il.

Le vieux prêtre le regarda avec surprise, quelques instants.

— Croyez-vous qu’il vous soit possible de prendre patience encore une minute ? Le sermon va sûrement finir tout de suite.

Alors l’autre homme se ressaisit. Il comprit que, de toute nécessité, il était tenu de ne pas attirer sur soi l’attention de l’assistance.

— Oui, mon père, je puis attendre, si vous croyez que ce sera bientôt fini. Mais ensuite, il faudra que vous me rameniez chez moi !

Le prêtre continuait à le regarder avec une sollicitude inquiète.

— Je vous en prie, mon père, retournez à votre place ! Il n’y a rien de grave ! Revenez seulement me prendre, quand ce sera fini ! Le prêtre s’en alla, mais non sans s’arrêter plusieurs fois pour le regarder, avec la même expression d’inquiétude affectueuse.

Alors l’homme qui ne se connaissait pas soi-même fit un nouvel effort pour essayer de se rappeler-La chose était par trop absurde ! Il se dit qu’il allait commencer par reconstituer le lieu où il était. Puisque, sans aucun doute, il pouvait se rendre compte de sa propre qualité de prélat et des costumes de ces prêtres, c’est donc que sa mémoire n’était pas entièrement abolie. En face de lui et à droite, par delà les têtes de la foule, s’étendait une rangée d’arbres. Il y avait quelque chose de vaguement familier pour lui dans la disposition de ces arbres, mais pas assez pour lui rien apprendre d’utile. Plus loin encore, à droite, il découvrait d’autres arbres. Puis il regarda vers la gauche ; et là, pour la première fois, il aperçut des constructions. Mais ces constructions lui apparurent étranges : ni des maisons, ni des arcades, mais quelque chose d’intermédiaire entre les deux. Quelque chose qui semblait être une porte de ville, bizarrement compliquée.

Et puis, dans un éclair, il reconnut où il était. L’estrade sur laquelle il se trouvait assis était à droite de l’entrée de Hyde-Park. Ces arbres étaient les arbres du pare. L’espace ouvert, devant lui, était le commencement de l’allée de Rotten Row ; et une autre allée, dont il devait savoir le nom, — l’allée du Parc, voilà son nom ! — s’étendait derrière lui.

Impressions et questions, maintenant, lui venaient en foule à l’esprit : mais aucune d’elles n’avait de quoi lui apprendre ce qu’il faisait là, ni qui il était, ni ce qui se passait autour de lui. Et ce moine, prêchant au milieu de Hyde-Park ! Ce sermon catholique en plein air ! C’était ridicule,… et puis aussi dangereux ! Il en résulterait des troubles…

Il se pencha en avant, pour écouler, tandis que le prédicateur, d’un grand geste pathétique, semblait embrasser l’horizon tout entier.

— Mes frères, s’écriait-il, regardez autour de vous ! Il y a encore un demi-siècle, ceci était un pays protestant, et l’Église de Dieu n’y était qu’une secte parmi d’autres sectes. Et aujourd’hui, aujourd’hui, Dieu a triomphé, et la vérité s’est imposée à tous. Il y a un demi-siècle, nous n’étions qu’une poignée, entourée de milliers qui ignoraient Dieu : et aujourd’hui nous régnons sur le monde. Fils de l’homme, crois-tu que ces ossements desséchés puissent vivre ? Ainsi la voix de Dieu interrogeait le prophète. Et voici que ces cadavres se sont redressés sur leurs pieds, ont constitué une armée innombrable ! Que si, donc, le Seigneur a fait pour nous de si grandes choses, que ne fera-t-il pas encore dans l’avenir ? Mais le Seigneur n’agit que par l’entremise de l’homme. Comment entendraient-ils sans quelqu’un pour leur parler ? Faites en sorte que les ouvriers ne manquent pas à la vigne qui attend ! Déjà les grappes pendent, prêtes à être cueillies. Et entendez le Seigneur qui ordonne : Que l’on envoie des ouvriers dans ma vigne !

Les mots n’avaient rien que de banal, et étaient prononcés avec un accent étranger ; mais l’orateur avait en soi une force passionnée, et son individualité rayonnait sur l’énorme foule, enflammant la voix sonore, qui allait atteindre jusqu’aux auditeurs les plus éloignés. Puis, après un rapide signe de croix, que répéta unanimement toute l’assistance, le moine descendit de la chaire ; et un grand murmure de paroles commença.

« Mais de quoi pouvait-il donc s’agir là ? se demandait l’homme assis sur l’estrade. Qu’est-ce que pouvait bien être cette vigne ? Et pourquoi ce moine adressait-il un tel appel au peuple anglais ? Tout le monde savait pourtant que l’Église catholique, en Angleterre, ne comptait toujours encore qu’un petit nombre de fidèles. Certes, ce nombre tendait à s’accroître, mais cependant… »

Il interrompit ses réflexions en voyant le groupe de prêtres s’avancer vers lui, et en observant que, de tous côtés, la foule était en train de se disperser. Il étreignit vivement les bras de son fauteuil, tâchant à se ressaisir. En tout cas, il ne fallait pas se rendre ridicule aux yeux de tous ces hommes ! Il convenait d’être discret, et de parler le moins possible.

Aussi bien, les choses s’arrangeaient-elles à souhait. Le vieux prêtre qui était venu vers lui précédemment se retourna vers le reste du groupe, et, tout bas, dit quelques mots aux religieux qui marchaient derrière lui ; sur quoi le groupe entier s’arrêta, et bon nombre de prêtres lancèrent un regard plein de sympathie à l’homme qui se tenait assis sous le dais. Puis le vieux prêtre s’approcha, seul, et posa sa main sur le bras du fauteuil.

— Venez par ici, monsignor ! murmura-t-il. J’ai commandé la voiture.

L’homme se leva docilement, accompagna le vieux prêtre au fond de l’estrade, et descendit les marches qui entouraient celle-ci de tous les côtés. Deux agents de police, vêtus d’un uniforme inaccoutumé, s’écartèrent du passage avec un salut respectueux. Les deux prêtres suivirent un petit sentier aboutissant à une poterne. Là, pareillement, une foule énorme se pressait : mais des barrières la retenaient sur les deux côtés du chemin, et l’homme qui ne se rappelait rien eut alors l’occasion de constater, pour la première fois, que tout le monde à présent était vêtu d’une manière absolument nouvelle pour lui. Enfin les deux prêtres arrivèrent à une voiture automobile d’une forme inconnue, qui les attendait sur une large voie, et dont la porte leur fut ouverte par un serviteur tête nue, accoutré d’une livrée pourpre la plus étrange du monde.

— Après vous, monsignor ! dit le vieux prêtre.

L’autre passa devant lui, et s’installa dans la voiture. Le vieux parut hésiter un moment : puis, toujours debout sur la chaussée, il se pencha à l’intérieur de la voiture.

— Vous savez, monsignor, que vous avez un rendez-vous important au Doyenné ? Vous sentez-vous en état ?…

— Non, je ne peux pas,… je ne peux pas ! balbutia l’homme.

— En ce cas, il faut au moins que nous passions par là ! Je vais entrer, si vous le voulez bien, et vous excuser ; et puis il faut que nous déposions les papiers !

— Bien, comme vous voudrez !

Aussitôt le prêtre pénétra à son tour dans la voiture ; et la porte se referma ; et dès l’instant suivant, parmi une foule tenue en respect par la police, la grande voiture se mit en marche, sans aucun chauffeur visible, tout au moins sur le devant.

II

Il y eut d’abord un moment de silence ; et ce fut le vieux prêtre qui, ensuite, parla le premier. Ce prêtre était un vieillard d’une figure douce et fine, ressemblant un peu à une souris ; et ses cheveux blancs formaient une masse compacte sous sa barrette. Mais les mots qu’il employait étaient incompréhensibles pour son compagnon.

— Je… je ne saisis pas bien, mon père ! murmura celui-ci.

Le vieux prêtre lui lança un regard étonné.

— Je disais, — répondit-il d’une voix lente et distincte, — je disais que vous aviez une mine excellente, et je vous demandais ce qu’il y avait !

L’autre se tut un moment encore. Comment expliquer la chose ?… Puis il résolut de tout avouer franchement. Le vieillard le dévisageait avec une bonté respectueuse et tendre.

— Je crois bien que c’est un accès d’amnésie ! — murmurait celui que le vieillard appelait monsignor. — J’ai déjà entendu parler de phénomènes de ce genre. Le fait est que je ne sais plus du tout où je suis, ni ce qui se passe. Êtes-vous… êtes-vous certain de ne pas commettre une erreur ? Est-ce que vraiment j’ai le droit… ?

La surprise du vieux prêtre sembla grandir.

— Je comprends de moins en moins, monsignor. Qu’est-ce donc que vous ne pouvez pas vous rappeler ?

— Je ne peux me rappeler absolument rien ! répondit l’autre, d’une voix désolée. Absolument rien du tout ! Ni ce que je suis, ni où je vais, ni d’où je viens ! Pour l’amour du ciel, mon père, qui suis-je ? dites-moi qui je suis !

— Allons, monsignor, je vous en prie, calmez-vous ! Il ne se peut pas que…

— Je vous dis que je ne me rappelle rien du tout ! Tout s’en est allé de ma tête ! Je ne sais pas qui vous êtes ! Je ne sais pas en quel jour nous sommes, ni en quelle année, je ne sais absolument rien !

Il sentit le contact d’une main sur son bras ses yeux rencontrèrent un regard d’une puissance et d’une concentration singulières. Il s’adossa dans le fond de la voiture, étrangement reposé et calmé.

— Et maintenant, monsignor, écoutez-moi ! Vous savez sûrement qui je suis, le père Jervis ! Oui, je connais, moi aussi, ces sortes de crises. J’ai suivi autrefois des cours de psychologie. Vous allez vous ressaisir bientôt, je l’espère. Mais il faut que vous évitiez soigneusement toute agitation !

— Dites-moi bien vite qui je suis ! balbutia l’homme.

— Eh ! bien, écoutez ! Vous êtes monsignor Masterman, secrétaire particulier du cardinal archevêque de Londres. Vous revenez maintenant de Hyde-Park, dans votre propre voiture…

— Et qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que faisait cette foule ?

Toujours encore les yeux étaient fixés sur lui, pénétrants et impérieux.

— Vous avez présidé le sermon habituel du samedi à Hyde-Park, au profit des Missions Orientales. Vous souvenez-vous à présent ? Non ! N’importe, la mémoire vous reviendra bientôt. C’était le P. Antoine qui prêchait. Vous avez dû observer qu’il était un peu nerveux, n’est-ce pas ? C’était son premier sermon à Hyde-Park.

— J’ai bien vu qu’il était moine franciscain ! murmura l’autre.

— Oh ! ainsi, vous avez reconnu son habit ? Eh bien, vous voyez, votre mémoire n’est pas entièrement abolie. Et, dites-moi, quelle est la réponse à Dominus vobiscum ?

Et cum spiritu tuo.

Le prêtre sourit, et la pression de sa main sur le bras de l’autre homme se relâcha.

— Voilà qui est excellent ! il ne s’agit donc que d’une obnubilation partielle. Mais pourquoi, tout à l’heure, ne m’avez-vous pas compris quand je vous ai parlé en latin ?

— Ainsi c’était du latin ? Je l’avais pensé. Mais vous parlez trop vite, et je ne suis plus accoutumé à le parler moi-même.

Le vieillard le regarda avec un mélange d’ironie et de gravité.

— Pas accoutumé à le parler, monsignor ? Mais pourtant… Tenez, regardez un peu par la fenêtre ! Où sommes-nous ?

L’autre obéit. Il se sentait décidément réconforté. Oui, la chose était sûre ; sa mémoire n’avait subi qu’une altération partielle. Bientôt, sans doute, il la retrouverait tout entière. En face de la fenêtre de sa voiture se dressait la Tour Victoria. Il observa que l’aiguille de l’horloge marquait tout près d’une heure.

— Ceci est le palais du Parlement ! dit-il. Mais qu’est-ce donc que ce haut pilier, au milieu du square ?

— C’est l’image de l’Immaculée-Conception. Et comment donc avez-vous appelé cet édifice ?

— N’est-ce pas le Palais du Parlement ? murmura l’homme, se demandant si son cerveau n’était pas complètement effondré.

— Pourquoi l’appelez-vous ainsi ?

— Mais n’est-ce pas son nom ?

— C’était son nom autrefois : mais personne aujourd’hui ne songe plus à l’appeler de cette façon.

— Mon Dieu ! est-ce que je suis fou ? Dites-moi encore une chose, mon père, en quelle année sommes-nous ?

Les bons petits yeux de souris plongeaient au fond des siens.

— Voyons, monsignor, réfléchissez ! Faites un grand effort !

— Non, je ne sais pas, absolument pas ! Oh ! mon père, pour l’amour du ciel !

— Eh ! bien, calmez-vous ! Nous sommes en l’année mil neuf cent soixante-treize !

— Mais c’est impossible ; c’est impossible ! balbutia l’homme. Comment, mais je me rappelle parfaitement le début du siècle.

— Monsignor, je vous en prie, écoutez-moi ! Nous sommes aujourd’hui en l’année mil neuf cent soixante-treize. Vous êtes né en l’année… voyons un peu… en l’année mil neuf cent trente-trois. Vous avez tout juste quarante ans. Vous êtes le secrétaire et le chapelain du cardinal, — du cardinal Bellairs. Auparavant vous étiez curé de Sainte-Marie du Parc. Vous rappelez-vous à présent ?

— Je ne me rappelle rien.

— Vous rappelez-vous votre ordination ?

— Non. Une fois, cependant, je me souviens d’avoir dit la messe quelque part. Mais je ne sais pas où.

— Attendez, nous voici arrivés !

La voiture venait d’entrer vivement sous une porte cochère, avait tourné à gauche, et s’était arrêtée devant un perron.

— Maintenant, monsignor, je vais aller moi-même voir le prieur, et lui remettre les papiers. Vous les avez sur vous ?

— Je… je ne sais pas.

Le prêtre explora une poche, à l’intérieur de la voiture, et en retira un petit portefeuille.

— Vos clefs, s’il vous plaît, monsignor ! L’autre tâta désespérément, sur toute sa personne. Il voyait les yeux brillants du vieux prêtre fixés sur lui.

— Vous avez l’habitude de les garder dans votre poche gauche, sur votre poitrine ! dit le P. Jervis, d’une voix nette.

L’homme mit la main dans sa poche, en retira un trousseau de petites clefs, minces et plates, et le tendit tristement à son compagnon. Puis, pendant que celui-ci les examinait l’une après l’autre, l’homme qui avait perdu la mémoire se mit à regarder par la fenêtre, au delà du serviteur en livrée pourpre qui, debout et immobile, attendait avec la main sur la portière. Sûrement, cet endroit lui était connu, oui, c’était le Doyenné ! et ceci était le perron donnant accès au cloître de l’abbaye. Mais qu’était-ce que ce prieur qui demeurait là, et de quoi s’agissait-il ? Il se retourna vers le vieux prêtre qui, maintenant, était penché sur le portefeuille et en extrayait des papiers.

— Que faites-vous, mon père ? et qui allez-vous voir ?

— Je vais porter ces papiers, de votre part, au prieur… au prieur de Westminster. Le père abbé n’est pas encore installé. Il n’y a encore qu’un petit nombre de moines.

— De moines ? Le père abbé ?

Le vieillard le regarda de nouveau dans les yeux.

— Mais oui, répondit-il tranquillement. L’abbaye a été rendue aux bénédictins l’année dernière, mais ils n’en ont pas encore pris possession solennellement. Et ces papiers concernent, précisément, la grave question des rapports entre séculiers et réguliers. Mais je vous expliquerai cela plus tard. Il faut à présent que je monte auprès du prieur, tandis que vous allez rester assis à m’attendre. Et d’abord, dites-moi encore une fois : quel est votre nom ? Qui êtes-vous ?

— Je… je suis monsignor Masterman… secrétaire du cardinal Bellairs.

Le vieux prêtre sourit, tout en se relevant pour descendre.

— Voilà qui est parfait ! dit-il. Et maintenant, monsignor, ayez l’obligeance de rester assis en repos, jusqu’à ce que je revienne !

III

Il était assis dans le coin de la voiture, les yeux fermés, immobile, perdu dans des réflexions sans fin.

Il se félicitait, en tout cas, de la bonne chance qui l’avait fait tomber sur un ami tel que celui-là — le P. Jervis, oui, c’était bien ce nom-là ! — sur un ami qui savait tout à son sujet, et dont la discrétion, sûrement, lui était acquise. Le parti le plus sage, tout compte fait, était d’attendre tranquillement les instructions du P. Jervis, et de se laisser entièrement diriger par lui. Sans doute la mémoire abolie ne tarderait pas à revenir. Mais combien curieuse était cette impression qu’il avait eue au sujet de Hyde-Park et de Westminster ! Il aurait juré que l’Angleterre était un pays protestant, et que les catholiques ne constituaient qu’un tout petit fragment de sa population. La cathédrale de Westminster, d’ailleurs, n’avait-elle pas été construite tout récemment ? Mais, d’autre part, voici que l’on était en 1973… et… et il ne pouvait pas se rappeler en quelle année la cathédrale avait été construite ! Puis, de nouveau, l’égarement et l’angoisse s’emparèrent de lui. Il saisit ses genoux, de ses mains crispées, dans une véritable agonie de consternation. Bien sûr, il allait devenir fou, s’il continuait ainsi à ne se rien rappeler : ou plutôt… Ah ! voici enfin le P. Jervis de retour !

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, pendant que la voiture se remettait en marche.

— Dites-moi ! fit soudain le vieux prêtre. Ne vous rappelez-vous pas des visages, — ou encore des noms, — d’hommes que vous ayez connus ?

L’autre concentra sa pensée, ardemment, dans un grand effort de mémoire.

— Oui, dit-il, je me rappelle certains visages. Et je me rappelle aussi certains noms. Mais impossible de me rappeler quels visages appartiennent à ces divers noms. Je me rappelle, par exemple, le nom de l’archevêque Bourne ; et puis… et puis celui d’un prêtre appelé Farquarson.

— Quel est le dernier livre que vous avez lu ?… Au fait, non, j’oubliais ! Soit : mais ne pouvez-vous pas vous rappeler le cardinal… le cardinal Bellairs ?

— Jamais je n’ai entendu parler de lui.

— Ni son visage, non plus, le visage de notre archevêque ?

— Pas la moindre notion !

Il y eut, de nouveau, un silence.

— Écoutez-moi, monsignor ! reprit le P. Jervis. Je vais vous conduire tout droit chez vous, et je vais faire coller un avis sur votre confessionnal, annonçant que vous n’êtes pas en état de confesser aujourd’hui. Vous allez avoir tout l’après-midi, — du moins depuis quatre heures, — absolument à vous, ainsi que le reste de la soirée. Nous n’aurons besoin de faire mention à personne de ce qui vous arrive, pas même au cardinal, aussi longtemps que nous pourrons espérer votre guérison. Mais, voyez-vous, il me parait impossible que vous ne présidiez pas le déjeuner d’aujourd’hui !

— Hein ?

M. Manners doit venir, comme vous savez, pour s’entendre avec le cardinal ; et si vous n’étiez pas là pour le recevoir…

D’un signe de tête, monsignor fit entendre qu’il comprenait.

— Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ! répondit-il. Mais, dites-moi, au moins, qui est M. Manners !

Désormais le vieux prêtre avait pris son parti de la situation. Il répondit, sans la moindre trace d’embarras :

— Manners est un membre important du gouvernement. C’est notre grand économiste politique. Et il doit venir s’entendre avec le cardinal au sujet de certaines mesures intéressant l’Église. Vous souvenez-vous, à présent ?

L’autre homme secoua tristement la tête.

— Eh ! bien, arrangez-vous simplement pour causer avec lui de choses banales ! Je me placerai en face de vous, à table, et veillerai à vous empêcher de rien dire de fâcheux. Maintenez-vous dans les généralités ! Parlez du sermon de Hyde-Park, de l’Abbaye ! Aussi bien, Manners ne s’attend-il pas à causer de politique à table, devant tant de personnes !

— Soit, je ferai de mon mieux.

Cependant la voiture s’arrêtait de nouveau. L’homme qui avait perdu la mémoire regarda au dehors, et, à son extrême soulagement, reconnut l’endroit où il se trouvait. C’était la porte de l’archevêché, dans l’Ambrosden Avenue ; et au delà il apercevait la longue nef de la cathédrale.

— Je connais ceci ! dit-il.

— Mais naturellement, vous le connaissez, mon cher monsignor ! répondit le P. Jervis, d’une voix rassurante. Et maintenant, suivez-moi ! Saluez toutes les personnes qui vous salueront, mais sans dire un mot !

Ils franchirent ensemble la porte d’entrée, que gardaient deux serviteurs en livrée, pénétrèrent dans un ascenseur qui les conduisit au second étage. Là, le vieux prêtre prit les devants, et, après avoir fait traversera son compagnon un large corridor, le fit entrer dans une grande chambre claire et plaisante, donnant sur la rue, avec une seconde porte qui paraissait communiquer avec une chambre à coucher. Fort heureusement, ils n’avaient rencontré personne en chemin.

— Nous voici arrivés ! dit gaiement le P. Jervis. Et à présent, monsignor, savez-vous où vous êtes ?

Mais l’autre homme, de nouveau, secoua tristement la tête.

— Allons, allons, essayez de vous rappeler ! Ceci est votre cabinet de travail ! Regardez votre bureau, monsignor ! Tous les jours vous y passez plusieurs heures.

L’autre regarda, ainsi qu’il lui était ordonné, d’un regard à la fois curieux et vague. Une lettre à demi écrite, et qui très certainement était écrite de sa propre main, s’étalait sur un buvard : mais le nom de son correspondant n’avait aucune signification pour lui ; et pareillement n’en avaient aucune les quelques mots qu’il lut ensuite. Il regarda autour de la chambre, examina les étagères, pleines de livres, les rideaux, le prie-Dieu… et, une fois de plus, une véritable terreur l’envahit.

— Je ne reconnais rien, mon père, absolument rien ! Tout cela est nouveau ! Pour l’amour du ciel !…

— N’importe, monsignor, calmez-vous ! Des accidents comme le vôtre arrivent souvent, et n’ont aucune importance. Mais il faut maintenant que je vous quitte pour une dizaine de minutes, afin d’aller préparer les places du déjeuner. Je vous engage à fermer votre porte et à ne laisser entrer personne. Et puis, pendant que je serai parti, occupez-vous à regarder tout ce qu’il y a dans la chambre !… Ah !

Le P. Jervis s’était interrompu brusquement, et avait couru vers un fauteuil où se trouvait un livre ouvert. Il prit le livre, jeta un coup d’œil sur le titre, et se mit à rire.

— Je le savais ! dit-il. J’en étais sûr ! Vous étiez en train de lire l’Histoire de Manners ! Tenez, justement, vous en étiez arrivé à cette page-là !

Il se rapprocha de monsignor pour lui montrer le livre. Celui-ci, qui était d’une apparence tout à fait inaccoutumée, portait, au haut des pages, les dates : 1906-1920. Le vieux prêtre secouait le livre dans sa main, en signe de triomphe. Une feuille de papier s’en détacha, et tomba à terre. Le P. Jervis s’empressa de la ramasser, et, dès qu’il y eut jeté les yeux :

— Tenez, dit-il, vous étiez en train de prendre des notes précisément sur cette période de 1920, sans doute afin de pouvoir en causer avec Manners. C’est une période qu’il connaît mieux que personne au monde. Il l’appelle la « crête de la vague ». Tout ce qui arrive aujourd’hui, à l’entendre, date de cette période-là.

— Mon père, je ne comprends pas un mot…

— Écoutez, monsignor, interrompit le vieux prêtre, voici un merveilleux sujet de conversation, pour notre déjeuner ! Arrangez-vous seulement pour amener Manners sur ce terrain, et vous n’aurez plus à vous soucier de rien ! Il adore la conférence, et il parle tout à fait comme un livre. Dites-lui que vous êtes en train de lire son Histoire, et que vous désireriez en avoir un résumé à vol d’oiseau !

Monsignor eut un geste d’adhésion.

— Ma foi, oui, dit-il, c’est ce que je vais faire ! D’un seul coup, j’apprendrai bien des choses précieuses.

— N’est-ce pas que voilà une excellente idée ? Et maintenant, monsignor, il faut que je m’en aille ! Examinez bien le contenu de votre chambre, peut-être cela vous aidera-t-il à ressaisir votre mémoire Je serai de retour dans dix minutes, et j’aurai encore le temps, avant le déjeuner, de vous donner toutes les explications nécessaires sur les autres convives. Mais, surtout, soyez bien tranquille ! Je vous promets que tout marchera sans accroc !

IV

Lorsque la porte se fut refermée, monsignor Masterman regarda autour de soi, lentement et soigneusement. Il avait l’idée que le brouillard se lèverait tôt ou tard, et que toutes choses lui redeviendraient familières. Ce qui lui était arrivé, il s’en rendait compte maintenant de la façon la plus sûre ; et le fait qu’il y avait certaines choses qu’il reconnaissait, telles que la cathédrale, et Hyde-Park, et l’habit d’un moine franciscain, et l’archevêché, ce fait l’aidait à ne pas désespérer. Puisqu’il se ressouvenait de ces choses-là, il ne voyait aucune raison pour l’empêcher de s’en rappeler d’autres.

Mais l’examen auquel il se livra fut pour lui une déception. Non seulement il n’y avait pas, dans toute la chambre, un seul objet qu’il connut : mais il voyait devant soi certains objets dont il ignorait l’usage. Sur le mur de droite, par exemple, s’alignait une rangée de petites boîtes noires, à peu près à la hauteur d’une taille d’homme ; ou bien encore il découvrait, dans un coin près de la fenêtre, une espèce de machine, toute en roues et en poignées, qui était pour lui un mystère absolu. Dans la chambre à coucher voisine, la même impression l’attendait. Assurément il devinait l’usage de toutes les choses qui s’y trouvaient, malgré la forme bizarre d’un bon nombre d’entre elles : mais il n’y avait aucune de ces choses qu’il eût conscience d’avoir connues, employées, précédemment.

Il revint vers son bureau et s’assit, désespéré. Il prit un ou deux livres qu’il voyait là, des calendriers et recueils d’adresses. Dans chacun de ces livres, son nom se trouvait dûment inscrit. Il relut la lettre commencée, sur son buvard : impossible même de deviner comment aurait dû finir la phrase interrompue de la troisième page !

Toujours encore, cependant, il s’efforçait d’extraire du fond de sa conscience quelque chose dont il pût se souvenir, — fermant les yeux et enfonçant la tête dans ses mains. Mais rien ne surgissait devant lui que des images fragmentaires et fugitives. Tantôt c’était un visage sur lequel il ne pouvait mettre aucun nom, tantôt une pensée ou une phrase qui ne s’entourait d’aucun contexte. Nul cadre à tout cela, nul plan unique réunissant l’un à l’autre ces fragments de souvenirs. C’était comme s’il avait eu devant soi des milliers de petits morceaux d’un vase brisé, dont il ne parvenait pas même à deviner la forme…

Puis une pensée soudaine le frappa. Il se releva en sursaut, et courut dans sa chambre à coucher. Un haut miroir pendait là, entre les fenêtres. Il se dirigea vers lui, et regarda curieusement le reflet de sa propre figure. Oui, sans aucun doute, c’était bien lui-même qu’il voyait : chaque trait du visage long et pâle lui était familier, comme aussi l’expression d’ensemble, une sorte de gravité professorale. Tout au plus lui semblait-il que ses cheveux étaient un peu plus gris qu’ils auraient dû l’être.

CHAPITRE II


I

— Je serai ravi, monsignor, dit l’homme d’État au maigre visage plein d’intelligence, je serai ravi de pouvoir vous faciliter la compréhension de mon livre en vous résumant à grands traits la série de ce qui m’apparaît être les étapes dominantes de l’évolution de notre vingtième siècle.

Un profond silence tomba sur toute la grande table.

En vérité, songeait intérieurement Mgr Masterman,

c’était chose merveilleuse que tout, jusque-là, se fût passé sans l’ombre d’un accroc, ainsi que l’avait d’ailleurs annoncé le bon P. Jervis ! Aussi bien ses yeux, pendant le repas, avaient-ils rencontré plus d’une fois ceux du vieux prêtre, fixés sur lui avec un sourire d’approbation satisfaite.

Pendant une bonne demi-heure, avant le déjeuner, le P. Jervis était venu causer avec lui, afin de le préparer à son rôle de président de la table. Les deux amis avaient examiné avec grand soin la situation et le caractère des principaux convives, — tous prêtres, d’ailleurs, à l’exception de M. Manners et de son secrétaire. Le P. Jervis avait donné au prélat un petit plan de la table, indiquant la place réservée à chacun ; il avait décrit l’apparence personnelle de chacun, et noté sur chacun deux ou trois faits saillants. Puis le reste de l’entretien avait été consacré à approvisionner l’homme qui avait perdu sa mémoire de quelques thèmes habituels de conversation : la singulière douceur de la température ; le succès de l’exposition organisée par un certain peintre à la mode ; le dernier congrès eucharistique, qui avait eu lieu à Tokio, et dont le cardinal était revenu tout récemment ; enfin le projet d’une remise à neuf de l’intérieur du palais archiépiscopal.

Les deux prêtres n’avaient pas eu le temps de s’en dire plus long. Mais le fait est que ces sujets-là, sous l’adroit pilotage du P. Jervis, s’étaient trouvés parfaitement suffisants ; et le repas s’était poursuivi de la manière la plus agréable jusqu’au moment, concerté d’avance, où monsignor avait parlé à M. Manners de son désir de connaître le plan général du vaste ouvrage de l’homme d’État sur l’Évolution historique du vingtième siècle.

Ou plutôt il y avait bien eu, çà et là, de petits accrocs. Par exemple, les mets du déjeuner, la manière de les servir, et aussi la manière de les manger avaient valu à monsignor quelques instants d’extrême embarras ; et il y avait eu une certaine circonstance où le président du déjeuner s’était vu forcé de feindre un accès soudain de surdité, pour pouvoir se dispenser de répondre à un convive dont il avait oublié le nom, touchant un sujet qui lui était totalement inconnu. Mais tout cela avait passé inaperçu ; et deux ou trois petites défaillances fugitives avaient pu aisément êtres mises au compte de la distraction de Mgr Masterman, — distraction dont il avait eu la joie d’apprendre qu’elle était, chez lui, un travers quasi proverbial.

Maintenant tous les grands dangers se trouvaient écartés ; et M. Manners allait se lancer dans sa conférence. Monsignor promena un regard presque heureux autour de la haute salle à manger, et, son verre en main, se carra sur sa chaise de président, pour écouter et pour retenir.

— La véritable crise de la situation religieuse, — commença Manners, d’un ton de voix tout « professionnel », avec les yeux fermés sous son large front, — il convient de la placer dans la période qui va de 1918 à 1925.

« C’était, comme vous ne pouvez manquer de vous en souvenir, une période de terrible agitation sociale. Ai-je besoin de vous rappeler la célèbre révolution des pays latins, à commencer par l’Italie et le Portugal, révolution dirigée surtout contre l’autorité politique, tandis que, dans les pays germaniques et anglo-saxons, une révolution parallèle s’adressait surtout au capital et à l’aristocratie ? Jamais autant que durant cette période le socialisme n’a été près de dominer le monde civilisé ; et d’ailleurs vous savez que, en certains endroits, il est vraiment parvenu à établir sa domination.

« Or, la difficulté principale, au fond de tout cela, était l’état où se trouvait la religion. À quoi j’ajouterai, messieurs, — dit le conférencier par manière de parenthèse, en rouvrant les yeux comme pour interpeller plus directement ses auditeurs, — que toujours et partout c’est la religion qui s’est trouvée à la racine de tout mouvement politique ou social. En fait, il ne peut pas en être autrement. Le plus profond de tous les instincts de l’homme est sa religion, c’est-à-dire son attitude à l’égard des problèmes éternels ; et c’est de cette attitude que doivent dépendre ses rapports avec les choses temporelles. Cela est ainsi même dans le cas de l’individu ; et combien plus encore dans le cas de collectivités ou de nations, puisque chaque foule est mue par les principes communs aux unités qui la composent ! Tout cela est, d’ailleurs, universellement reconnu aujourd’hui ; mais il n’en a pas été ainsi de tout temps. Durant la période en question, notamment, les hommes ont essayé de traiter la religion comme si elle n’était que l’un des départements de la vie, au lieu d’être le fondement essentiel de toute vie.

« Mais aussi la religion, durant cette période, traversait-elle une crise étrange. Le fait seul qu’elle pût être traitée de la manière que je viens de vous dire suffit déjà à attester combien l’irréligion avait fait de progrès. Non pas, au reste, qu’il puisse exister vraiment une « irréligion », si ce n’est par un emploi tout conventionnel du mot ; l’homme « irréligieux » est un homme qui a résolu d’admettre ou bien qu’il n’y a pas de monde futur, ou bien que ce monde est trop éloigné pour exercer aucune influence sur notre vie présente. Et il va sans dire que c’est encore là une religion, ou du moins une croyance dogmatique, tout comme les religions opposées.

« Quant aux causes de cet état du sentiment religieux, voici mon opinion à ce sujet :

« La religion, jusqu’au temps de la Réforme, avait été une affaire d’autorité, tout de même qu’elle l’est de nouveau à présent. Mais l’énorme développement des diverses sciences, et l’extension plus énorme encore des connaissances populaires, avaient détourné l’attention de ce qui nous apparaît aujourd’hui, dans toutes les nations civilisées, un axiome évident et indubitable : à savoir, qu’une Révélation divine doit nécessairement s’incarner dans une autorité vivante, garantie par Dieu. De plus, à cette date, la science et les connaissances exactes en général n’avaient pas encore atteint le point où elles sont parvenues un peu plus tard : c’est-à-dire le point où nous les avons vues confirmer dans tous les détails (autant du moins qu’elles étaient capables d’une telle confirmation) certains faits qui constituaient la Révélation divine, et puis aussi où nous les avons vues se rendre compte décidément de leur impuissance foncière à confirmer ou à réfuter d’autres parties de cette Révélation. Plusieurs sciences, à ce moment, avaient simplement réussi à établir d’autres faits qui paraissaient, aux yeux des personnes très imparfaitement instruites de cette période, mettre en doute ou même contredire telles conséquences pouvant être déduites de la Révélation. La psychologie, par exemple, — pour étrange que cela doive nous sembler aujourd’hui. — tendait effectivement à fournir une explication de notre nature humaine différente de celle de la Révélation. Pareillement la science sociale, en ce temps-là, se dirigeait volontiers dans le sens de la Démocratie et même du Socialisme. Je sais que cela nous apparaît aujourd’hui monstrueux, et à peine croyable : mais le fait est que des hommes qui avaient des titres à être appelés des savants maintenaient sérieusement que la méthode de gouvernement à la fois la plus sage et la plus stable consistait dans l’extension des libertés, — c’est-à-dire dans le renversement de tout l’ordre éternel des choses, dans la faculté accordée à l’inexpérience de dominer l’expérience, dans la faculté accordée à l’ignorance de régler, par ses votes, les destinées de l’intelligence et de la beauté. Oui, et cependant tel était bien le cas. D’où résultait, — étant données les actions et les réactions inévitables de toutes ces doctrines, — que l’idée d’une autorité venue d’en haut, en matière de religion, était considérée comme « anti-démocratique », tout de même qu’en matière de gouvernement et de vie sociale. Les hommes avaient appris un petit fragment de la Vérité ; et, naïvement, ils s’imaginaient que ce fragment était la Vérité tout entière. »

M. Manners s’arrêta, pour reprendre haleine. Visiblement, ce discours était pour lui un plaisir infini. Il était né conférencier ; et en vérité ses phrases, avec tout ce qu’elles avaient de solennel, acquéraient dans sa bouche une vie et un relief singuliers. Mais surtout elles surprenaient et fascinaient le prélat assis à la tête de la table : car elles lui révélaient un changement prodigieux, et tout à fait inexplicable pour lui, dans la pensée humaine du temps. Il gardait en effet, à l’arrière-plan de son esprit, le souvenir que les mots dont se servait à présent l’orateur, des mots tels que « les hommes instruits », « les hommes d’expérience », etc., étaient ceux-là même dont se servaient les représentants de l’irréligion pour se désigner eux-mêmes ; et voici que ce Manners, un savant et un homme d’État, affirmait le plus tranquillement du monde que, dorénavant, toutes les personnes instruites et expérimentées se trouvaient être des chrétiens catholiques !

Aussi est-ce avec un redoublement d’intérêt qu’il écouta la suite du discours de M. Manners.

— « Et maintenant, disait celui-ci, voyons un peu de quelle façon la vérité catholique est redevenue, une fois de plus, la religion du monde civilisé, comme elle l’avait été cinq siècles auparavant !

« Et tout d’abord il convient de noter que, dès le début de notre siècle, la pensée populaire, en Angleterre comme ailleurs, avait consenti à reconnaître que, si le christianisme était vrai, d’une vérité réelle et positive, sa seule incarnation possible était l’Église catholique. Non seulement cela était admis par les agnostiques les plus résolus, mais la chrétienté populaire elle-même commençait à se tourner vers cette voie. Naturellement, comme vous pouvez bien le penser, il y avait encore des survivances et des réactions. En Angleterre, par exemple, il y avait un petit groupe de chrétiens appelés anglicans, qui s’efforçaient de maintenir une vue différente ; et puis il y avait ce mouvement éphémère, appelé modernisme, qui occupait encore une troisième position. Mais, par-dessous toutes ces petites résistances, le mouvement était bien celui que je vous ai dit. De plus en plus, le monde civilisé comprenait que l’unique choix devait être entre l’Église catholique ou rien du tout. Et, pendant quelques années, il a semblé humainement possible que la solution adoptée fût en faveur de rien du tout.

« Mais j’arrive maintenant aux causes de ce que j’appellerai la Renaissance de l’Esprit divin. D’un seul mot, je pourrais dire que toutes ces causes se réduisent à une seule : l’accord nouveau des sciences. Aussi bien, prenons rapidement chacune de ces sciences, et jetons un coup d’œil sur leur évolution !

« Prenons, en premier lieu, la psychologie. Dès la fin même du dix-neuvième siècle, on avait commencé à comprendre que, derrière la simple matière, une force inexplicable était à l’œuvre. Cette force avait reçu différents noms : on l’avait appelée notamment le « moi subliminal », pour la distinguer de notre « moi conscient » ; et c’était elle qui avait donné naissance à toute espèce de superstitions absurdes, telles que les doctrines des deux sectes, aujourd’hui heureusement éteintes, des théosophes et des scientistes chrétiens. Mais, de proche en proche, tout le monde avait eu l’impression que l’Église avait déjà étudié les manifestations de cette force, depuis près de 2000 ans, et que, par suite, une Institution qui avait observé les faits avec une précision positivement incomparable avait aussi quelque chance d’en avoir donné une explication méritant tout au moins d’être considérée. De plus, on avait commencé à voir ce que nous voyons tous aujourd’hui de la façon la plus immédiate : à savoir, que la religion apportait à la solution de l’énigme des choses certains éléments qu’elle était seule à pouvoir apporter, tout de même que, par exemple, ce que le jargon scientifique d’alors se plaisait à appeler la « suggestion religieuse » se trouvait eu état d’obtenir des résultats impossibles à obtenir par la « suggestion » ordinaire. Enfin les recherches psychologiques touchant les phénomènes que l’on désignait alors du nom de « personnalités alternées» préparaient les voies à l’admission entière de la doctrine catholique touchant les cas de « possession » et la pratique des « exorcismes », doctrine que tout homme d’un esprit « scientifique » se croyait tenu de rejeter avec mépris un demi-siècle auparavant. En résumé, donc, la psychologie avait découvert à nouveau qu’il y avait une force cachée agissant derrière les phénomènes physiques ; que cette force, qui elle-même sûrement n’était pas matérielle, pouvait, à l’occasion, revêtir les caractères d’une intervention personnelle ; et, en dernier lieu, que l’Église catholique, longtemps dédaignée, se trouvait avoir été plus scientifique que les savants les plus autorisés, dans son observation des faits. À quoi s’ajoutait encore que, décidément, cette force mystérieuse, lorsqu’on la traitait suivant la méthode catholique, était en état d’accomplir ce que nulle autre méthode n’avait le pouvoir d’obtenir d’elle.

Un autre progrès a eu pour champ d’action l’étude des Religions comparées. Cette étude était toute nouvelle, vers la fin du dix-neuvième siècle ; et, comme toutes les sciences nouvelles, elle avait tout d’abord prétendu détruire les doctrines des autres sciences avant de songer à édifier sa propre doctrine. Par exemple, il y avait alors des personnes raisonnables qui avançaient, par manière d’argument contre le christianisme, le fait qu’un bon nombre de dogmes et de rites chrétiens se trouvaient aussi dans d’autres religions. Il nous est très difficile aujourd’hui, même avec un effort d’imagination, de nous représenter un état d’esprit tel que celui-là ; mais il faut se rappeler que la science des Religions comparées était encore très jeune, et avait à la fois l’inexpérience et l’arrogance de la jeunesse. Avec le temps, toutefois, l’argument susdit a commencé à disparaître, sauf des manuels élémentaires ; et c’est devenu chose évidente pour tous que, tandis que telle ou telle religion particulière possédait tel ou tel dogme appartenant aussi au christianisme, ce dernier, lui, les possédait tous ; en un mot, que le christianisme contenait les éléments principaux de toutes les religions, ou du moins tous les éléments qui donnaient force et vie aux autres religions, et puis qu’il possédait en propre divers autres éléments indispensables pour relier en un tout cohérent ces dogmes détachés. Pour employer une métaphore très simple, on comprenait à présent que le christianisme se dressait dans le monde comme un phare sur une hauteur, et que c’étaient des reflets partiels et imparfaits de sa lumière qui apparaissaient, avec plus ou moins de clarté, dans les divers systèmes de croyances qui entouraient cet unique système vivant. Si bien que, en fin décompte, les cerveaux même les moins intelligents en sont venus à reconnaître que la seule explication scientifique de ce phénomène consistait à tenir le christianisme pour l’ensemble humain de croyances le plus parfait qu’il y eût eu jamais au monde.

« Une troisième cause, messieurs, m’apparaît dans la nouvelle philosophie de la connaissance, qui a commencé à prévaloir fort peu de temps après le début de notre siècle. Jusqu’à ce moment, en effet, les soi-disant sciences physiques avaient tyrannisé les esprits au point de leur faire admettre un principe absolument arbitraire, et à peine croyable : le principe suivant lequel toute évidence incapable d’être ramenée aux termes propres de ces sciences n’avait aucun droit au titre d’évidence véritable. Les hommes exigeaient que les vérités d’ordre purement spirituel fussent, selon leur expression, « prouvées », ce qui signifiait pour eux : réduites à des termes d’ordre physique. Mais peu à peu, fort heureusement, l’on s’était rendu compte de l’inanité d’une telle prétention. Tout le monde avait commencé à percevoir que chaque ordre de choses, dans la vie, avait son évidence propre, et qu’il existait parfaitement, par exemple, des preuves morales, des preuves esthétiques, des preuves philosophiques, ayant pour le moins autant de valeur que les preuves purement « scientifiques » ; et puis aussi que ces diverses preuves n’étaient pas « interchangeables ». Demander une preuve « physique » pour un article d’ordre moral, on comprenait que cela était aussi insensé que de demander, par exemple, une preuve chimique de la beauté d’une peinture, ou une preuve mathématique de l’amour d’une mère pour son enfant. Cette idée tout à fait élémentaire semble être tombée, comme un coup de foudre, sur bien des hommes qui se revêtaient du titre de « penseurs » ; et je n’ai pas besoin de vous dire que son avènement a complètement détruit toute une artillerie d’arguments employés jusque-là contre la religion révélée. « Il est vrai que, d’abord, le camp philosophique a tenté de venir à l’aide du camp scientifique au moyen du pragmatisme ; mais l’échec de cette tentative a été très rapide ; car si les méthodes du pragmatisme, consistant à mesurer la valeur d’une doctrine d’après le degré où elle répondait à la conscience humaine, si donc ces méthodes avaient pour effet de mettre en lumière un principe positif et indiscutable, c’était bien celui-ci : que la religion catholique était la forme la plus haute de la pensée, puisque, de siècle en siècle, elle avait répondu à tous les besoins des tempéraments les plus opposés.

« Et maintenant, abordons un autre point de la question !…

(M. Manners souleva le verre qu’il tenait entre ses doigts, et le but avec une apparence d’extrême satisfaction. Puis il se lécha les lèvres une ou deux fois, et reprit son discours.)

