La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)/01

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La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 567-589).
LA NOUVELLE COUVÉE
(LETTRES À FRANÇOISE)


LETTRE I


Ambleuse, 1er  septembre.

Me voilà installé, ma chère nièce, dans ce logis désuet, silencieux, charmant, où notre ami M. de Lespinat me conviait depuis longtemps à séjourner. Lorsqu’il me rencontrait à Paris, c’est-à-dire trois ou quatre fois par an, autour de votre table, il me prenait à part et me disait :

— Si vous venez en Berry, cet été, n’habitez donc plus chez mes voisins Laterrade. Ils sont délicieux ; mais, entre nous, le bruit et le désordre de leur maison doivent offenser vos usages… Ambleuse est plus petit et moins riche que Rein-du-Bois : seulement, outre qu’Ambleuse a plus de style, rien n’y troublera vos méditations, vos lectures, ni votre labeur. Du matin au soir, je suis aux champs ou à la chasse. Quant à mon fils Georges, il est, comme vous, un homme à paperasses et à bouquins, outre qu’il vous porte tant d’estime qu’il ne bougerait de tout le jour, plutôt que vous importuner. Venez à Ambleuse.

Et si j’objectais que la châtelaine de Rein-du-Bois, Lucie Laterrade, est la sœur de votre mari, ma Françoise ; que vous-même y résidez à l’automne, et que délaisser Rein-du-Bois pour Ambleuse désobligerait sans doute votre belle-sœur, il se mettait à rire.

— Chassez ces scrupules ! J’aime infiniment Mme Laterrade ; elle est bonne, hospitalière, intelligente, spirituelle même. Mais son indifférence à tous les événemens est imperturbable. S’apercevra-t-elle seulement que vous n’êtes pas descendu chez elle ?…

— Et Françoise ?…

— Vous verrez votre nièce autant qu’il vous plaira, puisque nos parcs se touchent : il n’y a pas deux cents mètres de porte à porte.

Jusqu’ici, j’avais résisté à M. de Lespinat. En secret, pourtant, je tombais d’accord avec lui sur ce point : que Rein-du-Bois est bien le lieu du monde le moins fait pour abriter un homme exerçant le métier d’écrire. Le bruit, l’odieux, le cruel, le mortel bruit y a établi son empire. Les maîtres de céans donnent le branle, jetant les portes, traînant les sièges, proférant les dialogues les plus inoffensifs sur un ton de dispute. Forts d’un tel exemple, les domestiques, quand ils font le ménage, évoquent les plus rudes souvenirs de la Jacquerie : le château envahi par une horde qui en consomme, à grand fracas, la pillerie. Le ménage fait, ils se détendent les nerfs en chantant à plein gosier, en jonglant avec les ustensiles, en dansant des bourrées, semble-t-il, dans les corridors. De plus, le valet de pied est violoniste et le chauffeur joue du cor anglais. Quant aux invités… N’est-il pas naturel que les invités prennent les coutumes de la maison ? N’avez-vous pas remarqué que le bruit, comme le silence, est contagieux ?… Eh bien ! les plus calmes invités de votre belle-sœur Lucie deviennent bruyans, dès qu’ils ont franchi le seuil. Le voisin d’à côté martèle le plancher avec des bottes de pierre ; la jolie dame du dessous ronfle comme un gendarme ; le vieux monsieur d’en haut, vers trois heures après minuit, se lève à pas menus et se livre à d’inexplicables besognes ; on dirait qu’il compte des noix et les jette une à une dans un sac… Je ne dis rien des enfans, de qui le bruit signifie joie et trouve aisément grâce devant ma méchante humeur. Mais, comme disait un mien parent, « le trop est trop… » et que d’enfans à Rein-du-Bois, en ce moment même ! On y abrite cinq personnages de moins de seize ans. D’abord, votre fils Pierre et sa cousine Simone Laterrade (mes deux pupilles) âgés l’un et l’autre de huit ans ; puis Noël Laterrade, frère de Simone, lequel a douze ans, et dont on me prie de m’occuper un peu, « parce qu’on ne peut rien en tirer. » Ajoutez-y Sylvie, fille du docteur Bertrand Tasqué, quinze ans, charmante et point encombrante, certes, mais affligée de son petit frère Henri, l’avorton ahuri, sur qui le père et la mère, couple trop savant, ont expérimenté tous les systèmes d’éducation, et que nous appelons irrévérencieusement « le lardon scientifique… » J’aime les enfans : la preuve, c’est que je dirige les éducations conjointes de Pierre et de Simone, que j’essaye d’arracher Noël à sa cancrerie, que j’ai contribué à soustraire le « lardon scientifique » à l’influence redoutable de ses parens en le faisant mettre au collège, et que Sylvie m’a gentiment pris pour confident… J’aime les enfans ; mais j’aime aussi la retraite, le silence, la solitude, selon les heures. Or, à Rein-du-Bois, il n’y a pas d’heure pour le silence, la solitude, la retraite. Tout le monde envahit, à tout instant, l’existence de chacun, de la façon la plus cordiale, comme si c’était un droit. Cette conception phalanstérienne de la vie de château est complétée (Lespinat a raison) par un désordre tellement général et continu qu’il finit par engendrer du comique : les chambres des hôtes faites au milieu de l’après-midi ; l’impossibilité de prévoir l’heure vraie des repas ; un mélange inextricable des vétemens et des chaussures d’invités… Oui ; c’est assez drôle, j’en conviens, pour qui s’arrête là deux ou trois jours. Mais combien il faut que je goûte Notre présence, ma chère nièce Françoise, pour y demeurer quinze jours, chaque septembre !