« Abordons maintenant le domaine de la politique ! Le socialisme, sous son espèce purement économique, était une tentative généreuse, en somme, pour abolir la loi de la compétition, c’est-à-dire la loi naturelle de la survivance des plus aptes. C’était, dis-je, une tentative : et elle a abouti, comme nous le savons, à un désastre ; car elle n’a servi qu’à établir, en tant qu’elle a réussi, la loi de la survivance du nombre, exerçant un pouvoir tyrannique à la fois sur les minorités prises collectivement et sur l’individu.

« Mais, avec tout cela, c’était une tentative généreuse et légitime, fondée sur la reconnaissance instinctive de ce principe, que la concurrence n’est pas la loi suprême de la vie universelle. Sans compter qu’il y avait encore, au fond du socialisme, d’autres idéals qui, en théorie, étaient des plus louables : par exemple, l’idée que c’est la société qui légitime et qui sauvegarde l’individu, et non pas l’individu qui fait cela pour la société ; ou bien cette autre idée, que l’obéissance est une vertu précieuse, trop négligée communément, et ainsi de suite.

« Or voici que, presque soudainement, le monde semble s’être aperçu que tous ces idéals du socialisme, — par-dessus ses méthodes et ses dogmes, — avaient toujours été les idéals du christianisme, et que l’église, en promulguant sa Loi d’Amour, avait devancé d’environ deux milliers d’années les découvertes du socialisme ! El puis l’on a vu que, en fait, ces idéals avaient reçu leur incarnation sous la forme des ordres religieux, comme aussi que, par la doctrine de la Vocation, — c’est-à-dire de la faculté accordée à l’individu de se soumettre volontairement à un supérieur, — les droits de l’individu se trouvaient respectés, tandis que, d’autre part, se trouvaient affirmés les droits non moins sacrés de la société.

« De tout cela un excellent exemple nous est fourni dans le système de la Loi des Pauvres.

« Vous vous souvenez que, en Angleterre jusqu’à la Réforme, et dans les pays catholiques longtemps encore après, il n’y avait pas de Loi des Pauvres, parce que les maisons religieuses se chargeaient de l’entretien des malades et des indigents. Or, lorsque les établissements religieux avaient été supprimés en Angleterre, c’était l’état qui avait eu à les remplacer dans leur œuvre. Il n’y avait pas moyen de songer à anéantir simplement l’existence du pauvre, comme avait tenté de le faire la reine Elisabeth. Et ainsi l’inévitable était arrivé ; d’être assisté par l’État, dans un asile d’indigents, avait commencé à devenir une marque de déshonneur, si bien que, souvent même, les pauvres avaient préféré mourir de faim, plutôt que d’être secourus dans ces conditions. Au début du vingtième siècle, les lois sur les retraites des vieillards et l’assistance d’État avaient constitué un louable effort pour remédier à cette plaie sociale, en secourant les pauvres d’une manière qui ne risquât point d’outrager leur dignité. Mais, naturellement, cet effort avait échoué comme les autres ; et nous avons peine à comprendre que les hommes d’État de ce temps n’aient point prévu qu’il en serait fatalement ainsi. Les retraites de vieillesse et l’assistance d’État, à leur tour, ont commencé à être considérées comme une marque de honte, pour cette simple cause que l’indignité ne consiste nullement dans le fait de recevoir un secours, mais bien dans les motifs qui font accorder ce secours, et dans la position qui en résulte pour le secourant et le secouru. L’État ne peut donner des secours que pour des motifs économiques : tandis que l’Église les donne pour l’amour de Dieu, et que l’amour de Dieu n’a jamais endommagé la dignité de personne. Eh ! bien, vous savez comment tout cela a fini. L’Église s’est présentée, une fois de plus, et, sous certaines conditions, a offert de délivrer entièrement l’État de ce pesant fardeau. D’où sont sortis deux résultats : en premier lieu, tous les griefs des pauvres se sont évanouis ; et, en second lieu, toute la population pauvre de l’Angleterre, en l’espace d’une dizaine d’années, s’est imprégnée de sympathies, sinon de croyances, catholiques. Et cependant tout cela n’était rien qu’un retour à l’ancien état de choses, mais un retour rendu absolument nécessaire par l’échec de toute tentative pour substituer une méthode humaine aux méthodes divines.

« Et maintenant, jetons un coup d’œil sur l’ensemble de la situation !

« Le socialiste n’envisageait que les droits de la société ; l’anarchiste ne voulait voir que ceux de l’individu. Comment les réconcilier ? Ici encore, l’Église est venue et a répondu : par la famille, religieuse ou laïque ! Car c’est dans la famille que les deux droits sont également reconnus : l’autorité y cohabite avec la liberté. Et cela parce que l’union de la famille réside dans l’amour, qui est la seule conciliation possible de l’autorité et de la liberté.

« Cet argument, tel que je l’expose là, est d’une simplicité sans pareille. Mais il n’en a pas moins fallu beaucoup de temps pour le faire admettre ; et ce n’est qu’après les terribles conflits des vingt premières années du siècle, et le discrédit complet de l’absurde tentative du socialisme pour établir la loi de l’amour au moyen de la force, que le monde civilisé a enfin commencé à se pénétrer de l’argument susdit.

« Vers le même temps, aussi, l’évolution des arts ramenait insensiblement nos pères au respect de l’Église. L’art, ainsi que vous vous en souvenez sûrement, avait essayé de devenir réaliste durant les dernières années du dix-neuvième siècle. Mais la réflexion et l’expérience avaient vite fait voir tout ce qu’un tel essai avait d’insensé. On avait compris qu’un véritable réalisme était chose impossible, et que toujours, forcément, une œuvre d’art devait s’employer à une représentation plus ou moins symbolique. Et ainsi tout le monde en est arrivé peu à peu à admettre, de nouveau, ce que le moyen âge avait admis de la façon la plus constante : à savoir, que l’art consistait à pénétrer par-dessous la surface matérielle de nos perceptions, afin de saisir les idées derrière les objets, la substance derrière les accidents, la réalité véritable derrière les apparences. Zola en littérature, Richard Strauss en musique, les peintres français de l’école impressionniste, tous ces hommes avaient poussé le réalisme à ses limites extrêmes, et en avaient ainsi démontré l’impossibilité. Si bien que, là encore, là comme partout ailleurs, on s’était aperçu que l’Église catholique seule avait, de tout temps, possédé le secret. Depuis ce moment, une réaction symboliste avait pris naissance, qui a été l’origine de notre art contemporain, essentiellement poétique, à la fois, et catholique.

« Sans compter qu’il y avait, naturellement, une foule d’autres petits mouvements analogues, parallèles à ceux-là, presque dans chacun des domaines de la vie et de la pensée : et tous ces mouvements tendaient vers la même direction, et convergeaient, pour ainsi dire, de tous les points cardinaux, à l’extrémité du tunnel que l’Église avait dû se creuser de siècle en siècle, à travers l’entassement de la sottise et de l’ignorance humaines. De toutes parts, on aboutissait à la conclusion que c’était l’Église qui avait toujours eu raison. Sur tous les domaines, elle avait été condamnée. Pilate, le représentant de l’autorité civile, l’avait déclarée coupable de sédition ; Hérode, le sceptique, incarnation de l’esprit scientifique, lui avait reproché d’être une supercherie ; Caïphe l’avait accusée au nom d’une religion nationale. Les Grecs l’avaient proclamée l’ennemie de l’art ; les Latins l’ennemie de la loi ; les Pharisiens hébreux l’ennemie de la religion. La condamnation avait été inscrite, au-dessus de sa croix, dans les trois langues grecque, latine, et hébraïque. Et on croyait l’avoir vue mourir sur la croix : mais voici que, à l’aube du troisième jour, on la retrouvait vivante à jamais ! Sur tous les points elle avait réussi à se justifier. Les hommes avaient inventé une nouvelle religion, un nouvel art, un nouvel ordre social, une nouvelle philosophie ; ils avaient creusé et exploré dans tous les sens ; et, à la fin, lorsqu’ils avaient achevé leur travail et s’attendaient à en recueillir la récompense, voici qu’ils s’étaient retrouvés en présence du calme et souriant visage de l’Église catholique, ressuscitée d’entre les morts une fois de plus, et assise, avec autorité, à la droite de Dieu ! »

Il y eut un moment de silence.

— Et voilà, messieurs, reprit M. Manners, voilà en quelques mots le résumé que monsignor m’a fait l’honneur de me demander ! J’espère ne pas vous avoir retenus trop longtemps.

II

— Tout cela est bien l’aventure la plus extraordinaire que l’on puisse rêver ! disait Mgr Masterman, quelques instants plus tard, en rentrant dans sa chambre avec le P. Jervis.

— Oh ! certainement, Manners explique fort bien les choses ! répondit en souriant le vieux prêtre. Je suis sûr que tout le monde a eu plaisir à l’entendre. Mais aussi, songez qu’il a passé vingt ans de sa vie à étudier ces questions historiques, et…

— Non, reprit l’autre, ce n’est pas à ce point de vue que je me plaçais. Ce qui, pour moi, est absolument étonnant, c’est que tout ce qu’il nous a dit ne soit pas un rêve ou une prophétie, mais bien une relation authentique des faits. Serait-il vraiment possible, dites-moi, que le monde entier fût redevenu chrétien ?

Le vieux prêtre le regarda avec un peu d’inquiétude.

— Monsignor, est-ce que décidément votre mémoire… ?

Le prélat fit un geste d’impatience.

— Mon père, reprit-il, c’est exactement comme je vous l’ai dit tout à l’heure, avant de descendre. Je vous promets de vous prévenir, si ma mémoire me revient. Mais à présent, je ne sais absolument rien. J’avais simplement l’idée, je ne sais de quelle manière, que le christianisme était en train de disparaître du monde, que la plupart des hommes de pensée avaient tout à fait cessé d’y croire : et maintenant voici que j’apprends que c’est tout juste le contraire ! Je vous en prie, traitez-moi comme si je venais de me réveiller, après avoir dormi pendant cinquante ans ! Dites-moi les choses comme à un enfant ! Est-ce que, en vérité, le monde est redevenu chrétien ?

— Eh ! bien, monsignor, je vais essayer de vous renseigner. Oui, on peut dire en gros que le monde est aujourd’hui chrétien, tout au moins de la même façon que l’Europe était chrétienne, par exemple, au douzième siècle. Il y a, naturellement, des exceptions, des survivances de l’erreur ancienne : notamment dans l’Orient, où d’énormes régions s’obstinent à garder leurs superstitions d’autrefois ; il y a l’Allemagne, avec son socialisme ; et puis il y a un peu partout des hommes éminents qui ne sont pas explicitement catholiques. Mais, dans l’ensemble, on peut vraiment dire que le monde est chrétien. Voici, tout d’abord, l’Angleterre. Le catholicisme n’y est pas encore définitivement établi comme religion d’État : mais ce n’est qu’une question de temps, et l’on peut très bien dire que toutes nos lois sont chrétiennes.

— Le divorce ?

— Le divorce a été aboli il y a trente ans, répondit tranquillement le P. Jervis. Les bénéfices du clergé ont également été restaurés, il y a une dizaine d’années ; et nous avons nos tribunaux ecclésiastiques, absolument comme avant la Réforme.

— Mais alors, qu’entendez-vous en disant que le catholicisme n’est pas encore établi comme religion d’État ?

— Je veux dire qu’aucun serment religieux n’est exigé des fonctionnaires, et que nos évêques et abbés n’ont pas encore de sièges réservés au Parlement.

— Et comment se font les élections ?

— Oh ! de ce côté, rien n’a changé depuis la loi qui, aux environs de 1918, admettait les femmes aux mêmes droits que les hommes. Naturellement, le droit de vote est entouré de maintes garanties. Sur cent personnes adultes, c’est à peine s’il y en a deux qui ont le droit de voter. D’où résulte que nous sommes gouvernés par des personnes instruites, et sachant ce qu’elles font.

— Arrêtez ! Et y a-t-il encore une monarchie ?

— Mais certainement ! C’est Édouard IX, — un tout jeune homme, — qui est à présent sur le trône.

— Continuez, je vous prie !

— Donc, le christianisme a repris son pouvoir. Naturellement, il reste encore des infidèles, qui écrivent parfois des lettres aux journaux, tiennent des meetings, et ainsi de suite. Mais, en pratique, ils ne comptent pas. Pour ce qui est des biens d’Église, on peut dire que tous nos biens de jadis nous ont été rendus : j’entends pour ce qui est des édifices religieux, et aussi des revenus. Toutes les cathédrales sont à nous, ainsi que toutes les églises paroissiales construites avant la Réforme, et aussi toutes les autres églises dans les paroisses où il n’y a pas eu de résistance protestante organisée.

— Je croyais que vous disiez qu’il n’y avait plus de protestants ?

Le P. Jervis se mit à rire.

— Mais, monsignor, est-ce que sérieusement vous ne savez rien de tout cela ? Est-ce que vraiment vous désirez que je continue à vous renseigner sur des choses que vous ne pouvez manquer de connaître aussi bien que moi ?

— Pour l’amour du ciel, mon père, continuez ! Si vous saviez comme tout cela me paraît incroyable…

— Eh ! bien, oui, naturellement, il reste encore quelques protestants. Ils possèdent quatre ou cinq églises à Londres, et je crois bien qu’ils ont même une espèce d’évêque. Mais personne ne fait plus attention à eux.

— Et tout le reste du pays est catholique ?

— Mais oui, depuis le roi jusqu’aux plus bas degrés de la société. Les derniers restes des biens ecclésiastiques ne nous ont été rendus que l’année passée. Voilà pourquoi les moines ne sont pas encore revenus à Westminster !

— Et dans les autres pays ?

— Commençons par Rome ! La maison de Savoie l’a rendue au Saint-Siège, il y a environ vingt-cinq ans ; et le Saint-Père…

— Comment s’appelle-t-il ?

— Grégoire XIX, c’est un Français. Eh ! bien, le Saint-Père est maintenant redevenu le souverain temporel de sa métropole ; mais c’est une commission internationale qui se charge de tous les détails de l’administration. Quant à la France, depuis sa victoire décisive de 1922…

— Comment, quelle victoire décisive ?

— Mais vous vous rappelez bien la guerre européenne de 1922 ?

Monsignor poussa un profond soupir.

— C’est affreux, vraiment ! dit-il. Une nuit complète s’est répandue en moi. Continuez, je vous prie !

— La France, après cette victoire, qui achevait de lui restituer sa grandeur ancienne, n’a point tardé à redevenir ardemment catholique. En même temps que le pouvoir royal y était restauré, l’Église y a été placée de nouveau sous la protection de l’État.

— Et que se passe-t-il dans les autres pays ?

— L’Espagne et le Portugal, naturellement, sont tout à fait catholiques, comme la France. Dans ces deux pays, la monarchie a été rétablie presque simultanément, aux environs de 1935. Mais l’Allemagne… oh ! c’est l’Allemagne qui est le point faible !

— Pourquoi cela ?

— C’est que, voyez-vous, le socialisme continue d’y sévir avec une force extraordinaire. Berlin est la capitale de la franc-maçonnerie. C’est de là que les francs-maçons du monde entier tirent leur mot d’ordre. Et le fait est que tout le monde demeure inquiet, à cause de l’Allemagne. L’empereur Frédéric, que ce soit par ignorance ou par entêtement, s’attache à un matérialisme antichrétien ; et la conséquence en est que…

— L’empereur d’Allemagne ?

— Oui, mais je dois ajouter que l’on commence à entrevoir la possibilité de sa conversion. La semaine prochaine, précisément, il doit se rendre à Versailles : cela est un bon signe.

— Et l’Amérique ?

— Oh ! l’Amérique d’aujourd’hui ressemble tout à fait à l’Angleterre.

— Vous voulez dire qu’elle n’est plus républicaine ?

— Mais naturellement ! murmura le P. Jervis. Il y a eu toute sorte de troubles là-bas, vers 1925, des guerres civiles et le reste. Mais, en tout cas, les choses ont fini pour le mieux. Aujourd’hui, naturellement, une bonne moitié de l’Amérique peut être considérée comme catholique ; mais il s’y rencontre encore un bon nombre d’athées et de socialistes.

— Et l’Australie ?

— L’Australie est devenue entièrement irlandaise et catholique.

— Et l’Irlande elle-même ?

— Oh ! l’Irlande s’est énormément développée, du jour où elle a reconquis son indépendance. Mais l’émigration a continué, et c’est au dehors que réside, en vérité, la force irlandaise.

Monsignor se prit la tête dans les mains.

— Tout cela me fait l’effet d’un rêve monstrueux ! dit-il.

— Ne croyez-vous pas que je ferais mieux de remettre à plus tard… ?

— Non, continuez ! Je ne demande qu’un résumé très général. Dites-moi encore : qu’est devenu l’Orient ?

— Oh ! les vieilles superstitions y subsistent encore par endroits, mais leur fin n’est plus qu’une question de temps.

— Et ainsi, murmura monsignor, ainsi l’ensemble du monde peut être considéré comme chrétien ?

Le vieux prêtre sourit.

— Oui, mais il ne faut pas oublier l’Allemagne il y a de grandes forces en Allemagne. C’est là que réside le danger. Et puis, il ne faut pas oublier, non plus, que le monde nouveau n’a pas encore fait choix d’un arbitre universel, tel que le souhaiteraient tous les esprits raisonnables. Le particularisme conserve encore des racines profondes ; et il n’est nullement certain que nous ne verrons pas se produire, d’un jour à l’autre, une terrible guerre européenne.

— Et cet arbitre universel…

— Oui, nous travaillons tous à faire reconnaître le Souverain Pontife comme arbitre universel un pou de la même manière qu’il l’était dans l’Europe du moyen âge. Naturellement, dès le jour où les souverains consentiront à admettre solennellement cette autorité suprême, l’avenir du monde se trouvera assuré. Mais il s’en faut que cela soit fait, et, en attendant… Mais dites-moi, monsignor, j’ai vraiment peur de vous imposer une fatigue d’esprit excessive. Êtes-vous toujours aussi certain de votre ignorance ? Ne vous rappelez-vous pas au moins en partie… ?

— Ce n’est pas seulement la nouveauté de ce que vous m’apprenez qui m’accable : mais tout cela me paraît si absolument contraire à ce que j’avais vaguement l’impression de connaître ! Je me sens tout anéanti de surprise.

— Tout cela est l’effet de votre fatigue. Je regrette de vous en avoir trop dit. Je suis sûr que le cardinal vous ordonnera de prendre du repos. Vraiment, je ne peux pas vous dire combien je suis désolé d’avoir..

— Un mot encore ! Pourquoi m’avez-vous parlé en latin, tout à l’heure ?

— C’est l’habitude commune des ecclésiastiques. Aussi bien les laïques eux-mêmes emploient-ils volontiers le latin. L’Europe est dorénavant bilingue. Chaque pays conserve sa propre langue et y ajoute le latin. Il va falloir que vous retrouviez votre provision de latin, monsignor ! Et maintenant, je crois que vous feriez bien de venir avec moi chez le cardinal.

— Et qu’allez-vous dire au cardinal ?

— Ne pensez-vous pas que le mieux serait de lui raconter exactement la chose, telle qu’elle est arrivée ? Je me charge du récit, après quoi vous n’aurez même plus besoin de vous expliquer.

L’autre homme réfléchit un moment.

— Fort bien, mon père, je vous remercie ! Mais dites-moi encore : l’anglais, est-ce que je le parle comme il faut ?

— Mais oui, tout à fait !

— Et à ce déjeuner, est-ce que… ? Est-ce que personne ne s’est aperçu de rien ?

— Vous vous en êtes tiré admirablement. Une ou deux fois, vous avez paru un peu distrait : mais cela s’accordait avec vos habitudes.

Les deux prêtres se sourirent amicalement l’un à l’autre.

— Savez-vous ? dit le P. Jervis. Je vais aller d’abord, seul, causer avec le cardinal ; et puis je viendrai vous prendre pour vous conduire auprès de lui.

CHAPITRE III


I

— Soyez sans inquiétude, murmura le P. Jervis environ un quart d’heure plus tard, en conduisant monsignor vers la chambre du cardinal. Vous n’aurez aucune explication à donner. J’ai déjà tout expliqué.

Parvenu devant la porte, il frappa ; de l’intérieur de la chambre, une voix répondit.

L’homme qui avait perdu sa mémoire aperçut, assise dans un large fauteuil devant un bureau, la haute et maigre figure d’un prélat vêtu de noir avec des boutons écarlates, et coiffé d’une petite calotte écarlate par-dessus ses cheveux grisonnants. Monsignor eut d’abord quelque peine à distinguer les traits du visage, placé à contre-jour devant la fenêtre. Mais du moins put-il constater aussitôt que, encore bien que ce visage lui adressât un sourire amical, ce visage-là, aussi, lui était entièrement inconnu.

Le cardinal se leva en voyant approcher les deux piètres, et s’avança vers eux, les mains tendues.

— Mon cher monsignor ! dit-il à Masterman, en saisissant sa main avec un mélange de bonté et de fermeté.

— Éminence,… je ne… balbutia le prélat.

— Allons, allons ! pas un mot avant de m’avoir entendu ! Notre bon P. Jervis m’a tout raconté. Venez vous asseoir là !

Il lui désigna un fauteuil près de la cheminée, l’y fit asseoir, et s’assit en face de lui, de l’autre côté du foyer. Le vieux prêtre resta debout.

— Écoutez bien les diverses choses que j’ai à vous dire ! reprit en souriant le cardinal. Et, tout d’abord, je commence par vous donner un ordre, au nom de la sainte obéissance. En compagnie du P. Jervis, si seulement le médecin vous le permet, vous allez partir pour un petit tour d’Europe, par l’aérien de minuit !

— L’aé… ?

— L’aérien ! dit le cardinal. Cela vous fera du bien. Le P. Jervis prendra sur soi toutes les responsabilités matérielles et vous n’aurez absolument aucun souci à vous faire, de ce côté-là. Je vais télégraphier à Versailles en mon propre nom, et deux de mes serviteurs vous accompagneront. Vous n’aurez, en somme, rien d’autre à faire que de recouvrer la santé. J’ajoute que votre présence là-bas est indispensable. Au reste, je suis absolument certain que tout se passera le mieux du monde. Mon bon père Jervis, voudriez-vous prier le docteur de venir un moment ici ?

Tout en continuant à écouter le cardinal, qui, de son côté, continuait à lui parler du même ton affectueux et tranquillisant, monsignor ne put s’empêcher d’observer les mouvements du P. Jervis. Celui-ci était allé vers une rangée de boîtes noires, toutes pareilles à celles que le prélat avait vues dans sa propre chambre, et avait enlevé le couvercle de l’une d’elles. Puis il avait murmuré quelques mots dans la boîte, l’avait refermée, et était revenu prendre sa place derrière le cardinal.

— Si votre mémoire ne se décide pas à se remettre en ordre, mon cher monsignor, poursuivait le cardinal, il faudra que vous rappreniez votre métier ! Mais j’ai l’idée que cela même ne vous sera pas bien difficile. Le P. Jervis m’a dit de quelle admirable façon vous vous étiez comporté à table, tout à l’heure ; et déjà M. Manners m’avait dit, en vous quittant, qu’il avait trouvé en vous un hôte parfait et un incomparable auditeur. Aussi n’avez-vous pas à craindre que personne s’aperçoive de rien. Veuillez donc, avant tout, vous ôter de l’esprit la crainte de ne pas pouvoir remplir vos fonctions ! Je vous attendrai, au retour de votre tournée, dans un mois ou deux ; et toutes choses reprendront leur train accoutumé. Je vais simplement annoncer que vous êtes parti en congé. Vous avez toujours travaillé assez dur, certes, pour mériter de vous reposer !

Soudain, quelque part dans la chambre, une voix calme et respectueuse fit entendre quelques mots en latin. La voix paraissait venir de l’une des boîtes, sur le mur.

Le cardinal hocha la tête, en signe de consentement. Le P. Jervis sortit, et revint bientôt en compagnie d’un personnage vêtu d’un long manteau noir, et suivi d’un serviteur qui portait un sac. Le sac fut posé sur une table, le serviteur sortit, et le nouveau venu s’inclina devant le cardinal et baisa son anneau.

— Je vous ai prié de venir afin d’examiner Mgr Masterman ! dit le cardinal. Mais avant tout, mon cher docteur, il faut me promettre une discrétion absolue ! Vous direz simplement, au sortir d’ici, que vous avez trouvé notre ami un peu surmené.

Monsignor fit mine de vouloir se relever, mais le cardinal le retint assis.

— Vous souvenez-vous d’avoir vu ce monsieur ? demanda-t-il.

Monsignor dévisagea attentivement le médecin.

— Jamais je ne l’ai vu de ma vie ! dit-il.

Le médecin sourit de l’air le plus franc et le plus naturel.

— Allons, allons, monsignor, dit-il, essayez de vous rappeler !

— Il semble bien que nous soyons là en présence d’un cas d’amnésie à peu près complète ! reprit le cardinal. Mon cher monsignor, expliquez un peu au docteur comment cela vous est arrivé !

Le malade fit un effort. Il ferma les yeux, un moment, pour se bien ressaisir ; et puis il raconta tout au long l’espèce de réveil qu’il avait eu dans Hvde-Park, ainsi que tout ce qui s’en était suivi. Le P. Jervis, de temps à autre, lui adressait une question, où il répondait de la façon la plus raisonnable. Enfin, le médecin, qui s’était assis tout près de Masterman, et avait épié chaque mouvement de son visage, s’adossa dans le fauteuil, en souriant.

— Eh ! bien, monsignor, dit-il, il me semble que votre mémoire est restée très suffisamment bonne ! Voudriez-vous, mon père, lui poser encore une autre question, une question difficile, sur quelque chose qui soit arrivé depuis ce matin ?

— Pouvez-vous vous rappeler les divers points de l’explication de M. Manners ? demanda le vieux prêtre.

Monsignor réfléchit un moment.

— La psychologie, les religions comparées, le pragmatisme, l’art, la politique, en dernier lieu le mouvement de restauration. Tels étaient les points principaux.

— Voilà qui est étonnant ! s’écria le P. Jervis. Moi-même n’avais gardé le souvenir que de quatre points !

— Et quand avez-vous vu le cardinal pour la dernière fois ? demanda brusquement le médecin.

— Jamais encore je ne l’avais vu, à ma connaissance ! murmura monsignor.

Le cardinal se pencha en avant, et, affectueusement, lui mit la main sur l’épaule.

— Cela ne fait rien, mon pauvre ami ! dit-il. Et maintenant, docteur…

— Votre Éminence voudrait-elle, à son tour, le questionner sur un point très important ? Quelque chose qui n’ait pu manquer de lui causer une impression profonde ?

Le cardinal parut chercher.

— Voici ! dit-il. Vous rappelez-vous le message qu’un exprès a apporté, hier soir, de Windsor ?

Monsignor secoua la tête.

— Cela suffit ! dit le médecin. Ne vous fatiguez pas à vouloir chercher davantage !

Il se releva, alla prendre son sac, et rouvrit. Il en retira un instrument qui ressemblait assez à un petit appareil photographique, mais avec une foule de cordons faits d’une matière très souple, et dont chacun se terminait par un disque de métal,

— Savez-vous ce que c’est que ceci, monsignor ? demanda-t-il, tout en s’occupant à ajuster les cordons.

— Je n’en ai aucune idée.

— Bon, bon !… Et maintenant., monsignor, ayez la bonté de déboutonner votre gilet, afin que je puisse appliquer cet instrument sur votre dos et votre poitrine !

— Est-ce que c’est un stéthoscope ?

— Ma foi, c’est quelque chose dans le même genre ! répondit en souriant le médecin. Mais comment connaissez vous ce nom-là ? Enfin, n’importe ! Étes-vous prêt ?

Il posa l’appareil principal sur le coin de la table, près du fauteuil ; et puis, très rapidement, se mit à appliquer les disques en divers endroits de la tête, de la poitrine et du dos de son client ébahi. Chacun de ces disques restait fixé fortement à l’endroit où l’avait appliqué la main de l’opérateur. Nulle autre sensation d’ailleurs, chez l’opéré, qu’un léger picotement, produit par la ontraction delà peau, à chaque point de contact.

— Pourriez-vous fermer un moment ce volet, mon père ? dit alors le médecin au P. Jervis. Voilà qui est parfait ! Merci !

Il se pencha sur la boîte carrée, et parut y regarder quelque chose. Tout le monde attendait en silence.

— Eh ! bien ? demanda enfin le cardinal.

— Tout à fait satisfaisant, Éminence ! Il y a bien une petite décoloration, mais qui n’a rien d’anormal chez une personne du tempérament de monsignor, à la suite delà moindre excitation nerveuse. Vraiment, je ne découvre rien d’inquiétant, et je puis attester que monsignor, — poursuivit-il en regardant son client tout encombré de fils, — ne nous présente pas le moindre symptôme de rien qui ressemble à une maladie mentale ! L’homme qui avait perdu sa mémoire poussa un soupir de soulagement.

— Est-ce que je puis voir, docteur ? demanda le cardinal.

— Mais certainement, Éminence. ! Et monsignor Lui-même pourra regarder, s’il lui plaît. Lorsque le cardinal et le P. Jervis eurent fini leur inspection de l’intérieur de la boîte, le médecin montra celle-ci au malade.

— Prenez bien garde à ce bouton, s’il vous plaît ! Voilà ! mettez vos yeux là-dessus !

Au centre de la boîte, abrité par une petite plaque de verre, apparaissait un globe lumineux. Ce globe semblait tinté de couleurs légèrement changeantes, où dominait un bleu grisâtre ; mais, presque à la manière d’une pulsation, on y voyait paraître de temps à autre, et puis s’effacer, une autre couleur, d’un rouge pâle.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda monsignor, en relevant la tête.

— Cela, mon cher monsignor, expliqua complaisamment le médecin, c’est un reflet de votre état psychique. L’instrument est d’une simplicité extrême, tout en étant naturellement très délicat à manier. Il a été découvert…

— Cela a-t-il quelque rapport avec le magnétisme ?

— En effet, c’est ainsi que l’on disait autrefois ! Il va sans dire que toute perturbation mentale a son contre-coup matériel, et voilà comment il se fait que nous sommes à même de l’observer matériellement ! L’instrument a été découvert par un moine, comme tant d’autres.

— Mais cela est merveilleux !

— Tout est merveilleux, monsignor ! Au reste, il est bien vrai que cet instrument-ci a causé une véritable révolution. Il est devenu le symbole de toutes les nouvelles méthodes de la médecine.

— Et quelles sont ces méthodes ?

Le médecin se mit à rire.

— Voilà une question un peu bien grosse ! dit-il.

— Sans doute, mais…

— Eh bien ! en un mot, c’est l’ancien système retourné à l’envers. Il y a un siècle, lorsqu’un homme était malade, on commençait par soigner son corps. À présent, quand un homme est malade, nous commençons par lui soigner l’esprit. C’est que, voyez-vous, l’esprit constitue une bien plus grande partie de l’homme que le corps, ainsi que nous l’a toujours enseigné la théologie. Et, en conséquence, traiter l’esprit…

— Mais c’est la doctrine des scientistes chrétiens !

Le médecin parut tout étonné.

— C’était une hérésie d’autrefois, docteur, — dit en souriant le cardinal, — une hérésie qui niait la réalité de la matière. Non, monsignor, nous ne nions pas du tout la réalité de la matière. La matière est parfaitement réelle ! Seulement, comme le dit très bien le docteur, nous préférons nous en prendre à la racine véritable de la maladie, plutôt qu’à ses contre-coups corporels. Nous continuons bien à employer des remèdes, mais simplement pour faire disparaître les symptômes douloureux.

— Et ainsi, murmura monsignor, ainsi l’on a pour principe aujourd’hui, dans le traitement des maladies corporelles… ?

— Mais il ne reste plus de maladies corporelles ! interrompit le médecin. Naturellement, il y a des accidents et des symptômes externes : mais tout le reste a entièrement disparu. Presque toutes les maladies de naguère étaient causées par le sang ; et l’on est parvenu maintenant, en agissant sur la circulation, à immuniser tout à fait les tissus. Sans compter que les découvertes récentes sur l’innervation…

— De sorte qu’il n’y aurait plus de maladies ?

— Hélas ! monsignor ! reprit le cardinal, avec une patience toute paternelle, il y en a encore des centaines, et qui ne sont que trop réelles, à coup sûr : mais presque toutes ces maladies sont mentales, ou encore psychiques, comme disent les savants. Et nous avons des spécialistes pour chacune d’elles. Les mauvaises habitudes de pensée, par exemple, aboutissent toujours à produire certaines affections de l’esprit ; et il existe des hôpitaux pour ce genre d’affections, comme aussi des maisons d’isolement.

— Pardonnez-moi, Emmenée, intervint le médecin, mais je crois qu’il ne serait pas bon de trop entretenir monsignor de ce sujet-là ! Pourrais-je lui poser une ou deux questions ?

Puis, sur la réponse affirmative du cardinal, le médecin se rassit, et demanda à l’homme qui avait perdu la mémoire :

— Écoutez, monsignor ! est-ce que vous aviez l’habitude de dire la messe tous les jours ?

— Je… je ne sais pas, balbutia le malade.

— Mais oui, docteur, certainement ! déclara le père Jervis.

— Et vous vous confessiez une fois par semaine ?

— Deux fois par semaine ! dit le P. Jervis. C’est moi qui suis le confesseur de monsignor.

— Parfait ! dit le docteur. Pour le moment, je conseillerais, en règle générale, une seule confession par quinzaine. Quant à la messe, je ne vois pas d’inconvénient à la maintenir comme par le passé. Mais monsignor ne pourra réciter, tous les jours, qu’une moitié au plus de ses oraisons quotidiennes ; et défense absolue d’y joindre aucune pratique de dévotion, sauf naturellement l’examen particulier.

« Quant au reste, poursuivit le médecin, d’un ton de voix plus impérieux, j’ordonne un changement complet de milieu. Ce changement devra durer au moins un mois, sinon davantage. Si le rapport du prêtre-médecin à qui sera envoyé l’examen n’est pas satisfaisant, l’absence de monsignor aura à être prolongée. Il faut absolument que le malade ne s’occupe d’aucune affaire dont il pourra se dispenser.

— Et croyez-vous qu’il puisse partir dès ce soir ? demanda le cardinal.


— Le plus tôt sera le mieux ! répondit le médecin, en se relevant.

— Qu’est-ce donc qui m’est arrivé ? demanda monsignor.

— Rien qu’une petite explosion mentale, et qui, fort heureusement, n’a pas affecté le mécanisme du cerveau. Nulle trace, comme je vous l’ai dit, d’aliénation, ni de rupture d’équilibre. Je ne puis pas vous promettre que le dommage soit capable d’être pleinement réparé ; mais il me semble qu’un peu d’application réussira aisément à remédier aux inconvénients qui résultent pour vous de l’accident. De vous seul dépendra, monsignor, d’allonger ou de raccourcir le délai, jusqu’au jour où vous pourrez reprendre vos fonctions ici. Aussitôt que vous vous serez remis au courant, il vous sera possible de redevenir tout à fait l’homme que vous étiez. Eminence, messieurs, au revoir !

II

Les horloges de Londres sonnaient minuit lorsque les deux prêtres arrivèrent sur le pont, soigneusement abrité, de l’aérien s’apprêtant au départ.

Pour Mgr Masterman, le spectacle était proprement une stupeur. Pas un détail qui ne lui fut nouveau. De l’endroit où il se tenait, sur le pont supérieur, ses yeux apercevaient au-dessous de lai une cité lumineuse qui lui semblait appartenir à un royaume de féerie. Il n’y avait plus, naturellement, de cheminées, mais des flèches, et des tours, et des pignons se dressaient devant les yeux comme dans un rêve, tout brillants contre le ciel sombre, illuminés d’un rayonnement à la fois très puissant et très doux. À droite, tout près de la station des aériens, s’élevait la tour de Saint-Édouard, sur laquelle trois quarts de siècle avaient déposé maintenant de douces teintes orangées. À gauche, c’était une série de constructions d’un dessin architectural que le voyageur ne comprenait point, mais dont l’aspect l’enchantait ; en face, le bloc du Palais de Buckingham lui apparaissait tel qu’il avait l’impression de l’avoir toujours connu.

Le pont du navire volant où il se tenait se trouvait suspendu au moins à 300 pieds de hauteur par-dessus le niveau du sol. Monsignor avait, tout à l’heure, examiné l’aérien entier du dehors, et avait eu comme un vague souvenir de le connaître déjà. Il lui semblait que cette notion de vaisseaux aériens éveillait dans son esprit de vagues souvenirs, mais beaucoup plus vagues que ceux des automobiles et des chemins de fer. Lorsque, une heure ou deux auparavant, il avait demandé au P. Jervis s’ils partiraient de Londres par le train, puis le paquebot, le vieux prêtre lui avait répondu que ces moyens n’étaient plus employés que pour de très petits voyages. À présent, debout sur le pont, il observait et rêvait.

Dans le calme profond d’alentour, il écoutait avec curiosité un étrange bourdonnement remplissant l’air avec un rythme continu de montée et de descente, comme le bruit d’une ruche. Tout d’abord il croyait que ce bourdonnement provenait des machines du vaisseau ; mais bientôt il s’aperçut que c’était la rumeur des rues de Londres, à ses pieds ; et, du même coup, il découvrit pour la première fois que les piétons étaient infiniment rares, dans ces rues, tandis que toutes les chaussées étaient encombrées de voitures des formes les plus diverses. Ces voitures faisaient entendre un son de cor très doux sur leur passage, mais ne portaient aucune lumière, car les rues se trouvaient tout à fait aussi claires qu’en plein jour, avec des reflets qui semblaient descendre de sous le toit des maisons. Cet effet de lumière avait pour conséquence de faire apparaître la ville comme vue à travers une vitre ou une couche liquide, — le tout constituant un tableau merveilleusement net et élégant, où tous les mouvements auraient résulté d’un seul grand appareil ordonné et précis.

Le contact d’une main, sur le bras de monsignor, l’interrompit dans sa contemplation.

— Vous aimerez sans doute à voir le départ ? dit le prêtre. Venez par ici !

Le milieu du pont, lorsque les deux voyageurs s’en approchèrent, leur offrit une image parfaitement rassurante et aimable. Des groupes de tables et de fauteuils y étaient semés çà et là, et une douzaine environ de voyageurs s’y étaient installés commodément. Tout à fait au centre du pont, une barrière basse protégeait l’issue d’un escalier ; et les deux hommes allèrent se poster auprès de cette espèce de puits.

— Ceci, voyez-vous, est un modèle tout nouveau ! dit en souriant le P. Jervis. Il y a quelques mois, tout au plus, qu’on l’emploie.

— Oui, je vous en prie, dites-moi tout ! demanda monsignor.

— Eh ! bien, regardez par là, au bas du second escalier ! Les marches que voici conduisent au pont de la seconde classe, et celles qui suivent aboutissent aux appareils du navire. Voyez-vous cette tête d’homme, en pleine lumière, juste au-dessous de nous ? C’est le premier ingénieur. Assis dans un compartiment de verre, il peut observer les alentours dans tous les sens. Les machines se trouvent juste en face de lui, et le…

— Un moment, s’il vous plaît ! Par quelle force est mû le navire ? Est-ce que c’est ici le système du plus léger que l’air ?

— Voyez-vous, toute la coque extérieure du navire est creuse. Chacun des objets que vous apercevez ici, même les fauteuils et les tables, tout cela est fait d’un métal que vous connaissez certainement, l’aérolite. Cela est mince comme du papier, et plus solide que l’acier. Or donc, c’est la coque du navire qui lient lieu de l’ancien ballon. La sécurité, également, est beaucoup plus grande : car le navire est partagé par des cloisons automatiques en une foule de petits compartiments, de telle sorte qu’un accroc ici ou là n’a, pratiquement, aucune importance. Et lorsque le navire est au repos, comme maintenant, tous ces tubes ne contiennent que de l’air : mais lorsque l’on s’apprête au départ, une pompe introduit dans ces tubes, du réservoir qui se trouve placé au-dessous, le gaz le plus volatil que l’on connaisse, communément appelé l’aéroline. On introduit ce gaz jusqu’à ce que la pesanteur spécifique de l’ensemble du vaisseau se trouve aussi rapprochée que possible de la pesanteur spécifique de l’air. Comprenez-vous ?

— Oui, je crois comprends ; et, en effet, tout cela me paraît assez simple.

— Le reste s’obtient au moyen de roues et de vis, mues par l’électricité. La queue du navire, — vous la verrez dès que l’on sera en marche, — est une invention toute récente. C’est absolument comme la queue d’un oiseau, capable de se tourner en tous sens. En plus, il y a deux ailes, de chaque côté, qui peuvent servir, à l’occasion, de propulseurs, dans les cas où les écrous fonctionneraient mal. Mais le plus souvent ces ailes ne servent qu’à faciliter le balancement et le glissement. Comme vous le voyez, la perspective d’un accident est à peu près impossible, sauf pour ce qui est des collisions. Si l’un ou l’autre des appareils ne veut pas aller, il y a toujours quelque chose d’autre pour le remplacer.

— De sorte que ce modèle ressemble beaucoup à un oiseau ?

— Mais oui, monsignor, naturellement ! répondit le P. Jervis avec son sourire amusé. Les hommes ont fini par comprendre qu’il serait insensé pour eux de vouloir corriger les desseins de Dieu. Tenez, voici que l’on fait des signaux ! Nous allons partir ! Venez jusqu’à la proue ! Nous y serons mieux pour tout voir !

Le pont supérieur aboutissait aune barrière, au-dessous de laquelle saillait, vers le niveau du pont inférieur, la proue véritable du vaisseau. Sur cette proue, dans un petit compartiment de verre durci, se tenait le pilote entouré de ses roues. Mais celles-ci ne ressemblaient à rien de ce que se rappelait l’homme stupéfait qui les regardait. D’abord, elles étaient toutes petites, et puis elles se trouvaient disposées en demi-cercle autour du pilote, formant en face de celui-ci comme un grand clavier.

— Attention, dit le P. Jervis, nous partons !

Au même instant trois appels de cloche sonnèrent, d’en bas, bientôt suivis d’un quatrième. Le pilote, dès la première sonnerie, s’était redressé et avait regardé autour de soi ; au quatrième coup de cloche, il se pencha soudain sur les roues, comme un musicien qui commencerait à jouer sur un piano. Pendant les premiers instants, monsignor eut conscience d’un léger mouvement balancé, qui se trouva remplacé, presque aussitôt, par une faible sensation de resserrement des deux tempes, rien de plus. Cela même, d’ailleurs, ne fut que passager ; et lorsque monsignor put de nouveau regarder autour de soi, ses veux tombèrent sur le rebord du navire. Il saisit convulsivement le bras de son compagnon.

— Voyez, dit-il, qu’est-ce que c’est ?

— Mais oui, nous voici partis ! répondit tranquillement le vieux prêtre.

Au-dessous d’eux, de chaque côte, s’étendait maintenant une vue à vol d’oiseau, presque illimitée et merveilleusement belle, d’une cité illuminée, — séparée d’eux par ce qui semblait un abîme incommensurable. De l’énorme hauteur où ils s’étaient élevés, Londres apparaissait comme un plan de ville très compliqué, avec des taches sombres entrecoupées de lignes lumineuses. Et puis, pendant que le spectateur effaré contemplait cet horizon de féerie, voici qu’il aperçut, devant soi, deux taches sombres d’une étendue énorme, avec un torrent lumineux coulant entre elles.

— Et cela ? murmura-t-il. Qu’est-ce que c’est ? Le vieux prêtre ne parut pas même s’apercevoir de son agitation.

— Mais oui, dit-il naturellement, il y a des maisons sur tout le chemin, jusqu’à Brighton, et c’est précisément leur rangée qui nous sert de direction. Je crois même que cet aérien-ci prend des passagers à Brighton.

Les deux hommes entendirent un pas s’approcher, derrière eux.

— Bonsoir, monsignor ! dit une voix. N’est-ce pas que voilà une nuit admirable ?

Le prélat se retourna, tout confus, et vit un homme en uniforme qui le saluait respectueusement.

— Ah ! capitaine ! dit le P. Jervis. C’est vous qui allez nous faire traverser le détroit ?

— Eh ! oui, mon père ! Je suis de service tous les jours, cette semaine.

— Je ne parviens pas à comprendre… commença monsignor.

Mais une discrète poussée du P. Jervis l’arrêta. Le capitaine, cependant, avait entendu le début delà question, et lui avait attribué un sens tout différent.

— Que voulez-vous, monsignor, dit-il, il faut bien faire son métier ! Toute cette semaine, c’est le Saint-Michel qui est de service ; la semaine suivante, c’est le Saint-Gabriel ; et ainsi de suite.

— Comment ?

— Oui, au fait, se hâta de reprendre le P. Jervis, comment donc est venue l’idée de dédier les vaisseaux aux archanges ? J’ai oublié.

— Oh ! mon père, cela est de l’histoire ancienne pour moi, dit le capitaine. Mais excusez-moi, je crois qu’on m’appelle !

Il s’inclina de nouveau, et s’éloigna rapidement.

— De sorte que ces vaisseaux aériens s’appellent de noms d’archanges ? demanda monsignor à son compagnon.

— Mais oui, répondit le P. Jervis, on aime beaucoup tous les noms de ce genre. Quoi de plus naturel, d’ailleurs, que de mettre des navires volants sous la protection des anges ?… Mais, au fait, monsignor, vous feriez bien de ne jamais adresser de questions qu’à moi, si vous ne voulez pas que l’on s’aperçoive de votre étrange aventure.

Monsignor s’empressa de changer de sujet.

— Quand serons-nous à Paris ? demanda-t-il.

— Nous arriverons un peu en retard, je crois bien, à moins que nous regagnions le temps perdu. En principe, nous devrions arriver à trois heures. J’espère que l’arrêt à Brighton ne durera pas trop longtemps. Mais ce vent qui est en train de se lever risque de nous retarder plus ou moins gravement.

— Je suppose que la descente à la station et le nouveau départ exigent quelque temps ?

Le P. Jervis se mit à rire.

— Mais les aériens ne descendent jamais, à aucune station, avant le terme du voyage ! dit-il. Ce sont les voyageurs des stations intermédiaires qui viennent à eux. Aussi bien doivent-ils déjà nous attendre, car nous allons être à Brighton dans cinq minutes.

Bientôt, en effet, très loin vers le sud, sous le ciel plein d’étoiles, la voie lumineuse au-dessus de laquelle voyageait l’aérien sembla de nouveau se répandre brusquement en un autre grand réseau de lumières. Au delà, ces lumières se trouvaient comme coupées brusquement par une longue ligne onduleuse d’obscurité presque complète.

— Brighton ! la mer ! et voici déjà les passagers qui attendent !

Monsignor eut d’abord quelque peine à se reconnaître, dans l’éclat des lumières qui illuminaient la ville étendue à ses pieds : mais peu à peu il reconnut quelque chose comme un radeau flottant, dont les contours étaient faits de flamme.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est un quai aérien, naturellement chargé d’aéroline. Il s’élève en ligne droite de la station d’au-dessous, et est maintenu en position à l’aide d’écrous. Vous allez le voir redescendre après que nous serons partis. Venez à l’arrière, nous verrons mieux de là.

Au moment où ils atteignirent l’autre extrémité du vaisseau, le vol de celui-ci s’était ralenti jusqu’à donner l’impression de l’immobilité ; et aussitôt que monsignor put se pencher sur la balustrade, il vit que l’aérien glissait très lentement tout contre le rebord du large radeau qu’on avait aperçu précédemment. Puis il y eut un instant de remous, une vibration légère ; et puis monsignor entendit des voix et un bruit de pas sur le pont du navire.

— Voilà qui est fait prestement, n’est-ce pas ? demanda le P. Jervis.

Cinq minutes plus tard, les trois coups de cloche retentirent, comme au départ de Londres ; et au quatrième coup, soudain, monsignor vit descendre, plonger rapidement comme une pierre au fond d’un puits, la vaste plate-forme qui, tout à l’heure, lui avait semblé aussi immuable que le sol d’où elle s’était élevée. Dès l’instant suivant, le voyageur, ayant regardé au-dessous de soi, découvrit que l’aérien se trouvait déjà assez loin, par-dessus la tache sombre de la mer.

— Voulez-vous que nous descendions un peu dans l’intérieur du navire ? lui demanda le vieux prêtre.

La descente des marches ne présentait aucune difficulté. Malgré un vent assez vif, le vaisseau volait sans la moindre oscillation, et bientôt les deux voyageurs débouchèrent sur l’entrepont.

Celui-là était beaucoup plus encombré que le pont supérieur. Des bancs couraient le long du rebord, sous d’énormes fenêtres, et presque tous ces bancs étaient occupés, comme aussi les sièges qui leur faisaient vis-à-vis, séparés d’eux par des rangées de tables. Au centre se dressait un étroit comptoir couvert de bouteilles, et devant lequel une vingtaine d’hommes se tenaient debout, en train de se rafraîchir. À l’arrière de l’entrepont, une rangée déportes semblaient donner accès à des cabines.

— Voulez-vous voir l’oratoire ? demanda le P. Jervis.

— L’oratoire ?

— Mais oui, naturellement. Les navires à long trajet, qui ont à bord des chapelains attitrés, possèdent même des chapelles Saint-Sacrement. Mais ces petites lignes-ci n’ont que de simples oratoires.

Monsignor le suivit, muet de surprise, jusqu’au fond du vaisseau. Là, derrière d’épais rideaux, il aperçut un petit autel, une lampe suspendue au plafond, et une statue de saint Michel.

— Mais cela est prodigieux ! murmura le prélat, en découvrant quelques personnes agenouillées. Je suppose, reprit-il, que ces paquebots, et les chemins de fer, et tout le reste appartiennent à l’État ?

Le P. Jervis secoua la tête.

— C’est qu’on a essayé sous le régime socialiste, dit-il. On a essayé toute sorte de choses qui étaient dans l’air depuis longtemps, et dont l’échec décisif nous a laissé de précieuses leçons. Voyez-vous, monsignor, dans ce bas monde, dès que la concurrence s’arrête, l’effort s’arrête aussi. La nature humaine, en fin de compte, doit être prise telle qu’elle est. Les socialistes avaient oublié cela. Non, aujourd’hui, nous encourageons autant que possible l’initiative privée, sous le simple contrôle de l’État.

Au sortir de la chapelle, le P. Jervis demanda à monsignor :

— Ne voudriez-vous pas vous reposer un peu ? Nous n’arriverons pas avant trois heures ; et le cardinal a fait réserver sur l’aérien une chambre pour nous.

Il désignait du doigt une petite cabine, sur la porte de laquelle son nom se trouvait inscrit. Monsignor s’empressa d’accepter.

— Mais oui, dit-il, je le veux bien ! J’ai tant de choses à méditer !

Il s’enferma dans la cabine, où le P. Jervis lui avait promis de venir le réveiller une demi-heure avant l’arrivée. Il ôta ses souliers bouclés, s’étendit sur la couchette, et essaya de mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Mais impossible d’y parvenir : des milliers d’idées continuaient à tourbillonner dans son esprit.

Bientôt, fatigué de rester étendu, il se rassit, écarta le petit rideau qui couvrait la fenêtre ronde de la cabine, et regarda au dehors. On ne pouvait voir que très peu de chose ; mais, par degrés, les yeux du voyageur distinguèrent comme un réseau lumineux qui semblait glisser quelque part, très bas au-dessous de lui, et qu’il supposa être déjà une ville française. De nouveau il tacha passionnément à retrouver, au fond de sa mémoire, quelques bribes de souvenirs qui lui permissent de concilier son passé avec la série de ses impressions nouvelles. Mais en vain. Il était comme un enfant qui aurait un cerveau d’homme mur. Il se sentait plongé dans un mode d’existence où toutes choses lui apparaissaient renversées sens dessus dessous, et pourtant très nettes, très simples, et aussi naturelles qu’il était possible ; et c’était surtout cette simplicité et ce naturel qui l’accablaient de stupeur.

Ainsi il se tenait immobile, écoutant inconsciemment le souffle vigoureux de l’air que fendait le navire, et parfois des échos des voix humaines échangeant des paroles sur le pont, au-dessus de sa tête une ou deux fois un son de cloche, annonçant que le pilote avait à communiquer un message à quelqu’un des autres fonctionnaires du bord. Ainsi se tenait assis sur sa couchette John Masterman, prélat de S. S. Grégoire XIX, secrétaire de S. E. le cardinal Gabriel Bellairs, et prêtre de la Sainte Église romaine, travaillant à se persuader qu’il était vraiment sur un navire aérien, en route pour se rendre à la cour du roi catholique de France, et puis que, d’une manière générale, le monde civilisé tout entier fondait dorénavant sa conduite sur les croyances que lui-même, en sa qualité de prêtre, devait naturellement considérer comme siennes !

Enfin un coup léger, sur la porte, le tira de sa rêverie.

— Il est temps de vous lever, monsignor, lui dit amicalement le P. Jervis. Nous voici tout près d’arriver à Saint-Germain !

CHAPITRE IV


I

— Parlez-moi un peu des costumes ! dit monsignor au P. Jervis, lorsque, le lendemain matin après le déjeuner, à Versailles, les deux prêtres sortirent à pied de leur logement pour aller présenter au Château leurs lettres de créance. J’avoue que ces costumes me semblent bien fantastiques !

On avait logé les voyageurs dans l’un des grands palais de la vaste avenue qui s’ouvre à la sortie de la cour du Château royal de Versailles, et se poursuit en droite ligne jusqu’à Paris. Arrivés en automobile de Saint-Germain, ils avaient été reçus avec un respect infini par le propriétaire du palais, à qui, suivant toute apparence, le cardinal anglais les avait très instamment recommandés ; et aussitôt leur hôte les avait conduits au premier étage, dans un petit ensemble de pièces décorées suivant le goût du dix-huitième siècle. Il y avait là deux chambres à coucher, un petit salon, et une chapelle. Les deux domestiques qu’ils avaient amenés de Londres se trouvaient logés sur le même palier.

— Fantastiques ? répéta en souriant le P. Jervis. Ne les trouvez-vous pas charmants ?

— Oui, sans doute, mais…

— Rappelez-vous toujours notre nature humaine, monsignor ! En fin de compte, c’était seulement un excès de vanité personnelle qui portait autrefois les hommes à affecter de vouloir se passer de tout agrément extérieur. N’est-il pas beaucoup plus simple et plus naturel d’aimer et de rechercher la beauté ? N’est-ce pas ce que fait instinctivement tout enfant ?

— Oui, oui, cela est vrai. Et, en effet, impossible de nier que ces costumes soient étonnamment pittoresques ; mais je ne peux pas m’empêcher de croire que, en outre, ils doivent signifier quelque chose.

— Hé, sûrement, ils signifient quelque chose ! Et je ne peux pas imaginer, pour ma part, comment les hommes ont jamais réussi à se passer de cette signification-là. On assure que, il y a encore à peine cent ans, tous les hommes s’habillaient de la même manière. Comment était-ce possible, et comment parvenait-on à reconnaître à qui l’on avait affaire ?

— Oh ! j’ai l’idée que cela se faisait à dessein ! murmura monsignor. Voyez-vous, j’ai l’idée que les bourgeois avaient quelquefois honte de leur condition, et désiraient qu’on les prît pour des gens du monde.

Le P. Jervis haussa les épaules.

— — Mais voilà ce que je ne peux pas comprendre ! dit-il. Si quelqu’un avait honte de sa condition, pourquoi donc y demeurait-il ?

— J’ai songé depuis hier, répondit vivement monsignor, que peut-être la différence des deux états de choses résulte de la doctrine nouvelle touchant la vocation. Du moment où un homme est persuadé que suivre sa vocation est ce qu’il peut faire de plus honorable, je suppose, en effet, que… Mais tenez, cet homme-là, tout en bleu, avec sa grande plaque, qu’est-ce que c’est ? dit-il, en s’interrompant tout à coup.

— Oh ! c’est un grand homme ! dit le P. Jervis. Naturellement, c’est un boucher, mais…

— Un boucher ?

— Mais oui, cela est bien évident. Il y a la couleur bleue, et cette coupe spéciale ! Mais attendez un instant, je vais voir son écusson !

Lorsque l’homme en bleu passa près des deux prêtres, il les salua avec déférence. Les prêtres rendirent son salut non moins respectueusement.

— Mais oui, reprit le P. Jervis, c’est un très haut personnage. Un membre du Conseil National pour le moins !

— Et vous dites que cet homme-là a pour métier de tuer des bœufs ?

— Oh ! non, plus maintenant ! Il a renoncé à la pratique de sa profession, et sans doute c’est lui qui représente ses confrères au Conseil.

— Est-ce que tous les métiers ont leurs corporations, et sont tous représentés au Conseil National ?

— Mais oui, naturellement ! Comment voudriezvous que, sans cela, les intérêts de la profession fussent dûment ménagés ? Si tous les citoyens votaient simplement en tant que citoyens, les intérêts des diverses professions ne seraient point du tout représentés. Tenez, voici un orfèvre, qui, très probablement, revient de faire visite au roi ! Un ouvrier l’accompagne.

Une voiture ouverte passa très rapidement à côté des deux prêtres. Deux hommes s’y trouvaient assis, tous les deux vêtus de la même couleur rose, avec de beaux reflets métalliques. Mais l’un était coiffé d’une simple toque, tandis que son compagnon portait une grande toque blasonnée.

— Et les femmes ? Je n’aperçois aucun signe distinctif dans leur toilette !

— Oh ! pardon, les femmes aussi sont soumises à des règlements, mais leurs emblèmes sont plus difficiles à discerner. Elles y ont beaucoup plus de liberté que les hommes ; mais, d’une façon générale, chaque femme est forcée d’adopter une couleur dominante, la couleur du chef de famille. Et toutes, naturellement, portent des écussons. C’est que les Françaises ont à présent des lois somptuaires, comme autrefois.

— Quelle chose étonnante !

— Ces lois somptuaires ne concernent ni le prix du costume ni sa matière, seulement sa coupe et sa couleur. Il y a cependant certaines limites absolues, aux deux extrémités, et les modes ont à se maintenir entre ces limites. Il en est de cela, voyez-vous, comme de ces professions dont je vous parlais hier. Nous encourageons l’individu à être aussi individualiste que possible, et nous nous efforçons de repousser très loin les limites au delà desquelles il est défendu d’aller. Mais ces limites sont impératives. Nous tâchons à développer simultanément les deux extrêmes, la liberté et la loi. Mais aussi, c’est que nous avons eu assez de la voie moyenne, de la médiocrité uniforme, sous le régime socialiste !

— Et vous affirmez que tout le monde se soumet à ces règlements ?

— Hé. pourquoi voudriez-vous que l’on refusât de s’y soumettre ? N’est-il pas absolument évident pour chacun que ces règlements sont la sagesse même, pour ne rien dire de leur parfaite commodité pratique ? Il n’y a que l’Allemagne qui, naturellement, s’obstine à maintenir ce qu’elle appelle la « liberté » ; et il en résulte un chaos lamentable.

— Et vous affirmez qu’il n’y a point d’envie ni de jalousie entre les divers métiers ?

— Mais non, du moins au sens social, encore qu’il existe une concurrence terrible. Chacun, sous la nouvelle royauté, est tenu d’avoir un métier. Naturellement, ceux-là seuls qui pratiquent le métier ont le droit de porter le costume complet ; mais, quant aux écussons, les ducs eux-mêmes doivent les porter.

— Et vous pourriez me citer un duc anglais qui serait un boucher ?

— Un boucher ?… je ne puis pas m’en rappeler un pour le moment. Mais, par exemple, il y a le duc de Southminster, qui est boulanger !

Monsignor se tut. Oui, en vérité, tout cela lui apparaissait aussi simple qu’étonnant.

Ils avaient dépassé maintenant les portes de l’énorme et magnifique Château de Versailles. Au delà de l’immense cour où ils se trouvaient s’élevaient les centaines de fenêtres des chambres où les rois de France vivaient, de nouveau, comme ils y avaient vécu deux siècles auparavant. Au centre du palais, sous le léger ciel d’été, flottait la bannière royale ; et les armes de France, sur leur fond bleu, indiquaient que le roi était au palais. Soudain, une sonnerie venant d’un portique latéral, à une centaine de pas de l’endroit où étaient parvenus les deux prêtres, força le P. Jervis à s’arrêter.

— Nous ferions mieux de nous écarter un peu, dit-il. Nous sommes tout juste sur le passage.

— Qu’y a-t-il donc ?

— C’est quelqu’un qui va sortir du palais !… regardez !

Jaillissant de l’ombre dans la pleine lumière, avec des flamboiements d’argent, s’avançait un détachement de cuirassiers. Deux hérauts chevauchaient en tête ; et les échos de l’appel prolongé de leurs clairons se répercutaient des deux côtés du Château.

Derrière cette troupe brillante de cuirassiers monsignor aperçut des chevaux blancs et un étincellement d’or. Il se retourna vers les portes par lesquelles son compagnon et lui venaient d’entrer dans la cour ; et là, comme sortie tout d’un coup du sol, se tenait une foule respectueuse, attendant le passage de son souverain. Elle formait deux rangées, bordant l’ample avenue par laquelle jadis, — se rappelait monsignor, — des milliers de femmes étaient venues chercher furieusement la reine qui régnait en ce temps-là.

Se retournant de nouveau vers le palais, monsignor aperçut, au milieu d’une vingtaine de gardes à cheval, un grand carrosse doré que conduisaient des chevaux blancs, et au-dessus duquel se dressait la couronne de France.

Deux hommes se tenaient assis dans le carrosse, occupés sans arrêt à saluer de droite à gauche. L’un était un homme jeune et de petite taille, à la mine très vive, avec une barbe brune coupée en pointe. L’autre était un gros homme massif, aux cheveux blonds, le visage sanguin. Tous les deux étaient vêtus de robes pareilles, où prédominaient le rouge et l’or ; et tous les deux portaient de larges chapeaux à plume ayant un peu la forme des chapeaux de prêtres.

Puis le carrosse franchit les hautes portes dorées, et un nuage de poussière, soulevé par les sabots des chevaux, cacha même le second groupe de cuirassiers qui fermait le cortège. Au moment où les deux prêtres se retournaient vers le palais, ils virent que la bannière descendait du poteau élevé où ils l’avaient vue flotter tout à l’heure.

— C’est le roi de France et l’empereur d’Allemagne ! observa le P. Jervis, en se recoiffant. Maintenant vous avez vu l’autre côté du tableau.

— Comment cela ?

— Eh ! bien, répondit en souriant le vieux prêtre, je veux dire que nous traitons nos rois en rois ; et, en même temps, nous encourageons nos bouchers à être vraiment des bouchers et à s’en glorifier. La loi et la liberté, voyez-vous ! Discipline absolue, et, avec cela, encouragement zélé de l’individualisme. Combien cela diffère de l’ancienne marmite socialiste, où toutes choses cuisaient ensemble et avaient le même goût !

II

Ils eurent à attendre quelques minutes dans une antichambre, avant de pouvoir présenter leurs lettres d’introduction ; et le P. Jervis profita de ce loisir pour rappeler brièvement à son compagnon les noms et l’histoire d’un certain nombre de personnages avec lesquels ils auraient peut-être l’occasion de s’entretenir. Sur trois de ces personnages, en particulier, il fallait que monsignor se trouvât renseigné.

C’était, en premier lieu, le roi lui-même. De nouveau, le P. Jervis raconta à son compagnon la mémorable réaction qui, après la dernière victoire française, en 1922, avait été la conséquence logique d’un conflit entre un socialisme dorénavant usé et les anciennes doctrines conservatrices revenues en honneur. Cette réaction avait placé sur le trône de France le père du roi actuel, et puis, lorsque le roi ainsi restauré était mort, il y avait environ deux ans, son fils lui avait succédé. Âgé maintenant d’à peine vingt ans, il n’était pas encore marié : mais le bruit courait de prochaines fiançailles avec une princesse espagnole. Ce jeune roi semblait très loin d’avoir atteint sa majorité, mais il jouait son rôle de roi avec une dignité parfaite, tout en y prenant un plaisir d’enfant ; et la race, foncièrement romantique, de ses sujets avait été ravie de le voir ressusciter une bonne partie des traditions d’éclat et de magnificence des siècles précédents, dépouillées seulement des scandales qui les avaient jadis accompagnées. De jour en jour, la France retournait à son ancienne chevalerie, et par là même à sa puissance de jadis.

Le second des personnages qu’il était indispensable à monsignor de connaître était le cardinal archevêque de Paris, le cardinal Guinet, un très vieil homme, occupant un très haut rang dans l’Église, et qui sûrement aurait été élu au dernier conclave s’il avait eu simplement quelques années de moins. Le cardinal Guinet était, par excellence un « intellectuel » ; entre autres choses, on le regardait comme l’un des premiers physiciens de L’Europe. Il n’était entré dans les ordres qu’à plus de quarante ans.

Et, en troisième lieu, il y avait le secrétaire de l’archevêque, Mgr Allet, diplomate des plus remarquables, un homme de grand avenir.

Le P. Jervis compléta sa leçon en mentionnant encore quelques autres figures, et en particulier celle du frère du roi, héritier présomptif de la couronne : c’était une façon d’original, épris de solitude, et n’apparaissant à la cour que très rarement. Quant à l’empereur d’Allemagne, sur celui-là monsignor savait déjà tout ce qu’il avait à savoir d’important.

Soudain, la porte de la grande salle d’attente s’ouvrit, et un ecclésiastique accourut vers les deux voyageurs, les mains tendues, avec un torrent d’excuses en langue latine.

— Voilà précisément Mgr Allet ! murmura le P. Jervis à l’oreille de son compagnon.

Le nouveau venu échangea d’abord quelques paroles de politesse avec les deux Anglais ; puis, abandonnant son latin, il se mit à parler anglais sans la moindre trace d’accent.

— J’ai appris la mésaventure qui vous est arrivée, monsignor ! dit-il à Masterman. Ces médecins nous conduisent avec une verge de fer, n’est-ce pas ? Mais figurez-vous que la même chose est arrivée à Son Éminence elle-même, il y a quelques années ! Son médecin lui a interdit de travailler pendant six mois ; et, en effet, ce petit repos a suffi pour tout remettre en ordre. Son Éminence était encore ici il y une demi-heure. Quel dommage que vous l’ayez manquée ! Elle était venue arranger les derniers détails de la célèbre dispute. Vous avez entendu parler de cela ?

— Non, pas un mot.

Le visage du jeune prélat s’illumina.

— Eh ! bien, dit-il, vous allez pouvoir écoutez le plus éloquent orateur et l’homme le plus intelligent de France. La chose va a voir lieu cet après-midi. Mais, — et Mgr Allet prit une mine plus grave, — mais la dispute doit se faire en latin, et peut-être monsignor Mastennan, avec les exigences de son régime…

— Oh ! non ! s’écria Mastennan, je n’ai rien à craindre d’une telle forme d’amusement ! Au contraire, je serai ravi de pouvoir écouter sans avoir besoin d’intervenir en personne. Et quel est le sujet de la discussion ?

— La séance a été organisée surtout à l’adresse de l’empereur d’Allemagne, répondit le prélat français. Les deux principaux théologiens de Paris vont débattre la question de l’Église. La thèse de l’adversaire, qui parlera d’abord, est que l’Église représente bien Dieu sur la terre, mais que l’infaillibilité n’est pas indispensable pour que les hommes reconnaissent cette mission divine de l’Église et lui obéissent.

— Oui, dit le P. Jervis, je sais que c’est là en effet, l’un des points sur lesquels l’empereur diffère d’opinion avec nous. Il veut bien admettre avec nous les avantages pratiques de l’Église, mais il lui refuse à elle-même le caractère divin.

— Donnez-moi vos lettres ! reprit le secrétaire. Je ferai en sorte que vous receviez une invitation du roi pour assister à la séance.

Les deux Anglais lui remirent leurs lettres. Après de nouveaux compliments, le prélat les reconduisit jusqu’à la porte de la vaste salle ; puis un personnage imposant, tout en velours noir, une chaine au cou, les accompagna dans l’antichambre suivante ; puis ce fut un officier de dragons ; et jusqu’au bas de l’escalier nos voyageurs eurent encore, pour les escorter, deux superbes valets de pied vêtus de l’ancienne livrée royale. Dans la cour, monsignor fit quelques pas en silence.

— Ne craignez-vous pas une réaction anticléricale ? demanda-t-il soudain.

— Comment ? Que voulez-vous dire ?

Alors monsignor éclata. Il avait accepté dorénavant la théorie suivant laquelle une crise morbide de sa mémoire avait fait de lui un homme d’un siècle auparavant, un contemporain de la période dont il était en train de lire l’histoire au moment où l’accident s’était produit ; et c’était donc en se plaçant à ce point de vue qu’il exposait au P. Jervis les sentiments provoqués en lui par tout ce qu’il découvrait.

Aussi employa-t-il une éloquence et une verve étonnantes à étaler devant le P. Jervis tous les arguments qui se rencontraient, d’ordinaire, sur les lèvres des plus sérieux parmi les adversaires de lÉglise au dix-neuvième siècle : déplorant l’accroissement des ordres religieux, la tendance grandissante des ecclésiastiques à s’emparer du pouvoir temporel, l’hostilité de l’Église à l’égard de l’instruction pleine et libre, voire même les dangers du célibat des prêtres. Au sortir de l’immense cour, il s’interrompit pour reprendre haleine ; et le P. Jervis, en riant, le frappa sur le bras.

— Mon cher monsignor, dit-il, je ne puis songer à lutter avec vous ! Vous êtes trop éloquent. Oui, certes, je me souviens d’avoir lu dans l’histoire que c’étaient là les choses que l’on avait coutume de dire, et je suppose que, aujourd’hui encore, il se trouve en Allemagne, notamment, des socialistes pour continuer à les dire. Mais chez nous, voyez-vous, aucun homme instruit ne songe plus à de tels arguments ; ni non plus aucun homme sans instruction. Comme toujours, c’est le demi-instruit qui est l’ennemi. Il en a été ainsi de tout temps. Les mages de l’Orient et les bergers se sont agenouillés côte à côte, à Bethléem. Seul, le bourgeois s’est tenu à l’écart.

— Tout cela n’est pas une réponse, fit, un peu aigrement, monsignor.

— Vous voulez décidément une réponse en règle ? reprit le vieux prêtre, avec son bon sourire. Soit, commençons par le célibat des prêtres ! Or, il est parfaitement vrai que l’on considère presque comme un déshonneur pour un homme de n’avoir pas une nombreuse fa raille. La moyenne, dans les nations civilisées, est de dix enfants par maison. Mais avec tout cela le prêtre, lai, n’est nullement méprisé à cause de son célibat. Et pourquoi ? Parce qu’un prêtre est un père spirituel ; parce qu’il enfante pour Dieu des enfants spirituels, et se charge de les nourrir et de les élever. Pour un athée, naturellement, cela n’a pas de sens ; aux yeux d’un agnostique, le bienfait d’un tel rôle paraît douteux. Mais il faut vous rappeler, mon cher monsignor, que ces deux espèces-là sont à peu près éteintes parmi nous. La totalité presque complète du monde civilisé d’aujourd’hui est si profondément convaincue de la réalité du ciel et de l’autorité de l’Église qu’elle s’accorde à considérer tout naturellement un prêtre comme produisant beaucoup plus de famille. C’est le prêtre qui fait vivre l’appareil social, ne sentez-vous pas cela ? Et que, dans ces conditions, l’homme qui sert l’autel ne doive pas être gêné par des liens temporels, cela est si simple et si évident que personne désormais ne prendrait plus la peine de discuter avec nous sur ce point.

— Et l’obstacle apporté par l’Église à l’éducation ? dit monsignor.

— Mon cher ami, répondit le P. Jervis, il est vrai que l’Église a dans ses mains l’éducation de tous, ainsi qu’elle l’avait, eu fait, jusqu’au moment où l’État la lui a enlevée et puis s’est plu à lui reprocher de l’avoir abandonnée. D’une manière générale, tous les savants d’à présent, tous les spécialistes en médecine, en chimie, en psychologie, les neuf dixièmes des musiciens, les trois quarts des artistes, tous ces gens-là sont des religieux. Il n’y a absolument que l’industrie et le commerce, incompatibles avec la religion, qui soient entre les mains des laïcs. Mais l’expérience a décidément prouvé que nulle œuvre tout à fait fine et parfaite ne pouvait être exécutée par d’autres hommes que ceux qui vivent dans la familiarité des choses divines, attendu que ceux-là seuls voient tout l’alentour des objets ; ceux-là seuls en ont, si je puis dire, une intuition vraiment complète. Mais, pour en revenir à la pédagogie, le système communément adopté aujourd’hui est celui d’une instruction graduée, et comportant un grand nombre de degrés divers. Nous nous gardons bien de vouloir enseigner tout à tout le monde. Certes, nous enseignons à chacun un ensemble de principes fondamentaux, — le catéchisme, naturellement, deux langues, les rudiments des sciences physiques et le plus possible d’histoire, — l’histoire et le catéchisme, ce sont deux choses qui s’éclairent merveilleusement l’une par l’autre. Mais, au-dessus de ce niveau commun, nous spécialisons. C’est que, voyez-vous, tous les hommes comprennent désormais…

– Oui, c’est bien ! Mais parlez-moi encore des mitres formes de lu vie sociale !

— Nous voici d’ailleurs presque chez nous ! Tenez, tournez un peu ici, et entrons dans les jardins !… Voyez-vous, j’ai l’idée que le point de départ de toutes vos difficultés consiste en ce que vous ne me paraissez pas pouvoir vous mettre dans la tête que le monde est devenu véritablement chrétien, véritablement et intelligemment. Par exemple, ces ordres religieux dont vous parliez ! Or, est-ce que les ordres religieux actifs ne sont pas la forme la plus haute de l’association que l’on ait jamais inventée ? Est-ce qu’ils ne sont pas exactement ce que les socialistes ont toujours réclamé, mais en omettant les erreurs du socialisme et en comblant ses lacunes ? Dès le jour où le monde a enfin compris que les ordres religieux actifs dépassaient toutes les autres formes d’association, — qu’ils étaient en état d’enseigner et de travailler à meilleur compte que les autres associations, et, mieux, depuis ce jour-là l’économiste le plus borné a été forcé d’avouer que les ordres religieux contribuaient à la prospérité d’une nation. Et quant à ce qui est des ordres contemplatifs…

Le visage du P. Jervis prit une expression grave et tendre.

— Oui ; eh ! bien ?

— Eh ! bien, ces ordres-là sont les princes du monde ! Ils sont ici-bas l’exemple du Crucifié. Aussi longtemps qu’il y aura le Péché dans le monde, aussi longtemps devra y exister la Pénitence. Dès l’instant où le christianisme s’est trouvé définitivement accepté, la Croix a recommencé à dominer la terre. Et alors, alors les hommes ont compris. Ces ordres contemplatifs sont la sainteté de l’univers, — plus hauts que les anges, car ils souffrent…

Il y eut un moment de silence.

— Mon cher monsignor, reprit le vieux prêtre, essayez de vous forcer à comprendre que le monde est maintenant devenu intelligemment chrétien ! Du même coup, tout vous apparaitra simple et clair. Vous me semblez, si vous me permettez de vous le dire, avoir une tendance à retomber dans l’ancienne façon de regarder le « cléricalisme », — ainsi que l’on disait autrefois, — comme une espèce de département séparé de la vie, semblable à l’Art ou à la Législation. Rien d’étonnant que des hommes se soient plaints de son envahissement, lorsqu’ils se le représentaient sous cette forme. Mais à présent il n’y a plus de « cléricalisme », et, par conséquent, il n’y a plus d’« anticléricalisme ». Il y a simplement la religion, qui est un fait. Comprenez-vous ?… Mais voulez-vous que nous nous asseyions quelques minutes ? N’est-ce pas que ces jardins sont exquis ?

III

Monsignor Masterman, ce soir-là, se tint longtemps assis à sa fenêtre, considérant les étoiles au-dessus de lui et la douce lueur indécise des jardins à ses pieds. Il avait l’impression que son rêve grandissait de jour en jour. Les événements devenaient de plus en plus merveilleux, malgré la parfaite simplicité qu’ils lui offraient.

De trois heures à sept, dans l’après-midi, il avait siégé, — dans l’une des stalles à la droite du trône, presque vis-à-vis de la plate-forme à double-pupitre, — au milieu de cette grande galerie de Versailles d’où l’on accédait autrefois aux petits appartements privés de Marie-Antoinette. Il avait écouté avec stupeur deux des plus célèbres philosophes français qui, respectivement, attaquaient et défendaient, avec un feu extraordinaire, les droits de l’Église à l’infaillibilité. De part et d’autre, les arguments lui étaient apparus très brillants. Et cette discussion s’était poursuivie en présence de deux souverains, de deux hommes qui représentaient l’autorité, et la représentaient avec autant de relief, sous les règles compliquées de l’étiquette royale, que naguère les hommes d’État de la démocratie, toujours la main tendue, et habillés comme leurs domestiques, avaient représenté le principe de l’égalité.

Et maintenant, tandis qu’il se tenait assis à sa fenêtre, les paroles du P. Jervis lui revenaient en mémoire avec une force nouvelle. Était-ce donc vrai que la seule raison qui lui fit paraître toutes ces choses étranges était son impuissance à imaginer pleinement que le monde, dans son ensemble, était désormais tout pénétré de christianisme ? Il en venait à croire que son vieil ami avait raison.

Car, tout au fond de son esprit, il commençait à comprendre, tout au moins d’une manière intellectuelle et abstraite, que si seulement il parvenait à concevoir comme possible et réelle la soumission du monde entier aux dogmes de l’Église, la conformité de la civilisation actuelle avec ces dogmes n’aurait plus, pour lui, rien de surprenant.

IV

Ce fut le lendemain matin qu’il se trouva admis à s’entretenir avec le roi de France.

Les deux prêtres avaient dit la messe dans leur oratoire et, une heure plus tard, se promenaient dans le parc, sous les fenêtres du Château.

C’était, de nouveau, une de ces journées d’or dont l’Europe était en train de jouir. Les deux prêtres avaient dépassé l’enclos réservé à la famille royale et se dirigeaient vers le Grand Trianon, que monsignor avait désiré visiter. Ils venaient d’émerger dans l’immense avenue centrale qui descend du palais à la pièce d’eau. Au-dessus d’eux s’élevaient les arbres gigantesques apprivoisés par l’art merveilleux de Le Nôtre. L’herbe formait comme un tapis, des deux cotés. Au-dessus de la tête des promeneurs, le ciel étincelait comme un joyau bleu ; et tout l’air était rempli d’une musique d’oiseaux et d’eaux jaillissant.

Les jardins étaient presque vides, ce matin-là. Par instants, seulement, une figure isolée apparaissait, se promenant dans l’ombre, ou bien courant très vite vers quelque occupation.

Les prêtres marchaient joyeusement dans l’avenue, lorsque, à une vingtaine de pas, un groupe sortit d’un sentier latéral ; un moment après, ils s’entendirent appeler et virent Mgr Allet en personne, tout vêtu de violet, accourant vers eux.

— Quelle chance ! — s’écria-t-il en leur tendant les mains avec toute l’exubérance de sa cordialité française. — Figurez-vous que Sa Majesté parlait de vous, il n’y a pas cinq minutes ! Elle est ici, dans le jardin ! Voulez-vous que je vous présente ?

Le P. Jervis adressa un regard d’interrogation à son ami.

— C’est que notre tenue…, murmura-t-il.

— Oh ! le roi excusera des voyageurs ! répondit en souriant Mgr Allet.

L’entrée du jardin réservé, de ce côté-là, s’ouvrait par une sorte d’arche formée d’ifs taillés. Ce fut là que les deux amis eurent à attendre un moment. Quelque part, de l’autre côté de la muraille verte, ils entendaient un bruit de voix, que coupaient de temps à autre de gais éclats de rire. Bientôt le prêtre français reparut, la mine toujours joyeuse, mais avec une certaine solennité.

— Venez par ici, messieurs ! dit-il. Le roi désire vous voir.

Puis, s’adressant à monsignor Masterman :

— Vous n’oublierez pas de vous mettre à genoux, n’est-ce pas, monsignor ?

Pour le prélat anglais, la scène qu’il aperçut, en dépassant l’arche d’ifs et en pénétrant dans un large espace ouvert, de forme ronde, apparut bien la chose la plus étonnante de toutes celles qui étaient en train de l’émerveiller depuis son réveil.

Au centre du jardin, se voyait une pièce d’eau ronde, infiniment calme ; et dans ce miroir, abrité par les masses du feuillage qui l’entourait, se reflétait une peinture que l’on aurait pu croire vieille de deux siècles. Car, sur le banc de marbre en demi-cercle, par delà cette pièce d’eau, se montrait un croupe de figures costumées, une fois de plus, avec un étalage intrépide de vraies couleurs et de vraies splendeurs, comme aux jours où les hommes n’avaient pas encore commencé à se sentir honteux d’user publiquement de ces dons brillants de Dieu.

Il y avait là, peut-être, une quinzaine de personnes des deux sexes. Mais monsignor regardait surtout la figure centrale, qui, d’ailleurs levée et faisait quelques pas vers lui, pour l’accueillir. À deux reprises, la veille, il avait vu le roi de France, mais en des occasions publiques. De le revoir maintenant, à son aise parmi ses familiers, et cependant toujours encore vêtu royalement, dans son éclatant costume bleu et sous son magnifique chapeau à plumes, avec la haute canne qu’il portait en main, et de voir toute cette troupe gaie et brillante conversant et riant, se nourrissant délicieusement d’air et de lumière avant de rentrer au palais pour le repas de midi, ce spectacle contribuait plus encore que toutes les pompes officielles du jour précédent à le pénétrer de la parfaite réalité du changement incroyable où il assistait. Il avait l’impression, cette fois, que la beauté n’était plus seulement une addition de cérémonie, mais bien un élément naturel de la nouvelle vie des hommes.

Mgr Allet s’occupait à expliquer quelque chose, en rapides paroles françaises, à l’oreille du roi. Lorsque les deux Anglais s’approchèrent, le visage du souverain leur sourit aimablement.

— Je vous souhaite la bienvenue ! dit-il en excellent anglais.

Puis, se tournant vers les autres personnes du groupe, qui s’étaient levées en même temps que lui :

— Allons, messieurs, il faut que nous rentrions au Château ! Monsignor (reprit-il en s’adressant au prélat anglais), voudriez-vous m’accompagner jusque-là ?

Toute cette promenade semblait vraiment un rêve enchanté.

À loisir, la compagnie remontait vers le palais, à travers d’innombrables petites allées d’ifs ; derrière soi, monsignor Masterman entendait un bruissement continu de paroles françaises, tandis que, près de lui, le roi, toujours en très bon anglais malgré un accent de plus en plus sensible, interrogeait très courtoisement les deux voyageurs sur des choses d’Angleterre, leur parlait delà dispute théologique de la veille, et abordait même, avec une franchise surprenante, la situation politique de l’Allemagne. Monsignor Masterman, discrètement, laissait au P. Jervis le rôle d’interlocuteur principal.

C’est seulement lorsque la porte d’honneur du Château s’ouvrit au large, laissant voir des rangées d hommes en livrée, que le roi congédia les deux prêtres. Se retournant sur l’une des marches, il leur donna sa main à baiser ; après quoi il les invita à se relever, avec un geste plein de bonne grâce.

— Et ainsi vous allez à Rome ! demanda-t-il.

— Oui, sire, il faut que nous soyons là-bas pour la fête des saints Pierre et Paul.

— Veuillez mettre mes hommages aux pieds du Saint-Père ! dit en souriant le roi. Comme vous êtes heureux ! Pour moi, il y a plus de trois mois que je n’ai pas vu Sa Sainteté. Au revoir, messieurs !

Longtemps les deux prêtres marchèrent en silence, redescendant vers le Trianon.

— Mais tout cela est stupéfiant ! éclata enfin monsignor. Et le peuple ? Que dit-il ? Comment ne se fâche-t-il pas ?

— Mais de quoi se fâcherait-il ? demanda le P. Jervis.

— De quoi ? Quand ce ne serait que de se voir exclu du palais et du parc, où tout le monde naguère pénétrait librement !

— Croyez-vous donc que cela rende les gens moins heureux ? demanda le P. Jervis. Allons, mon cher monsignor, vous connaissez assez la nature humaine pour ne pas avoir de pareilles idées ! Le peuple français a perdu la vulgarité de Versailles et en a regagné la royauté. Ne voyez-vous point cela ?

— Hé ! reprit monsignor, c’est simplement le moyen âge revenu !

— Mais oui, si vous voulez ! répondit l’autre. Admettons que ce soit le moyen âge, si nous entendons par là le retour à la nature humaine, avec ses facultés innées de foi et de respect, et dépouillée de toutes les conventions qui ont, trop longtemps, remplacé en elle ses qualités premières !

CHAPITRE V

I

Monsignor s’éveilla brusquement, dans son lit, et demeura quelques secondes sans se rappeler où il était.

Les deux prêtres avaient passé près d’une semaine à Versailles ; et chacune des journées qu’y avait vécue le prélat était venue contribuer, pour sa part, à lui rendre plus réel l’espèce de rêve ou de conte de fées inauguré depuis l’étrange éveil dans un parc de Londres. Mais il y avait toujours en lui quelque chose comme un élément subconscient, d’ailleurs parfaitement inexplicable, qui continuait à lui affirmer que le monde ne devrait pas être tel qu’il le voyait, et que la religion, en particulier, ne devrait pas y jouer un rôle aussi primordial. Si bien qu’il conservait un peu la certitude d’avoir à sortir de son rêve, tôt ou tard, pour se retrouver dans un état de choses tout différent, — un état de choses où la Foi ; entourée d’innombrables ennemis, lutterait désespérément pour la vie ou la mort. C’était surtout la nuit et le malin que cette impression le ressaisissait, aux heures où l’instinct, libre de la contradiction des faits, s’affirme en nous avec le plus de force. Pareillement il en fut pour lui, cette nuit-là.

Il promena des yeux égarés autour de la petite chambre obscure ; puis il tâta le mur, au-dessus de sa tête, poussa un bouton, et tout fut inondé de lumière.

Il était étendu dans un petit lit pareil à une couchette de paquebot. À côté de lui se dressait une sorte de bureau fermé qui devait contenir et cacher des objets de toilette ; au-dessus de lui saillait une large planche, formant étagère, et deux petits rideaux de soie recouvraient une fenêtre. Sur la porte, devant son lit, pendait sa soutane de monsignor ; et la ceinture pourpre qui y était jointe lui rappelait, tout au moins, une partie des faits. La cabine était peinte en blanc clair, et du plafond émergeait un globe lumineux. Il eut ensuite une sensation de froid ; et, instinctivement, il se pencha en avant pour ramener sa couverture sur ses genoux. Alors, dans un éclair, il se ressouvint ; et, en dépit du froid, dès l’instant suivant le voilà hors du lit, agenouillé sur sa couchette et tâchant à regarder au dehors, entre les rideaux !

Tout d’abord, il ne put rien voir. Derrière la vitre, rien qu’un abîme insondable. Mais bientôt il se mit debout sur la couchette, et, ramenant les rideaux derrière sa tête pour s’abriter de la lumière électrique, il recommença à regarder. Et maintenant, par degrés, il put voir.

Tout droit en face de lui scintillait une immense masse blanche, à une distance qu’il lui était impossible de mesurer. Et cette masse blanche faisait courbe, par-dessous le navire aérien, jusqu’au point où elle rencontrait une autre masse noire.

Pendant tout ce temps, un silence profond. Quelque part seulement, dans l’air, monsignor entendait la note douce et continue d’un petit bourdonnement. Une fois, aussi, il entendit des pas au-dessus de sa tête, lents et réguliers comme ceux d’un veilleur qui marcherait de long en large sur le pont d’un navire.

Le prélat se rassit un moment, essayant de faire pénétrer de force dans son imagination les faits qu’il percevait, et ceux aussi que lui rappelait sa mémoire.

Ils avaient quitté Saint-Germain le soir précédent, après avoir dîné à Versailles. Ils étaient en train, maintenant, de franchir les Alpes, et arriveraient à Rome pour la messe et le déjeuner. Ce que le navire traversait en ce moment, c’était sans doute l’un de ces défilés dont il croyait savoir, — peut-être, en effet, d’après ses lectures historiques, — que jadis les trains de chemins de fer avaient coutume de les suivre mètre par mètre et spirale par spirale, dans un temps où il ne pouvait s’empêcher d’imaginer que lui-même avait vécu, lui-même voyagé de cette façon… De nouveau il se dressa sur le lit, se pencha en avant, referma les rideaux derrière sa tête, et regarda.

Il lui sembla que le ciel s’était un peu éclairci. Peut-être était-ce la lune qui se levait quelque part. Très loin sur la gauche, les masses blanches s’accentuaient et devenaient évidemment des montagnes couvertes de neige ; et ces montagnes se mouvaient, comme si le navire était demeuré immobile et que la terre courût au-dessous de lui. À ses pieds il voyait de longues raies noires, striées de blanc par endroits. Le bourdonnement de tout à l’heure semblait s’être changé en un sifflement continu, produit par l’air au passage de l’espèce de grand oiseau mécanique.

Mais soudain, devant soi, à une distance qui lui paraissait incalculable, il découvrit quelque chose de plus surprenant encore, quelque chose qui changeait d’aspect à tout instant. D’abord, ce n’était rien qu’une tache lumineuse ; et il croyait deviner une ville éclairée. Mais le caractère de la chose s’altéra pendant même qu’il formulait cette pensée, et trois lumières très brillantes, pareilles à des étoiles bleues, surgirent tout d’un coup, dans des positions sans cesse variées. Il regardait ces trois étoiles, stupéfait et quelque peu effrayé ; car il avait observé qu’elles montaient et s’approchaient avec une rapidité vertigineuse.