Aussi, cette année, — puisque, fidèle compagne, vous aviez tenu à « faire votre stage d’officier de réserve » avec votre mari, à Calais, — et que nous ne pouvions par conséquent nous rencontrer en Berry, j’ai accepté l’invitation réitérée de M. de Lespinat.

Et me voilà logé à Ambleuse.


Vous vous rappelez Ambleuse, la maison Louis XVI à deux pavillons, dont chacun contient un assez noble escalier de pierre avec sa gracieuse rampe en fer noir ; les salons simplement lambrissés de boiseries à caissons rectangulaires ; les vastes chambres à alcôve, les cheminées élégantes avec leurs trumeaux de pâtisserie, le mobilier qui n’a guère bougé depuis les États Généraux, l’ample bibliothèque commencée vers 1753 par Brault de Lespinat, maître des eaux et forêts à la généralité du Berry, — toute cette patine vétusté, sans ride et sans ruine, qui fait de ce modeste château un endroit si merveilleusement évocateur du passé, un coin que l’amateur d’histoire préférera toujours, non seulement au manoir Louis-Philippe des Laterrade, mais à ce somptueux Chambon gothico-moderne, bâti dans le voisinage par vos amis les Demonville, et dont le luxe ébahit les gens de la contrée.

J’habite Ambleuse seul avec M. de Lespinat et son fils Georges. Studieux, liseur, tout fervent de poésie, Georges m’avait préparé lui-même une installation idéale : les deux pièces indispensables à l’homme qui travaille, car le lit ne doit pas voisiner avec la table à écrire. Liberté entière : on se garde bien de me préparer, pour chaque après-midi, les redoutables divertissemens qui m’ont, depuis longtemps, rendu insupportable la vraie « vie de château. » S’il me plaît de prendre un fusil le matin et de gagner les bois, un des chiens du logis trottant devant moi, personne ne s’offre à m’accompagner. S’il m’agrée de rester dans ma chambre, nul ne m’y importune. Les repas sont servis à heure fixe, excellens, mais courts : M. de Lespinat, homme d’ordre, veille à l’hygiène de notre estomac et ne croit point que, pour contenter son hôte, il le faille gaver. Bien que depuis vingt ans, — depuis qu’il est veuf, — il se soit consacré particulièrement aux soins agricoles, c’est un homme qui lit encore, et qui, comme l’on dit en province, se tient au courant. Georges, de qui son père fut le premier maître, à qui le curé de la paroisse enseigna les rudimens du latin, puis qui, vers douze ans, devint résolument autodidacte et poussa tout seul ses humanités, est ici mon vrai compagnon intellectuel. Je ne sais guère, Françoise, de plus émouvant spectacle que de regarder s’épanouir un jeune esprit qui peut-être sera un grand esprit. Le génie souffle où il veut. D’où surgit ce poète de seize ans, après tant d’aïeux robins, soldats, agronomes, chasseurs, certes amis) des bonnes lettres, quelques-uns même ayant tourné des couplets, mais sans le moindre talent ?… Georges commence à oser me montrer ses vers : il me semble bien que d’abondantes promesses sont encloses dans les vers de ce presque-écolier.