Oui, les voilà qui arrivaient ! Il se recula un instant, machinalement ; et puis, lorsqu’ensuite il s’appuya de nouveau contre la fenêtre, il les vit passer à quelques coudées de lai, — du moins suivant ce qui lui semblait. C’était un grand objet d’un bleu éclatant, accompagné d’un son musical étonnamment clairet beau, qui s’élevait depuis une note profonde d’orgue jusqu’au son vibrant d’une flûte…

Il se sourit à soi-même en revenant s’étendre sur sa couchette, quelques minutes après. Il avait maintenant reconstitué et interprété sa vision. Ce n’était rien qu’un autre navire, se dirigeant en sens inverse, et qui, sans doute, venait de passer à des centaines de mètres du sien.

Allons, il s’agissait de tâcher à dormir un peu ! Bientôt l’on serait arrivé à Rome.

Les deux voyageurs avaient retardé le plus possible leur départ de Versailles, le P. Jervis ayant jugé que la France était, en somme, l’un des lieux du monde les mieux faits pour permettre à monsignor de renouer à nouveau les fils de la vie. Tout d’abord, la France était proche de l’Angleterre ; mais surtout elle se trouvait être, à présent, le grand théâtre de la curiosité universelle, en raison de la présence de cet empereur d’Allemagne dont l’avenir était directement lié à celui des destinées de l’Europe. Car le monde entier se demandait si le souverain allemand se rallierait au catholicisme, ou bien se mettrait décidément à la tête de la révolution socialiste et agnostique.

Et le fait est que le prélat avait beaucoup profité de ce séjour. Non seulement il s’était instruit le plus possible de l’état général du monde ; mais, chaque jour, il s’était familiarisé avec sa propre tâche, à tel point qu’il se sentait maintenant presque en état de reprendre ses fonctions habituelles. Le cardinal Bellairs s’était tenu en communication quotidienne avec lui, et ne lui avait point caché sa joie des progrès constatés dans sa convalescence. Et, enfin, il avait abondamment causé en latin avec le P. Jervis, par manière de préparation pour son prochain séjour à Rome.


Une voiture automobile les emmena dans Rome, de la station des aériens, qui se trouvait en dehors des murs. Partout sur le passage, à travers les rues et sur le pont du Tibre, tout le long de leur chemin vers le Transtévère, où ils allaient demeurer, monsignor apercevait des signes évidents d’une immense fête populaire.

Toute la route, du Latran au Vatican, n’était qu’une longue voie triomphale. Des mâts se dressaient, couronnés de guirlandes et peints aux couleurs pontificales ; des barrières allaient d’un mât à l’autre, derrière lesquelles déjà les foules commençaient à s’entasser, bien qu’il fût à peine six heures du matin ; et de chaque fenêtre pendaient des tapis et des bannières, des emblèmes brodés. La voiture dut s’arrêter au moins une demi-douzaine de fois ; mais les insignes du prélat permirent aux voyageurs de passer rapidement ; et la demie sonnait tout juste au moment où l’automobile s’arrêta devant un vieux palais situé à droite du chemin qui conduisait du libre au Vatican, à un quart de mille environ de Saint-Pierre.

Monsignor regarda les armoiries sculptées et peintes au-dessus de la porte et sourit :

— Je ne me doutais pas que vous dussiez m’amener ici ! dit-il.

— Comment, vous reconnaissez l’endroit ?

— Hé ! n’est-ce point le palais où demeuraient autrefois les membres proscrits de la famille royale des Stuarts ?

— Allons, dit en souriant le P. Jervis, je vois que votre mémoire est décidément en train de s’améliorer !

Un magnifique serviteur apparut sur le seuil, s’inclina très bas, et fit entrer la voiture.

— Au fait, dit le P. Jervis, pendant qu’ils traversaient le vestibule, je ferais bien d’aller m’informer tout de suite au Vatican. Donnez-moi votre carte ! Je vais courir tout de suite là-bas, et puis je reviendrai vous retrouver à la table du déjeuner. Je dirai ma messe à Saint-Pierre.

Sous la conduite d’un nouveau serviteur, monsieur pénétra dans une très agréable suite de chambres, disposées un peu de la même manière qu’à Versailles. Les fenêtres donnaient sur une cour centrale, où jouait une fontaine. Les chambres elles-mêmes étaient aménagées suivant la vieille mode romaine, avec des plafonds peints, des dalles de pierre, et quelques tentures de damas.

Monsignor se tourna vers le serviteur :

— Il y a quelque temps déjà que je ne suis point venu à Rome, dit-il, en latin. Cette maison-ci, qu’est-ce que c’est maintenant ?

— Monsignor, c’est le Palais Anglais. L’appartement que va occuper monsignor est celui de S. E. le cardinal Bellairs.

— Et le roi lui-même demeure ici ?

— C’est le palais de Sa Majesté ! répondit l’homme. Le prince Georges est arrivé il y a deux jours. Son Altesse occupe l’appartement d’au-dessous.

Monsignor sourit. Il comprenait maintenant la manière évasive dont le P. Jervis avait accueilli toutes ses questions, touchant leur prochaine demeure à Rome. Évidemment on avait voulu que le malade pût assister de près à toutes les cérémonies.

Une demi-heure après, le P. Jervis arriva.

— Monsignor, dit-il, vous avez le choix. En votre qualité de prélat domestique, vous pouvez ou bien prendre place dans la procession, — voici votre permis ! — ou bien, si vous le préférez, vous pouvez voir la procession des fenêtres du palais.

— Et quel est le programme ?

— À neuf heures, la procession quitte Saint-Pierre pour se rendre au Latran. Là, le Saint-Père chante la messe, en évêque, dans sa propre cathédrale. Puis, vers midi, je suppose, au retour de la procession, Sa Sainteté visite la tombe de saint Pierre. L’après-midi, Elle assiste aux vêpres dans la basilique ; après quoi Elle donne la bénédiction urbi et orbi, du haut du balcon, comme d’habitude.

— Et, vous, qu’est-ce que vous me conseillez ?

— Ma foi, je vous engagerais à rester ici jusqu’à midi, de manière à ne pas vous fatiguer. Nous pourrons tout voir admirablement. Puis nous irons à Saint-Pierre, pour assister à la visite du tombeau, et nous reviendrons ici pour le grand déjeuner. Et ensuite nous verrons à arranger l’après-midi. Cela vous va ? Parfait ! Et maintenant, hâtons-nous de nous restaurer un peu !

— Qui donc est le prince Georges d’Angleterre ? demanda monsignor, quelques instants plus tard, pendant que les deux amis se trouvaient attablés devant des tasses de cafés.

Le P. Jervis se mit à rire.

— Ah ! vous avez déjà appris cela ? Mais oui, naturellement, c’est lui qui est venu ! Il n’est que le second fils du roi, un jeune garçon ; mais c’est lui qui va représenter la couronne d’Angleterre. Chaque souverain a envoyé un prince du sang royal pour cette journée, à l’exception de l’empereur d’Allemagne.

— Chaque souverain de l’Europe ?

— Non pas de l’Europe, mais du monde entier. C’est que, voyez-vous, l’Orient se trouve à moins de trois jours d’ici, par les aériens rapides. De telle façon que même les Chinois…

— Allez-vous me dire que la Chine et le Japon ont envoyé des représentants ?

— Mais certainement ! Le Japon est naturellement tout chrétien, depuis longtemps ; et la nouvelle dynastie chinoise est chrétienne aussi.

— Et dites-moi, reprit monsignor, la Russie, depuis quand est-elle devenue catholique ?

— Hé, mon cher monsignor, voilà une question embarrassante ! Ma foi, il y a bien au moins un demi-siècle.

— Et qu’est-ce qui l’a convertie au catholicisme ?

— Le simple bon sens, je suppose. Ce qui m’étonne, au contraire, c’est que ces gens-là aient pu rester aussi longtemps dans leur erreur.

— Mais l’ancienne dispute des deux Églises, la clause du Filioque ?

— Bah ! du moment que Pierre est accepté, le reste s’ensuit.

— De telle sorte qu’à l’exception de l’Allemagne la masse entière du monde civilisé se trouve représentée à Rome aujourd’hui ?

— Mais certainement ! Vous allez voir tous les princes à la procession.

II

Une heure plus tard, ils prirent leurs places devant la fenêtre centrale de la longue Sala du troisième étage, donnant sur l’étroite rue qui, ellemême, débouchait sur l’énorme place de Saint-Pierre.

C’était une vraie journée romaine, intensément claire et brillante, mais déjà assez chaude pour que monsignor pût se féliciter d’avoir choisi le rôle d’un simple spectateur. Sûrement, le retour du Latran, aux environs de midi, allait être pour les membres de la procession une épreuve sérieuse.

La rue et la place présentaient un aspect d’un éclat extraordinaire. Le pavé, d’abord, ne formait tout entier qu’une épaisse couche de verdure. Les maisons d’en face, où chaque fenêtre était encombrée de têtes, se trouvaient à demi cachées sous les tapisseries et les bannières ; et par delà les clôtures, de chaque côté des mâts enguirlandés, c’était également une masse compacte de tètes et de bras. Avec cela, un murmure continu, comme un bourdonnement étouffé et puissant produit par d’innombrables voix, dans toute l’atmosphère d’alentour. Car, depuis vingt-quatre heures déjà, la Campagne avait déversé sur Rome tous ses habitants ; et il n’y avait pas une ville en Italie, ni presque en Europe, d’où des aériens spéciaux n’eussent amené de pieux pèlerins pour assister à la l’été des Apôtres dans leur cité propre. Voilà donc pour les yeux et pour les oreilles : tandis que l’odorat, de son côté, aspirait délicieusement le parfum des plantes aromatiques semées sur le pavé, et déjà un peu foulées sous les pieds des chevaux galopants d’une centaine de gendarmes ou de messagers.

Monsignor eut d’abord quelque peine à se représenter exactement les dispositions adoptées pour l’ornementation de la vaste place circulaire. La façade de la basilique était tapissée, suivant la coutume italienne, de gigantesques tentures de drap rouge ; et jusqu’au haut des marches du seuil s’allongeait la large avenue de verdure qui cachait les dalles. Aux deux côtés se dressaient des groupes imposants de cavaliers, rangés là, sans doute, en attendant qu’ils pussent prendre leur place dans la procession. Sur la droite, immuable et magnifique s’élevait le palais du Vatican, sans autre ornement qu’une tenture décorant les Portes de Bronze ; et par-dessus tout cela, comme une bénédiction en pierre, se détachant contre le bleu vif du ciel, planait le dôme de la basilique.

Monsignor Masterman employa de longues minutes à examiner et à se rendre compte. Puis il se rassit au fond de sa chaise, avec un soupir.

— Autrefois, demanda-t-il, lorsque Rome dépendait du gouvernement italien, le pape ne sortait jamais du Vatican, n’est-ce pas ?

— Hé ! comment aurait-il pu en sortir ? Ne voyez-vous pas que la seule chose absolument nécessaire, au point de vue humain, pour que le monde accordât sa confiance à l’Église, était que le pape lui apparût vraiment un personnage supra-national ? Pendant bien des années, naturellement, l’usage était que le Souverain Pontife fût de race italienne : car son séjour à Rome le faisait dépendre de l’Italie, et les Romains ne se seraient pas facilement accommodés d’un étranger. Mais cette situation imposait d’autant plus au pape le devoir de se détacher, après son élection, de tous ses liens personnels avec ses compatriotes de naguère. Il était tenu, pour ainsi dire, d’être à la fois deux choses : un Italien pour l’Italie et un non-Italien pour le reste de la chrétienté. Et pourriez-vous indiquer un autre moyen qui lui permît de réaliser ce dilemme paradoxal ?

Monsignor soupira de nouveau et se prit à rêver.

Le fait est que quelque part, au fond de son esprit, il y avait un courant profond de pensées, — ou bien encore comme une voix étrangère, — lui affirmant que l’ancienne attitude des papes, leur obstination à demeurer prisonniers dans le Vatican n’était rien qu’une pose sotte et vaniteuse. (Il supposait que, sans doute, il avait dû lire cela quelque part dans un livre d’histoire.) Sûrement, des catholiques eux-mêmes avaient coutume de juger ainsi ! Des catholiques s’étaient plu à déclarer que le Vicaire du Christ aurait agi d’une manière bien plus chrétienne, en acquiesçant à L’ordre de choses établi et en se contentant de vivre comme un simple sujet italien, sans désirer ni réclamer une possession dont saint Pierre, certes, n’avait jamais joui. À quoi bon toutes ces histoires, disait-on, touchant un certain Pouvoir temporel, alors que le Royaume du Christ « n’était pas de ce monde » ?

Et cependant, maintenant que monsignor revoyait tout cela à la lumière des explications de son ami, il commençait à comprendre non pas à quel point l’ancienne attitude des papes avait été habile, mais combien elle avait été absolument et manifestement nécessaire. Il était possible à Pierre, en vérité, d’être sujet de Néron dans les choses qui regardaient César ; mais comment cela aurait-il été possible au successeur de Pierre depuis que le royaume qu’il avait à diriger ici-bas était devenu une société supra-nationale, chargée de guider toutes les nations du globe ? Oui, tout ce que lui avait dit le P. Jervis lui apparaissait étrangement clair.

Il fut réveillé de sa songerie par une main appuyée sur son genou, et, au même instant, un bruit nouveau lui arrivait de la place Saint-Pierre.

— Tenez ! lui dit vivement le vieux prêtre. Voici que la procession se met en marche !

III

Un singulier frémissement s’était répandu sur la place, pareil au mouvement d’une fourmilière soudain réveillée. Des deux côtés de l’ample voie verte par laquelle le pape allait venir, surtout, ce frémissement se poursuivait sans arrêt ; et déjà des figures émergeaient à l’entrée de la petite rue, en même temps qu’un brusque éclat de musique de cuivres remplissait l’air. Un courant magnétique d’attention passait tout le long de la rue, pour aller se perdre à l’autre coin, du côté du fort Saint-Ange.

Puis ce fut l’approche de la procession, débouchant de la place dans la rue comme d’un étang dans un étroit canal. D’abord s’avançaient des troupes militaires, compagnie par compagnie, chacune ayant une musique à sa tête. Par degrés, les deux prêtres virent passer sous leur fenêtre tous les uniformes du monde civilisé.

Durant les premiers instants, le P. Jervis avait murmuré quelques noms à l’oreille de son ami ; il lui avait même mis la main sur l’épaule lorsque les lifeguards d’Angleterre étaient apparus, avec leurs visages imperturbables dominant la splendeur d’argent de leurs uniformes ; mais bientôt l’extraordinaire spectacle qui se constituait sur la place, et notamment sur les marches de la basilique, avait enlevé aux deux prêtres tout désir de parler. Monsignor Masterman put à peine disposer d’un coup d’œil pour les ligures monstrueuses de la garde impériale chinoise, qui passaient maintenant sous la fenêtre, en armures blanches et en casques compliqués, semblables à d’anciens dieux orientaux. Car sur la place, là-bas, la procession des princes était en train de se former ; et déjà les marches delà basilique commençaient à s’allumer d’écarlate et de pourpre, pendant que les cardinaux et la cour pontificale se préparaient à accueillir leur Souverain.

Et enfin ce Souverain lui-même apparut.

Monsignor Masterman s’occupait à considérer avec une véritable stupeur le passage des grands carrosses royaux, chacun surmonté d’une couronne, chacun entouré d’une petite garde de cavaliers. Il reconnaissait quelques-unes de ces couronnes ; et son cœur bondit de surprise lorsqu’il vit en pleine réalité, devant lui, la couronne impériale d’Angleterre, soutenue par le Lion et par la Licorne, avec au-dessous, dans le superbe carrosse doré, le charmant visage d’un jeune garçon tout coiffé et vêtu d’écarlate. Mais alors un silence soudain du murmure des voix le contraignit à retourner la tête, de nouveau, vers l’extrémité de son horizon.

La place n’était plus maintenant qu’une grande mer de blanc et de pourpre, avec toute sorte d’emblèmes, or, argent, et joyaux, étincelant çà et là. C’était la procession pontificale qui avait commencé ; et voici qu’en effet un groupe nouveau surgit sous les colonnes géantes du portique de Saint-Pierre ; et la clameur des trompettes d’argent fit savoir aux milliers de spectateurs que le Vicaire du Christ, sortant de son palais, s’avançait dans la ville qui était redevenue la Cité de Dieu.

Très lentement, le pape descendit les marches, une petite figure blanche et gemmée, parfaitement visible cependant sur le haut trône où elle était portée, tandis que d’immenses éventails s’agitaient derrière elle comme pour la protéger de l’air du dehors. La figure descendait, descendait, parmi la clameur des trompettes ; et des vagues de couleur la suivaient ; et puis elle disparut, pour un instant, au milieu de la foule qui l’attendait en bas des marches.

Involontairement, monsignor Masterman se redressa sur sa chaise, et ferma les yeux…

Mais bientôt la main du P. Jervis s’appuya de nouveau sur son bras. Le vieux prêtre ne résistait pas au désir de lui signaler encore quelque chose de curieux.

À leurs pieds, maintenant, la rue était aussi complètement ecclésiastique qu’elle avait été militaire tout à l’heure, à cela près que les zouaves pontificaux s’avançaient, un par un, de chaque côté de la procession. Mais entre leurs deux rangées, ce n’était plus maintenant qu’une troupe compacte de séminaristes et de clercs. Puis, derrière ceux-ci, venait la cour romaine, avec une magnifique chevauchée de cardinaux tout vêtus d’un rouge éclatant, et s’avançant quatre par quatre, sous leurs larges chapeaux rouges. Encore le prêtre anglais ne leur donna-t-il qu’un regard fugitif : car il avait vu derrière eux s’avancer, sous un dais splendidement orné, s’avancer lentement et en un relief merveilleux, une figure blanche sur un cheval blanc, une figure qu’ombrageait seulement un grand chapeau écarlate.

IV

Et ainsi la journée s’écoula comme un rêve, et l’homme qui conservait encore l’impression comme d’avoir été réveillé d’entre les morts observait, recueillait les images, et tâchait à se les assimiler. Une ou deux fois, durant la journée, assis à table auprès du P. Jervis, il lui posa quelques questions, et entendit vaguement des réponses ; d’autres fois, en allant et venant, il s’entretint avec d’autres ecclésiastiques ; mais le plus souvent il poursuivit un actif travail intérieur, s’ingéniant à peupler de faits nouveaux l’étrange édifice du monde qu’il commençait à découvrir autour de soi. Il prit part à la visite du tombeau de l’apôtre par le Souverain Pontife, il regarda de quelle manière le Père des Princes et des Rois s’avançait, entre ses royaux enfants, jusqu’aux portes de la Confession, qu’entouraient des lampes d’or, et de quelle manière l’héritier du premier Roi Pécheur s’agenouillait auprès des restes mortels de celui-ci.

Plus tard, aux vêpres, du haut de la même tribune, il entendit l’appel des grandes orgues neuves, dans la basilique, et les mélodies des psaumes s’élevant d’un côté à l’autre du temple, partagées entre les deux masses des chœurs. Il revit une fois de plus, en face de soi, la tribune royale où, chacun sous un dais, les souverains de la terre ou leurs représentants siégeaient pour rendre honneur à l’Oint du Très-Haut. Mais surtout ses yeux allaient et revenaient sans arrêt, avec une expression presque hagarde qui, à plusieurs reprises, ne laissa pas d’inquiéter le P. Jervis, à la figure centrale de toute cette fête, tantôt assise sur un trône, avec un groupe nombreux d’acolytes derrière soi, et tantôt se rendant à l’autel pour l’encenser, et puis enfin s’en allant, portée sur la sedia, vers le palais où, dorénavant, elle avait reconquis le droit de régner.

Le soir, lorsque déjà le soleil commença de s’abaisser derrière l’immense dôme, et que Rome surgit pareille à une cité de rêves orientale, avec des illuminations étincelant à toutes les fenêtres, monsignor Masterman, accoudé au balcon de sa chambre, eut la surprise d’apercevoir une dernière fois la petite figure blanche se dressant debout, au fond de la place, avec la triple croix pontificale étincelant dans sa main ; tout cela parmi un silence qui permettait au prêtre anglais d’entendre distinctement une voix un peu frêle, mais nette et découpée, invoquer sur la cité et le monde, avant l’imposant Amen, la bénédiction du Dieu Tout-Puissant en trois personnes, le Père, le Fils, et le Saint-Esprit.

CHAPITRE VI

I

Ce fut quelques minutes après qu’ils eurent achevé leur repas silencieux, ce soir-là, que monsignor se pencha soudain en avant, sur une chaise, dans la grande loggia fraîche, et se passa les mains sur les yeux comme un homme accablé de sommeil. Des rues, au dehors, arrivait encore un murmure d’innombrables pas, avec des échos de paroles et de chants.

— Fatigué ? demanda doucement le P. Jervis. Monsignor ne répondit rien pendant un instant. Il promena un regard autour de la salle, ouvrit et referma ses lèvres, et puis, se radossant, il sourit.

— Non, dit-il. Tout au contraire, c’est maintenant enfin que je me sens réveillé.

— Comment ?

— Oui, il semble enfin que tout cela a pénétré en moi. Tout cela, — je veux dire tout ce monde étrange. Aujourd’hui seulement, j’ai commencé à voir !

Il se tut de nouveau, et s’occupa lentement à bourrer une petite pipe qu’il avait apportée dans sa valise.

— Versailles même, dit-il, ne m’avait pas entièrement convaincu ! C’était une espèce de jouet, un jouet des plus agréables, en vérité, mais… (un silence) mais ce que nous avons vu aujourd’hui, c’est cela enfin qui me donne l’impression de la réalité.

— Comment cela ?

— Eh ! bien, je puis enfin comprendre pour mon propre compte que tout ce que vous m’avez dit est réel, que le monde est réellement devenu chrétien, et le reste. Ce sont ces gardes chinois, peut-être, qui ont contribué le plus à me convaincre. Sur l’instant, je les avais à peine remarqués : mais leur image m’est revenue en tête, et je n’ai plus cessé de penser à eux. Sans compter les autres choses, naturellement, ces souverains, et puis le pape !… Au fait, je n’ai pas pu bien distinguer son visage. Est-ce que ceci est son portrait ?

Il se releva brusquement, traversa la salle jusqu’à l’endroit où pendait le portrait. Celui-ci n’avait rien de très frappant : il montrait un visage assez banal, avec des lèvres étroitement fermées. On y voyait un homme assis dans un fauteuil très orné, vêtu et coiffé de blanc suivant l’usage.

— Il a une figure tout à fait ordinaire, songea tout haut monsignor. On dirait le visage d’un homme d’affaires !

— Oh ! oui, répondit le P. Jervis, il est ordinaire ! C’est un homme d’une probité irréprochable, et d’une intelligence très suffisante. Jamais encore jusqu’ici, voyez-vous, il n’a eu à affronter aucune grande crise. On le dit très habile financier… Mais vous paraissez désappointé ?

— C’est que je ne m’attendais pas à le voir ainsi, dit le prélat, toujours songeur.

— Et pourquoi pas ?

— Il me semble occuper désormais dans le monde une position si extraordinaire ! Je me serais attendu à trouver en lui plus de…

— Plus de génie ? Mais dites-moi, monsignor, ne croyez-vous pas que l’homme moyen constitue le meilleur administrateur ?

— Voilà qui est de la démocratie toute pure !

— Pas du tout ! La démocratie n’accorde à l’homme moyen aucun pouvoir réel. Elle le noie parmi ses compagnons. Ce qui revient à dire qu’elle tue son individualité ; et son individualité est la seule chose précieuse, de tout ce qu’il possède.

Monsignor vint se rasseoir, en soupirant.

— Enfin, je crois que j’ai compris le monde présent ! répéta-t-il. Je commence à me rendre compte de la réalité de tout cela. Mais il faut encore que je voie bien d’autres choses, pour achever de me persuader !

— Quelle espèce de choses ?

— Ma foi, je ne sais pas trop comment vous l’expliquer… Je serais tenté d’appeler ce que je désire voir : le côté de la science. Jusqu’ici, je n’ai vu que le côté de la foi. Je comprends bien que toute la vie du monde se meut à présent sur le fondement du catholicisme : mais je n’aperçois pas encore pleinement de quelle façon cette vie s’accorde avec la science. De mon temps… (il s’arrêta) je veux dire que j’avais comme l’idée qu’il existait un abîme entre la science et la foi, une séparation radicale, sinon une absolue contradiction. Comment ces deux ordres séparés se sont-ils rejoints ? Quelle est l’attitude nouvelle de la science, prise en bloc, à l’égard de la religion ? Est-ce que, de part et d’autre, l’on se borne à dire que la science et la foi doivent poursuivre leur propre voie, sauf à ne jamais se rencontrer ?

Le P. Jervis parut embarrassé.

— Mais, dit-il, vraiment je ne comprends pas. Il n’y a aucun conflit entre la science et la foi. Ne vous ai-je pas dit que la grande majorité des savants étaient des prêtres ?

— Oui, mais quel est le point de contact ? Voilà ce que je ne vois pas encore !

Le prêtre secoua la tête, en souriant.

— Je vous assure que je n’ai aucune idée de ce que vous voulez dire, monsignor. Donnez-moi un exemple !

— Eh ! bien, par exemple, voici les guérisons miraculeuses ! Je me rappelle que M. Manners nous en a dit un mot. Autrefois, les savants déclaraient que ces cures résultaient de la suggestion, tandis que les catholiques affirmaient qu’elles étaient surnaturelles. Comment les deux opinions se sont-elles conciliées ?

Le P. Jervis réfléchit un moment.

— Je dois dire que je n’ai jamais songé à cette question sous un tel angle, dit-il. Il me semble que tout le monde, aujourd’hui, est d’accord pour admettre que la puissance de Dieu est capable de tout. Dans certains cas, en effet, Dieu agit par l’entremise de la suggestion, et dans d’autres par celle de forces surnaturelles que nous ne connaissons pas. Mais ne trouvez-vous pas que cela n’a aucune importance, pourvu seulement que l’on croie en Dieu ?

— Oui, mais ce que vous me dites là ne répond pas à ma véritable question.

Soudain la porte s’ouvrit, et un serviteur entra.

— C’est l’évêque de Sébaste, qui demande si monsignor peut le recevoir, dit-il en s’inclinant devant le prélat anglais.

Celui-ci jeta un rapide coup d’œil au P. Jervis.

— L’évêque de Sébaste est venu ici en qualité de chapelain du prince Georges, expliqua rapidement le vieux prêtre. Je crois que nous devons le recevoir.

— Fort bien ! Faites-le entrer ! dit monsignor. Puis, se retournant de nouveau vers son compagnon :

— Ne croyez-vous pas que vous devriez le mettre au courant de mon aventure ?

— Bah ! vous verrez qu’il n’en sera aucun besoin.

— Je suis ravi de vous revoir, monsignor, commença l’évêque, quelques minutes plus tard, en se montrant sur le seuil avec le P. Jervis.

— Vous êtes bien aimable, monseigneur ! répondit Masterman, tout en se redressant après avoir baisé l’anneau de son visiteur.

Lorsque l’évêque se fut assis, monsignor l’examina attentivement, mais sans rien découvrir en lui d’exceptionnel. Cet évêque de Sébaste semblait un prélat caractéristique, gros, rouge, familier et souriant, avec des yeux lumineux et une bouche bien découpée. Il était vêtu de sa robe de cérémonie, mais sans aucune trace de solennité dans toutes ses manières.

— Je suis venu voir si vous désiriez assister à la réception de ce soir, dit-il. Si vous y consentez, nous pourrons partir ensemble. Mais, en ce cas, il est déjà plus que temps.

— Nous n’avons pas entendu parler de cette réception.

— Oh ! c’est une soirée toute improvisée. Le Saint-Père, d’ailleurs, n’y apparaîtra sans doute pas, sauf peut-être pour quelques instants.

— Mais c’est bien au Vatican ?

— Oui, naturellement. Il y aura une foule énorme, cela va de soi. Mon prince, lui, est déjà dans son lit, le pauvre petit ! Les cérémonies de la journée l’ont épuisé. Et moi, après l’avoir quitté, j’ai pensé que, si vous vouliez m’accompagner, cela nous divertirait de passer une demi-heure au Vatican.

— Je crois que, en effet, cela pourrait nous intéresser, observa le P. Jervis.

— Une voiture nous attend à la porte, dit l’évêque en sa relevant, nous n’avons pas une minute à perdre.

II

Les trois prêtres anglais étaient convenus de se retrouver au pied de la Scala Regia. Mais le moment fixé pour leur départ était passé déjà depuis un quart d’heure lorsque, tout d’un coup, monsignor s’aperçut qu’il s’était égaré.

Il avait erré longtemps, après avoir salué le cardinal qui, en l’absence du pape, se trouvait chargé de recevoir les visiteurs. Tout d’abord, il avait eu près de soi le P. Jervis et l’évêque de Sébaste, qui lui avaient désigné les personnages les plus notables. Mais bientôt, la foule l’ayant séparé de ses compagnons, il s’était trouvé seul à aller et venir dans d’innombrables corridors, cours, loggias, et salons de réception, observant les foules qui l’entouraient, et échangeant des saluts avec toute sorte de personnes sur son passage.

Le régime entier du palais l’étonnait par sa nouveauté. Il s’était imaginé, sans trop savoir pourquoi, que le Vatican devait être un lieu de silence et de dignité solennelle, avec quelques serviteurs çà et là, un petit nombre de prélats domestiques, un cardinal ou deux, et, dans certaines occasions, un groupe de visiteurs, ou bien encore une bande de pèlerins emmenés vers un salon d’audience.

Or, certes, ce soir-là, ce qu’il voyait était tout différent.

D’abord, le palais tout entier était illuminé. D’immenses lampes électriques versaient leur lumière dans chacune des cours. Des orchestres avaient été placés en divers endroits ; et, de quelque côté que se dirigeât le visiteur, dans les corridors, les salles, les escaliers, les cours, débordant de chaque porte et de chaque couloir, se mouvait une multitude incroyable de personnes, des piètres en majorité, mais aussi beaucoup de laïcs (à l’exclusion des femmes, seulement) : tout cela parlant, riant, semblant à son aise, et n’ayant l’air de rien trouver d’exceptionnel dans ce qu’il voyait autour de soi.

Pour monsignor Masterman, au contraire, malgré toutes ses découvertes de la journée, ce spectacle apparaissait extraordinaire ; une fois de plus, il ramenait au fond de son esprit une surprise, devant l’état de choses que son ami s’efforçait de lui faire trouver parfaitement simple et naturel. À coup sûr, le monde et l’Église semblaient maintenant vivre l’un avec l’autre dans des termes d’une cordialité bien étonnante !…

Mais voici que, à présent, le prélat anglais s’était complètement égaré ! Il avait suivi un long corridor, en se figurant que celui-ci le ramènerait a la cour de Saint-Damase, d’où il connaissait suffisamment son chemin. Mais le voici qui s’arrêtait d’un instant à l’autre, hésitant, avec l’impression que chaque pas nouveau qu’il faisait l’entraînait plus loin des lumières et de l’écho mélangé de la musique et des voix !

Or, pendant qu’il se tenait immobile, une porte s’ouvrit quelque part, devant lui, et il lui sembla entendre des voix toutes proches. Ceci le rassura, et il poursuivit son chemin.

Il ne s’arrêta plus de nouveau que dans une pièce relativement assez petite, avec un beau plafond sculpté en caissons. Là, aucun bruit ne pouvait plus le guider, car il avait refermé deux ou trois portes derrière soi, sur sa route. Un silence à peu près complet l’entourait de tous côtés ; et, seul, un globe lumineux brillait doucement au plafond. Le visiteur se tint quelque temps à écouter ce silence, jusqu’au moment où il s’aperçut que ce n’était pas un silence véritable. Il y avait un très faible murmure, comme d’une voix contenue, derrière l’une des quatre portes qui s’ouvraient sur la salle ; et à côté de cette porte s’appuyait la hallebarde d’un suisse, comme si le suisse lui-même avait été appelé ailleurs brusquement. Cette vue le décida ; il marcha jusqu’à la porte, mit sa main sur la poignée, et aussitôt le murmure s’arrêta. Masterman acheva de tourner la poignée, et ouvrit la porte.

Pour un moment, il regarda sans comprendre. Il s’était attendu à trouver un passage, une salle des gardes ; or, ce qu’il voyait était une sorte de chapelle ou de sacristie, avec les vagues contours d’un autel surmonté d’une croix, et il y avait là deux figures.

L’une des figures, vêtue d’un habit de franciscain, nu-pieds, avec une étole de pourpre sur ses épaules, s’élança vers lui, et, d’un geste vif, lui fit signe de se retirer.

— Que faites-vous ici ? Comment osez-vous ?… Je vous demande pardon, monsignor, mais…

— C’est moi qui vous demande pardon, mon père ! Je me suis égaré… je suis un étranger !

— En arrière, tout droit par là, monsignor ! balbutia le moine. Le garde aurait dû vous le dire.

Masterman commençait à entrevoir la vérité, et ses yeux revenaient sans cesse involontairement à l’autre figure, toute blanche, qu’il voyait agenouillée devant l’autel.

— Mais oui, reprit le moine, c’est le Saint-Père ! En arrière, tout droit par là, monsignor !

Et ce fut tout. Les deux portes s’étaient refermées presque simultanément derrière le moine, qui était revenu remplir sa tâche, et derrière l’étranger, qui se trouvait maintenant à l’extrémité du long corridor par lequel il était venu. Et Masterman s’arrêta une fois de plus, étrangement remué.

Non pas qu’il eût vu quelque chose de bien remarquable en soi : simplement le pape occupé à se confesser. Et cependant, le contraste dramatique entre l’éclat et le bruit de la réception au dehors, et de cette chapelle silencieuse et obscure où le Vicaire du Christ se tenait à genoux, confessant ses péchés, ce contraste produisait en lui un mélange singulier d’émotion et de trouble.

Jusqu’alors, depuis son inexplicable accident, il avait été initié par degrés à une nouvelle série de sensations, chrétiennes en vérité, mais avec cela tout humaines et temporelles d’aspect. Il avait commencé à apprendre que la religion pouvait transformer le monde extérieur et tourner à ses propres fins toutes les pompes et les gloires de l’existence extérieure. Il avait commencé à comprendre qu’il n’y avait rien d’étranger à Dieu, qu’aucune ligne de partage n’existait entre le domaine du créateur et celui de la créature. Mais voici que maintenant, d’un seul coup, il avait été ramené face à face devant des réalités plus intérieures, et avait aperçu, en quelque sorte, l’essence secrète de toute cette splendeur du dehors ! Le pape escorté et servi par tous les princes de la terre, le pape agenouillé devant un moine aux pieds nus : c’étaient les deux pôles entre lesquels se déployait toute la splendeur de la religion.

Et le visiteur demeurait toujours fixé sur place, un peu tremblant, tâchant à ressaisir sa pensée tourbillonnante. Puis il passa la langue sur ses lèvres, brusquement devenues sèches, et se remit en marche dans le grand corridor, pour aller rejoindre ses amis.

CHAPITRE VII

I

— Ce que je ne comprends pas encore tout à fait, dit monsignor, c’est le point dont je vous parlais l’autre jour, concernant la science et la foi. Je ne vois pas bien où l’une finit et où commence l’autre. Il me semble que la controverse élevée jadis à ce sujet ne peut pas s’être arrêtée. Le matérialiste affirme que la nature est l’auteur de toutes choses, et que les phénomènes les plus inexplicables nous apparaîtront tôt ou tard sous leur vrai jour, c’est-à-dire comme de simples manifestations des forces naturelles, lorsque la science aura fait de nouveaux progrès ; tandis que, pour le théologien, d’autre part, certaines choses se trouvent si évidemment en dehors du domaine de la nature qu’il est impossible qu’elles ne soient pas l’effet d’un pouvoir surnaturel. Voilà deux opinions qui m’ont toujours paru inconciliables ; et je n’arrive pas à deviner comment la société moderne a trouvé le moyen de les mettre d’accord.

Le P. Jervis resta un moment silencieux.

Les deux amis étaient assis sur le pont d’un navire aérien, à la tombée du soir. Ils volaient en droite ligne vers la direction du soleil couchant. Monsignor s’était maintenant presque familiarisé avec ce genre de sensations ; et cependant le spectacle qui se déroulait peu à peu autour de lui, depuis une demi-heure, Pavait tenu jusque-là comme fasciné. Son compagnon et lui avaient quitté Rome après trois ou quatre jours passés encore à visiter les églises ; et ils s’étaient également arrêtés plus d’une fois dans leur voyage à travers l’Italie. Puis, peu de temps après avoir franchi la frontière, ils avaient quitté les aériens lents, destinés aux excursions d’une ville à l’autre, pour s’embarquer de nouveau dans un de ces navires rapides qui leur avaient servi déjà, à deux reprises, de Londres à Paris et de Paris à Rome.

Ils devaient arriver à Lourdes dès ce même soir ; et c’était surtout depuis leur première vue des Pyrénées que monsignor s’était trouvé plongé dans un véritable rêve d’éblouissante beauté. À sa gauche se dressaient les montagnes, qui, de la hauteur d’où il les voyait, semblaient former une seule masse énorme, aux contours nettement découpés, mais toute traversée de raies, de taches, de cercles de lumière dorée alternant avec d’insondables abîmes d’ombres dont les couleurs allaient du rouge vif au bleu paie. Puis, au pied de cette espèce de bûcher gigantesque, courait quelque chose qui lui faisait l’effet d’un léger tapis verdoyant, parsemé çà et là de broderies figurant des villes blanches.

de sombres forêts, des rivières d’argent. Encore cette vision elle-même était-elle en train de changer, pendant que le voyageur observait rallongement continu des ombres. Des couleurs nouvelles et étranges, évoluant autour d’une note fixe de bleu, envahissaient lentement l’horizon. Par instants, une flaque d’eau se mettait à étinceler, à trois mille pieds au-dessous du navire ; et déjà là-bas, très loin à l’extrémité de la plaine assombrie, se laissait deviner le rivage de la mer, tout doré sous l’immense dôme rose du ciel.

— Ce que vous me demandez m’embarrasse beaucoup, dit enfin le P. Jervis, un peu ennuyé d’avoir à se distraire de sa contemplation. Je veux dire que je ne me sens pas bien préparé à vous citer comme cela, à l’improviste, les arguments de la science moderne. Mais en premier lieu, voyez-vous, je vous dirai que les savants, durant les cinquante dernières années, se sont efforcés de classer, d’une manière aussi complète que possible, tout ce dont la nature était capable. Nous savons avec certitude, par exemple, que, dans telles catégories de tempéraments, le corps et l’esprit ont entre eux une plus grande sympathie que dans d’autres ; et que si, dans des tempéraments de cette nature, l’esprit est persuadé de l’avènement de telle ou telle chose, cette chose arrivera à coup sûr, simplement sous l’effet de l’action de l’esprit sur le corps.

— Par exemple ?

— Eh bien ! il y a certaines maladies nerveuses, corporelles ou purement psychiques…

— Oh ! celles-là ne comptent guère ! interrompit dédaigneusement le prélat.

— Attendez une minute ! Il y a donc, comme je le disais, certaines affections qui, au moyen de la suggestion, peuvent être guéries instantanément. Puis il y en a d’autres, très étroitement dépendantes du système nerveux, mais qui entraînent avec soi des altérations matérielles non seulement dans le cerveau, mais dans les organes ou les membres. Celles-là aussi peuvent être guéries par une simple suggestion naturellement : mais non pas instantanément. Dans les cas de ce genre, la guérison exige toujours une période plus ou moins proportionnée à celle pendant laquelle la maladie s’est développée. Prenez, notamment, le lupus. Ce mal a été plus d’une fois guéri dans nos laboratoires mentaux, mais jamais instantanément ni d’une manière rapide.

— Oui, je comprends. Continuez !

— Et enfin il y a des états corporels qui n’ont vraiment aucune dépendance directe par rapport au système nerveux. Ainsi, une jambe cassée subit l’influence de l’état du système nerveux, sous forme d’énergie vitale, de composition du sang, et le reste. Mais ce genre de maladie implique une altération des tissus dont la guérison doit nécessairement s’opérer pendant une période déterminée. Là encore, la suggestion peut hâter sensiblement le progrès de la cure, mais aucune suggestion ne saurait la rendre instantanée. La tuberculose, certaines affections du cœur rentrent également dans cette catégorie.

— Oui, je sais. Allez toujours !

— Eh ! bien, donc, la science a établi certaines périodes minima, au delà desquelles il lui est impossible d’atteindre. Et le miracle authentique ne commence que lorsque ces périodes se trouvent considérablement abrégées. C’est vous dire que les cures purement spirituelles ou nerveuses ne sont pas admises dans le domaine du miracle reconnu, encore que, naturellement, là comme partout, l’élément miraculeux puisse intervenir bien des fois. Dans la seconde catégorie, celle des maladies nerveuses et organiques tout ensemble, l’on ne reconnaît le miracle que si la guérison est instantanée. Et de même aussi, dans la troisième catégorie, il faut que la guérison se produise instantanément, ou bien avec une rapidité infiniment supérieure à celle des exemples ordinaires de cure naturelle par suggestion, pour que…

— Et vous dites que des cures de cette troisième catégorie sont fréquentes ?

Le vieux prêtre sourit.

— Hé, sans doute ! Il y a sur ce point une accumulation d’évidences, depuis un siècle et demi, qui…

— Même des membres brisés ?

— Oh ! oui. Il y a eu, par exemple, au dix-neuvième siècle, le cas de Pierre de Rudder, dans un village de Belgique. Celui-là est le premier de la série, je veux dire le premier qui ait été examiné scientifiquement. Vous le trouverez dans tous les vieux livres.

— De quoi s’agissait-il ?

— D’une fracture de la jambe, au-dessous du genou, arrivée depuis huit ans.

— Et la guérison s’est faite rapidement ?

— Instantanément !

Il y eut, de nouveau, un silence.

Monsignor s’était penché sur le rebord du navire, et considérait, à ses pieds, une plaine déjà à demi noyée de ténèbres. Une volée d’oiseaux blancs traversaient l’horizon gris, comme des petites taches lointaines, avec une lenteur et une régularité merveilleuses. Mais bientôt la pensée du voyageur revint au sujet de l’entretien précédent.

— Et que dit-on du livre de Zola ? demanda-t-il.

Le P. Jervis ne parut pas comprendre la question.

— Zola, le grand écrivain français, reprit monsignor !

Il me semblait qu’il avait fait une critique très serrée de Lourdes !

— Et quand vivait-il ? — Vers la fin du dix-neuvième siècle, je crois.

Le P. Jervis secoua la tête, en souriant.

— Jamais je n’ai entendu ce nom-là, dit-il, et cependant je me figurais connaître aussi parfaitement que possible tout ce qui avait été écrit sur Lourdes. Mais je vais m’informer.

— Regardez ! dit soudain le prélat. Cette grande ville, là-bas, qu’est-ce que c’est ?

Il désignait du doigt, à l’horizon, un réseau de lignes et de taches blanches qui commençait à se deviner sur les flancs inférieurs et au pied d’une longue échancrure qui, soudain, s’était découverte parmi les montagnes, vers le couchant.

— Hé ! répondit le P. Jervis, mais c’est Lourdes !

II

Le lendemain matin, comme les deux prêtres sortaient de la grande église où ils avaient dit leur messe, monsignor s’arrêta.

— Laissez-moi regarder encore un moment ! dit-il.

Ils se tenaient sur la plus haute plate-forme d’une superposition de trois églises élevées là depuis très longtemps, et devenues maintenant le centre de l’énorme cité qui s’était formée, peu à peu, autour du sanctuaire. Au-dessous d’eux, tout juste sous leurs yeux, et séparée de l’endroit où il se tenaient par deux vastes escaliers à balustrade, s’étendait la place ovale, bordée sur les deux côtés par les vieux bâtiments où, jadis, les médecins procédaient à leurs examens. À l’extrémité opposée de la place, derrière l’ancienne statue en bronze de la Vierge, s’élevait le nouveau bureau des constatations, que les deux amis avaient visité la veille : une grande salle communiquant avec un nombre incalculable de petites cabines d’examens et de consultations, où une armée de médecins, entretenue là par l’État, poursuivait sa tâche. Entre ces trois groupes de bâtiments, l’ovale entier de la place était rempli d’un double courant humain, sans cesse renouvelé : l’une des foules descendait vers la grotte, à gauche ; l’autre se dirigeait vers l’église. Et déjà les toits de tous les édifices de la place, ainsi que tout le flanc de la colline longé par les escaliers commençaient à laisser voir des groupes de spectateurs, avec une variété merveilleuse de couleurs chatoyantes.

À droite, derrière la place, reposait la vieille ville, qui maintenant grimpait jusqu’à la hauteur du château féodal ; et sur chacune des autres collines, au niveau du château, se dressaient les hôpitaux et hôtels qui, sous la direction de divers ordres religieux, étaient venus s’installer autour de ce fameux sanctuaire de la guérison. Sur toute l’étendue d’un espace immense, à présent, la Cité de Marie se déroulait comme un fantastique amphithéâtre de pierre blanche, faisant face à la rivière et au Lieu sacré.

Et enfin, sur la gauche, à cinquante pieds au-dessous de la terrasse où se tenaient silencieusement les deux prêtres, c’était le Gave qui coulait précipitamment, traversé par d’innombrables ponts donnant accès aux quartiers populeux, au delà du torrent.

Monsignor était frappé de l’étonnante atmosphère de paix et de pureté qui rayonnait autour de lui. Le blanc était la couleur prédominante, sous le bleu profond du ciel méridional. L’été régnait alors dans toute sa gloire, avec une brise enivrante comme le vin et fraîche comme l’eau. De l’autre côté de la place, le prélat entendait nettement le bruit rapide de cette brise agitant l’énorme bannière de Marie qui pendait au-dessus du bureau : car il n’y avait point là d’automobiles pour assourdir les oreilles. Le transport des malades se faisait au moyen d’aéroplanes, qui glissaient comme le long de rails invisibles, se dirigeant vers les deux entrées du bureau ; et, après l’examen quotidien des médecins, les malades étaient portés en litières jusqu’à la grotte ou aux piscines.

Monsignor entendit un pas derrière lui, pendant qu’il se tenait immobile, plongé dans sa contemplation, mais non pas sans que, malgré lui, une nouvelle poussée de scepticisme se fil jour du fond de son esprit. Se retournant, il vit le P. Jervis en train de saluer un jeune moine vêtu de l’habit bénédictin.

— Je m’attendais bien à vous rencontrer ici ! s’écriait le vieux prêtre. Vous vous rappelez monsignor Masterman ?

Un échangea des poignées de main.

— Le P. Adrien ne bouge plus guère de Lourdes, dit le P. Jervis, avec l’intention manifeste de révéler à son compagnon le nom du nouveau venu. Je me demande comment ses supérieurs lui permettent d’aussi fréquentes absences. Et ce livre, avance-t-il toujours ?

Le moine sourit. Il avait une figure des plus agréables, avec un visage maigre et délicat, où brillaient de grands yeux d’un bleu singulier.

— Je suis en train de revoir les dernières épreuves, répondit le moine.

Puis, avec un accent de sollicitude :

— Et vous, monsignor ? dit-il en s’adressant à Masterman. J’ai entendu parler de votre maladie.

— Oh ! monsignor est presque entièrement rétabli. Mais ne voudriez-vous pas nous montrer le bureau ?

Le jeune moine approuva, d’un signe de tête.

— J’y serai toute la journée, dit-il. Vous n’aurez qu’à me demander, à n’importe quelle heure.

— C’est que monsignor désirerait tout voir un peu à fond. Il rêverait de pouvoir examiner au moins un cas de près. Y a-t-il en ce moment quelque chose… ?

— Hé ! cela se trouve à merveille, interrompit le moine. Tenez, — poursuivit-il, après avoir cherché un moment dans ses poches, — voici la feuille qui vient de paraître ! Lisez d’abord ceci !

Il avait tendu à monsignor une feuille imprimée, ressemblant un peu à un petit journal populaire.

— De quoi s’agit-il ? demanda Masterman.

— D’une paralysie du nerf optique : la feuille vous donnera tous les détails. C’est un Russe, de Pétersbourg. Les deux yeux complètement aveugles, les nerfs détruits : et il a vu clair, hier soir, pour la première fois. Il doit nous être amené de l’hospice russe vers onze heures.

— Allons, dit le P. Jervis, nous ne voulons pas vous retenir ! Mais nous ne manquerons pas d’être là vers onze heures.

Le moine s’éloigna après un rapide adieu.

III

La grande salle du bureau était déjà toute comble lorsque les deux prêtres y pénétrèrent, quelques minutes avant onze heures. Cette salle était arrangée plus ou moins comme un théâtre, avec un large passage courant droit depuis les portes, à l’une des extrémités, jusqu’au pied de la scène, dans le fond. Cette scène elle-même, que dominait une grande statue de Marie, communiquait avec les chambres d’examen, disposées sur les deux côtés, derrière la statue.

Les deux prêtres prirent un passage latéral réservé seulement aux personnes privilégiées, et donnant accès derrière la scène. Pendant qu’ils marchaient, ils entendirent un bruit d’applaudissements et de voix, jaillissant tout d’un coup de la grande salle.

— Voilà une présentation finie ! dit le P. Jervis. Suivez-moi, monsignor, nous allons trouver à nous placer.

Ils continuaient d’avancer dans le couloir, sous la conduite d’un jeune employé en uniforme. Tout le long du couloir ils apercevaient de calmes petites chambres blanches, avec des groupes d’hommes vêtus de blanc dans quelques-unes d’entre elles. Enfin ils arrivèrent à quelque chose qui semblait une espèce de salle de comité, éclairée par de hautes fenêtres, avec une grande table en fer à cheval derrière laquelle se tenaient assis une douzaine d’hommes, chacun portant sur sa poitrine une croix rouge et blanche. En face du jury formé par ces examinateurs, mais à demi cachée par le dos d’un fauteuil, était assise une figure d’homme. Le guide se dirigea vers une des extrémités de la table ; et presque au même moment ils virent le père Adrien se lever et leur faire signe.

— Je vous ai réservé deux places, murmura-t-il en les abordant. Et puis, tenez, je vous engage à accrocher ces croix à votre boutonnière : elles vous permettront de pénétrer partout.

Et il leur remit deux croix rouges et blanches, un peu plus petites que celles des examinateurs.

— Nous n’arrivons pas trop tard ?

— Pas beaucoup, murmura le moine.

Puis il se tourna de nouveau vers le patient, un paysan russe tout à fait typique, blond et barbu, les yeux clos, qui, en ce moment, répondait à une question du président assis au centre de la table.

Soudain le moine se retourna vers les deux nouveaux venus.

— Pouvez-vous comprendre le russe ?

Monsignor secoua la tête, négativement.

— Eh ! bien, je vous expliquerai tout après la séance ! dit le P. Adrien.

Monsignor éprouvait une impression singulière à se trouver assis là, dans cette chambre toute tranquille, après la poussée et le bruit des foules qu’ils n’avaient point cessé de rencontrer depuis le matin. L’atmosphère générale de la chambre était, d’ailleurs, éminemment pratique et positive, sans rien de religieux qu’une statue de Notre-Dame de Lourdes fixée dans le mur au-dessus de la tête du président. Et ces douze hommes, qui se tenaient assis là, eux aussi, semblaient animés de dispositions toutes positives. D’âges et de pays divers, tous portant la blouse blanche du médecin, avec des papiers étalés devant eux, ils se penchaient en avant, ou s’adossaient à leurs sièges, mais tous semblaient écouter et observer attentivement le paysan russe qui, toujours les yeux fermés, répondait aux brèves questions du président. Aucune trace d’excitation religieuse dans l’air : un milieu de pure et simple recherche scientifique.

Avec cela, l’homme qui avait perdu sa mémoire ne pouvait s’empêcher de sentir autour de quelque chose qui lui était vaguement familier… Le fait est que le nom de Lourdes, lorsqu’il l’avait entendu mentionner pour la première fois après son réveil, lui avait produit l’impression d’un nom bien connu ; et maintenant il croyait se rappeler que, depuis longtemps, les catholiques avaient voulu mêler la science aux phénomènes particuliers de cet endroit. Mais une autre impression survivait également en lui, consistant à admettre que les prétentions scientifiques de Lourdes avaient été reconnues décidément sans valeur…

Soudain le Russe se releva.

— Eh ! bien ? demanda monsignor au P. Adrien, pendant que les médecins du jury causaient entre eux à voix basse.

Le moine sourit.

— De tout ce qu’a dit cet homme, je n’ai retenu qu’une seule chose intéressante. Le président lui a demandé, tout à l’heure, s’il avait vu la foule, sur son passage, en venant ici ce matin.

— Et alors ?

— L’homme a répondu que ces gens qu’il voyait lui faisaient l’effet d’arbres en mouvement… Oh ! non, il ne se doutait pas du tout que la même chose eût été dite déjà, par un frère d’infortune guéri autrefois sur les routes de Galilée[1] ! Tenez, le voilà qui s’en va à la grotte ! Il reviendra dans une demi-heure pour rendre compte de ses sensations nouvelles.

— Et vous êtes bien sûr que le nerf optique était détruit ?

Le P. Adrien le regarda d’un air surpris.

— Mais certainement ! Il a été examiné avec le plus grand soin avant-hier mercredi, dès son arrivée.

— Et vous croyez qu’il va pouvoir recouvrer la vue ?

— Le contraire m’étonnerait beaucoup, après ce qui lui est déjà arrivé.

La sortie du Russe avait causé un grand mouvement dans l’assistance, aux environs de la porte. Bientôt, un jeune médecin à l’œil vif fit un signe de tête, et l’on vit apparaître un brancardier suivi d’une civière.

— Mais comment avez-vous le temps d’examiner tous ces milliers de cas ? demanda monsignor, tout en regardant s’avancer la litière.

— Oh ! il n’y a pas un cas sur cent qui arrive jusqu’à nous ici ! De plus, ceci n’est que l’une des six salles d’examen. Ce sont seulement les cas les plus « sensationnels », ceux où il existe une lésion organique sérieuse, qui arrivent devant l’espèce de cour suprême que vous voyez autour de la table… Mais je me demande ce que peut bien être ce cas nouveau ? — ajouta-t-il, en tirant de sa poche la feuille imprimée qu’il avait déjà montrée, le matin, aux deux voyageurs.

Monsignor se pencha également sur cette feuille. Une trentaine de paragraphes soigneusement numérotés donnaient la liste des cas qui devaient être examinés ce jour-là.

— Le numéro 14 ! murmura le P. Adrien. Ce numéro 14 était un cas de fracture de l’épine dorsale : une jeune fille, âgée de seize ans, une Allemande. L’accident était arrivé quatre mois auparavant. Le rapport, signé d’une demi-douzaine de noms connus, décrivait la paralysie complète des membres inférieurs, avec maints symptômes significatifs.

Monsignor releva la tête, et regarda la jeune malade. Il fut frappé de ses yeux fermés et de la décoloration de ses lèvres. Cependant, le P. Adrien lui disait à l’oreille :

— Ce cas attiré une attention toute particulière. On affirme que l’empereur d’Allemagne lui-même s’y est intéressé, ayant appris la chose par l’une des dames de sa cour, au service de laquelle se trouvait cette jeune fille. Le cas est d’ailleurs vraiment curieux, pour divers motifs. D’abord, la fracture est complète, et c’est déjà merveille que la jeune fille ne soit pas morte. En outre, ce cas a été retenu, comme une sorte d’épreuve, par un groupe de matérialistes berlinois. Ils s’en sont emparés, notamment, parce que la jeune fille avait déclarée plusieurs reprises qu’elle avait la certitude absolue d’être guérie à Lourdes. Elle assurait avoir eu une vision de la Vierge, qui lui avait promis cela. Son père est un libre penseur, et ne l’a laissée venir ici qu’afin de pouvoir tirer argument de l’inutilité de ce voyage.

— Et par qui a-t-elle été examinée ? demanda monsignor.

— Par une foule de nos médecins, déjà hier soir en arrivant, et puis encore ce matin. Notre président lui-même, le docteur Meurot, que vous voyez là-bas au centre de la table, l’a soigneusement examinée ce matin ; et maintenant sa comparution n’est plus qu’une simple formalité, avant son départ pour la grotte. La fracture est complète. C’est entre la dixième et la onzième vertèbre dorsale.

— Et vous pensez qu’elle pourra guérir ?

Le P. Adrien sourit.

— Qui pourrait le dire ? répondit-il. Nous n’avons encore eu qu’un seul cas de guérison, dans ce genre, et même les papiers qui s’y rapportent ne sont pas tout à t’ait en règle, bien que la guérison passe généralement pour authentique.

— Mais est-ce que c’est possible ?

— Oh ! quant à cela, certainement ! Et la conviction de la jeune fille elle-même est absolue. L’affaire sera des plus intéressantes.

— Vous me semblez prendre tout cela bien aisément ! murmura le prélat.

— C’est que, voyez-vous, la réalité des faits de guérison ne saurait plus donner lieu au moindre doute. Des cures se sont produites ici, par centaines, dont l’idée seule aurait paru impossible à tous les médecins. Mais…

Il fut interrompu par un mouvement des brancardiers.

— Voici qu’on va remmener à la grotte ! dit-il. Et maintenant, monsignor, que voulez-vous faire ? Désirez-vous descendre aussi à la grotte, ou bien préférez-vous assister encore à l’examen de quelques autres cas ?

— Oui, je serais heureux de pouvoir rester encore un peu ici, répondit monsignor.

IV

C’était l’heure de la procession du soir et de la bénédiction des malades.

Toute la journée, l’homme qui avait, perdu la mémoire s’était promené çà et là avec ses compagnons, chacun portant le petit insigne qui leur permettait d’entrer partout. Ils avaient déjeuné avec le docteur Meurot lui-même, le président du jury d’examen.

Que si monsignor Masterman avait été profondément frappé, à Versailles, de découvrir la puissance sociale du catholicisme, et puis de constater à Rome sa réalité religieuse, bien plus forte encore était l’impression que lui causait, ici à Lourdes, la vue de ce qu’on pourrait appeler le courage scientifique de la religion. Car il semblait vraiment que, à Lourdes, celle-ci fût descendue dans une arène qui, jusque-là, — du moins d’après ce que se figurait monsignor, — s’était trouvée restreinte au seul jeu des forces physiques. Le catholicisme avait mis de côté ses affirmations oraculaires, ses assertions absolues de sa divinité ; il avait rejeté ses robes d’autorité souveraine, et monsignor le voyait maintenant occupé à lutter, dans des conditions d’égalité parfaite, avec les maîtres de la loi naturelle. Bien plus, ces maîtres acceptaient à peu près unanimement l’Église comme leur maîtresse à tous. Il n’y avait rien qui la rebutât : elle admettait tous ceux qui venaient à elle en désirant son aide, sans établir la moindre distinction arbitraire entre eux afin de couvrir ses propres incapacités. Son unique désir était de guérir les malades ; son unique intérêt théorique, de fixer avec une précision de plus en plus grande, par degrés, la ligne exacte où finissait le règne de la nature et où commençait celui du surnaturel. Et si seulement le témoignage humain avait quelque valeur, dès lors le catholicisme avait démontré à mille reprises que, sous son égide, des forces curatives opéraient auxquelles aucune science naturelle ne pouvait fournir d’équivalent. Toutes les anciennes querelles du siècle précédent semblaient dorénavant closes. Aucune dispute n’était possible touchant les faits généraux. Ce qui restait encore à définir, au moyen de cette immense réunion d’experts internationaux, était simplement la limite exacte entre les deux mondes.

Dans une grande bibliothèque installée sur la place, monsignor Masterman, toujours guidé par le P. Adrien, avait passé une couple d’heures de l’après-midi à prendre connaissance des rapports et documents photographiques les plus saisissants des annales de Lourdes ; et sa surprise n’était pas petite à constater que, même avant la fin du dix-neuvième siècle, nombre de cures s’étaient produites, pour lesquelles les savants modernes né pouvaient trouver aucune explication naturelle.

Dix minutes auparavant, il venait de prendre sa place dans la procession du Saint-Sacrement, en gardant encore dans l’oreille les derniers mots du moine :

— C’est pendant la procession surtout, lui avait dit le P. Adrien, que le travail s’accomplit. Nous-mêmes, dès que sonne l’angelus, nous abandonnons toute connaissance réfléchie pour nous livrer entièrement à la foi.

Et maintenant la procession s’était mise en marche, et déjà monsignor avait l’impression qu’il commençait à comprendre. Sa compréhension atteignit son point dominant au moment où le prélat, parmi le groupe dont il faisait partie, parvint à l’entrée du grand escalier, vis-à-vis du Saint-Sacrement. Il s’était arrêté là, pour attendre le passage du dais ; et aussitôt son cœur s’était soulevé eu lui si fortement qu’il avait eu beaucoup de peine à retenir un cri.

À ses pieds, mais vue maintenant de l’extrémité opposée à celle d’où il l’avait regardée le matin, s’étendait la vaste place, avec un aspect entièrement différent. Le centre du grand ovale était vide, à l’exception d’une sorte de chaire à prêcher, entourée d’un résonateur circulaire, et dressée tout au milieu. Mais autour de cet espace vide se déroulaient des masses immenses d’humanité, formant comme un amphithéâtre gigantesque, et s’élevant à la hauteur des toits des édifices les plus élevés d’alentour. Devant lui, monsignor voyait la superposition des églises, et là aussi, sur chaque plateforme, chaque marche, et chaque toiture, se montrait un essaim de spectateurs. Les portes des trois églises étaient ouvertes au large ; et à l’intérieur de chacune d’elles, parmi l’illumination des cierges, des tètes sans nombre se devinaient, comme dans une mosaïque vivante. La place entière était à présent dans l’ombre, car le soleil venait de descendre : mais le ciel restait clair, au-dessus des têtes, et formait une voûte de couleurs tendres, ayant toute la douceur d’une bénédiction. Çà et là, dans le bleu infini, pareilles à des éclats de diamants, scintillaient les premières étoiles.

Et voici que, de cette multitude incroyable, au signal d’une figure blanche debout dans la chaire, s’élançait un chant vers Marie, comme d’une seule voix énorme et douce, appelant la venue de Celle qui, depuis un siècle et demi, avait daigné faire de ce lieu sa demeure préférée, de cette grande Mère des rachetés et Consolatrice des affligés dont le Fils divin s’apprêtait maintenant à venir, lui aussi, afin de recommencer l’ancien prodige de Cana, afin de changer l’eau de la douleur en le vin de la joie… Et puis, lorsqu’apparut le dais, sur un nouveau geste impérieux de la petite figure dans la chaire, le chant cessa ; des trompettes clamèrent une phrase vibrante ; il y eut un frémissement comme d’une vague qui se brisait, produit par l’agenouillement de la foule ; et le Pange lingua éclata, parmi une adoration solennelle.

Lorsque Monsignor commença à descendre les marches, les yeux gonflés de larmes, pour la première fois il vit les rangées des malades, attendant le passage de la procession. Ils gisaient là, au nombre d’environ quatre mille, disposés côte à cote en deux grands cercles tout autour de la place, dans des civières si étroitement serrées l’un contre l’autre que l’on aurait dit deux énormes lits continus ; et entre eux se déroulait la haute plate-forme semée de fleurs qui allait servir de chemin à Jésus de Nazareth. Ils gisaient là, ces infortunés, chacun d’eux s’étant baigné tout à l’heure dans l’eau miraculeuse qui avait jailli, un siècle et demi auparavant, sous les doigts d’une humble fille de paysans.

Et cependant tous n’étaient pas guéris ! Il n’y en avait peut-être pas un de guéri sur dix, entre ceux mêmes qui étaient venus avec la plus parfaite confiance dans leur guérison. Cela, sûrement, était singulier. Est-ce donc que le même Pouvoir souverain qui avait permis la souffrance, est-ce donc qu’il entendait maintenir sa souveraineté, et montrer que le grand Créateur des lois n’était soumis à aucune loi ? Une chose, en tout cas, était certaine, si l’on pouvait accorder créance à tous les rapports que monsignor avait examinés dans la matinée ; à savoir que nulle réceptivité naturelle de tempérament, nulle attente subjective de la guérison, ne pouvait garantir l’avènement de cette guérison ; Des natures qui avaient répondu merveilleusement à toutes les expériences ou suggestions, dans les hôpitaux, semblaient avoir perdu ici toute faculté nerveuse, tandis que d’autres tempéraments, qui étaient demeurés inertes sous l’influence de la suggestion scientifique, bondissaient in pour se rendre à l’appel de la voix céleste.

Monsignor constatait que la tête de la longue procession avait atteint maintenant les portes de la basilique, et allait pénétrer dans le vaste cercle où l’attendaient les malades. C’était une vue surprenante, ces longues rangées de cierges s’avançant comme un merveilleux serpent tout imprégné de lumière ; et le prélat se perdait dans cette contemplation, pendant que lui-même marchait lentement, pas à pas, vers la basilique. Mais soudain la musique s’arrêta, et tous les yeux se retournèrent de nouveau vers les rangées des malades.

Ah ! les voilà étendus, ces crucifix vivants, d’une blancheur effrayante parmi les linges blancs qui les entouraient ! Il y avait là une femme dont le visage était dévoré d’une maladie à la fois si horrible et si mystérieuse que la science de son temps n’avait pas osé la traiter. Ses grands yeux regardaient avec une intensité presque terrible, des yeux qui semblaient à jamais fixés dans leur position présente, et qui, cependant, attendaient passionnément la Vision qui allait pouvoir ranimer et reconstituer le visage à peu près détruit. Un peu plus loin, un enfant s’agitait, gémissait, détournait la tête. Ailleurs, un vieillard se penchait en avant sur sa civière, soutenu des deux côtés par deux brancardiers… Et ainsi ils gisaient, en deux rangées sans fin, issus de toutes les nations sous le ciel, car le prélat distinguait des visages de Chinois, des visages de nègres. Et l’air même où il marchait lui semblait pénétré de douleur et d’attente.

Brusquement, une grande voix l’interrompit dans sa rêverie ; et, avant qu’il pût concentrer son attention sur ce que disait cette voix, les mots furent repris par des centaines de milliers de bouches, une courte phrase brûlante, qui déchirait l’atmosphère comme un fracas d’orage. Ah ! monsignor se rappelait, à présent. C’était la vieille prière française, consacrée par un siècle d’usage. Et pendant que le prélat continuait d’avancer, regardant tantôt la bénédiction des malades qui venait de commencer, le signe de croix fait, avec l’ostensoir d’or, par l’évêque préposé à cette charge solennelle, et tantôt les yeux affolés d’impatience qui attendaient leur tour, ce fut d’une manière presque inconsciente que ses propres lèvres se mirent à crier l’appel pitoyable : Jésus, guérissez nos malades ! Vous êtes la Résurrection et la Vie ! Puis, avec un élan triomphal : Hosanna au Fils de David !

Sans cesse il éprouvait plus vivement l’impression d’être entouré d’une grande puissance mystérieuse, évoquée par cette ardeur frénétique de cent mille âmes, et qui avait son foyer dans l’ostensoir doré de l’évêque.

Ah ! voilà évidemment le premier miracle ! Un cri, dans la foule, un grand mouvement parmi le groupe des malades et des infirmiers, une figure se dressant debout avec les bras étendus, et puis comme un rugissement d’une force incroyable, émis par l’amphithéâtre entier d’une seule voix unanime. À la manière d’une vision fugitive, monsignor aperçut des médecins qui couraient, des figures gesticulantes qui retenaient la foule derrière les barrières ; et puis il y eut comme un soupir de soulagement ; et ce fut au milieu d’un profond silence que le miraculé s’agenouilla sur la civière qui, tout à L’heure, l’avait apporté. Après quoi, de nouveau, le dais se remit en mouvement, et la voix passionnée de la foule cria : Jésus, guérissez nos malades !

La jeune Allemande que monsignor avait vue le matin se trouvait placée vers le milieu du cercle, au pied des marches de l’escalier ; et comme la procession s’approchait de cH endroit, monsignor s’efforça de la reconnaître. Oui, c’était elle, là-bas. ses yeux toujours fermés avec une expression de patience résignée, son visage toujours étrangement décoloré ! À droite et à gauche de sa civière, des médecins se tenaient à genoux, un rosaire entre les doigts. Toute la foule savait, d’ailleurs, que le cas de cette malade était d’une importance exceptionnelle : mais aussi avait-on tâché à laisser ignorer l’endroit où elle serait couchée, par crainte d’un encombrement trop considérable.

Monsignor la regardait de nouveau, avec une attention extrême. Il examinait le visage de cire, les mains inertes disposées en croix sur la poitrine avec un chapelet introduit entre elles ; et, une fois de plus, ce spectacle éveillait dans l’âme du prélat une invincible méfiance. Non, se disait-il, cette personne-là ne peut rien espérer de Lourdes ! Et, non moins involontairement, il s’indignait de la déception que l’on préparait à la pauvre fille, ainsi nourrie d’espérances chimériques.

Lentement, le dais approchait. Ses quatre porteurs transpiraient à grosses gouttes, sous le long effort ; et le visage de l’évêque qui portait l’ostensoir attestait également une lassitude profonde, causée par les milliers de bénédictions qu’il avait eu déjà à distribuer. Derrière lui, aussi, bien des visages d’hommes et de femmes appartenant aux divers ordres religieux semblaient tout abattus : car le fait est que, contrairement à l’habitude, aucun cri de malade guéri ne s’était plus élevé depuis assez longtemps. De minute en minute, l’appel du moine dans la chaire et la réponse de la foule devenaient plus pressants ; et cependant, le miracle continuait à ne pas se produire.

Maintenant l’évêque faisait son signe de bénédiction sur un homme étendu à côté de la jeune fille allemande, un homme dont le visage se trouvait caché sous un masque blanc, suggérant l’image d’on ne savait quoi d’horrible, par-dessous cette enveloppe blanche : mais, là encore, aucun mouvement ne répondait. Puis l’évêque s’avança d’un pas, et bénit la jeune fille. Hélas ! aucun mouvement ne lui répondit !

Vous êtes la Résurrection et la Vie ! clamait la voix, du haut de la chaire. Vous êtes la Résurrection et la Vie ! répondait ardemment tout l’amphithéâtre.

L’évêque avait recommencé sa bénédiction. Monsignor l’entendait soupirer, voyait sa main devenir de plus en plus tremblante. Il souleva l’ostensoir : les yeux de la jeune fille s’ouvrirent. Ils souriaient et continuèrent de sourire pendant que l’évêque faisait son signe à droite et à gauche. Et lorsque l’évêque ramena vers soi son ostensoir, la jeune fille desserra ses mains, et se dressa à demi sur son brancard.

V

Ce soir-là, les trois prêtres se trouvaient ensemble sur le toit en terrasse d’un prieuré de carmélites, de l’autre côté de la rivière, à cinq cents mètres de la grotte, lorsque la jeune Allemande arriva dans cette grotte pour y faire ses actions de grâces.

De l’endroit où les visiteurs se tenaient, il leur était impossible de discerner nettement le moindre détail de ce qu’ils voyaient. Simplement ils contemplaient l’ensemble de la scène, qui leur faisait l’effet d’un tableau de feu. Les églises, sur la gauche, se dessinaient lumineusement jusqu’aux dernières lignes du toit, contre le ciel sombre ; et au-dessous s’exhalait le doux rayonnement d’innombrables torches portées parla foule. Au-dessus de la grotte, l’abrupte falaise était toute noire, à l’exception de quelques sentiers en zigzag, qui formaient comme des ruisseaux lumineux. Et en face, pardessus le lac de feu constitué par la troupe serrée des pèlerins en prière, scintillait délicieusement la grotte où s’étaient un jour reposés les pieds de Marie, et où sa puissance avait continué de vivre, depuis lors, bien loin par delà les souvenirs du plus vieux des habitants de la ville.

Impossible également, à cette distance, d’entendre d’autres sons que le murmure ininterrompu des voix de ces innombrables milliers de fidèles. C’était comme le roulement continu de roues lointaines, ou bien encore comme l’écho de la marée envahissant un rivage rocheux. Et il n’y eut pas jusqu’aux cris de bienvenue annonçant l’arrivée du petit groupe qui ne fissent l’effet d’une chanson harmonieuse, apportée de très loin par la brise du soir.

Puis, après une assez longue pause, des trompettes se mirent à sonner, claires comme de l’argent, renforcées et réverbérées parles rochers d’où elles émergeaient ; et, pareils à la voix d’un créant qui révérait dans son sommeil, s’élevèrent ces mots solennels, articulés et distincts : Magnificat anima mea Dominum !

CHAPITRE VIII

— Ainsi vous retournez en Angleterre ? demanda le P. Adrien à monsignor Masterman.

Tous les deux étaient assis, en compagnie du P. Jervis, dans le parloir du couvent français de Bénédictins où demeurait le jeune moine anglais.

— Oui, nous partons dès demain soir, répondit monsignor. Je me sens beaucoup mieux, et il faut que je reprenne mon travail. Mais vous-même ?

— Moi, répondit tranquillement le P. Adrien, je vais rester ici pour achever la révision de mon livre.

L’homme qui avait perdu sa mémoire n’avait pas cessé d’emmagasiner des impressions décisives, pendant les trois jours passés. Il y avait eu d’abord le cas de la jeune fille allemande. Elle avait été examinée par les mêmes médecins qui avaient signé une attestation détaillée de son état, quelques heures avant sa guérison ; et le résultat du nouvel examen avait été aussitôt transmis par le télégraphe à tout l’univers civilisé. La fracture se trouvait complètement réparée ; et bien que la jeune fille se sentît encore un peu faible, après sa longue maladie, les forces lui revenaient presque d’heure en heure. Puis il y avait eu le cas du paysan russe. Lui aussi, il avait recouvré la vue, mais non pas instantanément ; elle lui était revenue par degrés. Le troisième jour seulement, il avait enfin été déclaré guéri, après avoir subi les épreuves ordinaires dans une des salles d’examen.

Mais cette découverte même ne laissait pas d’inquiéter le prélat. Car il commençait à se demander s’il n’y avait pas encore d’autres découvertes en réserve pour lui, issues des principes qu’il venait de percevoir. Il se demandait, par exemple, de quelle manière l’Église traitait ceux qui se refusaient à reconnaître ses titres, ces individus ou ces groupes isolés qui, çà et là, s’accrochaient encore aux vieux rêves du siècle précédent.

Quelques phrases prononcées par le P. Adrien le tirèrent soudain de sa rêverie.

— Je vous demande pardon, dit-il. De quoi parliez-vous ?

— Je disais que les nouvelles d’Allemagne étaient des plus mauvaises.

— Et pourquoi ?

— Les catholiques de là-bas redoutent des troubles. L’empereur s’est décidément refusé à tenir compte du miracle de la jeune servante, à laquelle il s’était d’abord intéressé, et les socialistes de Berlin sont en train d’exiger des mesures contre ceux qu’ils appellent les promoteurs de la « supercherie »… Mais il est temps pour moi de rentrer, dit le P. Adrien en se relevant. Regardez, voici que les cérémonies de la journée viennent de finir !

Par la fenêtre du parloir, les trois prêtres virent en effet les lumières qui remplissaient la vaste place s’espacer et s’éteindre peu à peu, à mesure que les divers groupes de fidèles s’éloignaient pour le repos de la nuit. Tous ces fidèles avaient souhaité bonne nuit à leur Mère, dans la grande ville française qui exhalait le vivant parfum de la petite bourgade de Nazareth ; ils avaient chanté leurs remerciements, déposé humblement leurs prières. Maintenant, l’heure était venue d’aller dormir, sous la protection de Celle qui était à la fois la Mère de Dieu et des hommes.

— Allons, bonne nuit ! dit le P. Adrien.

Et, pendant que le P. Jervis reconduisait le jeune moine, l’homme qui avait perdu la mémoire se plongea, de nouveau, dans sa rêverie.

SECONDE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

I

Monsignor Masterman se tenait assis dans son cabinet, à Westminster, s’occupant à dépouiller son courrier.

Une semaine s’était écoulée depuis son retour, pendant laquelle sa convalescence avait fait des progrès extraordinaires. Son visage même attestait ces progrès. Nulle trace désormais du regard effaré et misérable avec lequel, naguère, il procédait à la découverte d’un monde entièrement aboli pour lui par le fait de son amnésie. À ce regard avait succédé, maintenant, le coup d’œil vif et pénétrant d’un parfait dignitaire ecclésiastique.

Non pas que sa mémoire eût pleinement achevé de lui revenir. Toujours encore, derrière son brusque réveil dans Hyde-Park, toute son histoire passée lui apparaissait comme un vide bruineux d’où émergeaient par instant des visages, des yeux, ou même des paroles, tout cela profondément impossible à contrôler. Mais du moins lui-même et ceux qui l’entouraient avaient l’impression de constater, chez lui, une facilité merveilleuse à retrouver et à rassembler les fils brisés de son souvenir. Il avait passé trois ou quatre jours, après son retour à Lourdes, enfermé en tête à tête avec le P. Jervis ou avec le cardinal, et ces quelques séances lui avaient suffi pour le mettre en état de reprendre son ancien travail, avec l’assistance de ses secrétaires. Aussi bien tout le monde avait-il été informé de la crise nerveuse qu’il avait eu à subir, de telle sorte que personne ne songeait à s’étonner, dans les rares occasions où son manque de mémoire devenait trop sensible.

L’état général des affaires dont il avait pris connaissance n’avait fait, d’ailleurs, qu’aggraver sa surprise des jours précédents. Il avait découvert, par exemple, que son titre de secrétaire du cardinal faisait de lui un personnage extrêmement important dans le royaume. Il ne s’était pas encore beaucoup risqué à des entretiens privés, se bornant à être témoin de ceux de son véritable maître, le cardinal : mais sa correspondance lui montrait assez combien son opinion était recherchée de ceux-là même qui se trouvaient à la tête du gouvernement de l’Angleterre. Il y avait, en particulier, beaucoup à faire pour régler la question des rapports de l’Église et de l’État : car l’on entendait bien que l’Église, représentant le sentiment religieux de la nation, aurait dorénavant à prendre sa part de toute mesure politique de quelque importance. Pareillement, la question de la restitution des biens de l’Église donnait lieu à toute espèce d’arrangements et de compensations. Et puis il y avait la question des nouvelles lois scolaires ; et c’était précisément à celle-là que monsignor Masterman se proposait de consacrer la matinée de ce jour d’été où nous le retrouvons assis dans son vaste cabinet de Westminster.

Soudain retentit l’appel très doux d’un timbre ; et l’un des secrétaires du prélat, installé devant la grande table voisine de la fenêtre, appuya un récepteur contre son oreille. Puis, se tournant vers son maître :

— Son Éminence désirerait causer un moment avec vous, monsignor ! dit-il.

Quelques instants après, le cardinal accueillait son collaborateur avec sa souriante bonté habituelle.

— Ah ! bonjour, monsignor ! C’est cela, asseyez-vous ici ! J’aurai à vous entretenir d’un sujet des plus importants. (Tout en parlant, le vieux cardinal s’était mis à jouer avec des plumes répandues sur son bureau.) Oui, un sujet d’une importance extrême, et sur lequel il faut que nous conservions le silence le plus complet. La chose peut se trouver ébruitée, d’un moment à l’autre : mais la moindre indiscrétion de notre part risquerait d’entraîner des suites fâcheuses. En un mot, voici ! J’apprends, d’une source très sure que l’empereur d’Allemagne se refuse décidément à devenir catholique, et compte donner désormais son plein appui aux tendances révolutionnaires de la libre pensée. Il le fait surtout, croit-on, par crainte des socialistes, tout-puissants dans son empire ; et l’on se demande même si la triste attitude qu’il adopte suffira vraiment à lui éviter une catastrophe dont l’appréhension a neutralisé toutes ses velléités de retour à la foi. En tout cas, la nouvelle de cette résolution imminente de l’empereur d’Allemagne implique, à peu près infailliblement, la menace d’une prochaine persécution des catholiques de là-bas ; et j’ai bien l’idée que cette persécution allemande, à son tour, contraindra le reste de l’Europe à prendre enfin les mesures nécessaires pour se délivrer, au moyen d’une transplantation en masse, des socialistes agnostiques et ouvertement antipatriotes dont la présence parmi nous a toujours été tolérée jusqu’ici. Il y aura là, pour nous, à nous pourvoir de tout un système de défense nationale et sociale dont il sied de préparer, dès maintenant, le projet. Veuillez donc, cher monsignor, me mettre par écrit vos vues sur ce point, ainsi que celles de votre entourage !

Le cardinal parlait d’une voix tranquille et très suffisamment diplomatique : mais monsignor pouvait voir sans peine combien profonde avait été l’impression produite sur lui parla grave nouvelle. Le fait est que la chrétienté tout entière avait profondément espéré, jusque-là, cette conversion de l’empereur d’Allemagne qui, si elle s’était produite, aurait eu pour effet de supprimer l’unique obstacle sérieux à l’organisation catholique du monde. Maintenant, toute cette espérance s’écroulait, et force allait être au monde chrétien de se mettre en quête d’un nouveau plan, à la fois pour son organisation définitive et pour sa préservation d’un danger devenu soudain très inquiétant.

— Et vous, monsignor, comment vous sentez-vous ? demanda ensuite le cardinal, avec son sourire paternel.

— De mieux en mieux, Éminence.

— Vous ne sauriez croire combien j’en suis ravi, reprit le cardinal. Le fait est que vous me semblez avoir entièrement reconquis votre autorité et votre maîtrise de naguère. Je l’écrivais précisément à Rome, ce matin même.

— II y a encore bien des détails qui me troublent, Éminence.

— Bah ! tout cela aura vite fait de revenir, dit en souriant le cardinal. Les principes seuls importent, et là-dessus vous n’avez plus rien à apprendre. Mais il ne faut pas que je vous retienne. Je n’oublie pas que vous devez être à la cathédrale dans un instant.

— Oui, Éminence. Nous avons presque fini nos arrangements. Tous les moines sont ravis. Mais la réinstallation officielle à Westminster ne pourra avoir lieu que le mois prochain.

— Voilà qui est parfait ! Allons, monsignor, à ce soir !

II

Monsignor Masterman était assis à sa table de travail, quelques soirs plus tard, lorsqu’on vint lui apporter la carte d’un visiteur ; et presque au même instant le vieux P. Jervis frappa vivement à sa porte.

— Puis-je vous dire un mot en particulier ? — demanda-t-il, en jetant un coup d’œil aux deux secrétaires, qui sortirent bientôt de la chambre.

— C’est au sujet de cet homme dont on vient de vous remettre la carte, reprit alors le P. Jervis. Je l’ai vu entrer, tout à l’heure, et je me suis demandé si vous étiez renseigné sur son compte.

— M. Hardy ?

— Oui, James Hardy.

— Ma foi, je sais seulement qu’il n’est pas catholique, et que c’est quelque chose comme un politicien.

— Ce Hardy, voyez-vous, c’est incontestablement l’homme le plus habile de tout le parti opposé à l’Église. Lui-même est un parfait matérialiste. Il n’y a pas le moindre doute que notre gaillard, ayant eu vent de votre maladie, est venu voir s’il ne pourrait pas tirer quelque chose de vous. Il est infiniment souple et insinuant, infiniment dangereux. Je ne sais pas quel sujet l’amène ici : mais vous pouvez être sûr que c’est quelque chose d’important. Peut-être s’agit-il des ordres religieux, ou du décret réorganisant la vie officielle de l’Église ? En tout cas, vous pouvez en être certain, le personnage ne s’est pas dérangé sans quelque motif grave. Et j’ai pensé que, à tout hasard, je ferais bien de vous rappeler avec qui vous allez avoir affaire.

Le vieux prêtre se releva.

— Je vous en suis bien reconnaissant, mon père ! répondit monsignor. Et puis, y a-t-il encore autre chose ? N’avez-vous pas quelque nouvelle à m’apprendre ?

Le P. Jervis sourit.

— Non, monsignor ; j’ai l’idée que vous en savez plus que moi, désormais… Et maintenant, je vais dire à M. Hardy que vous consentez à le voir. Voulez-vous que je le conduise au premier parloir ?


— Fort bien ! Merci.

Le soir tombait lorsque, cinq minutes plus tard, monsignor Masterman sortit dans le large corridor. Il s’arrêta un moment pour considérer, de l’une des grandes fenêtres, la rue voisine, presque déserte à cette heure. Ses yeux se fixèrent un instant sur la tour électrique où, sur les quatre faces, étaient inscrites en lettres lumineuses les dernières nouvelles de la soirée. Mais non, il n’y avait rien là d’un peu anormal. Simplement les indications météorologiques habituelles, l’annonce de deux ou trois accidents, et le menu fretin de nouvelles politiques. Monsignor se remit en marche vers le premier parloir.

Dans la petite pièce vivement éclairée, un homme vêtu du costume noir des avocats s’était relevé pour le saluer. C’était un petit homme au visage rose et souriant, rasé de près, avec les allures à la fois déférentes et gracieuses qu’avait fait pressentir le portrait esquissé par le P. Jervis.

Les premières minutes furent toutes remplies par les félicitations du visiteur, touchant l’excellente mine du prélat et la nouvelle de son entier retour à la santé. Nulle trace d’anxiété ni d’une émotion quelconque, dans l’attitude de l’avocat ; si bien que, presque insensiblement, monsignor en vint à perdre de vue l’avertissement du vieux prêtre. Mais ensuite, tout d’un coup, M. Hardy aborda le sujet qui l’amenait.

— Voici, en deux mots, monsignor, ce que je voudrais vous demander ! Ne pourriez-vous pas me dire en confidence, — et je vous promets d’être la discrétion même, — si les autorités ecclésiastiques anglaises se rendent compte du mouvement qui ne manquera pas de se produire parmi nos socialistes, aussitôt que sera publiquement annoncée l’alliance de l’empereur d’Allemagne avec la libre pensée ?

— Mais… commença le prélat.

— Un moment, s’il vous plaît, monsignor ! Je n’entends pas du tout vous forcer à me répondre. Mais vous savez que nous autres, les infidèles (et il souriait avec une modestie charmante), nous autres infidèles nous avons l’habitude de vous regarder comme nos meilleurs amis. L’État ignore absolument toute pitié : mais l’Église est toujours à la fois raisonnable et compatissante. Et comme il est à craindre que les gouvernements catholiques usent de représailles, et que, cependant, il faut bien que les pauvres socialistes vivent quelque part, j’avais pensé que…

— Mais, mon cher monsieur, reprit monsignor, je crois que vous allez trop vite dans vos présomptions. Est-ce que l’empereur aurait vraiment manifesté quelque signe annonçant cette mesure dont vous parlez ?

Au moment où il achevait ces mots, il entendit un bruit soudain qui arrivait parla fenêtre ouverte donnant sur l’avenue Ambrosden.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria vivement l’avocat, en se relevant de sa chaise.

Le bruit ne venait pas de l’avenue, mais des rues d’alentour : c’était une rumeur de voix excitées et furieuses.

— Venez par ici, dit le prélat, nous pourrons mieux voir du corridor !

Quelques minutes avaient suffi pour transformer entièrement l’aspect de la rue. A mi-chemin entre l’endroit où ils se tenaient et le carrefour où se dressait la tour électrique, une foule bruyante s’amassait avec une rapidité singulière. De la gauche, un flot incessant jaillissait ; d’innombrables figures accouraient en gesticulant. Au centre de la foule, du haut des marches d’une maison, un homme de haute taille semblait prononcer un discours, dont chaque phrase était accueillie d’une tempête d’acclamations.

Monsignor releva les yeux sur la tour ; et là, en lettres gigantesques, se trouvaient écrits ces mots :

L’empereur d’Allemagne renonce définitivement à tout projet de conversion y et accorde son appui complet au parti socialiste.

Puis, au-dessous, en lettres plus petites :

Menace d’expulsion des catholiques allemands.

Lorsque monsignor reprit conscience de soi, au sortir du saisissement où l’avaient plongé ces nouvelles, et voulut se retourner vers son visiteur, il constata que celui-ci s’en était allé.

III

Le lendemain matin, tous les journaux contenaient le texte complet de la proclamation de l’empereur aux socialistes.

Lorsque monsignor Masterman pénétra dans son bureau, ce matin-là, quelqu’un le saisit par le bras : c’était le vieux P. Jervis, dont le beau visage plein d’intelligence s’illuminait d’une émotion inaccoutumée. Lui aussi, il tenait en main un numéro de journal.

— Il faut que je cause arec vous de ceci ! dit-il. Vous n’avez pas encore vu le cardinal ?

— Je dois le voir tout à l’heure. Mais, en vérité, tout cela me paraît si étrange, si incompréhensible !

— Avez-vous lu le texte de la proclamation ?

— Non, je n’ai fait qu’y jeter un coup d’œil. Vous seul, mon père, allez pouvoir m’aider à comprendre.

Le vieux prêtre fit un signe de tête encourageant.

— Mais d’abord, dit-il, voulez-vous que nous lisions ensemble ce document ?

Ils passèrent dans le petit salon voisin, et s’assirent, après que le prélat eut glissé en avant, sur l’un des coins de la porte, la plaque imprimée annonçant qu’il était bien chez soi, mais n’entendait pas être dérangé. Et puis il y eut vingt minutes d’un profond silence, interrompu seulement par quelques exclamations rapides de l’un ou l’autre des deux lecteurs. Enfin le P. Jervis ferma le journal, le mit sur son genou, et s’adossa sur son siège.