Et Rein-du-Bois ? Et votre belle-sœur Lucie ?

Sachez que ni votre belle-sœur, ni son mari n’ont tenu rigueur au transfuge. Lucie m’a dit :

— Ne prenez donc pas tant de peine pour expliquer vos raisons… Je serais à votre place que je ferais comme vous. Ambleuse est délicieux et Rein-du-Bois est une auberge de dixième ordre… Habitez Ambleuse : mais ne nous lâchez pas pour cela, ou je me fâche…

Je ne « lâche » nullement Rein-du-Bois. D’abord, je continue à surveiller mes deux pupilles, Simone et Petit-Pierre ; je donne à peu près une heure chaque jour à la « remise en main » du jeune Noël ; Sylvie m’implore pour son ahuri de frère : et qui résisterait à la grâce implorante de Sylvie ? Ainsi ma vie, entourée de tous ces enfans qui me captent par leur procédé habituel et infaillible, — en me persuadant qu’ils ont besoin de moi, — ressemble ici bien moins à celle d’un homme de lettres qu’à celle d’un régent, contemporain du sieur Brault de Lespinat, ou, mieux encore, à celle d’un Master d’Oxford dirigeant plusieurs élèves répartis entre des logis voisins.

Régent ? Master ? Pédagogue ? Pourquoi pas ?… Ce n’est pas avons, ma jolie nièce, que je dissimulerai mon goût sincère pour les choses de l’éducation. Que de fois vous m’avez dit, en m’embrassant sur ce coin de la tempe où mes cheveux commencent à pâlir : « Mon oncle, je vous aime de tout mon cœur, mais, par momens, vous êtes un petit peu pion… » Et le baiser faisait passer le mot.

Va pour pion ! J’y consens, si c’est être pion que de penser. Nulle matière n’est plus passionnante à étudier, à développer, à façonner que la matière humaine, et elle n’est vraiment façonnable que durant l’enfance. Pour la bien façonner, le pion intervient déjà tard ; c’est nourrice, ou mieux, maman qu’il faudrait être ; il faudrait prendre l’enfant à sa naissance, comme l’a dit Pérez, comme je vous l’ai dit moi-même naguère, lorsque vint au monde votre petite Françoise II. L’enfance, vous disais-je alors, a trois saisons, ou plutôt trois âges successifs. Il y a une enfance de l’enfance, qui va de la naissance aux alentours de la huitième année ; une jeunesse de l’enfance entre sept et douze ans ; et une véritable vieillesse de l’enfance, qui commence à la puberté et s’achève quand le jeune homme (ou la jeune fille) sont accomplis. Vieillesse de l’enfance, car elle détruit peu à peu ce qui en fut la parure, — et ce qui fit la joie des années enfantines perd insensiblement son attrait pour l’enfant à mesure que passent les années, entre la douzième et la seizième.

Ainsi le joli cocon d’or, au moment où s’en évade un papillon blanc velouté, n’est plus qu’une vieille chose, une chose morte.