— Et maintenant, dit-il, causons un peu ! Comme vous le voyez, le point essentiel de la proclamation est l’annonce de mesures répressives imminentes contre les catholiques allemands. Cela signifie que l’Allemagne va se mettre en opposition ouverte avec le reste de l’Europe, et que, du même coup, nos propres mesures de répression pourront avoir enfin une portée sérieuse. Jusqu’à présent, elles se trouvaient en partie inapplicables.

— Comment cela ?

— Par exemple, nous avions des lois contre la propagation de l’hérésie : mais ces lois n’étaient appliquées, et ne pouvaient l’être, que dans des cas extrêmes. C’est ainsi que des discours socialistes et matérialistes pouvaient être prononcés librement dans une foule de cercles, dissimulés sous le nom de maisons privées. Les infidèles ne s’en plaignaient pas moins d’être victimes de notre tyrannie ; naturellement, ces plaintes ont toujours fait partie de leur programme : mais, en fait, ils se trouvaient complètement libres, aussi longtemps que leur action ne s’exerçait pas publiquement. Ils ne se faisaient pas faute de distribuer leurs brochures, d’entraîner les naïfs dans leurs cercles, et ainsi de suite. Impossible pour l’État de leur témoigner une rigueur efficace, eu raison de l’espoir que nous offrait la perspective d’une prochaine adhésion de l’Allemagne au catholicisme. Toujours aussi ils avaient le moyen de se rencontrer là-bas, d’y faire imprimer leurs écrits ; et, de ce fait, nous nous trouvions réduits à l’impuissance. Tandis que désormais, évidemment, cette résolution de l’empereur va changer la situation de fond en comble. L’empereur est un de ces hommes d’esprit un peu lourd, mais obstinés et résolus, qui, une fois qu’ils ont adopté un principe, entendent l’appliquer jusque dans le moindre détail. Tout le temps qu’il demeurait hésitant, il se piquait de laisser aller toutes choses sans intervenir ; maintenant qu’il est devenu le protecteur attitré de la libre pensée, il a tout de suite décidé d’aller jusqu’au bout et d’inaugurer à l’endroit des catholiques une persécution qui va nous forcer, de notre côté, à prendre des mesures contre toute continuation de la propagande agnostique et internationaliste dans nos contrées catholiques.

— Et que croyez-vous que doivent être ces mesures ?

— Là-dessus, aucun doute possible, répondit le P. Jervis. L’Église n’use pas de représailles, mais Elle se doit de veiller au salut matériel et moral de ses enfants. Quoi que fassent contre leurs catholiques les gouvernants d’Allemagne, nous allons, nous, transporter au plus loin de chez nous, dans telle ou telle région de l’Amérique déjà plus ou moins affectée à cette destination, la masse entière des socialistes, agnostiques, et internationalistes, que nous avons laissés jusqu’ici séjourner parmi nous, malgré le très grave danger de contagion spirituelle qui résultait de leur présence pour notre vie nationale… Mais tout cela n’est encore que projets ; et, en attendant, il faut que nous finissions de tout préparer en vue de l’immense et heureux événement que va constituer, pour l’Angleterre, la réinstallation des ordres religieux dans leurs anciennes demeures, en général, et notamment celle des Bénédictins dans leur sainte et glorieuse abbaye de Westminster.

CHAPITRE II

I

Ce fut trois semaines plus tard que les Bénédictins reprirent solennellement possession de l’abbaye de Westminster. Monsignor Masterman avait reçu la charge d’escorter les cardinaux à la cérémonie. En s’éveillant, ce jour-là, il eut une fois de plus l’impression de vivre dans un rêve d’une irréalité bizarre et troublante. Et lorsque, ensuite, en compagnie de l’archevêque et du nonce, tous les deux vêtus de rouge flamboyant, il parvint à la porte où attendaient les magnifiques carrosses de Cour placés à la disposition des deux cardinaux, il ne put s’empêcher d’éprouver comme un sentiment d’hostilité à la vue de l’énorme foule respectueuse qu’il aperçut rassemblée de tous côtés, attendant la bénédiction des deux hommes rouges.

Monsignor s’assit en face des cardinaux, dans le premier carrosse ; et, lentement, les six chevaux blancs se mirent en marche. Mais bientôt, en débouchant dans Victoria Street, le prélat eut une nouvelle surprise, plus forte encore que la précédente. Jamais il n’avait vu ni rêvé un spectacle pareil à celui qui s’offrait son regard. D’un bout à l’autre de la rue, tous les toits et toutes les fenêtres dégorgeaient un flot muet de visages, qui d’ailleurs éclatèrent en acclamations et en mouvements d’enthousiasme dès qu’ils aperçurent l’imposant cortège. Jamais jusqu’alors monsignor Masterman ne s’était rendu compte de l’effet prodigieux causé dans l’imagination populaire par cette restitution décisive de la vieille abbaye aux héritiers de ses fondateurs et habitants primitifs. Toujours jusque-là, malgré lui, il avait gardé vaguement la pensée que l’Église avait ses intérêts et que la nation avait les siens. Il n’avait pas compris que, désormais, les deux intérêts se trouvaient de nouveau identifiés, ou plutôt même qu’ils atteignaient maintenant à un degré d’identité supérieur à tout ce qui s’était vu précédemment. Car aux plus belles périodes du moyen âge des crises avaient surgi, pendant lesquelles le pouvoir séculier s’était dressé en face du pouvoir spirituel ; tandis qu’à présent César semblait avoir enfin appris que Dieu était sa sanction suprême. La nation et l’Église, peut-être pour la première fois dans l’histoire, s’étaient unies au point de ne former que le corps et l’âme d’une personne unique. Lorsque le carrosse s’arrêta devant la porte occidentale de l’abbaye, et que monsignor en sortit dans son costume d’apparat, il entendit, comme une basse fondamentale au murmure extasié des cloches, au-dessus de lui, une immense rumeur de bienvenue se dérouler sur toute l’étendue du square voisin. Pas un pouce de cet ample espace qui ne fût rempli d’une foule s’associant de toute son âme à la joie de l’acte solennel de restitution.

À l’intérieur de l’abbaye, les moines attendaient, le Père abbé à leur tête, en un large cercle d’une centaine de personnes. Les formalités traditionnelles s’accomplirent ; et le cortège du clergé séculier, conduit par les deux cardinaux, s’engagea dans l’énorme église, entre les tapisseries pendues aux piliers, pendant que s’élevait la triomphale mélodie de l’Ecce Sacerdos magnus.

Les tombeaux des grands hommes de l’Angleterre, qui jadis avaient encombré l’abbaye, avaient naturellement disparu, transportés désormais dans l’église Saint-Paul ; et, pour la première fois depuis trois siècles, l’on pouvait de nouveau apprécier le caractère profondément monastique de l’abbaye, telle que ses constructeurs l’avaient conçue. Au maître-autel se dressait de nouveau la grande croix entourée de Marie et de Jean ; et, de nouveau, les vénérables autels de la Sainte-Croix et de Saint-Benoît s’élevaient aux deux côtés des portes du chœur.

Et puis les cardinaux s’installèrent sur leurs troues, près du maître-autel, et à côté d’eux prit place l’homme qui avait perdu sa mémoire. Une fois de plus ce dernier, sous la stupeur du monde nouveau qui l’entourait, sentit affluer en lui un torrent de souvenirs confus et d’images à demi effacées. Par instants, même, il se surprenait à murmurer tout bas de vieux noms oubliés, à se redire des paroles anglaises toutes différentes des chants latins qu’il entendait se dérouler autour de lui. Il lui semblait très nettement que, dans une vie antérieure, il s’était tenu debout là, — oui, sans aucun doute, là-bas dans ce transept, — mais comme un étranger et un proscrit, observant une liturgie qu’il ne connaissait point, écoutant une musique douce à l’oreille, en vérité, mais si peu faite pour une maison de prière ! Peut-être était-ce dans un rêve qu’il avait vu l’autre spectacle ? Toujours ces histoires lues avec trop de passion, ces peintures qui s’étaient trop profondément gravées dans ses jeux !

Tout d’un coup, l’orgue éclata majestueusement ; et, sous l’immense voûte, un nouveau chant s’éleva, sonore comme un appel de trompettes. Le prélat se réveilla en sursaut de sa rechute dans l’étrange torrent d’images passées. Déjà les cardinaux s’étaient relevés, sur un geste du maître de cérémonies. Alors l’homme qui avait perdu sa mémoire se releva à son tour, quitta son siège, et redescendit à la suite des cardinaux jusqu’à l’entrée du chœur, pour saluer l’auguste personne du roi, qui venait d’arriver.

II

Ce soir là, une grande inquiétude s’empara de l’homme qui avait perdu sa mémoire.

Il s’était cru guéri après son retour du continent ; il s’était imaginé connaître désormais les principes de ce monde où il se sentait profondément étranger ; et, depuis son retour, ses occupations incessantes, comme aussi le bonheur avec lequel il s’en était acquitté, avaient achevé de le tranquilliser. Mais voici que, de nouveau, il se sentait égaré !

Cet égarement ne résultait, en vérité, que de la constatation d’un seul grand principe, mais qui, celui-là, suffisait à troubler entièrement sa conception nouvelle : et c’était, à savoir, l’emploi de la force au service de la religion chrétienne. Cette soumission des pouvoirs civils au pouvoir religieux, ces projets de mesures répressives contre les socialistes : quelle religion était-ce donc là, qui, prêchant la douceur et l’humilité, s’appuyait sur le faste et sur la violence ?…

Entre onze heures et minuit, monsignor sentit que le séjour de sa chambre lui devenait intolérable, sous le poids des pensées qui le torturaient. Il prit son chapeau et un manteau léger, dont il s’enveloppa de manière à cacher le collet rouge de sa soutane ; et puis, descendant doucement l’escalier, il sortit sans bruit dans l’avenue voisine. À tout prix, il avait besoin d’air et d’espace ; il commençait presque à détester cette maison ecclésiastique silencieuse et parfaitement ordonnée, où tous les rouages tournaient avec une aisance et une régularité insensibles.

Arrivé dans Victoria Street, il se dirigea vers le quai. Son esprit absorbé ne lui permettait guère de regarder autour de soi ; et, seules, ses facultés les plus superficielles observaient le calme inaccoutumé de la large voie toute baignée de lumière électrique, le passage hâtif de quelques figure » attardées, la station immobile des agents de police de Westminster, qui se tenaient debout çà et là dans leur uniforme bleu et argent, aux coins des rues, et ne manquaient pas de le saluer respectueusement. À coup sûr, songeait-il dans son amertume, on sentait une cité catholique, entraînée et disciplinée par sa religion : aucun bruit, aucun mouvement anormal, aucune manifestation extérieure du vice. Et le plus étonnant était que tout le monde semblait enchanté d’un tel état de choses. Il se souvint notamment d’avoir questionné un ou deux amis, dans les premiers temps de sa convalescence, au sujet du retour à l’ancienne tradition du couvre-feu, et en général de la rigueur déployée pour le maintien des bonnes mœurs ; les réponses qu’on lui avait faites lui avaient prouvé que toutes ces choses était considérées, dorénavant, comme absolument naturelles. Un prêtre lui avait dit que la civilisation, au sens moderne, serait inconcevable sans elles ; car n’étaient-elles pas nécessaires pour que le petit nombre pût gouverner la masse ?…

Enfin le promeneur descendit sur le quai, après avoir traversé le square du Parlement. Une haute poterne, avec un corps de garde à chacun de ses côtés, décorait l’entrée de l’immense pont jeté sur le fleuve ; et, à l’approche du prêtre, un officier sortit de l’un de ces corps de garde, salua, et parut attendre.

Monsignor contint avec peine son impatience, se rappelant une fois de plus ce qu’il tenait pour un odieux « espionnage », — cette surveillance des passants à partir d’une certaine heure de la nuit.

— Je désirerais respirer un peu l’air du fleuve, en me promenant sur le pont, dit-il sèchement.

— Fort bien, mon père ! répondit l’officier. L’instant suivant, monsignor poussait un soupir d’allégement. Le pont, tout à fait vide d’un bout à l’autre, autant du moins qu’il pouvait voir, s’étalait majestueusement jusqu’à l’autre rive, où, de nouveau, s’élevaient les constructions d’un corps de garde. La vue de ce second poste de police arrêta brusquement la marche du promeneur ; il s’accouda sur le parapet, et s’efforça de concentrer toute sa pensée dans ses yeux.

Au-dessous de lui coulait le vieux fleuve, tout propre et puissant et sur, entre les hautes berges. (Monsignor connaissait désormais le nouveau système de barrages Qui empêchait de ressentir les effets de la marée.) A une centaine de mètres plus loin, un autre pont faisait voir sa courbe légère, et derrière celui-là c’étaient d’autres ponts innombrables, que leur éclairage rendait pareils à des guirlandes d’étoiles. Tout cela était enveloppé d’un silence extraordinaire, — le silence d’une grande ville profondément endormie, — encore qu’il fut à peine minuit, et que la ville elle-même, des deux côtés du fleuve, étincelât de la splendeur de ses lampes électriques allumées jusqu’à l’aube.

Et, d’abord, le prêtre se sentit plus calme. Cette vision de repos et de paix, cet ordre merveilleux, ce progrès aboutissant à une régularité parfaite lui procurèrent, malgré lui, une impression de bien être. Mais peu à peu, à mesure qu’il regardait, son attention se détourna du spectacle de l’immense cité endormie, et de nouveau lui revinrent à l’esprit de grandes images contradictoires, l’une de la veille et l’autre du lendemain, l’image du roi d’Angleterre baisant dévotement l’anneau du Père abbé, et celle des milliers de socialistes arrachés par force à la demeure de leurs ancêtres.

Et de nouveau la lutte antérieure se poursuivit, dans l’âme du promeneur nocturne, résultant de ce qu’il découvrait en soi un christianisme contraire au prétendu monde chrétien au milieu duquel il vivait.

Longtemps il resta accoudé, perdu dans ses pensées, incapable de rien apercevoir du spectacle bienfaisant qui se déployait autour de lui. Enfin il se ressaisit, d’un violent effort, ramena sur ses oreilles le collet de son manteau, et revint précipitamment s’enfermer dans sa chambre.

CHAPITRE III

I

Ce fut à une scène bien émouvante qu’assista monsignor Masterman quelques mois plus tard, — émouvante par le contraste de sa tranquillité extérieure et de l’énorme importance de sa signification intime.

Le cardinal et lui étaient venus passer deux ou trois jours dans la maison de lord Southminster, sur la côte du comté de Kent, afin d’attendre là les dernières nouvelles du grave débat engagé au Parlement touchant le projet d’expulsion des socialistes. On craignait un soulèvement violent pour le soir du vole décisif ; et le cardinal avait pensé que son absence de Londres pourrait être utile, en empêchant une démonstration particulièrement animée à Westminster. Son intention était de revenir à Londres, si le projet était voté, dès le lendemain.

La situation était d’une gravité exceptionnelle. Une opposition tout a fait inattendue s’était manifestée aussitôt que le projet de loi avait été déposé. Tout le monde savait, en vérité, ce que cette opposition avait d’artificiel ; mais elle était si savamment machinée que l’on avait fini par se demander si elle ne risquait pas d’affecter le vote final de la Chambre des Communes. Quant à la Chambre Haute, celle-là était à peu près unanime en faveur du projet, et déjà il y avait eu quelques démonstrations bruyantes devant les fenêtres de la salle où elle s’assemblait.

L’opposition était artificielle, en ce sens que ses agissements se trouvaient ordonnés à la manière d’une figuration de théâtre, — et l’on savait bien que la plupart des meneurs étaient des Allemands : mais la foule qu’ils avaient réussi à entraîner était devenue si grande que des symptômes d’hésitation s’étaient fait sentir parmi les députés, et même chez quelques-uns des membres les plus en vue du ministère. Deux fois aussi des troubles populaires de mauvais augure avaient accueilli des apparitions publiques du roi, que l’on connaissait comme un très chaud partisan du projet de loi. Et tout cela, naturellement, avait été rendu sensible aux autorités ecclésiastiques avec plus de force que l’on pouvait le soupçonner du dehors. Il y avait eu des lettres de menaces ; à plusieurs reprises la voiture du cardinal avait été arrêtée ; une douzaine de prêtres notoires avaient été molestés dans les rues. Des meetings et réunions de toute espèce s’étaient multipliés, à tel point qu’un moment était arrivé où il semblait que le cardinal et le premier ministre se trouvassent désormais seuls pour persister à vouloir le vole complet de la loi. Non pas que personne, parmi les ministres ou la majorité de la Chambre, se résignât à l’abandon définitif ; mais un parti s’était formé en faveur de son ajournement, et l’on espérait que, le projet ainsi renvoyé à plus tard, ses défenseurs auraient beaucoup plus de peine à le faire réussir. D’autre part, il est vrai, quelques parlementaires obstinés affirmaient que, précisément en raison de la situation critique des catholiques allemands, l’occasion était bonne, pour l’Angleterre, de franchir le dernier pas ; que toute hésitation ne manquerait pas d’être prise pour un signe de faiblesse, et que l’ajournement du projet marquerait une avance considérable de la cause des socialistes.

Cependant le ministre avait résolu d’exiger un vote décisif ce soir-là ; et les hôtes de lord Southminster songeaient que trois ou quatre issues différentes pouvaient se produire. D’abord, il était possible que le projet de loi fût voté, si les chefs parvenaient à ranimer la confiance dans l’âme de leurs suivants. En second lieu, la loi pouvait être rejetée, si la panique s’étendait. Ou bien encore la loi pouvait passer avec une faible majorité, et, dans ce cas, il était à craindre qu’un long délai s’écoulât avant la soumission du projet voté à la signature royale. En quatrième lieu, enfin, les catastrophes les plus graves étaient à redouter si la foule, assemblée devant le palais du Parlement et grossie d’heure en heure, réussissait à envahir la salle des séances.

La maison de lord Southminster n’a pas besoin d’être décrite ici. C’est assurément l’une des résidences seigneuriales les plus connues du royaume. Pas un guide qui ne consacre au moins quelques pages au vénérable château, et quelques lignes aussi au pittoresque petit village historique qui l’avoisine, avec son petit port de bateau de pêche.

C’était dans la salle à manger intime du rez-de-chaussée que l’homme qui avait perdu sa mémoire se trouvait assis, ce soir-là, en compagnie d’une demi-douzaine d’autres convives. D’un côté de la pièce, une porte s’ouvrait sur les salons réservés à l’usage de la famille, tandis qu’une autre porte conduisait dans le vieux hall du château, et qu’une troisième donnait accès aux cuisines.

Lord Southminster était un homme encore jeune, mais qui déjà s’était fait une réputation éminente par ses discours dans la Chambre Haute. Petit-fils d’un grand seigneur qui s’était converti au catholicisme sous le règne d’Edouard VII, il montrait une sollicitude sincère pour les intérêts de la cause religieuse. Monsignor l’avait rencontré plusieurs fois déjà, et éprouvait une sympathie profonde pour cet élégant jeune homme à la chevelure blonde au visage rasé, avec de grands yeux tout illuminés d’une flamme secrète.

Il y avait eu un moment de silence après que la vieille lady Southminster et sa sœur s’étaient levées de table ; et, du reste, monsignor avait été frappé de voir avec quel soin, durant tout le dîner, les convives avaient semblé éviter toute allusion aux événements décisifs qui se passaient dans la capitale.

Cinq ou six fois pourtant, depuis que l’on s’était mis à table, l’un des secrétaires du lord était entré avec un télégramme qu’il avait déposé devant son maître ; sur quoi la conversation s’était un moment arrêtée, et tout le monde avait pris connaissance de la feuille jaune.

Les nouvelles n’avaient pas été, jusque-là, très rassurantes. La première dépêche, partie de Londres à huit heures et demie, annonçait que l’un des chefs de la majorité avait été arrêté par la foule et sérieusement blessé, au moment où il allait pénétrer dans la salle des séances. Une autre dépêche, dix minutes après, disait : « Quatre grands bateaux aériens sont en route, venant d’Allemagne ; le gouvernement a doublé le cordon des aériens militaires. » Puis une troisième dépêche : « La foule augmente énormément. Le premier ministre a commencé son discours devant une salle bondée. » Les télégrammes suivants contenaient des résumés du discours, et le dernier ajoutait que l’on avait de plus en plus de difficulté à entendre l’orateur, en raison de l’effroyable bruit qui venait du dehors.

Maintenant, une demi-heure avait passé sans que l’on reçût d’autres nouvelles.

Monsignor leva les yeux sur la belle et vénérable horloge surmontant la cheminée ; puis son regard rencontra celui de son hôte.

— Voilà qu’il est neuf heures et demie ! dit lord Southminster.

Le vieux cardinal, à son tour, redressa la tête. Il n’avait rien dit depuis longtemps, mais d ailleurs n’avait laissé voir aucun signe d’inquiétude.

— À quel moment pensez-vous que le vote aura lieu ? demanda-t-il.

— Pas avant minuit. Trois coups de canon seront tirés, comme je l’ai déjà dit à Votre Éminence, aussitôt que la loi aura été votée. Ainsi nous connaîtrons la nouvelle avant même que mon secrétaire ait eu le temps de traverser le hall.

Et puis, de nouveau, il y eut un silence.

Au dehors, la nuit était merveilleusement calme. Pas d’autre bruit que le choc régulier des brisants contre la jetée du petit port.

Monsignor se reprit à considérer les visages qui l’entouraient. En face de lui était assis le jeune lord lui-même, revêtu du costume ordinaire de sa classe, avec l’insigne de son rang brillant comme une étoile sur sa poitrine. Ses traits n’exprimaient qu’une attention contenue : nulle trace d’agitation ni même d’impatience. À sa droite était assis le vieux cardinal, vêtu d’écarlate. Il se souriait gravement à soi-même, et ses lèvres remuaient de temps à autre ; l’une de ses mains jouait avec une coquille de noix restée sur son assiette. Les trois autres convives, en vérité, laissaient voir beaucoup plus d’émotion. Le vieux général Hartington, — qui pouvait se rappeler la manière dont ses parents l’avaient jadis mené à Londres pour assister aux fêtes du couronnement de Georges V, — s’adossait sur sa chaise, les sourcils froncés. Pendant le dîner, il s’était montré particulièrement expansif ; mais depuis quelque temps sa loquacité semblait tarie. Le chapelain du château ne tenait pas en place, se retournant à chaque instant vers la porte ; et enfin un personnage aux cheveux gris, un cousin du lord, qui occupait d’importantes fonctions dans le service des aériens de l’État, demeurait immobile et muet,les yeux perdus dans le vide.

Soudain le fonctionnaire se releva et alla vers la fenêtre.

— Eh ! bien, Jack ? lui demanda son cousin.

— Rien ! Je veux simplement regarder un peu le temps qu’il fait.

Mais son mouvement avait rompu la réserve du groupe.

— Si la chose ne se décide pas ce soir, dit brusquement le jeune lord, Dieu seul sait ce qui peut arriver !

— Oh ! tout sera fini ce soir, dit tranquillement le cardinal, toujours sans relever les yeux.

— Mais pourtant, cette demi-heure écoulée sans nouvelles ! murmura lord Southminster.

Il se releva, a son tour, et courut vers le hall.

— Ainsi, Votre Éminence se croit en état de nous rassurer ? demanda le fonctionnaire.

— J’espère fermement que le projet de loi sera voté, répondit le vieillard. Mais je ne sais pas encore de quel prix il faudra le payer.

— Votre Éminence parle-t-elle de chez nous ou d’ailleurs ? demanda vivement le chapelain.

— Chez nous et ailleurs, mon père.

Au même instant, le jeune lord revint, refermant la porte derrière soi.

— On ne répond pas à nos questions, dit-il d’une voix inquiète. Nous essayons d’entrer en rapports avec un autre bureau.

Monsignor comprenait que quelque chose de grave devait s’être passé. Il savait que le château de Southminster se trouvait en communication de télégraphie sans fil avec le grand bureau central du Square du Parlement, et que cette impossibilité d’obtenir une réponse ne pouvait s’expliquer que par un accident imprévu.

De nouveau, il y eut un silence. Puis, le cousin du lord, qui était resté debout devant la fenêtre, se retourna et revint vers la table.

— Eh ! bien, Jack ? demanda le lord.

— Je viens de compter au moins huit ou neuf aériens, dit-il. Cela est tout à fait inaccoutumé.

— Et dans quel sens ?

— Trois de ce côté, et au moins cinq du côté de Londres.

Monsignor n’osa pas demander une explication. Mais il sentit que l’atmosphère d’inquiétude s’était encore accrue dans la petite pièce.

Le général se leva.

— Southminster, dit-il, je vais aller faire un tour au dehors. Qui sait si l’on ne pourra pas, au moins, voir quelque chose ?

— En ce cas, lui dit le lord, je vous conseille d’aller au fond du parc. Il y a là, sur une terrasse, une vieille tour à signaux. Peut-être, en effet, y apprendrez-vous quelque chose ?

Monsignor, lui aussi, s’était relevé. Son agitation grandissait de minute en minute, bien qu’il sût à peine pourquoi.

— Est-ce que je pourrai venir avec vous ? demanda-t-il au général. Et Votre minence voudra-t-elle m’excuser ?

II

Les deux hommes traversèrent en silence le grand hall, faiblement éclairé. Au-dessus de leurs têtes, parmi les poutres saillantes du plafond, pendaient les anciennes bannières familiales ; un grand feu flambait dans la cheminée ; et sous la tribune des musiciens, à l’autre extrémité du hall, s’ouvrait le bureau du secrétaire du lord.

Dans ce bureau, où monsignor pénétra un moment avec sou compagnon, le secrétaire était assis, leur tournant le dos, devant un instrument qui n’était pas sans ressemblera un orgue d’autrefois. Une longue rangée de touches blanches et noires s’étalaient en face de lui ; et sur les deux côtés se voyaient une douzaine de pédales. Au-dessus de l’appareil, un panneau de verre servait à protéger une large feuille blanche ; et tandis que monsignor regardait distraitement celle-ci, il eut l’impression d’un mouvement singulier, comme si de petites étincelles bleues venaient danser sur la feuille. Mais il s’était résigné depuis longtemps à ne pas essayer de comprendre la machinerie moderne, de telle sorte qu’il devinait simplement que les touches devaient être là pour envoyer des messages, et la feuille blanche pour en recevoir.

— Avez-vous des nouvelles ? demanda brusquement le général.

Le secrétaire ne fit pas signe d’avoir entendu la question. Ses mains se mouvaient régulièrement sur l’appareil, et tout son être paraissait profondément absorbé.

Une longue minute s’écoula avant que le jeune homme se retournât enfin vers ses visiteurs, après avoir tiré de l’appareil une bande de papier comme celles qu’il avait déjà apportées à son maître.

— Cela vient du bureau de Rye, messieurs, dit-il d’un ton bref. Eux aussi, ils ont perdu toute communication avec le bureau de Londres. Voilà tout ce que je sais ! Il faut que j’aille bien vite porter ceci à lord Southminster.

Les deux visiteurs s’éloignèrent sans parler ; et ce fut seulement hors du château, tandis qu’ils s’avançaient lentement dans une des vieilles allées du parc, que monsignor prit timidement la parole.

— Vous savez que je suis très ignorant de toutes choses ! dit-il. Pensez-vous que la situation soit vraiment très grave ? Je croyais que les socialistes anglais avaient à jamais perdu leur crédit ?

— Oui, certes, en un sens. Je veux dire qu’à présent, chez nous, comme dans tous les pays à l’exception de l’Allemagne, les socialistes ne forment qu’une minorité impuissante. Mais si toutes ces minorités se réunissaient pour agir de concert, leur action risquerait de devenir très sérieuse. Or, comme vous savez, le ministère a présenté son projet de loi à l’improviste, précisément afin d’empêcher une telle concentration des forces ennemies. Mais, sans doute, les socialistes avaient prévu la chose : car le fait est qu’ils semblent avoir commencé depuis des mois à se préparer.

— Et si les socialistes échouent ?

— En ce cas, ils se rassembleront en Allemagne pour y livrer leur dernier combat. Mais vous savez tout cela mieux que moi, monsignor !

— Je sais beaucoup de menus détails çà et là, reconnut le prélat, mais j’ai toujours encore de la peine à les combiner. C’est que j’ai eu à traverser une étrange maladie…

— Oh ! oui, en effet, je l’avais oublié !

Ils suivaient maintenant un chemin de ronde qui longeait le mur extérieur du paie, du côté de la falaise. Des fenêtres pratiquées dans le mur, de temps à autre, laissaient apercevoir la mer, un immense abîme sombre sous le ciel brumeux.

Soudain le vieux militaire s’arrêta, et se tourna vers son compagnon.

— Voyez-vous, monsignor, dit-il, je ne voudrais pas l’avouer à tout le monde ! Mais à vous je puis bien dire que nous sommes en un moment très critique. Ces socialistes sont beaucoup plus forts que nous l’avions supposé. Leur organisation est absolument parfaite. Est-ce que vous connaissez quelqu’un d’entre eux ?

— J’ai rencontré Hardy.

— Eh ! bien, voilà précisément un homme très remarquable, et d’autant plus à craindre ! Ils reprirent leur promenade, et n’échangèrent plus aucune parole jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus sur la plate-forme d’une ample tour ronde, où l’on avait coutume d’allumer, jadis, les feux de joie. Là, une figure s’avança vers eux, les salua, et parut attendre.

— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le général.

— Le poste d’observation, monsieur. Nous avons l’ordre d’observer les lumières de Rye. Pendant que le général et ce serviteur du lord continuaient de causer, le prêtre s’éloigna d’eux et vint s’accouder au parapet de la plate-forme. Il voyait à ses pieds les lumières du village, et une autre masse de lumières brillait là-bas, désignant l’emplacement de Rye. Là-bas aussi, sans doute, des yeux épiaient anxieusement l’horizon ; là-bas aussi l’on sentait que de grands intérêts étaient en jeu, si vastes et si inconnus que tout l’avenir du monde en pouvait dépendre. Puis le regard de monsignor se retourna vers l’intérieur des terres ; de ce côté, il ne vit que ténèbres s’étendant à l’infini. Mais par degrés, à mesure que ses yeux s’accoutumaient à l’atmosphère nocturne, ils commençaient à distinguer, vers le nord, une faible lueur marquant les limites de l’énorme capitale. Le général s’approcha de lui.

— Vous ne voyez toujours rien ? demanda-t-il.

— Absolument rien.

— Nous pouvons maintenant redescendre dans le parc.

Dans le passage couvert du chemin de ronde, le général se remit à parler de la crise. Mais un brusque sursaut de son compagnon l’arrêta au milieu d’une phrase :

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Il m’a semblé voir, là-bas… Tenez, voici la seconde lumière ! murmura monsignor.

Tous les deux attendirent, la tête penchée dans l’embrasure de l’étroite fenêtre.

Et bientôt, pour la troisième fois, une mince raie blanche se dessina sur l’horizon lointain, monta dans le ciel comme une fusée de feu d’artifice ; et avant que la fusée eût eu le temps d’éclater en une pluie d’étincelles, voici que s’éleva dans l’air le fracas assourdissant d’une triple détonation ! Dès l’instant suivant, une porte claqua derrière les deux promeneurs, dans la cour du château ; et ce fut un torrent de voix et de pas précipités. Une foule de serviteurs débouchaient joyeusement de tous les coins de la vénérable demeure, profondément immobile et muette l’instant d’auparavant.

La loi venait d’être votée par la Chambre des Communes.

III

Deux heures plus tard, monsignor se trouvait assis, en compagnie du cardinal, dans la chambre de ce dernier. Le vieillard passait à son confident, l’une après l’autre, à mesure qu’il avait achevé de les lire, les feuilles que lui apportait le secrétaire du lord. Une autre série de ces feuilles, au même instant, était lue à haute voix par lord Southminster dans le hall du château.

Les trois coups de canon avaient réveillé tout le monde ; et la population entière du village était accourue au château pour apprendre les nouvelles.

Monsignor lisait avec une attention extrême, s’efforçant de ne laisser échapper aucun des détails du rapport. Tout se trouvait noté là : de quelle manière la foule s’était rassemblée, la difficulté qu’avaient eue les membres attardés du Parlement à pénétrer dans le palais de Westminster, et l’impossibilité pour la police de tenir tête à l’émeute, et la prise d’assaut du bureau de télégraphe sans fil par une bande organisée, dont les meneurs, presque tous Allemands, avaient enfin été arrêtés. Puis c’était le discours du premier ministre, reproduit en entier, jusqu’à cette scène inoubliable où la Chambre entière s’était levée, épouvantée sous l’effrayante rumeur du dehors.

Soudain le cardinal se redressa, sa lecture achevée. Les deux dernières feuilles restaient dans sa main, appuyée sur la table.

— Eh ! bien, Éminence, voici donc l’affaire heureusement terminée ! — dit monsignor Masterman, un peu surpris de la mine soucieuse de son vénéré chef.

— Oui, oui, terminée, ou plutôt commencée, car c’est seulement à présent que va s’engager la dernière bataille !… Et maintenant, monsignor, il faut que je vous dicte des lettres. Auriez-vous la bonté de préparer le phonographe ?

Au même instant, un grand bruit s’éleva d’en bas, dans le hall, un mélange confus de cris de joie et d’applaudissements.

CHAPITRE IV


I

— Oui, monsignor, dit le cardinal, il faut absolument que je vous demande de faire ce voyage ! Il me paraît indispensable que les autorités catholiques d’Angleterre soient représentées dans la circonstance. El je crois même que vous ferez bien de partir par le premier convoi, qui doit quitter Queenstown au début d’avril.

— Fort bien ! Et quand serai-je de retour, Éminence ?

— De cela vous jugerez par vous-même. En tout cas, vous n’aurez pas à rester là-bas plus de six semaines ; et peut-être même pourrez-vous revenir beaucoup plus tôt. Cela dépendra du caractère des nouveaux colons. Les autorités civiles américaines se chargent, en vérité, de l’installation matérielle de la colonie, mais il me paraît nécessaire que les émigrants aient quelqu’un pour représenter leur pays d’origine ; et comme, naturellement, c’est à l’Église que l’on attribuera toute la responsabilité de la chose, il sera bon qu’un membre de l’Église témoigne ouvertement de notre sympathie à nos frères proscrits. Protégez-les et servez leurs intérêts autant que possible, car je crains que les autorités civiles ne les traitent durement !

— Fort bien, Éminence !

Le nouveau projet dont il s’agissait n’était que la conséquence immédiate du vote décrétant l’expulsion des socialistes. Aussitôt après ce vote, les éléments modérés et pacifiques du parti, au lieu d’émigrer en Allemagne, comme l’avaient fait les socialistes d’extrême gauche, s’étaient empressés de représenter à leurs gouvernements respectifs que, maintenant que leur ancienne résidence leur était fermée, quelque chose devait être fait pour les mettre à même de jouir ailleurs de leur liberté civile et sociale. Aussi bien l’idée était-elle dans l’air depuis le premier jour. De tous les côtés, on s’était plaint de l’excessive rigueur du projet voté à l’égard de cette minorité plus ou moins inoffensive du parti socialiste, en ajoutant qu’il fallait à tout prix s’aviser d’un moyen d’assurer à celle-ci une existence régulière. Mais la question n’avait été définitivement tranchée que lorsque l’Amérique était venue offrir aux socialistes du monde entier l’un de ses États, le Massachusetts, où, du reste, la plupart de la population actuelle partageait déjà leurs idées. On pourrait installer dans cet État une colonie ; j que l’on tolérerait indéfiniment, à la condition qu’elle restât isolée. Que si les puissances consentaient au projet, on avertirait la chrétienté d’avoir désormais à considérer le Massachusetts comme réservé aux non-catholiques. Et, naturellement, cette offre de l’Amérique avait été acceptée, si bien que, dès la fin de février, des troupes d’émigrants s’apprêtaient à quitter les divers pays européens.

L’idée avait même très vivement séduit l’imagination populaire. On se réjouissait de penser que, d’une part, les générations futures seraient délivrées du grave danger que constituait pour elles le contact des socialistes, et que ceux-ci, d’autre part, allaient avoir une occasion exceptionnelle de mettre en pratique non pas les nouveaux principes révolutionnaires de plus en plus ouvertement adoptés par l’Allemagne, mais bien ces vieilles doctrines dont ils s’obstinaient à conserver le culte. Tout le monde savait, en vérité, de quelle manière une première expérience du régime socialiste avait été faite un peu partout, cinquante ans auparavant, et l’affreuse tyrannie qui en était résultée. Mais l’on se demandait ce qui pourrait arriver dans une communauté où le socialisme n’aurait à tyranniser que ses propres adeptes. Ou bien le régime nouveau prospérerait, et tous les démocrates du monde auraient dorénavant un refuge certain ; ou bien, plus probablement encore, l’expérience achèverait de démontrer l’absurdité pratique de la théorie, et ainsi le poison se trouverait à jamais éliminé de la vie sociale.

Monsignor Masterman lui-même, cependant, continuait à demeurer personnellement dans un état douloureux d’indécision ; mais lui aussi avait accueilli avec plaisir cette perspective qui allait pouvoir éclaircir quelques-uns de ses doutes secrets ; et il n’avait rien négligé pour contribuer, dans la mesure de ses forces, au succès du projet de colonisation socialiste.

Le malheur était que décidément, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’affranchir du sentiment de gêne qui s’était emparé de lui depuis son retour à la conscience. Toujours encore il y avait, au fond de son esprit, comme une crainte que le christianisme qu’il voyait autour de soi ne fût pas la véritable religion de son Fondateur. Un instinct, qu’il tachait en vain à déraciner, lui répétait obstinément que l’essence de l’attitude chrétienne ne consistait pas à dominer, mais bien à souffrir ; et la vue d’une Église triomphante lui produisait irrésistiblement l’impression d’un étrange et hardi paradoxe…

Dans le cas présent, du moins, l’entreprise nouvelle était sûrement à la fois un acte de justice et de charité : de telle sorte que ce fut le plus volontiers du monde qu’il consentit à accompagner en Amérique les premiers émigrants anglais.

II

Il se trouvait à son poste, dans le grand port des aériens de Queenstown, un certain jour du début d’avril, en compagnie d’un aimable chanoine irlandais qui était venu l’aider à s’embarquer. Les deux hommes considéraient la foule des émigrants, entassés dans l’entrepont de l’immense navire ; et jamais encore ils n’avaient aussi pleinement compris l’importante signification historique de l’événement auquel ils assistaient. Ce jour-là marquait pour l’Angleterre la reconnaissance pratique des deux principes opposés, dont la lutte avait été, jusque-là, l’origine de presque toutes les guerres, les révolutions, les incessantes querelles humaines. Ces deux principes étaient la liberté de l’individu et les exigences de la société. D’une part, chaque homme avait un certain droit naturel à la liberté ; et, de l’autre part, ta liberté des uns risquait d’amener la servitude des autres. Et monsignor songeait que la solution du conflit était enfin apparue depuis le jour où l’on avait constaté l’obligation de choisir entre les deux seules conditions logiques de gouvernement : l’une admettant que le pouvoir devait venir d’en bas, et l’autre, que le pouvoir ne pouvait venir que d’en haut. Le socialisme, le matérialisme, la démocratie étaient partisans du premier des deux principes ; le catholicisme, la monarchie adhéraient au second. Et chacun de ces principes s’appuyait, à son tour, sur l’un des grands dogmes de toute philosophie : celui d’après lequel l’être entier formait un ensemble unique, se développant peu à peu par une évolution infinie, et celui qui considérait le monde comme la création d’un Dieu transcendant, qui, ensuite, avait délégué au monde, de degré en degré, la représentation de son autorité souveraine.

Déjà deux des navires étaient partis, presque simultanément, s’échappant tout d’un coup de leur point d’attache. Monsignor les voyait maintenant flotter au-dessus de lui, pareils à de gigantesques papillons. Brusquement, il entendit une sonnerie de cloche quelque part, sous ses pieds.

— Allons, monsignor, il faut que je vous dise adieu ! murmura bien vite le chanoine. Votre bateau va se mettre en route dans cinq minutes.

III

L’arrivée à Boston fut, pour l’homme qui avait perdu sa mémoire, une expérience d’autant plus singulière que, tout en sachant bien qu’il pénétrait parmi une civilisation inconnue, il éprouvait pourtant, au fond de soi, l’impression de se retrouver dans un milieu familier.

En chemin, l’immense navire avait eu à se défendre contre des bourrasques terribles qui avaient retardé sa marche, sans lui imprimer d’ailleurs la moindre secousse, — tant était parfait le nouveau système d’équilibre ! — et c’était seulement un peu avant l’aube du troisième jour que l’un avait aperçu la côte américaine.

Monsignor s’était éveillé très tôt, ce jour-là ; après avoir écouté pendant quelques instant mille petits bruits singuliers qui remplissaient l’air autour de lui, il s’était levé, habillé, et s’était rendu dans l’oratoire du navire, où il avait déjà dit sa messe le matin précédent. Ses prières finies, il était remonté sur le pont et était allé s’accouder à l’extrême avant, d’où il pouvait considérer librement l’horizon. Toutes les lumières du navire étaient encore allumées, et le pont supérieur aurait été entièrement vide sans la présence d’un officier de garde, se promenant de long en large.

Devant soi, le voyageur ne voyait qu’un immense abime de ténèbres, parmi lequel se distinguait à peine la surface ridée de l’Océan, d’une couleur de plomb où venaient par instants se piquer des taches blanches. Mais bientôt, à mesure que l’aube s’élevait derrière le navire, les ténèbres avaient commencé à se teinter d’une légère nuance rose, permettant à monsignor de distinguer plus nettement le ciel delà mer ; et, presque tout de suite après, la mer elle-même avait revêtu une teinte pâle, contrastant avec le rose plus accentué de l’air. Le voyageur s’occupait à contempler cette lutte émouvante du jour et de la nuit, lorsque, soudain, il lui avait semblé que le rebord de l’Océan contre le ciel devenait inégal et accidenté. Ça et là, de petits grumeaux apparaissaient qui, d’instant en instant, prenaient plus de relief.

Il se retourna vers un officier, dont il entendait le pas tout près de lui.

— Ces taches grises, là-bas, demanda-t-il, je suppose que c’est la terre ?

— Oui, mon père ! Nous aborderons vers cinq heures et demie… Mais dites-moi, mon père, est-ce que vous comptez rester longtemps avec ces gens-là ?


Monsignor secoua la tête.

— Cela dépendra de bien des choses ! dit-il.

— Une idée étrange, cette colonie ! Mais peut-être n’y avait-il pas d’autre moyen de nous délivrer ? Monsignor sourit sans répondre.

Le fait est que sa dépression n’avait pas cessé de s’accroître, pendant la traversée. Il s’était mêlé constamment avec les émigrants et avait fait de son mieux pour se lier avec eux ; mais il y avait dans leur attitude à son endroit, — très suffisamment respectueuse, mais impénétrable à toutes ses avances, — il y avait dans toute l’atmosphère qui les entourait quelque chose d’hostile et comme de fermé qui le changeait étrangement de cette atmosphère de confiance tranquille à laquelle il s’était accoutumé parmi les prêtres et le peuple de sa société quotidienne. La seule chose qui semblât intéresser les émigrants était de discuter les diverses méthodes de gouvernement et toute la politique intérieure de leur existence future dans le Massachusetts. Quelques-uns avaient même questionné monsignor au sujet des récoltes américaines ; et, une fois, il avait entendu dans un groupe une conversation des plus animées touchant les problèmes scolaires : mais cette conversation était tombée dès qu’il avait essayé de s’y joindre.

Et pourtant, malgré cette hostilité dont il se sentait environné, le milieu où il se trouvait introduit lui produisait une singulière impression de familiarité. Tout cela, sans qu’il sût comment, lui semblait déjà connu, et il avait même quelque part, au fond de soi, un élément de sympathie pour ces représentants d’un monde étranger. C’était comme si ce monde lui fît l’effet d’avoir été, autrefois, le sien propre. Il se sentait un peu pareil à un homme qui, ayant réussi à sortir d’un puits profond où il était tombé, regarderait avec pitié d’autres hommes restés au fond du puits et satisfaits d’y rester, se refusant à toute tentative pour remonter au grand air du dehors.