Eh bien ! ma Françoise, qui laisse passer sans culture une de ces trois saisons enfantines a perdu, pour l’œuvre de l’éducation, l’opportunité qu’il ne retrouvera plus, plus jamais… Il y a quelque chose d’irréparable dans la déformation intellectuelle infligée à un bambin français par les pauvres filles de Galway et de Stuttgard qu’on leur alloue comme Mentors : ces enfans sauront peut-être prononcer bottle ou Flasche, mais les trois quarts d’entre eux ne connaîtront jamais parfaitement leur propre langue. De même, il y a quelque chose d’irréparable dans le désarroi causé dans un esprit de huit, neuf, dix ans, par l’enseignement que j’appelle « en l’air, » c’est-à-dire sans liaison continue entre les diverses notions et avec l’élève lui-même. Preuve : pas un adulte sur dix, ayant achevé ses études secondaires, n’est capable de vous dire approximativement la largeur d’une rue de Paris ; pas un sur dix ne connaît les dimensions de la France ; pas un sur cent n’est capable de répondre (autrement que par du vague ou des énormités) à la question : « Que s’est-il passe de notable sur la surface du globe dans la seconde moitié du XIIIe siècle ? » Enfin la période où se forme le tempérament physiologique offre une suprême occasion d’agir sur l’enfant : même s’il fut négligé jusque-là ou élevé à la diable (comme votre neveu Noël Laterrade), on peut encore essayer de le reprendre, à la faveur du grand trouble où le met alors la nature… Mais cette occasion est la dernière. De douze à seize, l’âme enfantine se cristallise dans un système quasi définitif ; s’il se modifie dans la suite, ce ne sera plus sous l’influence de l’éducation, mais sous l’influence de l’amour ; et l’amour ne veut collaborer avec aucun magister.

Chère Françoise, je me réjouis singulièrement, en ce moment même, d’avoir pris la charge de diriger, lorsqu’ils n’avaient guère plus de cinq ans, l’éducation de votre fils Pierre et de sa cousine Simone… En effet, plus je m’efforce de remettre en ordre l’éducation mal commencée de Noël Laterrade, frère de Simone, lequel a douze ans, plus je constate cet irréparable qui s’accomplit avant la douzième année. En revanche, la rééducation du jeune Noël me fournira l’occasion de compléter la doctrine de mes précédentes lettres, qui visaient l’éducation jusqu’à sept ans, puis de sept à douze ans. Pierre et Simone en profiteront, quand ils atteindront eux-mêmes l’âge qualifié d’ingrat… D’ici là, je compléterai pour eux mes observations sur leurs, aînés, sur ceux qui en sont au troisième âge de l’enfance, qui, bientôt, seront des jeunes gens et des jeunes filles, l’espoir de demain, autrement dit : la nouvelle couvée… Savez-vous que ces vacances à Ambleuse vont singulièrement enrichir mes fiches établies, outre qu’elles vont me donner l’occasion d’établir des fiches nouvelles ?… Depuis cinq jours que je suis en Berry, il ne s’est guère passé vingt-quatre heures que je n’aie noté quelque chose, non seulement sur les fiches de Simone et de Pierre, mais sur celles de Noël Laterrade, de Sylvie Bertrand-Tasqué, de Georges de Lespinat. En outre, j’ai constitué des fiches supplémentaires pour Mlles Demonville, Blanche et Madeleine, quatorze et treize ans, pour leurs jeunes amis Sam et Daisy Footner, pour Guy Demonville, pour…

Vous m’interrompez :

— Mais d’où diable connaissez-vous tout ce petit monde-là ?

Oh ! c’est bien simple. La nouvelle qu’un homme de lettres allait demeurer dans son voisinage avait révolutionné Mme Demonville, la châtelaine de Chambon. Je n’étais pas à Ambleuse depuis une heure, je n’avais pas fini de ranger mes faux-cols dans ma commode, lorsqu’un chasseur à bicyclette m’apporta une lettre sur papier bleuté, fleurant discrètement l’œillet, écrite de la longue écriture à la mode. On me suppliait de venir avec les Lespinat et les Laterrade déjeuner, dès le lendemain, à Chambon. Je ne m’en souciais guère ; mais je compris qu’en refusant, je désobligeais mes hôtes et surtout votre belle-sœur, qui avait juré de m’amener. Je me suis rendu à ce déjeuner comme à une corvée. Je ne m’y suis point ennuyé ; et j’ai même, depuis, noué avec Chambon des relations assez actives. Ceci mérite une explication.

La pimpante Mme Demonville, — vous la connaissez : quarante ans, l’air d’en avoir trente, blonde artificielle, très parleuse, très remuante, — s’est installée en Berry dès la fin d’août. Elle a abrégé son séjour sur la côte normande : la mer énervait Blanche, sa fille aînée ; les nerfs de cette jeune fille se tendent à l’air marin, paraît-il, comme des chanterelles. Le mari, que les affaires de sa banque retiennent à Paris et que Chambon n’amuse guère, arrive le samedi de chaque semaine pour le lunch. Il repart le lundi suivant. Le reste du temps, la châtelaine supporte sans ennui apparent l’absence du châtelain et gouverne en Parisienne adroite sa maisonnée toujours nombreuse. Elle ne comprend pas ta vie aux champs avec moins de quinze personnes autour de la table, et pour que les quinze personnes y soient, elle emploierait au besoin le système évangélique du compelle intrare. Il en résulte qu’on rencontre à Chambon des hôtes un peu falots : cas de tous les châteaux où l’on veut « recevoir, » coûte que coûte. Par fortune, la jeunesse, une jeunesse gaie, remuante, assez variée, abonde au logis.

Outre les deux filles de la maison. Blanche et Madeleine Demonville, et leur frère Guy, on y voit actuellement une de leurs amies parisiennes, Mlle Cécile Bernier, une de leurs amies anglaises, Mlle May Footner, plus le frère de celle-ci, Sam Footner. Tout ce jeune essaim compte de treize à quinze printemps par tête blonde, brune ou rousse, ce dernier cas étant exclusivement celui de Sam Footner.

Vous imaginez ce que cette escouade, accrue de Noël Laterrade, de Sylvie Bertrand-Tasqué et de Georges de Lespinat, peut inspirer de réflexions grisâtres aux spectateurs de leurs ébats, quand ils cinglent eux-mêmes vers le dixième lustre. Toute cette jeunesse groupée nous signifie par son attitude : « Allons ! dépêchez-vous de nous laisser partir, voici bien notre tour… » C’est la seconde tablée des wagons-restaurans, celle qui guette, l’œil hostile et les dents longues, le dessert de la première équipe. C’est le voisin de guichet qui vous pousse, tandis que vous recommandez une lettre… Spectacle mélancolique et divertissant ! Certains, à 1 époque de la vie où me voilà, en souffrent et se lamentent. Moi, vous savez ma doctrine : je n’envie pas la jeunesse, et je trouve d’ailleurs la vie assez longue, juste proportionnée à nos forces et à nos désirs, si nous savons modérer ceux-ci et économiser celles-là


Toute ladite jeunesse, sauf Georges de Lespinat qui a seize ans sonnés et May Footner qui, dans sa quinzième année, en paraît dix-huit, toute cette jeunesse est en plein âge ingrat…