Car, sans aucun doute possible, le monde où le prêtre avait conscience de vivre depuis un an, ce monde comportait de larges horizons, avec tout ce qu’il y constatait encore de trop dur, à son gré, et comme d’inexorable. De tous côtés, son regard y découvrait des espaces infinis. Les hommes qui y vivaient, — et si étrangers que fussent pour lui leurs sentiments, — parlaient, en tout cas, comme si la mort n’était qu’un simple incident d’une vie éternelle. Et monsignor avait beau se défier, en secret, de la justesse d’une conception comme celle-là : du moins, cette conception remplissait les âmes, les animait d’une sécurité et d’un contentement merveilleux. Tandis qu’il en allait tout autrement des émigrants du navire. Ceux-là limitaient franchement tous leurs projets au monde terrestre. Un bon gouvernement, une bonne santé corporelle, un partage égal des biens et des chances : à cela se bornait toute leur idée du bonheur présent, tout de même que leur unique notion du progrès consistait à rêver un gouvernement encore meilleur, une santé plus parfaite, une égalité plus strictement répartie.

Ainsi le prêtre avait songé pendant sa traversée, revenant sans arrêt sur les mêmes questions, et s’ingéniant à comprendre le motif qui l’empêchait de s’accorder pleinement avec l’une ni l’autre des conceptions contraires. Car là-bas en Angleterre, avec ses amis, il se sentait incapable de partager leurs certitudes et leurs aspirations ; et avec ces socialistes, tels que pour la première fois il les approchait, il avait l’impression que la vie humaine se dégradait misérablement, perdait tout son sens et toute sa beauté.

Il avait observé machinalement de quelle manière la voûte du ciel s’étendait et s’illuminait au soleil levant, tandis que l’immense espace, au-dessous, commençait de plus en plus à se découper en arêtes dentelées. Et c’était avec un sentiment croissant de mélancolie qu’il avait vu bientôt se dresser devant lui les toits, les dômes, et les cheminées de Boston, le Canaan socialiste.

IV

Il lui fallut trois ou quatre jours avant de pouvoir se faire une image définie de ce que signifierait, une fois installée, l’existence nouvelle des émigrants internationaux.

Il demeurait au Palais du Gouvernement, vaste édifice qui naguère avait servi de temple à la secte des Scientistes Chrétiens. Là, chaque jour, dans le grand hall circulaire, il siégeait en compagnie d’Américains aux visages nettement découpés et des autres délégués européens qui accompagnaient l’afflux continuel des émigrants.

Il s’était plongé de toutes ses forces dans son travail d’organisation, désireux de répondre à la confiance de ses compatriotes en témoignant aux socialistes d’origine anglaise toute la sympathie de l’Église de leur pays.

La ville de Boston offrait, pour le moment, un spectacle de confusion et de désordre incroyables. Sans cesse un corps de police très fourni se voyait forcé d’intervenir pour empêcher de graves querelles entre les catholiques attardés, pour lesquels Boston allait dorénavant devenir inhabitable, et les nouveaux habitants, qui déjà se regardaient comme les maîtres absolus de la ville. Tous les arrangements légaux avaient été conclus, naturellement, avant l’arrivée des navires internationaux : mais le nouveau partage de Boston et de l’État entier, la distribution des fermes, le règlement d’interminables disputes entre émigrants de nationalités diverses, tout cela procurait assez de travail au Comité central pour en occuper les membres du matin au soir.

Ce fut vers la fin de la quatrième journée que monsignor se fit conduire en voiture à travers la ville, un peu pour respirer plus à l’aise, et un peu pour se rendre compte par soi-même de la manière dont les choses s’arrangeaient.

Assurément, ainsi qu’il devait se le répéter plus tard, ce n’était point là pour lui une occasion équitable de juger de la vie d’un État, socialiste, telle qu’elle pouvait être lorsque déjà tous les rouages se trouvaient en bon ordre. Et cependant il avait l’impression que, tout en faisant la part de ce qu’il y avait de provisoire dans la confusion et le bruit et l’encombrement qu’il découvrait autour de soi, le nouveau monde où il se trouvait plongé s’imprégnait profondément d’un esprit tout différent de celui de la société chrétienne. Il n’y avait pas jusqu’aux visages qui ne lui apparussent revêtus d’une empreinte particulière.

Aussi bien finit-il par arriver dans un quartier où, depuis longtemps déjà, une population socialiste s’était installée à demeure. Les maisons étaient propres et coquettes, la plupart nouvellement peintes ; et les gens allaient à leurs affaires avec une régularité, un calme parfaits. Dans l’un des coins du square s’élevaient les vastes Magasins généraux, où chacun s’approvisionnait de toutes les choses nécessaires à la vie, moyennant la présentation de coupons remplaçant l’ancienne monnaie abolie.

Accoudé sur le rebord de sa voiture, monsignor considérait attentivement cette scène nouvelle.

La première chose qui le frappait était une impression négative, la sensation de quelque chose d’extérieur qui faisait défaut. Et bientôt, en effet, il se rendit compte de ce qui manquait. Dans les villes européennes, l’un des détails auxquels il s’était maintenant le plus accoutumé était la présence, à chaque instant, de quelque emblème, ou statue, ou peinture d’ordre religieux. Ici, rien de pareil. Un trottoir bien uni courait autour du square ; au fond s’élevaient des maisons toutes semblables, avec les mêmes portes et les mêmes fenêtres. Tout était admirablement propre, commode, hygiénique. Par les fenêtres d’une maison, en face de soi, monsignor apercevait, à l’intérieur, une propreté et une décence non moins irréprochables. Mais il n’y avait, dans tout cela, absolument rien pour rappeler la moindre idée de quelque chose qui ne fût pas le bien-être corporel. À Londres, à Paris, dans toutes les villes d’Europe, un quartier socialiste même aurait conservé des traces d’allusions à d’autres possibilités moins matérielles : ici, rien absolument pour suggérer que la solide santé animale ne fût point le seul idéal concevable.

Le visiteur essaya d’interroger les visages des passants. Des femmes s’avançaient, vigoureuses et affairées ; des hommes allaient et venaient, échangeant quelques paroles. Sur le seuil des maisons, un groupe d’enfants se tenaient assis gravement. Et monsignor ne cessait pas de se dire que, sans doute, c’était son imagination qui lui faisait apparaître aussi tristement vides les visages de ces socialistes qui, cependant, avaient assez prouvé leur qualité d’enthousiastes en préférant l’exil à la domination du système chrétien. Bon nombre de ces visages exprimaient une intelligence très alerte ; et tous apparaissaient pleins de santé et de vie. Mais à les regarder en masse, et en comparaison des visages qu’il avait coutume de voir dans les rues de Londres, le prélat constatait une différence infinie. Il pouvait se représenter ces hommes prononçant des discours, organisant des votes, discutant gravement des matières d’intérêt public ; il pouvait se les représenter distribuant des secours après une soigneuse enquête scientifique, ou bien s’occupant d’administrer une stricte justice ; il pouvait même, avec un effort, se les figurer enflammés de passions politiques. Mais il lui était impossible, quoi qu’il fît, de les croire capables d’aucune action extrême, bonne ou mauvaise. Ils pouvaient calculer, faire des plans, comme aussi aimer et haïr à leur façon. Mais nul moyen de concevoir que jamais la passion les transportât hors d’eux-mêmes, dans un sens ou dans l’autre. En un mot, il n’y avait pas de lumière derrière ces visages ; on n’y voyait pas l’indication d’une mystérieuse qui les dépassât, aucune trace d’un idéal supérieur à celui qu’engendrait le sens commun de la foule.

Monsignor fit signe au chauffeur de se remettre en route ; et lui-même s’adossa dans sa voiture, les yeux fermés. Il se sentait terriblement seul, dans un monde terrible. Était-ce donc que la race humaine tout entière fût dépourvue de cœur ? La civilisation était-elle devenue si parfaite, de part et d’autre, dans le monde chrétien et dans ce monde socialiste, qu’il n’y eût plus de place pour un homme de sa sorte, à lui, avec les sentiments de l’individualité qui lui était propre ? Mais, avec tout cela, le prélat ne pouvait plus se dissimuler que, du moins, l’autre monde, le monde chrétien, valait mieux que celui-ci, que mieux valait se trouver apaisé et comme insensibilisé par une contemplation trop intense des réalités éternelles que par une prise trop forte sur les faits de la terre.

Au moment où il descendait de sa voilure, devant la porte du Palais du Gouvernement, l’un des portiers accourut vers lui, tenant en main une feuille verte.

— Monsignor, dit-il, voici un message pour vous ! Le prélat se hâta d’ouvrir la feuille, qui contenait une demi-douzaine de mots chiffrés. Étrangement agité, il remonta dans sa chambre et se mit en devoir de déchiffrer le message. C’était un ordre du vieux cardinal, lui enjoignant de tout quitter pour venir le retrouver, sur-le-champ, à Rome.

CHAPITRE V

I

Un silence de mort remplissait le long escalier du Vatican, pendant que Monsignor se rendait en hâte au cabinet du cardinal secrétaire, moins d’une demi-heure après son arrivée à la station aérienne, en dehors des remparts de Rome. Une voiture l’avait attendu là, qui d’abord l’avait conduit au vieux palais, où, neuf mois auparavant, avait demeuré en compagnie du P. Jervis ; mais il y avait appris que le cardinal Bellairs venait d’être appelé au Vatican, et avait laissé pour lui l’instruction de l’y rejoindre tout de suite.

Il savait maintenant ce qui avait motivé son rappel en Europe. Des messages télégraphiques avaient rayonné, d’heure en heure, pendant son vol au-dessus de l’Océan. À Naples, ensuite, où le navire aérien avait touché terre pour la première fois, les journaux donnaient déjà un compte rendu détaillé des événements, ainsi que les plus récentes nouvelles ; et, avant même d’arriver à Rome, monsignor s’était trouvé aussi pleinement informé de toutes choses que s’il n’avait point quitté l’Europe.

Le garde-suisse lui présenta son étrange hallebarde, lorsque, sa montée finie, il franchit le seuil de l’appartement du cardinal secrétaire. Un homme en livrée écarlate lui prit son chapeau et son manteau ; un autre le précéda à travers la première antichambre, où un ecclésiastique paraissait l’attendre ; et ce fut avec ce nouveau compagnon qu’il traversa ensuite une seconde et une troisième pièces, jusqu’à la porte du cabinet du secrétaire. Puis, le prêtre se contenta d’ouvrir cette porte, qui se referma doucement derrière lui, et de le laisser entrer seul dans le cabinet. Celui-ci était bien tel qu’il se le rappelait, tout tendu d’or et de damas rouge, éclairé par une verrière formant plafond, avec, au milieu, un grand bureau revêtu de cuivres, et un large divan contre le mur de droite : mais il semblait à monsignor, dans l’état d’appréhension où il était, que l’atmosphère de la grande chambre avait quelque chose de plus solennel, avec un silence encore plus profond.

Deux figures étaient assises là, l’une près de l’autre, sur le divan, toutes deux revêtues de la cape écarlate de cérémonie. L’une d’elles était le vieux cardinal Bellairs, qui, en apercevant le nouveau venu, lui fit un signe de tête amical et y ajouta même un léger sourire. Sou interlocuteur, lui, se releva et s’inclina faiblement, avant de lui tendre sa main à baiser. Cet interlocuteur du cardinal Bellairs était un des personnages les plus remarquables de l’Église entière, Italien de naissance, mais possédant une familiarité extraordinaire de toutes les langues européennes. Il était grand et robuste, avec une abondante chevelure d’un blanc de neige. Lui aussi, comme l’archevêque de Paris, il avait failli devenir pape, lors de la dernière élection ; et l’on ne doutait point qu’il le devînt quelque jour, encore bien que ce ne fût point l’usage d’élire pape un secrétaire d’État. Il avait un large visage bien découpé, d’un teint foncé, avec des yeux noirs très brillants, mais à demi voilés.

Monsignor baisa l’anneau sans se mettre à genoux, et s’assit sur la chaise qui lui fut désignée.

Personne ne dit rien pendant un moment.

— Eh ! bien, monsignor, savez-vous de quoi il s’agit ? demanda soudain le cardinal Bellairs.

— Je sais que les socialistes allemands ont fini par renverser le gouvernement impérial, malgré toutes les concessions de plus en plus humiliantes de celui-ci, qu’ils ont pris comme otages les membres de la cour et tout ce qui restait des anciens partis conservateurs, après quoi ils ont proclamé le triomphe solennel de leur parti, et annoncé aux autres puissances leur intention de tuer tous leurs otages et de se livrer contre l’Europe entière terribles assauts si, pendant ces quatre jours, chacune des nations chrétiennes n’avait pas retiré jusqu’à ses moindres mesures répressives contre le socialisme.

— Connaissez-vous la mort du prince Otteone ?

— Non, Éminence !

— Le prince Otteone a été exécuté la nuit passée, reprit simplement le cardinal. Lui-même avait sollicité la faveur d’aller à Berlin, comme représentant du Saint-Père, pour essayer de sauver tout au moins la vie des otages. Les gens de Berlin lui ont répondu qu’ils n’étaient point là pour traiter, mais bien pour imposer leurs propres conditions. Et ils ont tué le prince Otteone, et ont dit qu’ils feraient de même pour tout envoyé qui ne leur apporterait pas un message d’entière soumission. La chose sera universellement connue vers midi.

De nouveau, il y eut un silence. Le cardinal secrétaire promenait son regard d’un visage à l’autre, avec un air d’hésitation. Monsignor se taisait respectueusement, sachant bien qu’il n’avait pas à prendre la parole.

— Pouvez-vous deviner pourquoi je vous ai fait venir, monsignor ? demanda brusquement le cardinal Bellairs.

— Non, Éminence !

— Eh ! bien, c’est moi qui vais me rendre, dès ce soir, à Berlin. Le Saint-Père a eu la bonté de m’y autoriser. Et j’ai voulu vous laisser quelques instructions touchant nos affaires anglaises, avant mon départ.

Pendant un bon moment, l’esprit du prêtre se sentit incapable de saisir pleinement ia signification des paroles du vieux cardinal. Le fait est que celui-ci avait annoncé son voyage à Berlin du ton d’une personne qui exprime l’intention d’aller pour quelques jours à la campagne. Il n’y avait pas, dans sa voix ni dans ses manières, le moindre signe d’inquiétude, ou même d’agitation nerveuse. Et aussi monsignor cherchait-il encore une réponse lorsque déjà le cardinal Bellairs avait repris, s’adressant maintenant au secrétaire d’État :

— Votre Éminence sait en quelle estime je tiens monsignor Masterman. Monsignor a vraiment dans ses mains toutes les affaires de notre Église d’outre-Manche. Je voudrais seulement, si la chose est possible, qu’il fût nommé vicaire capitulaire, au cas d’un accident qui m’arriverait.

Le secrétaire d’État s’inclina.

— Vous pouvez être sûr…, commença-t-il.

— Éminence, — s’écria soudain le prêtre, interrompant le cardinal secrétaire, — Éminence, c’est impossible… c’est impossible !

Le cardinal anglais lui jeta un regard rapide.

— Pardon, dit-il, c’est expressément ce que je désire !

Monsignor se recueillit avec un violent effort. Jamais il ne lui a été donné, même plus tard, de reconstituer les transitions qui l’avaient conduit à se décider aussi brusquement. Il a toujours supposé que cette décision lui avait été inspirée, en partie, par l’élément tragique de la situation, l’impression que chacun était tenu de se hausser à un niveau d’âme exceptionnel ; à quoi s’ajoutait, pour une autre part, l’excitation nerveuse, et puis aussi un certain dégoût de la vie, qui grandissait en lui. Mais, par-dessous tout cela, il sentait bien que son nouveau désir résultait d’une affection humblement passionnée pour son vénérable chef, affection dont il n’avait jamais eu conscience jusqu’à cette minute. D’un seul coup, aussi nettement que dans une vision, il avait aperçu que c’était chose impossible de laisser aller seul à la mort cet admirable vieillard, et que personne n’avait autant le devoir de l’accompagner que lui-même, — lui qui toujours s’était révolté contre la brutalité du monde.

— Éminence, reprit il, ce que vous désirez est impossible, parce qu’il faut absolument que j’aille avec vous à Berlin !

Le cardinal sourit, et fit un geste de la main, comme pour calmer un enfant trop impétueux.

— Mon cher fils…

Monsignor se retourna vers l’autre cardinal. Il se sentait plein de sang-froid, aussi calme que si un souffle de vent avait balayé son agitation de tout à l’heure.

— Vous me comprenez bien, vous, Éminence, n’est-ce pas ? Vous comprenez qu’il est impossible que le cardinal parte seul ? Or, c’est moi qui suis son secrétaire. Je puis tout arranger, auparavant, avec… avec le recteur du collège anglais de Rome, par exemple. N’est-ce pas, Éminence, qu’il faut que ce soit ainsi ?

Le cardinal italien hésitait.

— Le prince Otteone est parti seul… commença-t-il.

— Oui, et sa mort n’a pas eu de témoin ! C’est précisément ce qui ne doit plus arriver.

La réponse à ces paroles était trop évidente : mais personne n’osa l’exprimer. Le vieux cardinal Bellairs se releva, à l’aide de sa canne.

— Ce que vous me proposez est bien bon à vous, mon enfant, dit-il doucement, et je comprends les motifs qui vous portent à me faire cette offre. Mais je vous assure que cela n’est point possible. Et maintenant, voudriez-vous rester un moment ici, avec Son Éminence le cardinal secrétaire, pendant que j’irai prendre congé du Saint-Père ? Le prêtre se releva, lui aussi.

— Il faut que je vous accompagne auprès de Sa Sainteté ! dit-il d’une voix résolue. C’est Elle qui décidera de ce que je doit faire.

Le cardinal Bellairs secoua la tête, avec un sourire indulgent. Mais monsignor se retourna vivement vers l’autre cardinal.

— Éminence, dit-il, je vous en supplie, accordez-moi cette faveur ! Il faut que je voie le Saint-Père, ne serait-ce qu’afin de recevoir ses ordres pour le cas où je ne pourrais pas accompagner le cardinal Bellairs.

Le secrétaire d’État parut hésiter un moment. Puis, en se levant à son tour et s’avançant vers la porte :

— Soit, mon enfant ! dit-il à monsignor. Venez, nous allons nous rendre tous les trois auprès de Sa Sainteté !

II

Le contraste entre les deux cardinaux et leur chef suprême frappa très vivement monsignor, malgré l’état d’agitation où il se trouvait, lorsque, ayant suivi le cardinal Bellairs dans la chambre particulière du pape, il revit la simple et quelque peu insignifiante figure, toute vêtue de blanc, qu’il se souvenait d’avoir entrevue déjà, notamment, un certain jour de fête, à genoux dans un sombre petit oratoire du Vatican.

Le pape Grégoire XIX était, comme le savait bien monsignor, d’origine française, mais d’un type français tout à fait moyen. Rien d’original, ni même d’imposant, dans sa courte figure, à l’exception de sa robe blanche et de ses insignes, sans compter que robe et insignes eux-mêmes, sur lui, prenaient une apparence étrangement « bourgeoise ». Sa voix, lorsque bientôt monsignor l’entendit parler, était pareillement d’un niveau banal, avec une tendance à la volubilité ; ses yeux gris, son nez charnu, sa bouche, tout cela achevait de le rendre aussi différent que possible du pape idéal de la fiction et de l’imagination. Nul moyen de reconnaître en lui, à première vue, le Pontife souverain. Bien plutôt on l’aurait pris pour un honnête commerçant d’habileté ordinaire, à qui serait venue la fantaisie de s’habiller d’une soutane blanche et de s’asseoir dans une énorme salle tapissée de damas rouge et d’or, avec des flambeaux d’argent sur un grand bureau plus somptueux que commode. Même en cet instant dramatique de sa propre vie, monsignor ne put s’empêcher de se demander avec étonnement de quelle façon un tel homme, — l’humble fils d’un maître de poste tourangeau, — avait pu s’élever à la plus haute dignité terrestre.

Le pape murmura quelques rapides paroles d’accueil, après quoi ses visiteurs, ayant baisé son anneau, s’assirent sur des chaises, auprès de lui.

— Et ainsi vous êtes venu me faire vos adieux, Éminence ? reprit-il en s’adressant au cardinal Bellairs. Nous vous sommes bien reconnaissant de votre généreux projet. Dieu vous en récompensera.

— Il fallait bien que, cette fois, ce fût un cardinal qui se rendit là-bas, Saint-Père ! répondit le vieillard anglais avec son doux sourire. Et puis, un homme de ma race est un peu parent des Allemands, sans être cependant l’un d’entre eux, comme je le disais déjà hier soir à Votre Sainteté. Et puis enfin, n’est-ce pas, me voici devenu un très vieil homme !

Nulle trace d’affectation dans la voix ni dans les gestes du cardinal, comme aussi dans l’allure des deux autres acteurs de la scène. Monsignor sentait que, pour des motifs inexplicable, chacune de ces trois personnes se trouvait vis-à-vis de la mort dans une attitude qui dépassait entièrement sa compréhension. Chacune d’elles en parlait vraiment avec une légèreté et un naturel à peine croyables.

— Allons, reprit le pape, voilà qui est décidé ! Vous comptez partir ce soir ?

— Oui, Saint-Père, je partirai aussitôt que j’aurai arrangé certaines affaires de mon pays. J’ai déjà retenu un aérien privé, qu’un de mes serviteurs s’est engagé à conduire. Mais il y a encore quelque chose dont je dois entretenir Votre Sainteté, avant de lui demander Ses instructions. Le prêtre que voici, mon secrétaire, monsignor Masterman, désire extrêmement m’accompagner à Berlin. Je voudrais que Votre Sainteté le lui défendît. J’ai besoin de lui pour être le vicaire capitulaire de mon diocèse, au cas possible de ma mort.

Le pape releva les yeux et les tourna vers le prêtre.

— Et pourquoi donc désirez-vous aller à Berlin, mon enfant ? Vous rendez-vous bien compte du caractère d’un tel voyage ?

— Saint-Père, je me rends compte de tout ! Je désire accompagner le cardinal à Berlin parce qu’il n’est pas bon que Son Éminence y aille toute seule. Il faut que la réception de votre envoyé, cette fois, s’accomplisse en présence d’un témoin. Le recteur du collège anglais de Rome peut fort bien recevoir toutes les instructions nécessaires, à la fois de la part de Son Éminence et de la mienne propre.

— Et vous, Éminence, quelles sont vos raisons ?

— Je ne veux pas que monsignor Masterman m’accompagne à Berlin, parce qu’il n’y a aucun besoin de deux hommes pour cette mission ! Un seul peut porter votre message aussi bien que deux.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel le pape se mit à jouer avec un porte-plume qui traînait sous sa main. Puis monsignor éclata de nouveau :

— Par pitié, Saint-Père, je vous supplie de me laisser aller à Berlin ! J’ai peur de la mort, et c’est là une des raisons pour lesquelles il faut que j’accompagne Son Éminence. En outre, je suis atteint d’une maladie mentale ; ma mémoire m’a abandonné il y a quelques mois ; elle peut m’abandonner de nouveau, et cette fois sans espoir de retour. Aussi convient-il que je tâche à être de quelque service pendant que la chose m’est possible ; et je répète à Votre Sainteté qu’il se peut qu’à Berlin je le sois, en etffet. Deux messagers y vaudront mieux qu’un seul !

De nouveau, pendant un moment, le pape resta sans parler. Il avait lancé sur le prêtre un regard intrigué, lorsqu’il l’avait entendu dire qu’il « avait peur de la mort ». Puis il avait baissé les yeux, et ses lèvres avaient commencé à frémir d’un petit tremblement continu.

— Eh ! bien, soit, mon fils, dit-il enfin à monsignor, vous pouvez accompagner Son Éminence à Berlin, si vous le désirez !

III

Un très petit groupe de personnes vint assister au départ de la seconde ambassade pour Berlin. L’heure et le lieu de ce départ avaient été tenus secrets, par crainte d’un encombrement de foule ; et il n’y avait là que trois ou quatre membres du Collège anglais, une demi-douzaine d’amis privés du cardinal, quelques serviteurs, et un petit groupe de passants qu’avait retenus le spectacle inaccoutumé d’un aérien attaché à un quai dorénavant hors d’usage. Personne autre, parmi les milliers de gens qui remplissaient les rues et les places de Rome, ne se doutait même de l’envoi à Berlin d’un nouveau délégué.

Dix minutes avant le départ, monsignor se trouva seul debout sur le quai, tandis que le cardinal continuait de causer avec ses amis, au pied de l’escalier.

Et pendant que le prêtre se tenait là, tantôt considérant la ville, où déjà, sous un ciel encore clair, des lumières commençaient à s’allumer, et tantôt examinant les flancs allongés du rapide navire qui vibrait, léger comme une fleur, impatient de s’élancer dans l’espace immense, pendant qu’il voyait toutes ces choses avec la partie extérieure de son âme, au-dedans de celle-ci il tâchait à comprendre les impulsions et pensées nouvelles dont il se sentait pénétré. En vérité, il lui aurait été presque impossible d’expliquer les motifs qui l’avaient amené là, sur ce quai de départ ; ses espérances, ses craintes, tout cela restait en lui étrangement vague. Il était comme quelqu’un qui défiler sur un écran un tourbillon d’ombres confuses, et qui parfois découvre la trace d’un corps ou d’un visage, parfois un mouvement fragmentaire, mais sans pouvoir rien saisir de l’intention ni du plan de l’ensemble. Ou bien, plutôt encore, il avait l’impression d’être lui-même emporté dans un tourbillon, sans aucun état d’âme défini, mais avec une curiosité de la manière dont l’aventure s’achèverait, et puis aussi des raisons qui avaient produit cette aventure singulière. Simplement, il savait que la chose était ainsi. Il savait que c’était chose absolument indispensable qu’il se trouvât sur ce quai, en partance vers une mort presque certaine : cela était pour lui aussi évident que l’existence même de son corps et de son âme.

J’ajouterai que rien de tout cela n’avait encore réussi à lui expliquer l’espèce d’énigme qui s’imposait à lui depuis son récent retour à la conscience de soi. Tout au plus sentait-il qu’il devait tenir en main, désormais, tous les éléments du problème ; mais sans qu’il lui fût possible, jusqu’à présent, de les coordonner eu un tout homogène. Il n’y avait, en somme, qu’une seule chose qu’il perçût maintenant avec une netteté parfaite : c’était que la tranquillité prodigieuse de ces catholiques en présence de la mort constituait l’un des éléments principaux de la solution du problème, — comme aussi qu’un autre élément de cette solution lui avait été donné par la vue de la platitude misérable de l’être et de la vie des colons socialistes. Telles étaient les réflexions et songeries du voyageur, au moment où il vint prendre sa place dans l’étroite cabine où l’avait précédé le vieux cardinal après que l’on avait échangé les derniers adieux. La cabine était un petit espace dont la cloison se trouvait bordée d’une sorte de banquette continue, avec des coussins servant de matelas ; au centre s’allongeait une étroite table, et des fenêtres grillées s’ouvraient sur les deux côtés de la pièce. Une plate-forme vitrée, entourant la cabine, permettait aux voyageurs de faire quelques pas, en manière d’exercice ; mais tout l’avant du bateau était entièrement rempli par les appareils mécaniques du conducteur. C’était un type d’aérien relativement nouveau, et qui ne servait que pour les voyages lointains ; monsignor avait entendu dire que sa rapidité était suffisante pour amener les délégués à Berlin dès le matin suivant.

Quelqu’un du dehors ferma, brusquement, la porte vitrée. De l’intérieur de la cabine, par la fenêtre, le cardinal envoya à ses amis un sourire et an geste d’adieu. Puis une cloche sonna, un frémissement parcourut le bateau, et puis, soudain, le quai garni de visages parut tomber dans le vide.

Le cardinal s’assit, posa sa main sur le genou du prêtre.

— Et maintenant, dit-il, il faut que nous causions un peu !

IV

Déjà la brume des Alpes commençait à voiler d’un nuage les fenêtres de la cabine, et toujours encore les deux voyageurs continuaient de causer. L’homme qui avait perdu sa mémoire avait vu soudain ses énergies faiblir, sous le coup violent d’une émotion dont il avait à peine conscience, — de l’émotion produite chez lui par l’idée que chaque lieue de son vol présent le rapprochait d’une mort quasi certaine. Si bien qu’il avait tout avoué à ce calme vieillard paternel, ses craintes, sa résistance intérieure contre la nouvelle atmosphère de pensée au milieu de laquelle il s’était réveillé, semblait-il quelques mois auparavant, son impression d’un christianisme qui aurait perdu le véritable esprit chrétien, et surtout l’étrange absence de tout sentiment religieux défini dans son propre cœur. Tout cela lui avait paru très malaisé à traduire en paroles ; et il n’avait pas fallu moins que l’indulgente attention du vieux cardinal pour lui donner la force de parvenir jusqu’au bout de sa confidence.

Après l’avoir longuement écouté, le cardinal lui avait posé une question :

— Et maintenant, mon enfant, maintenant que vous affrontez la mort, le faites-vous en croyant que la religion est vraie ?

— Oui, mon père, ou du moins je le suppose !

— Fort bien. L’essentiel est que vous ayez la foi. N’ajoutez plus rien ! Vous vous êtes confessé ?

— Oui, cet après-midi même.

Le vieillard était resté un moment silencieux.

— Quant à votre impression d’irréalité, avait-il repris, comme aussi quant à votre notion d’une église qui n’aurait pas de cœur, il n’y a rien là que de naturel. Votre maladie a causé chez vous un choc mental très violent, d’où résulte que votre sensibilité se trouve aiguisée à un degré plus ou moins morbide. Or, voyez-vous, le cœur de l’église est très profond, et, faute d’avoir pu encore le pénétrer, vous vous êtes irrité de ne pas l’apercevoir là où vous le cherchiez. Croyez-moi, cela n’a pas une grande importance ! Il faut seulement que vous mainteniez votre volonté dans la direction de Dieu : ni Dieu ni la religion ne vous en demandent davantage. Aussi bien suis-je prêt à reconnaître que l’Église porte vraiment en soi une certaine dureté, encore que le mot de force surnaturelle me paraisse plus juste. Ce n’est, en somme qu’une question de mots. Cette force, l’Église l’a toujours possédée. Autrefois, elle lui a dû de pouvoir souffrir ; maintenant, elle lui doit le moyen de régner. Mais j’ai l’idée que, en y réfléchissant, vous n’auriez pas de peine à découvrir que cette même force continue à armer l’Église jusque dans la souffrance.

— Oui, mon père, s’écria tristement le prêtre, oui, en effet, je commence à m’apercevoir de cela ! Vous-même, le prince Otteone…

Le vieux cardinal hocha la tête.

— De moi-même, n’en parlons pas ! Je suis un très vieil homme, et je ne m’attends nullement à souffrir. Pour le prince Otteone, c’était différent. Le prince Otteone était un jeune homme plein de vie ; et, dès le début, il a su parfaitement vers quel sort il allait. Eh ! bien, est-ce que son aventure ne vous frappe pas ? Il est parti gaiement, sans l’ombre d’un regret. Vous a-t-on dit cela ?

Ce fut au tour du prêtre de rester silencieux.

— À quoi pensez-vous, mon enfant ? Mais monsignor hésitait à répondre.

— Allons, mon fils, ne craignez pas de parler ! reprit le cardinal.

— Je pense à Sa Sainteté ! éclata soudain monsignor. Je l’ai trouvée si indifférente, si froide, avec si peu de souci pour la vie ou la mort de ses messagers !…

Il releva sur le vieux cardinal un regard angoissé.

— Oh ! murmura le vieillard, que cela ne vous inquiète pas ! Ainsi, vous avez pensé que le pape était indifférent ? Ma foi, ne devrait-il pas l’être ? N’est-ce point ce que nous devrions attendre du Vicaire du Christ ?

— Mais le Christ lui-même a pleuré !

— Oui, oui, et son vicaire aussi a pleuré. Croyez-moi, je l’ai vu de mes propres yeux ! Mais c’est sans larmes que le Christ est allé à la mort.

— Certes, mais Sa Sainteté ne va pas à la mort ! s’écria le prêtre. Elle y envoie les autres…

Il s’arrêta brusquement, ayant perçu non pas une parole, de la part de son compagnon, mais simplement une espèce de vibration mentale qui tendait à l’empêcher d’en dire davantage. Là-haut, si haut par-dessus le monde, et puis aussi sous la pression de telles pensées, chacun de ses nerfs semblait tendu à un degré surprenant d’impressionnabililé. Mais le vieux cardinal ne répondit rien. Une fois, en vérité, ses lèvres s’ouvrirent, mais pour se refermer aussitôt.

— Personne, à coup sûr, ne saurait attendre que le Saint-Père se rendît lui-même à Berlin dans les circonstances présentes ! dit enfin le cardinal, d’une voix douce et affectueuse. Mais ne vous vient-il pas à l’esprit que, peut-être, Sa Sainteté trouve plus pénible encore de devoir rester au repos dans Rome ?

Monsignor sentit une vague de désappointement. Il avait espéré quelque mot révélateur, au lieu de cette réponse banale, et qui n’expliquait rien.

Le vieillard se pencha vers lui, en souriant de nouveau.

— Mon fils, lui dit-il, ne vous montrez pas impatient et prompt à la critique ! Qu’il vous suffise de songer que, vous et moi, nous allons là-bas ! Oui c’est assez de quoi nous occuper tous les deux. Venez, aidez-moi à relire encore toute cette masse de papiers !

Une heure plus tard, l’aérien était sensiblement descendu, et passait au-dessus d’une région de plaines. Monsignor commençait à avoir conscience d’une lassitude irrésistible. Il ne put s’empêcher de bâiller à deux ou trois reprises, et son vieux compagnon eut pitié de lui.

— Étendez-vous un peu, monsignor ! lui dit-il. Vous avez eu une journée terrible ! Moi aussi, d’ailleurs, je vais essayer de dormir. Sans compter qu’il faut que nous soyons aussi frais que possible, pour notre entrevue de tout à l’heure !

Monsignor ne répondit pas. Il s’avança jusqu’à l’autre côté de la banquette, ôta sa ceinture, et s’étendit de son long. Il avait à peine fini de s’émerveiller de la prodigieuse sûreté du vol de l’aérien, semblable à une flèche lancée dans les airs, que lui-même se trouvait plongé dans un état complet d’inconscience.

V

Il se réveilla en sursaut, avec un mélange singulier de netteté des sens et d’engourdissement intellectuel. Écartant ses pieds de la banquette, il s’assit, se mit à regarder autour de soi.

La première chose qu’il aperçut fut que la cabine était remplie d’une pâle lumière matinale, froide et triste, bien que les lumières voilées des lampes continuassent à briller au plafond. Puis il vit que le cardinal était assis à l’autre extrémité de la cabine, le regard fixé au dehors. L’une des fenêtres de verre était baissée, et une coulée d’air brumeux agitait les cheveux blancs sur la tête du vieillard. Puis il vit, à l’avant du vaisseau, la figure tassée du conducteur.

Rien d’autre qu’il pût discerner, à travers le vitrage ; de tous côtés, un épais brouillard inondait l’atmosphère. L’aérien semblait arrêté, mais sans doute quelque part au-dessus de terre, comme un ballon captif immobile à l’extrémité de sa corde. Monsignor eut un mouvement, qui fit retourner vers lui le cardinal Bellairs. Le vieillard paraissait étrangement usé et fatigué, parmi cette lumière triste. Mais ce fut de sa voix ordinaire, sans la moindre trace d’émotion, qu’il demanda :

— Étes-vous bien réveillé, monsignor ? J’ai voulu vous laisser dormir à votre aise.

— Qu’y a-t-il, Éminence ? Où sommes-nous ?

— Nous sommes arrivés au-dessus de Berlin, depuis déjà une demi-heure. On nous a ordonné, par signaux, de rester où nous étions, jusqu’à ce que l’on vînt nous faire descendre.

— Nous sommes arrivés ?

— Mais oui. Nous avons dépassé la première ligne de signaux de Berlin, il y a environ trois quarts d’heure. Après quoi, naturellement, nous avons ralenti notre course.

Soudain, monsignor eut vaguement l’impression d’entendre comme un bourdonnement, au-dessous de soi. Le cardinal se pencha en avant, et regarda par la fenêtre ouverte.

— Je crois que les voici enfin qui montent vers nous ! — dit-il, en se retournant de nouveau vers son compagnon. — Écoutez, monsignor ! Le prêtre écouta de toutes ses forces. Par instants, seulement, il recommençait à entendre trois ou quatre bruits métalliques, faibles et menus, comme jaillissant des profondeurs d’un immense puits ; mais, brusquement, il perçut trois sonneries de cloche.

Le cardinal, lui aussi, avait entendu.

— Oui, dit-il, les voici qui partent enfin d’en bas ! Us nous ont fait attendre assez longtemps !

Il prit sur le banc sa ceinture écarlate, ainsi que sa calotte, et commença à se préparer pour le débarquement.

Monsignor avait sauté sur ses pieds et couru vers le grand manteau du vieillard, pendu à la patère.

— Vous feriez mieux de vous apprêter vous-même ! lui dit doucement le cardinal. Ces gens vont être là dans un instant.

Et, en effet, tandis que le prêtre s’occupait à peigner rapidement ses cheveux, il entendit un bruit de voix qui parlaient quelque part, toujours au-dessous de lui, parmi la brume. Et puis, dès la minute suivante, au delà de la fenêtre devant laquelle se tenait le vieux cardinal, vêtu de son grand manteau et le chapeau sur la tête, voici qu’apparut d’abord un toit brillant, puis une rangée de petits ventilateurs, et puis encore une rangée de fenêtres contre lesquelles se pressaient une douzaine de visages. Les nouveaux venus commencèrent à remuer, aussitôt qu’ils découvrirent le costume rouge du cardinal.

— Nous pouvons nous rasseoir ! dit en souriant le vieillard. Le reste ne concerne plus que les mécaniciens.

Monsignor s’est souvent étonné, plus tard, à se rappeler combien peu de crainte réelle et active il avait éprouvé durant ces heures de crise. Il avait pleine conscience d’une certaine sensation morbide, comme d’un goût aigre sur ses lèvres, qu’il léchait par instants ; mais presque rien d’autre que cela, si ce n’est, peut-être, un court frisson spasmodique dont il fut secoué une ou deux fois en recevant au visage une brise imprégnée de brouillard. Et, donc, il restait assis, à peu près impassible, observant, par les fenêtres le peu qu’il pouvait voir de la manière dont l’aérien descendait lentement, attaché à l’espèce de long radeau flottant qui était venu le rejoindre d’en bas. Le conducteur de l’aérien restait toujours encore à son poste, d’où monsignor l’entendait répondre, une ou deux fois, à des questions posées par des personnes invisibles. Le cardinal, lui aussi, demeurait immobile et silencieux, sur la banquette opposée.

Mais soudain monsignor se sentit saisi d’épouvante, au moment où déjà il avait conscience d’approcher de terre. La première indication précise de cette approche fut une nouvelle sonnerie, dont le prêtre se mit machinalement à compter les coups. Puis, pendant que ses yeux s’efforçaient de discernera l’horizon des bâtiments ou des tours, le mouvement de descente s’arrêta. Il y eut une petite sensation de secousse, puis un bruit de pas rapides, puis encore un grand choc. Évidemment, on était arrivé à un quai de débarquement dressé au-dessus de la ville. Monsignor se rappela soudain que c’était ainsi que s’achevaient les voyages aériens. Déjà le cardinal était debout devant lui.

— Venez, monsignor ! lui dit-il eu lui tendant la main.

Au même instant la porte s’ouvrit, et deux hommes en uniforme pénétrèrent brusquement dans la cabine.

— Qui êtes-vous, messieurs, et pourquoi venez-vous ? demanda l’un des hommes, en excellent anglais.

— Je viens de la part du Saint-Père ! répondit nettement le cardinal. Je suis le cardinal Bellairs ; et voici mon secrétaire, monsignor Masterman ! Je dois ajouter que monsignor ne remplit ici aucune mission officielle.

— Fort bien, dit l’homme. Tout est en ordre : déjà votre arrivée nous a été signalée, tout le long du trajet. Voudriez-vous venir par ici ?

Une passerelle avait été jetée de l’aérien au radeau, qui, à son tour, se trouvait maintenant attaché à un large quai tout enveloppé de brouillard. Cependant, monsignor pouvait apercevoir que tout ce quai était encombré d’hommes, les uns vêtus d’uniformes, d’autres en blouses d’ouvriers. Mais on avait réservé un chemin pour les arrivants, et la foule les laissa passer sans aucune démonstration d’hostilité ouverte. Le seul détail qui frappa monsignor fut l’absence de tout signe de salutation ; et bientôt également, lorsque le cardinal et lui eurent pénétré, en compagnie des deux officiers, dans l’ascenseur qui devait les conduire à terre, le prêtre entendit derrière soi un échange de voix gutturales, au milieu desquelles vibra soudain un gros rire. Puis les portes de l’ascenseur se refermèrent, et l’appareil descendit.

La descente était si rapide que les voyageurs, même sans le brouillard d’alentour, auraient été hors d’état de rien observer de la ville. Et bientôt, en même temps que la vitesse se ralentissait, monsignor observa que l’appareil longeait le mur d’un grand bâtiment de briques sombres. Puis ce fut l’arrêt, et les portes ouvertes.

Un groupe d’hommes se tenaient là, avec une lueur d’attente cruelle sur leurs durs visages. Tous ces hommes portaient des uniformes, mais d’espèces diverses. L’un d’eux s’était placé un peu en avant des autres, et tenait un papier à la main.

— Le cardinal Bellairs ? demanda-t-il. Et monsignor Masterman ?

Le cardinal s’inclina.

— Nous avons appris votre départ de Rome, hier soir. On m’a dit aussi que vous étiez chargés d’un message de la part des puissances ?

— De la part du Saint-Père, que les puissances européennes ont désigné pour les représenter !

— Cela revient au même ! dit brusquement l’homme. Le Conseil vous attend. Ayez la bonté de me suivre !

À ce moment, l’un des officiers qui avaient accompagné les voyageurs s’avança vers eux.

— Le vieil homme, dit-il en désignant le cardinal, m’a déclaré tout à l’heure que cet autre individu n’était pas un envoyé officiel !

— Est-ce vrai ? demanda le fonctionnaire qui avait accueilli les voyageurs au bas de leur descente.

— Parfaitement !

— En ce cas, je n’ai ordre que de faire entrer l’envoyé des puissances. M. Masterman aura l’obligeance de suivre mon collègue. Et maintenant, monsieur le cardinal, voulez vous venir avec moi par ici ?

VI

Lorsque, plus tard, monsignor revoyait d’ensemble cette tragique aventure, aucun de ses aspects peut-être ne le frappait autant que l’abominable rapidité avec laquelle s’étaient déroulées toutes ses péripéties. Mais peut-être, par ailleurs, valait-il mieux qu’il en fût ainsi. Car même les quelques minutes d’attente incertaine écoulées après le départ du cardinal lui avaient semblé d’une longueur interminable.

Il allait çà et là, dans la petite pièce où on l’avait enfermé, — une manière de salon, sans doute, faisant partie d’un bâtiment impérial dont les révolutionnaires s’étaient emparés. Il entendait par instants, dans le corridor, les voix des quelques hommes chargés de le garder, et tout son cœur frémissait d’une angoisse sourde, bien plus torturante que l’aurait pu être une peur positive, et avec un objet défini.

Il tâchait à se réconforter en se redisant l’histoire des journées précédentes. Il se rappelait de quelle façon, après le premier éclat de la révolution allemande, lorsque tous les agents de l’ancienne police impériale avaient été tués au moyen d’engins nouvellement inventés, et lorsque le palais avait été envahi, et la ville entière réduite à un état de terreur impuissante, un second massacre s’était produit, celui-là non plus commandé, mais toléré par les chefs du mouvement socialiste.

Monsignor avait, du reste, conscience de ne savoir encore qu’une faible partie du drame. Tout au plus en connaissait-il les contours principaux. D’abord, c’était chose évidente que la révolution avait été conçue et préparée dans tous ses détails depuis de longs mois. Il y avait eu à Berlin, durant ces mois passés, une affluence énorme de socialistes des divers pays d’Europe, mais surtout d’Amérique, accourus là sans que l’autorité impériale pût encore se résoudre à agir contre eux. Par degrés, de vagues protestations avaient surgi, s’étaient répandues dans les masses : mais tout cela trop imprécis pour faire soupçonner un prochain recours à la violence. Et puis enfin, au moment où déjà, dans tous les autres pays, le transport officiel des socialistes en Amérique commençait à s’organiser, et où les politiciens les plus pessimistes tendaient à considérer tout danger comme écarté, voilà que, sans le moindre avertissement, le grand coup avait été frappé, — sous la direction manifeste d’un Comité international, dont personne, jusque-là, n’avait même soupçonné l’existence !

Quant aux détails de la crise elle-même, le prêtre se rappelait seulement que les révolutionnaires, à nombreuses trahisons des familiers de la cour impériale, avaient mis la main palais qui formaient cette cour. En quelques heures, l’immense exécution s’était achevée. Impossible pour les autres puissances d’intervenir avant la catastrophe ; impossible d’intervenir utilement maintenant encore, en raison d’une foule « d’otages » que les rebelles menaçaient de tuer dès la première apparition d’aériens armés.