Age ingrat ! la jolie, touchante, inquiétante alliance de mots, une de ces alliances nuancées comme on n’en rencontre qu’en notre langue française ! Age ingrat ! cela évoque un corps grêle qui s’étire, une pâleur délicate un peu tachée de son, qu’inonde soudain, sans motif apparent, un flux de rougeur ; une bouche qui rit volontiers, mais où demeure je ne sais quoi de vaguement douloureux dès qu’elle cesse de rire ; des yeux tantôt trop hardis, tantôt fuyant le regard, où la curiosité et la timidité se combattent sans cesse ; des yeux où il y a de la frénésie et de la lassitude, de l’ardeur à vivre et du sommeil en retard, de la lièvre et de l’abattement, de l’impertinence et de la honte ; tout cela encadré de sourcils mal dessinés, de paupières battantes et bleutées, parées de ces longs cils courbés de l’enfance qui commencent à tomber dès qu’approche la vingtième année. Age ingrat ! les membres trop minces et trop longs, qui embarrassent l’enfant et pour lesquels, sitôt qu’on l’observe, il n’invente que des attitudes incommodes, anormales, comiques… Age ingrat ; la voix des garçons qui mue, se dérobe dès qu’ils veulent parler ; les mains écarlates que les filles ne savent où cacher ; les maigreurs qu’elles dissimulent et qui donnent à leur pudeur quelque chose de farouche ; les cheveux trop abondans, qu’elles ne peuvent arriver à coiffer et qui souvent courbent leur cou trop faible, leur infligeant de dures migraines. Age des questions informulées, des mystérieuses angoisses dont on rira un jour ; des grandes haines et des violentes sympathies qui passent comme une giboulée ; âge où souvent on ne souhaite pas encore la vie, où c’est plutôt la vie qui vous tire, comme malgré vous… Age douloureux et voluptueux, où, comme l’a dit Rousseau, l’enfant a des forces au-dessus de ses désirs ; âge où la nature domine tellement l’être humain qu’il n’est, ballotté par elle, qu’une pauvre épave, Age où le tempérament et le caractère se figent lentement et se cristallisent… Age qui a la trouble attirance des matinées de mars, âge de coups de temps et de délicat soleil, que tu ès émouvant à contempler pour l’amateur d’âmes, — et quelle ingratitude de t’avoir nommé ingrat !

… Revenons à Mme Demonville. Vous imaginez aisément, Françoise, notre premier entretien, les horripilantes phrases sur mes livres, l’assurance exprimée que je n’avais pas de plus intégrale admiratrice que la châtelaine de Chambon. Admiratrice ! admirer ! paroles dont on use si indiscrètement qu’elles ne contiennent plus que des traces de leur sons primitif. J’ai traduit intérieurement les complimens de Mme Demonville de la façon suivante : « Monsieur, vos livres m’ont parfois fait passer une demi-heure ; parfois ils m’ont ennuyée. D’ailleurs, je n’en ai lu aucun à fond, et si vous me poussiez, vous vous apercevriez vite que je les confonds avec ceux des autres romanciers. Mais votre nom s’imprime assez souvent dans les journaux ; donc vous devez vous asseoir à ma table, comme toute personne riche, élégante, bien née ou seulement un peu notoire qui passe dans mes environs. »

Outre la bande chuchotante, frémissante, impertinente et rieuse des « âge ingrat, » outre M. de Lespinat et le couple Laterrade, il y avait cette fois-là, autour de ladite table, un propriétaire de l’Indre, le marquis de Lasmolles, grand éleveur de chevaux, la marquise et un célèbre pianiste parisien, en villégiature chez eux ; trio fort agréable, mais que je ne vous décrirai point, et dont je ne vous rapporterai pas les propos, étrangers à l’objet qui nous occupe, vous et moi. Je vous signale seulement la surprise un peu ironique que la marquise de Lasmolles, après les « admirations » d’usage, me témoigna :

— Alors, monsieur, c’est bien vrai ? Vous voilà, maintenant, passé pédagogue ?

— Je n’ai pas cet honneur, madame. Je m’occupe, seulement, entre temps, à surveiller l’éducation d’un petit neveu et d’une petite nièce.

— Mais c’est admirable ! C’est tout à fait inattendu ! Que vont penser vos lectrices habituelles, les Parisiennes ?

— Je crains, madame, que certaines ne cessent de me lire, du moins celles qui n’ont pas d’enfans, et cela fait déjà un lot important… Je me contenterai des mamans, voire des mamans de province…

Tout en m’efforçant de remplir mes devoirs d’honnête convive, je ne perdais pas de vue le monde juvénile, infiniment plus intéressant à mon sens que les admirations de Mme Demonville et les étonnemens de Mme de Lasmolles. À mesure que le repas s’avançait, ce jeune monde s’affranchissait peu à peu de la passagère contrainte engendrée par l’appareil d’une réception. Quand on pénétra dans le salon pour y prendre le café, tous les « âge ingrat » avaient reconquis leur attitude normale, qui est, en ce XXe siècle, de n’être gênés en rien par les ascendans et les maîtres… Ceux qui ne s’affirmaient pas franchement irrévérencieux me frappaient du moins par leur aplomb. Noël Laterrade (douze ans !) le potache de Condorcet, qui rase, sur sa lèvre supérieure, une ombre de moustache, discutait chevaux avec le marquis, convaincu de jouter à compétence égale. Et je l’entendis qui lui disait : « Old Nick, meilleur que Bouffonnerie sur le plat ? Vous en avez de bonnes, vous !… » Madeleine Demonville (treize ans) envoya lestement promener sa mère qui la priait de jouer une étude de Chopin devant le célèbre pianiste : et elle appuya son refus de cet apophtegme :

— Quand j’ai dit non, maman, vous savez bien que c’est non !…

Sa sœur Blanche avait entraîné dans un coin du salon Georges de Lespinat et ne s’occupait pas plus des autres invités que s’ils n’eussent point existé : cette désinvolture fut remarquée par la charmante Sylvie. Nous avons depuis longtemps deviné, n’est-il pas vrai, Françoise ? le penchant de Sylvie pour le jeune châtelain d’Ambleuse. Gentiment, tristement, Sylvie se réfugia de mon côté, et se mêla à un entretien où Sam Footner essayait de me démontrer, — impatient de mes répliques, — que les journaux français ne contenaient que de petites histoires, point d’informations, et que, par conséquent, un Anglais, en France, pouvait se dispenser de lire les journaux. Bientôt Mlle Cécile Bernier, quinze ans tout juste, l’amie des petits Demonville, très férue d’intellectualité, celle-ci (elle prépare baccalauréat et licence), m’honora d’une conversation où elle me déclara poliment que jamais elle n’ouvrait un livre contemporain, que les romans l’assommaient : ce fut le drawback des admirations formulées par la marquise et Mme Demonville. May Footner (quatorze ans et demi) me demanda quels étaient mes sports favoris : et quand j’eus confessé que c’étaient la marche, l’escrime et la bicyclette, elle me rit au nez et me déclara que ce n’étaient pas des sports. Somme toute, hors Sylvie toujours modeste (comme il arrive souvent aux filles de qui le père s’est remarié), et, ce jour-là, mélancolique pour des raisons que je démêlais, la nouvelle couvée m’apparut remarquable, surtout, par un infernal toupet et une absence radicale d’esprit respectueux…

Vous savez qu’en Berry les réceptions d’après-midi sont interminables. Je profitai de l’arrivée de plusieurs autos successifs, pleins de voisins avides de bridge, pour m’esquiver discrètement et regagner Ambleuse à travers les deux parcs contigus. La route est commode, ombragée, traversant d’abord le parc de Chambon, agencé, entretenu, fleuri, peigné comme un jardin parisien, puis les bois plus épais, plus libres, plus « Jean-Jacques, » dont s’entoure si pittoresquement le joli castel d’Ambleuse. Chemin faisant, je méditais.


« Est-ce, me disais-je, une illusion due à mon âge, due à ce que ma propre jeunesse s’éloigne de moi, est-ce une erreur d’optique qui me fait juger cette nouvelle couvée dépourvue, plus que de raison, d’esprit respectueux ? Toutes les jeunes générations ne sont-elles pas pareilles en cela ? La mienne fut-elle différente ?