Et puis il y avait les conditions exigées par ces rebelles, — des conditions que les gouvernements étaient unanimes à rejeter, car elles comprenaient, en plus du rappel immédiat de tous les socialistes, une suppression absolue du pouvoir religieux dans toute l’Europe, une liberté absolue de la presse, et maintes garanties non moins inacceptables. Faute pour les puissances d’admettre ces conditions, c’était la guerre déclarée par l’Allemagne à toute l’Europe, une guerre qui, naturellement, ne pouvait finir que par le triomphe des puissances chrétiennes, mais qui, en attendant cette issue heureuse, ne pouvait manquer de signifier, étant données les nouvelles conditions de toute guerre, une destruction incalculable de vies humaines et de propriétés, — d’autant plus que l’on savait les Allemands résolus à répudier toutes les lois internationales qui restreignaient cette destruction. Certes, le défi porté au monde par Berlin était une démarche désespérée et vouée à l’échec ; mais c’était le défi d’un animal féroce qui, tenant à sa portée toutes les ressources de la science moderne et connaissant la manière d’en user, ne se ferait aucun scrupule d’en tirer le parti le plus effroyable. Sans compter, disait-on, les possibilités d’un soulèvement des socialistes d’Amérique et d’émissaires secrètement disséminés à travers tout le monde civilisé, au cas où la répression des puissances aurait réussi.

Voilà, en résumé, ce que monsignor Masterman se rappelait avoir lu ou entendu raconter ! C’était là ce que le monde entier savait ; et, certes, les choses n’avaient rien de rassurant.

En premier lieu, à coup sûr, le prêtre craignait la mort pour sa propre personne ; et cependant, tandis qu’il allait de long en large dans le petit salon, honnêtement et sincèrement il croyait pouvoir s’affirmer que cette crainte n’occupait qu’un plan accessoire dans son esprit. Bien plutôt ce qu’il éprouvait était une sensation de surprise, mêlée d’horreur, à la pensée que de tels événements eussent pu éclater dans ce monde ordonné, discipliné, avec lequel il commençait à se familiariser. C’était cette surprise et cette horreur qui l’accablaient, d’un poids qu’aggravaient encore sa tension nerveuse, la brutalité grossière des hommes qui l’avaient accueilli, et le souvenir de la mort toute récente, dans cette même ville, d’un autre messager de paix pareillement envoyé de Home. Et puis aussi la surprise et l’horreur se concentraient pour lui maintenant, comme un symbole, dans l’image du vieux cardinal que, depuis longtemps déjà, il avait appris à aimer.

Comme le font toujours les esprits exaltés, il se représentait une demi-douzaine d’issues possibles, et dont chacune lui apparaissait en plein relief, avec une clarté singulière. Il imaginait le retour du cardinal avec la nouvelle d’un compromis, ou du moins avec la nouvelle d’un délai. Ou bien il revoyait le vieillard venant à lui, tout anxieux et troublé, sans que l’on eût encore rien décidé. Ou bien c’était lui-même que, tout d’un coup, l’on accourait chercher. Et il y avait d’autres images, plus terribles que celles-là, et contre lesquelles il raidissait toute sa volonté, en se disant qu’il était inconcevable que de telles choses eussent lieu. Oui, et pourtant pas une de ces conjectures n’était aussi terrible que devait l’être, tout à l’heure, la réalité elle-même…

Celle-là arriva rapide et brusque, sans le moindre incident prémonitoire.

Le prêtre se retournait, étant parvenu à l’extrémité de la pièce, lorsque tout d’un coup une figure apparut devant lui, sans même qu’il eût entendu d’avance un bruit de pas. Derrière cette figure, il en entrevit deux autres, attendant.

C’était le vieux cardinal Bellairs, qui se tenait là, droit et plein de sérénité comme toujours, avec, dans ses yeux, un regard qui fit taire toute pensée et toute émotion dans l’âme du prêtre. Le vieillard leva sa main, sur laquelle brillait la bague violette ; et aussitôt, sans même savoir ce qu’il faisait, le prêtre tomba sur ses genoux.

Benedictio Dei omnipotentis, Patris et Filii et Spiritns Sancti, descendat super te, fili mi, et maneat semper !

Ce fut tout. Pas un mot de plus.

Et puis, pendant que le prêtre se relevait avec un cri étranglé, la frêle figure disparut, et la porte de la pièce fut refermée d’un triple tour de clef.

CHAPITRE VI

I

Durant toute la journée, un étrange silence pesa sur Berlin, un silence profondément différent de ce calme habituel des cités modernes que commençait à connaître et à goûter, dorénavant, monsignor Masterman. Celui-ci, en effet, s’était accoutumé au bourdonnement léger des rues passantes, alors que voitures et piétons s’avançaient sans bruit sur un pavage capitonné, et que l’air vibrait d’un murmure continu où figuraient les appels assourdis des cloches et les sons mélodieux des trompes attachées aux automobiles ; tout cela commençait à lui devenir familier, et il y découvrait quelque chose de bienfaisant, quelque chose qui lui rappelait qu’il vivait, en vérité, dans un monde d’hommes aussi occupés et actifs que ceux d’autrefois, mais infiniment plus civilisés, et se soumettant de leur gré à une discipline collective.

Mais le silence de ce quartier central de Berlin n’avait rien de commun avec celui de Paris ou de Londres. Son intensité était, au contraire, inquiétante et sinistre. Par instants s’élevait un sifflement soudain, qui s’agrandissait et s’accentuait bientôt, marquant évidemment le passade d’une voilure chargée de quelque terrible mission révolutionnaire. Plusieurs fois aussi le prêtre avait entendu un échange lugubre de voix sous la fenêtre de la chambre où il continuait à être emprisonné. Ou bien encore, parfois, un bruit semblait descendre sur lui de très haut, probablement le bruit d’un ascenseur qui revenait à terre. Et, à chacun de ces bruits, le prêtre frémissait involontairement, se demandant si ce n’était point le signal de quelque nouvelle catastrophe, le prélude de quelque décision qui allait le rayer du nombre des vivants.

Quant aux progrès des événements, il continuait à n’en rien savoir.

Deux jours s’étaient passés depuis l’affreux instant où la porte s’était refermée derrière le prisonnier, et où le vieux cardinal s’en était allé doucement vers la mort. Depuis, le prêtre n’avait pas même osé interroger le gendarme taciturne qui lui apportait sa nourriture. Des milliers de pensées tourbillonnaient devant lui, comme des images reflétées sur un mur. Il voyait des rassemblements d’armées, l’horizon obscurci par l’approche d’escadres aériennes, accourant pour châtier la révolution allemande. Ou bien c’était cette révolution elle-même qu’il imaginait, répandant à travers le monde ses engins destructeurs, lançant sur Rome et sur Londres, sur Paris et sur Versailles des projectiles, dont chacun suffisait pour anéantir une ville entière.

Avec cela, aucune conclusion définie ne s’offrait à la pensée du prêtre prisonnier. Celui-ci se trouvait dans un état si complet de passivité qu’il ne cherchait même pas à comprendre si les faits récents n’avaient pas répondu, précisément, à la question qu’il s’était posée depuis des mois, — l’angoissante question de savoir si les chrétiens qui régnaient à présent sur le monde n’avaient pas oublié l’élément chrétien de la souffrance. Simplement il constatait que le jeune prince romain s’était conduit en héros, et, plus encore, le vieux cardinal anglais, qui, lui, n’avait déjà plus eu aucun doute sur le sort réservé à sa mission. Et puis il songeait que bientôt, dès la nuit suivante, le délai fixé par Berlin à l’Europe allait prendre fin.

Lentement, le brouillard se dissipait, et un rayon de soleil se glissait sur le mur, vis-à-vis de la fenêtre. Et pendant que monsignor suivait machinalement des yeux ce rayon tremblotant, la porte de la chambre s’ouvrit, une fois de plus, et monsignor éprouva la surprise de voir venir à lui, tout souriant, ce même avocat anglais, James Hardy, avec lequel il s’était naguère entretenu, à Londres, des chances de succès du parti socialiste.

II

— Bonjour, monsignor ! Je suis confus de n’être pas encore venu vous voir ; mais nous avons été extrêmement occupés, tous ces jours-ci.

Il s’assit dans l’unique fauteuil, sans offrir au prêtre une poignée de main.

Et sur-le-champ le prêtre, par une de ces intuitions soudaines et inexplicables qui partent plus loin que toute réflexion, sentit et comprit deux choses : d’abord, que c’était à dessein, et non point par négligence, qu’on l’avait laissé seul durant ces deux jours ; et, en second lieu, que cette visite qui lui était faite quelques heures avant l’expiration du délai avait, elle aussi, un objet déterminé. Son cerveau était d’ailleurs trop confus pour lui permettre de tirer de ces deux faits eux-mêmes une conclusion approfondie ; mais du moins l’instinct qui lui avait fait comprendre les deux faits lui enjoignait aussi de veiller soigneusement sur toutes ses paroles.

— Je crains que vous ayez eu à traverser ici bien des heures d’anxiété ? reprit le visiteur. Mais il en est de même pour nous tous ; croyez-le bien ! Il faut que vous nous excusiez, n’est-ce pas, monsignor ?

Le prêtre ne répondit rien. Entre ses paupières à demi fermées, il examinait le solide visage, plein d’intelligence, de l’homme qui venait de s’asseoir en face de lui, sa forte bouche volontiers souriante, ses cheveux coupés ras et grisonnants au-dessus des oreilles.

— Allons, reprit encore James Hardy, je vois que vous n’êtes pas satisfait de nous ! Mais dites-vous bien que votre arrivée nous a placés nous-mêmes dans un grand embarras. Certes, je déplore autant que vous la mise à mort des deux envoyés. Mais force nous a été de tenir notre parole. Il fallait bien prouver notre sincérité, et montrer au monde que nous prenions la chose au sérieux.

Puis, après une pause :

— Et il faudra bien que nous recommencions à le montrer cette nuit, selon toute apparence ! Le prêtre, obstinément, écoutait sans répondre.

— Permettez-moi de vous dire que votre attitude n’a rien de raisonnable, monsignor ! éclata enfin le visiteur. Pour moi, je suis tout prêt à vous communiquer ce que je sais, si seulement vous me le demandez. Je ne suis pas venu du tout pour vous vexer, ni pour étaler mon triomphe sur vous. Sans compter que, laissez-moi vous le rappeler, nous aurions fort bien pu vous traiter, vous aussi, comme un envoyé. Pour être franc, c’est moi qui suis intervenu en votre faveur… Oh ! non point par pitié ou par sympathie. Ce sont là des sentiments que nous vous avons laissés depuis longtemps, à vous chrétiens, et au-dessus desquels nous planons désormais. Simplement j’ai pensé que, pourvu que nous tinssions notre parole, nous n’avions pas besoin d’aller au delà. Et l’expérience a démontré que j’avais eu raison… Dites, monsignor, n’êtes-vous pas curieux de savoir pourquoi ? Au prix d’un violent effort intérieur, le prêtre réussit à demeurer silencieux.

— Eh ! bien, le fait est que nous allons vous renvoyer à Rome, après minuit. C’est vous qui y porterez témoignagne d’une dernière scène du prologue de la tragédie, — je veux dire la mise à mort de tous nos otages.

Il s’arrêta de nouveau, guettant une réponse. Mais enfin, d’un air impatienté, il se releva et dit sèchement au prêtre :

— Suivez-moi, s’il vous plaît, monsignor ! J’ai ordre de vous amener devant le Comité.

III

Sous l’escorte de James Hardy et d’un groupe d’agents de police, le prêtre pénétra dans une vaste salle, ayant un peu la forme d’une salle de concert ; et bientôt il trouva tout le temps d’en observer les détails, du coin reculé de l’estrade où son guide l’avait laissé, toujours sous la garde des agents de police.

Cette estrade occupait l’une des extrémités de la salle, et était garnie d’un long demi-cercle de sièges et de bancs, sur lesquels se tenaient assises une trentaine de personnes, toutes vêtues de noir. Au centre du demi-cercle, le siège et la table du président s’élevaient un peu plus haut, mais sans que pour cela monsignor, placé derrière lui, fût en état de voir de lui autre chose que son manteau noir et ses longs cheveux d’un gris de fer.

Le reste de la salle était presque vide. Une table se dressait au pied de l’estrade, et autour d’elle d’autres hommes s’apprêtaient à écrire. Plus loin, un petit groupe d’hommes restaient debout, semblant attendre leur tour d’être interrogés.

Au dehors, les dernières lueurs du jour s’étaient effacées ; mais la salle resplendissait, éclairée par des lampes électriques tout autour du plafond. Sur tous les visages que pouvait observer le prêtre, une émotion commune se lisait nettement, — une irritation muette et profonde, prédisposant les âmes à agir sans pitié.

Et à plusieurs reprises monsignor vit comparaître devant le président des personnes qui, sans doute, déposaient leurs témoignages. Enfin James Hardy, qui occupait l’un des sièges de l’estrade, s’approcha du président et lui parla dans l’oreille. Dès la minute suivante, sur un signe de Hardy, les agents de police amenèrent le prêtre sur le premier plan de l’estrade, à l’endroit où s’étaient tenus les témoins de tout à l’heure. Et brusquement le président, qui s’était détourné pour causer avec ses assistants, se retourna vers le prêtre et le dévisagea.

Jamais monsignor n’allait oublier le visage de cet homme, entre les mains duquel résidait l’autorité suprême de la révolution. Incontestablement, c’était là un visage de prêtre, mais le visage d’un prêtre déchu. Le teint était cuivré, les lèvres droites et minces, le nez fort, avec une courbe hardie ; et les grands yeux noirs reflétaient une énorme puissance intérieure, sous les lourds sourcils qui les recouvraient. Seuls, ces yeux semblaient vivre, tandis que le reste des traits faisait l’effet d’un masque modelé avec soin.

À sa grande surprise, monsignor s’entendit adresser des paroles anglaises. C’était Hardy qui l’interrogeait, debout à côté du fauteuil du président.

— Monsignor, vous n’avez pas voulu me répondre, tout à l’heure. Maintenant que je parle au nom du Comité, consentirez-vous à parler ?

— Je dirai ce qui me paraîtra pouvoir être dit.

— Oh ! monsignor, fit Hardy d’un ton de moquerie, vous n’avez pas besoin d’avoir peur. Nous ne sommes pas de ceux qui arrachent les réponses par la torture. Je voulais seulement savoir si vous étiez enfin disposé à voua montrer raisonnable.

Et comme le prêtre ne répondait pas :

— Allons, écoutez ! D’abord, nous allons vous dire nos intentions. À minuit, comme vous le savez, nous comptons remplir scrupuleusement notre promesse. Tous nos otages survivants périront de la même manière qu’ont péri les autres. Nous le regrettons fort, mais nul moyen d’agir autrement puisque, maintenant encore, les chrétiens ne semblent pas comprendre que nous soyons sérieux. Et je regrette aussi d’avoir à vous dire que vous serez contraint d’assister à la scène ; mais vous pourrez vous consoler en administrant les derniers secours religieux à de vos coreligionnaires qui se trouvent parmi les condamnés. Puis, aussitôt après l’exécution, vous serez remis en liberté et conduit à bord du même aérien qui vous a amené de Rome, avec le même chauffeur. Mais cela ne vous sera donné que moyennant une condition, — la condition que vous vous rendiez tout droit auprès du pape, lui rapportiez tout ce que vous aurez vu, et lui délivriez deux ou trois petits objets que nous allons vous confier.

Il s’arrêta et fit signe à quelqu’un, derrière lui. Bientôt un homme s’avança, tenant en main un coffret qu’il posa sur la table. Hardy ouvrit le coffret.

— Voici la chose que vous allez emporter ! Oui, je vois que vous reconnaissez ces objets ? Ce sont la barrette, la calotte, la croix, et l’anneau du défunt cardinal Bellairs. Et voici pareillement, dans le coffret, un anneau et une médaille qui appartenaient au défunt prince Otteone ! Vous remettrez tout cela au pape, comme autant de gages de ce que vous direz. Consentez-vous à cela ? Le prêtre fit un signe de tête qui pouvait être pris pour un consentement. En vain il aurait essayé de tirer un mot de sa gorge.

— Vous direz également au pape ce que vous avez constaté de nos dispositions. Vous lui direz que vous nous avez vus entièrement résolus, et sans aucune crainte. Le fait est que nous ne craignons personne, monsignor, rien ni personne. Je suppose que vous en êtes bien persuadé ?

« En outre, naturellement, vous aurez à emporter une lettre. Elle contiendra nos dernières conditions. Car je dois vous dire que nous avons décidé de prendre patience durant une semaine de plus, avant de procéder aux mesures décisives que nous avons préparées. Nous allons donc nous borner, dès ce soir, à exécuter nos otages ; et durant la semaine prochaine, afin de bien prouver la franchise de nos intentions, simplement nous détruirons d’en haut l’une des capitales européennes. Mais si, avant huit jours, toutes nos conditions ne sont pas acceptées, alors nous procéderons aussitôt à la réalisation complète de nos plans. Et vous pourrez ajouter encore que notre parti a des représentants énergiques dans toutes les capitales de l’Europe, de telle sorte que nous n’aurons même pas besoin de diriger d’ici nos opérations. Oui, nous ne voyons aucun inconvénient à vous instruire de cela ! Tous nos plans sont faits, et nulle précaution de votre part ne pourra les empêcher. Est-ce clair, monsignor ?

— Oui ! balbutia le prêtre.

L’attitude de Hardy parut un peu modifiée. Jusque-là, il avait parlé d’un ton froid et sec, sauf lorsque, par instants, une nuance d’ironie s’était glissée dans sa voix. Maintenant il se penchait en avant, les mains sur la table, et son accent s’efforçait de paraître moins dur.

— Il y a maintenant une ou deux questions que le Comité voudrait vous poser.

Le prêtre fit un nouvel effort pour s’armer de prudence.

— Notre première question est celle-ci ! reprit l’avocat anglais. Pouvez-vous nous dire si, lorsque vous avez quitté Rome, le pape lui-même ou les représentants des puissances européennes vous ont semblé manifester le moindre signe d’hésitation ?

— Je suis absolument sûr, répondit monsignor de sa voix la plus calme, que personne à Rome n’a la moindre idée d’hésiter, ni ne l’aura jamais.

— Mais, alors, pourquoi nous a-t-on adressé des envoyés ?

— C’est qu’il y avait d’autres concessions que le Saint-Père et les puissances avaient songé à vous accorder.

— Et, ainsi, vous croyez que les puissances seraient disposées à traiter avec nous ?

— Elles y étaient disposées, au début de la crise.

— Tandis que, maintenant, elles ont changé d’avis ?

— Je n’ai point qualité pour répondre en leur nom, reprit monsignor, mais tout me porte à supposer qu’il en est ainsi.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez assassiné les deux envoyés

qui étaient venus vers vous, — s’écria le prêtre, eu même temps que, soudain, tout son corps commentait à trembler d’une excitation nerveuse irrésistible.

— Avez-vous, du moins, quelque raison positive pour affirmer cela ?

— Je sais seulement ce que je ferais moi-même en pareille occasion.

— Et cela serait ?…

Le prêtre se raidit, et étreignit le pied de la table pour se donner contenance.

— Eh ! bien, je balaierais delà surface du globe jusqu’au dernier complice de ces lâches assassinats ! Et certes, à aucun prix, je ne voudrais plus entretenir de rapports avec une bande de sauvages !

Il y eut un mouvement et un murmure soudains parmi les membres du Comité, qui tous devaient comprendre plus ou moins l’anglais, à en juger par l’attention avec laquelle ils avaient écouté l’interrogatoire. Deux ou trois de ces hommes se redressèrent furieux. Mais un geste et quelques brèves paroles du président su (firent à calmer la tempête.

— Vous nous montrez là une violence bien fâcheuse, monsieur ! dit l’avocat anglais. Mais, en vérité, un tel sentiment est digue d’un chrétien.

— Oui, c’est ce que je commence à penser moi-même, répondit le prêtre, presque malgré soi.

— Allons, allons, reprit Hardy en frappant sur la table, j’ai encore d’autres questions à vous poser !

Il se préparait à poursuivre, lorsque, tout d’un coup, une porte s’ouvrit, communiquant avec le corridor d’entrée. Le prêtre, lui aussi, tourna ses regards de ce côté et aperçut un fonctionnaire qui semblait dans un état d’agitation extrême. En quatre ou cinq pas, le nouveau venu se trouva sur l’estrade, où il déposa un papier entre les mains du président. Celui-ci parut, à son tour, vivement ému du message ainsi apporté. Après quelques mots échangés à voix basse avec le fonctionnaire, il se leva, et, tout en écrasant le papier entre ses doigts nerveux, il dit en allemand des paroles qui semblèrent communiquer son émotion à toute l’assistance.

CHAPITRE VII

I

Brusquement, sur un signe de Hardy, deux gendarmes vinrent entourer monsignor et le firent sortir de la salle. Une dizaine de minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles le prêtre, toujours encore escorté de ses deux gardiens, se promena dans un long corridor voisin ; après quoi il vit accourir Hardy lui-même qui, sans lui rien dire d’un peu significatif, le fit rentrer dans la salle des séances par une porte donnant, cette fois, sur le fond de la salle. Ce fut là que monsignor reçut l’ordre de s’asseoir, avec ses deux gendarmes en permanence à côté de lui.

Sur l’estrade toute la confusion précédente s’était apaisée. Chacun des membres du Comité s’était rassis à sa place, avec la même expression attentive et contrainte avec laquelle ils avaient assisté à l’interrogatoire du prêtre. Mais en vain ils s’efforçaient de paraître calmes. Certes, une discipline merveilleuse continuait à les dominer ; et cependant le prêtre, les dévisageant l’un après l’autre, commençait à découvrir qu’un mélange de remords et de peur transparaissait sous l’assurance, péniblement gardée, de leurs traits. Là comme en toutes choses, le pouvoir de la discipline allemande avait ses limites.

Et déjà le président lui-même se rasseyait, déjà Hardy remontait sur l’estrade, lorsque soudain, à l’autre extrémité de la salle, il y eut un mouvement parmi les gardiens de la porte, et cette porte s’ouvrit au large, laissant entrer une figure toute emmitouflée.

Impossible de reconnaître les traits du nouveau venu, pendant que, d’un pas décidé, il s’avançait vers l’estrade. Il était vêtu d’un long manteau de voyage qui lui tombait jusqu’aux pieds ; une toque de voyage lui recouvrait la tête, et autour de son visage s’enroulait une de ces larges écharpes blanches qu’employaient volontiers les voyageurs aériens. Et la figure s’avançait, sans regarder à droite ni à gauche, d’un pas singulièrement ferme et assuré,

— d’un pas d homme qui se sentait le droit de pénétrer partout et d’être partout chez soi. Arrivé en face du Comité, à l’endroit où s’était placé tout à l’heure monsignor, le nouveau venu défit son écharpe, souleva sa toque et la fit tomber à côté de lui, rejeta son manteau d’un geste pressé, et puis se tint debout vis-à-vis des chefs du parti révolutionnaire. C’était un homme vêtu de blanc de la tête aux pieds, coiffé d’une calotte blanche. Un frémissement d’émotion traversa toute l’estrade. Deux ou trois des membres du Comité se redressèrent brusquement, et puis se rassirent de la même façon. Seul, le président n’avait pas remué Et bientôt un grand silence se fit dans la salle.

II

— Eh ! bien, mes enfants, dit le pape, en français, je vois avec plaisir que je suis encore arrivé à temps !

Il promena autour de soi un regard souriant et familier. Nulle trace de crainte, ni même d’embarras, sur le visage de cet homme qui, naguère, avait frappé monsignor par la médiocrité de sa simple figure, mais qui n’en constituait pas moins, à ce moment, la plus haute puissance du monde civilisé. Il se trouvait seul en face de ces adversaires qui lui avaient tué tous ses messagers, n’ayant amené avec soi qu’un serviteur, qui, du reste, avait dû le quitter au sortir de l’aérien. Et il souriait tranquillement, promenant son regard paternel sur les visages effarés des membres du Comité.

— Oui, cette fois, j’ai pris le parti de me déléguer moi-même. — reprit-il après un court silence, en rajustant un pli de sa robe. — Le Roi a dit : Ils respecteront Mon Fils. Et ainsi je suis venu, étant ici-bas le représentant de ce Fils. Et d’abord, mes enfants, pourquoi avez-vous tué mes deux messagers ?


Sa question n’obtint pas de réponse. De l’endroit où se tenait monsignor, il pouvait entendre des bruits de poitrines oppressées ; mais pas un seul des révolutionnaires n’osait remuer ni parler.

— Écoutez-moi, en tout cas ! reprit le Souverain Pontife. Je suis venu vous offrir une dernière occasion de vous soumettre pacifiquement. Tout à l’heure, au coup de minuit, va finir la trêve armée entre vous et l’Europe. Passé ce délai, je sais que vous avez l’intention de recourir à la force ; mais, nous aussi, nous allons devoir y recourir contre vous. Certes, nous ne désirons pas un tel recours, mais il faut bien que la société se protège soi-même. Je ne vous parle pas au nom du Christ, puisque vous avez le malheur de ne pas vouloir le connaître. Je vous parle au nom de la société, que vous faites profession d’aimer. En ce nom, messieurs, soumettez-vous, et faites que je puisse rapporter au monde cette bonne nouvelle !

Il continuait à parler du même ton parfaitement aisé et tranquille dont il avait commencé. Une de ses mains reposait légèrement sur la petite table, devant lui ; l’autre caressait, d’un geste inconscient, la grande croix qui pendait sur sa poitrine, et le prêtre se souvenait d’avoir vu, naguère, exactement le même geste, lorsque son vieux maître l’avait présenté au pape dans les appartements du Vatican. De nouveau, pendant quelques minutes glaciales, personne ne fit un mouvement, ni n’ouvrit la bouche. Les membres du Comité semblaient se demander encore si ce qu’ils voyaient et entendaient était bien réel.

Mais, par degrés, le prêtre observa un changement dans l’attitude du président, assis au milieu de l’estrade. Peu à peu cet homme s’était penché en avant, avait appuyé ses coudes sur la table et baissé les yeux, au lieu de les tenir fixés sur le pape comme il l’avait fait jusque-là. Et bientôt un dialogue s’engagea, dont chaque mot devait rester gravé à jamais dans la mémoire du prêtre. Le dialogue s’échangeait en langue française, mais avec un contraste saisissant entre la prononciation coulante et délicate du pape et le lourd accent germanique du président.

— Monsieur, disait ce dernier, vous venez ici comme délégué des puissances, n’est-ce pas ? Acceptez-vous nos conditions ?

— Pas plus que mes deux envoyés, je n’accepte aucune de vos conditions. Mais c’est moi qui viens vous en offrir d’autres, en vous conseillant de les accepter.

— Et ces conditions ?

— Consistent en une soumission absolue et sans réserve à mon pouvoir souverain.

— Cependant, vous nous avez dit vous-même que vous connaissiez le traitement réservé par nous à tous les porteurs de messages de ce genre ?

— Mais oui, certainement.

— Et sans doute vous êtes venu armé, protégé d’une manière quelconque ?

Le sourire du pape s’accentua, tandis que, de ses deux mains, il faisait un petit geste significatif.

— Ma foi, répondit-il, je suis venu tel que vous me voyez

— Vous avez ordonné à vos armées de vous suivre ?

— Non, pas avant minuit, puisque la trêve doit durer jusque-là. Mais, au coup de minuit, la flotte aérienne s’attend à partir de tous les coins de l’Europe.

— Et cela avec votre consentement ?

— Mais oui, sans doute.

— Et vous admettez l’immense effusion de sang qui résultera de cette expédition ?

— Mon Maître n’est pas venu apporter la paix, mais le glaive. Au fait, je n’ai pas à vous parler de cela, je ne suis pas venu vous enseigner la théologie.

— Mais vous savez que jusqu’à minuit… ?

— Je sais que jusqu’à minuit je suis entre vos mains.

De nouveau, le silence rayonna dans la salle, un silence plus profond que jamais. Monsignor détourna pour un instant ses yeux du visage du pape et regarda, autour de soi, les figures des membres du Comité. Tous ces hommes fixaient obstinément la calme figure blanche debout en face d’eux ; et bientôt le prêtre, lui aussi, se remit à l’examiner attentivement. Plus d’une fois, dans la suite, il s’est dit que, s’il y avait eu sur le visage du pape non seulement une trace d’inquiétude, mais même une pâleur inaccoutumée, s’il y avait eu dans les mains du pape le moindre frémissement d’émoi intérieur, cela aurait suffi pour donner à la scène une conclusion toute différente de celle qui devait se produire dans un instant. Mais non, l’aisance et le naturel de l’attitude du Souverain Pontife étaient vraiment absolus. L’homme blanc se tenait là, les mains désormais posées légèrement l’une sur l’autre, les joues colorées par l’effort de la parole, les yeux toujours illuminés du même sourire familier.

Soudain le président releva un peu la tête, et un grand frisson courut dans l’assistance.

— Je ne vois pas de motif pour ajourner la sanction nécessaire, déclara lentement le président. Nos conditions étaient formelles. Cet homme nous a dit lui-même qu’il les connaissait, et qu’il est venu ici au risque d’en subir l’application.

Le pape leva une de ses mains.

— Un instant encore, dit-il, monsieur le président.

— Je ne vois pas que nous ayons rien de plus à apprendre de vous.

— Messieurs !

Lu murmure d’assentiment s’éleva de toute l’estrade, résolue à écouter ce que le nouveau messager aurait encore à dire. Nul moyen, pour le président, de se tromper sur la signification de ce désir des hommes qui l’entouraient. Il lit un geste résigné et, de nouveau, baissa la tête. Et déjà le pape avait repris la parole.

— Messieurs, dit-il, c’est chose bien vraie que je suis simplement, ici, un messager pareil aux deux autres. Mais je vous supplie de réfléchir. Vous compter me tuer, comme vous avez tué mes envoyés. Soit, je suis entièrement à votre merci. Je m’attendais bien à ne plus vivre longtemps, ce matin, lorsque je suis parti de Rome. Mais ensuite, quand vous m’aurez tué, quel profit en aurez-vous ? Tout à l’heure, à minuit, chaque nation civilisée doit prendre les armes. Vous avez l’intention de réformer la société : je ne discuterai pas vos réformes, mais je vous dis seulement que le temps vous manquera pour les réaliser. Je ne m’arrêterai pas non plus à discuter avec vous la vérité de la religion chrétienne : mais je vous dirai seulement que cette religion est déjà en train de gouverner le monde. Vous allez me tuer ? Dès demain, mon successeur régnera en mon lieu. Vous allez tuer tout ce qui vous reste de chrétiens ? Dès demain, d’autres chrétiens se révéleront parmi vous, et reprendront l’œuvre impérissable. À quoi vous serviront toutes vos rigueurs ? Simplement à ceci, que, dans les jours à venir, vos noms seront en haine à la mémoire des hommes. Oui, cela est ainsi. En ce moment, vous avez une occasion de vous soumettre ; tout à l’heure, ce sera trop tard !

Le pape s’arrêta un instant ; et, tout d’un coup, il sembla au prêtre qu’un changement subtil s’accomplissait sur ses traits. Jusque-là, le Souverain Pontife avait parlé d’un ton calme et naturel, du ton d’un homme s’adressant à un groupe d’amis. Peu à peu, pourtant, le prêtre avait eu l’impression que ce même ton s’échauffait, acquérait une intensité et une force exceptionnelles. Et voici que maintenant, pendant cette pause, la personne entière du pape parut s’illuminer. Le visage fut inondé d’un afflux de sang, une flamme puissante jaillit des yeux, et ce fut d’une voix toute nouvelle, infiniment plus haute à la fois et plus passionnée, que le Souverain Pontife reprit son discours.

— Mes enfants, — s’écriait le Père Blanc, qui désormais n’était plus le bon prêtre français de tout à l’heure, mais vraiment le Vicaire du Fils de l’Homme, — mes enfants, je vous en prie, ne me brisez pas le cœur ! Pendant deux mille ans, l’œuvre chrétienne s’est poursuivie : ne l’arrêtez pas, ne détruisez pas la grande paix chrétienne qui commence enfin à s’ouvrir pour le monde ! Vous dites que vous ne connaissez aucun Dieu, et qu’ainsi il vous est impossible d’aimer notre Dieu ? Oui, mus du moins vous connaissez l’homme, l’homme infortuné avec ses faiblesses ; et comment n’hésitez-vous pas devant la perspective de le plonger, une fois de plus, dans les abîmes de la colère et de l’inimitié ? Mes enfants, ayez compassion de l’homme, de tous les hommes, et aussi de moi, qui tache de mon mieux à être leur père ! Jamais encore le Christ n’a été aussi près de régner sur la terre, ce Christ qui lui-même est mort comme je consens à mourir, moi, son humble serviteur, comme je demande à mourir mille fois si j’ai chance, par là, d’instruire mes enfants égarés à vivre pour le Christ. Ayez pitié de ce monde que vous aimez et que vous désirez servir ! Oui, il est beau de vouloir servir le monde. Je vous en prie, travaillons ensemble à le servir !

Le pape se tut, tout frémissant de passion, avec ses deux mains convulsivement appuyées sur la croix de sa poitrine. Puis, soudain, il étendit les bras, dans un geste d’appel silencieux.

Et il y eut, sur l’estrade, un grand bruit de sièges renversés. Il y eut une clameur confuse de voix désespérées ; et dès l’instant suivant, le prêtre, humblement agenouillé, put voir à travers ses larmes toutes les figures de l’estrade s’avançant et tombant à genoux devant la figure blanche debout vis-à-vis d’elles, pareille à un pilier blanc de puissance et de douleur, et appelant à soi l’univers entier.

ÉPILOGUE

I

D’un pas vif et silencieux, le jeune médecin costumé de blanc pénétra dans la petite chambre qui s’ouvrait sur le IVe corridor de l’hôpital de Westminster. Neuf heures du matin venaient de sonner à l’horloge du fronton, et déjà la sœur garde-malade était debout sur le seuil, attendant la visite quotidienne.

— Bonjour, ma sœur ! dit le médecin. Notre malade est toujours dans le même état ?

— Le bruit des cloches, ce matin, a semblé l’agiter un peu, répondit la sœur. Mais il n’a toujours pas rouvert les yeux, ni prononcé une seule parole. Ensemble, le médecin et la sœur vinrent regarder le malade privé de conscience. Il gisait immobile, les yeux doucement clos, le étrangement pâli et décoloré, avec d’innombrables sillons accentuant tous ses traits. La couverture rouge qui lui remontait jusqu’au-dessus des épaules, aidait encore à mettre en relief cette pâleur de moribond.

— Voilà vraiment un cas curieux ! dit le médecin.

Jamais encore je n’ai vu, dans ce genre d’affections, le coma se prolonger aussi longtemps.

Après avoir regardé le malade quelques instants de plus, il appuya l’une de ses mains contre les joues blêmes, et inscrivit rapidement un mot ou deux sur son carnet.

— Croyez-vous qu’il recouvre sa conscience avant de mourir, docteur ? demanda la religieuse.

— Cela est fort possible, mais je n’en suis pas sûr. Ne manquez pas de m’envoyer chercher, au moindre signe de changement.

— Et ne devrais je pas envoyer chercher un prêtre, docteur ? — reprit la garde-malade d’une voix hésitante. — Car enfin…

Mais le médecin secoua résolument la tête.

— Non, non, ma sœur ! Vous vous rappelez bien avec quelle vigueur le malade s’est opposé à toute intervention religieuse ! Non, je le regrette, mais impossible de songer à cela !

Lorsque le médecin fut de nouveau sorti, la sœur se rassit près du lit, et tira tranquillement son chapelet de la ceinture de son tablier.

La situation ne laissait pas d’inquiéter la pieuse créature. Celle-ci savait maintenant toute l’histoire du moribond. Elle savait que c’était un prêtre catholique ayant perdu la foi, et qui, non content de l’avoir perdue pour son propre compte, s’était mis encore à discréditer cette foi de sa jeunesse en écrivant ce qu’il prétendait être un ouvrage impartial sur les Vies des Papes. Aussi bien la religieuse elle-même avait-elle pu voir de quelle manière décidée et haineuse le prêtre apostat s’était refusé à souffrir qu’un autre prêtre fût mandé près de lui, pour l’aider à faire sa paix avant de mourir. Et, pour la naïve ferveur de la garde-malade, une telle situation avait quelque chose d’absolument effrayant.

Mais, arec tout cela, que faire de plus ?… La pauvre femme récitait à mi-voix son chapelet.

L’atmosphère de la petite chambre, ce dimanche matin, offrait une combinaison curieuse de silence et de bruit. Les rumeurs du dehors ne pénétraient dans la pièce qu’avec une sorte de sourdine, qui les faisait paraître infiniment lointaines. Seuls, les sons des cloches, dont la religieuse avait parlé tout à l’heure au médecin, faisaient l’effet d’apporter dans l’air de la chambre un élément étranger.

La sœur finit par s’assoupir un peu sur son chapelet. (Elle avait été de garde toute la nuit, et n’allait être remplacée qu’à midi.) Elle sommeillait, au fond de ion fauteuil, et vaguement ces sons de cloches suggéraient en elle un groupe d’images homogènes, quelque chose comme l’entrée solennelle d’un roi, — lui semblait-il, — dans une cité fantastique. Il y eut même un instant où elle crut vraiment voir surgir devant ses yeux la cité tout entière, une étrange cité aérienne, baignée de soleil.

— Priez pour nous, pauvres pécheurs, murmura-t-elle soudain, en s’éveillant de son rêve, maintenant et à l’heure de notre mort !

Ces paroles achevèrent de la tirer de son sommeil ; et grande fut sa stupeur en découvrant que les yeux du malade se tenaient fixés sur elle, ouverts désormais et illuminés de pleine conscience.

— Un prêtre ! disaient très nettement les lèvres sans couleur. Vite, que l’on aille me chercher un prêtre !

II

— Eh ! bien, mon père, disait le moribond une heure plus tard, est-ce là tout ? M’avez-vous bien tout demandé ?

— Oui, mon cher père, et il ne nous reste plus qu’à remercier Dieu.

— En ce cas, asseyez-vous encore quelques instants près de moi ! J’ai à vous entretenir d’un autre sujet.

Le jeune prêtre que l’on avait appelé en grande hâte, une heure auparavant, de la cathédrale où il était en train de célébrer sa messe achevait maintenant de renfermer, dans l’étui de cuir, les flacons d’huiles saintes ayant servi à l’extrême-onction du mourant. Il avait tout d’abord écouté la longue confession de celui-ci, était revenu à la cathédrale pour y prendre le viatique et les huiles ; mais, dorénavant, son œuvre était finie ; le vieux prêtre, grâce à lui, se trouvait réconcilié et en paix avec Dieu. Pourtant, l’honnête petit vicaire restait toujours encore quelque peu ému. C’était la première fois qu’il avait eu l’occasion de consacrer le retour à Dieu d’un prêtre apostat, et son âme ingénue ne pouvait s’empêcher de regarder comme miraculeuse une conversion survenue après tant d’années de profonde et notoire incrédulité. Car le nom du mourant lui était bien connu, comme aussi toute l’histoire de sa chute et celle de l’active campagne antichrétienne qui en avait été la conséquence. Et voici que, maintenant, le vieil adversaire du Christ revenait au Christ d’une manière si simple et aisée, sans la moindre trace d’une lutte intérieure !

De toute son âme, le jeune vicaire aurait désiré savoir les circonstances, l’occasion du miracle. La sœur, interrogée, n’avait eu rien à lui dire. Simplement il avait appris d’elle que, jusqu’à ce réveil de l’espèce de coma où il était plongé, le malade avait résolument repoussé jusqu’à la plus lointaine suggestion de l’approche d’un prêtre. Et puis, dès la minute même du réveil, il avait aussitôt demandé très instamment un confesseur ; et le vicaire se rappelait qu’ensuite, lorsqu’il était venu, la confession s’était déroulée sans aucune sorte de préliminaire. Le malade avait attendu, en silence, que son visiteur se revêtit de l’étole, dans un coin de la chambre : puis il lui avait fait signe de s’asseoir auprès du lit, s’était confessé longuement et minutieusement, avait reçu l’absolution, et s’était contenté d’indiquer au vicaire deux ou trois petits actes de restitution qu’il le priait de faire en son nom.

Mais enfin voici que la pieuse curiosité du jeune prêtre allait probablement être satisfaite. Il se rassit hâtivement auprès du malade, et attendit.

Le malade lui-même reposait doucement, les yeux clos, avec une expression merveilleuse de repos et de paix. Une lumière étrange enveloppait ses traits, si profondément sereine et comme intérieure qu’il paraissait impossible au jeune prêtre d’y voir seulement une réflexion de la blancheur rayonnante des murs et de la literie. Le menton, les mâchoires, les lèvres, tout cela était recouvert d’une végétation grisonnante librement poussée depuis quinze jours ; les yeux s’enfonçaient dans les trous des orbites, à peine plus profonds que ceux qui creusaient les deux tempes jaunies ; et cependant il y avait, sur tous ces traits, une certaine clarté quasiment juvénile, aussi différente que possible de l’obscurcissement causé d’ordinaire par la proximité de la mort, une clarté à laquelle, décidément, le jeune vicaire ne pouvait s’empêcher d’attribuer une origine surnaturelle.

— Le signe du prophète Jonas ! murmura tout d’un coup le prêtre mourant. La Résurrection.

— Comment ?

— Oui, voilà ce que j’ai vu ! reprit le mourant. Oh ! sans doute, je sais que cela n’était qu’un rêve : mais ce que j’ai vu dans ce rêve n’a rien d’impossible dans la réalité. Ce que j’ai vu peut s’accomplir vraiment un jour, ou bien ne s’accomplir jamais. Mais pourquoi les générations futures n’assisteraient-elles pas à ce grand spectacle ? L’Église a en soi un pouvoir infini.

De plus en plus étonné, le vicaire se pencha vers le moribond.

— Mon cher père…, commença-t-il affectueusement.

Le vieux prêtre eut un sourire ravi.

— Il y a bien longtemps que personne ne m’a plus désigné ainsi ! dit-il… Et vous, mon cher père, comment vous appelez-vous ?

— Jervis…, le P. Jervis. Je suis vicaire à la cathédrale.

Les yeux du malade s’ouvrirent soudain et se fixèrent sur le jeune prêtre, avec une curiosité mêlée d’étonnement.

— Hein ?

— Le P. Jervis, répéta le jeune prêtre.

— Au fait, peut-être avais-je déjà entendu’?… Dites-moi, mon cher père, savez-vous s’il est possible que quelqu’un ait prononcé votre nom devant moi, avant que j’eusse perdu conscience ?

— Oui, mon père, cela est même probable ! Car c’est moi qui suis d’ordinaire le confesseur de l’hôpital.

— N’importe ! n’importe ! murmura le mourant. Qu’est-ce que cela fait ?… Mais dites-moi, mon le médecin ou la sœur vous ont-ils appris combien il me restait encore de temps à vivre ?

Le jeune prêtre se pencha de nouveau vers son pénitent, et appuya tendrement sa main sur le bras qui sortait de la couverture.

— On craint que vous n’ayez plus que quelques heures à attendre ici-bas, mon père ! murmura-t-il doucement. Vous n’avez pas peur, n’est-ce pas ?

— Peur ?

Le mourant ferma les yeux et sourit, d’un bon sourire familier et tranquille.

— Eh ! bien, mon père, reprit-il, écoutez-moi ! Approchez-vous encore davantage !… Mais non, au fait, demandez à la sœur de venir près de moi ! Je veux qu’elle entende, elle aussi !

— Ma sœur !…

La religieuse, qui était allée s’asseoir devant la porte, dans le corridor, se hâta de rentrer. Ses yeux étaient lourds de sommeil, mais, comme ceux du jeune prêtre, ils rayonnaient d’une immense joie.

— Vous devez avoir hâte de vous reposer, ma sœur ? lui dit le P. Jervis. Mais ne voudriez-vous pas attendre encore un peu ? Notre vénéré père désirerait que, tous les deux, nous entendissions quelque chose qu’il croit devoir nous dire.

— Fort bien, mon père !

Elle alla s’asseoir de l’autre côté du lit. Toujours encore les bruits extérieurs venaient se fondre, étrangement, dans le silence de la chambre. Il n’y avait pas jusqu’à la sonnerie passionnée de l’office dominical de l’abbaye, qui, maintenant, se se revêtit elle-même d’une mystérieuse et charmante douceur.

— Eh ! bien, écoutez moi attentivement ! commença le mourant. Je vais vous raconter ce que je viens de voir…




FIN
  1. Allusion à un passage de l’évangile de saint Marc, VIII, 24, où un aveugle en train de recouvrer la vue déclare que les hommes lui apparaissent « comme des arbres qui marchent » (T. W.).