« Eh bien ! sincèrement, nous n’étions pas tout à fait ainsi… Je me souviens… La confiance printanière nous enivrait, et nous nous refusions, certes, à tenir pour décisifs les jugemens de l’expérience automnale. Mais nous acceptions comme une indiscutable nécessité la discipline de la famille, tels des soldats au régiment, et, d’autre part, les « grandes personnes » nous intéressaient au moins par leur âge même, par les étapes qu’elles avaient parcourues avant nous. Nous étions disposés à les consulter au moins comme un voyageur qui part consulte un voyageur qui revient… Mis en présence de gens notables ou réputés, — si nous ne souscrivions pas aveuglément au jugement favorable de leurs contemporains, — le phénomène de leur notoriété, de leur réputation, nous intéressait par rapport à nous-mêmes, à notre espoir de célébrité. Nous leur accordions une attention à la fois bienveillante et amusée, une curiosité légèrement admirative, dans le sens latin de ce mot, admiration signifiant surtout étonnement. Et tout cela, fondu dans nos habitudes de politesse disciplinée, composait quelque chose qui ressemblait tant bien que mal à du respect.

« Aujourd’hui, premièrement, la discipline familiale est dénoncée. Qu’elle le soit entre parens et enfans n’est qu’un cas particulier : elle l’est d’autre part entre la femme et le mari, entre les domestiques et les maîtres, comme entre les ouvriers et les patrons.

« De plus en plus, les enfans des gens à l’aise, dès qu’ils atteignent douze ou treize ans, gouvernent pratiquement les parens. Les contingences de leurs études ou de leurs plaisirs priment tout. La vie domestique est suspendue au baccalauréat de René, au cours d’ensemble de Valentine, quand ce n’est pas à leur tennis ou à leur patinage. Et la famille moderne donne ce curieux exemple d’une paresse éducatrice écœurante, jointe à une abdication volontaire de toute autorité… Comment s’étonner, dès lors, que la nouvelle couvée manque de respect pour ses ascendans ?

« Mais voici qui est bien moderne : à l’égard des grandes personnes qui ne leur sont rien hiérarchiquement, nos jeunes « âge ingrat » marquent, non seulement de l’irrespect, mais un dédain non déguisé… Je n’ai pas attendu, pour m’en convaincre, de déjeuner chez Mme Demonville, d’y observer Blanche, Madeleine, Sam, Noël, May, Cécile…

« Qu’est-ce qui a bien pu provoquer, chez la nouvelle couvée, ce dédain pour les parens ?

« Nous-mêmes, je crois.

« Nous avons tellement dit, écrit, proclamé qu’on nous avait donné, à nous, une éducation absurde ; nous avons tellement vanté les changemens survenus depuis (quelques-uns fort discutables), que nos enfans se sont accoutumés a nous considérer comme dut considérer ses parens la première génération de moujicks née après l’émancipation des serfs. Nos enfans se croient d’autre sorte que nous. Ils ont un mot à la bouche pour humilier leurs parens : sports ! Avec l’esprit simpliste de leur âge, la supériorité sportive qu’ils ont sur leurs parens suffit à les convaincre qu’ils leur sont intégralement supérieurs. « Papa ne monte pas à cheval ; maman ne joue pas au golf et ne patine pas à roulettes : donc papa et maman sont deux… » (ici une comparaison empruntée au régime des mollusques). La béate admiration des nigauds de parens pour les sports de leurs enfans achève de griser ceux-ci. Je n’ai obtenu un peu d’attention respectueuse de Noël Laterrade que du jour où je l’ai sévèrement boutonné à l’épée. Depuis, il professe, pour mon esprit, une certaine estime. »


On ne fait pas marcher le temps à rebours, ma chère nièce, et il serait aussi vain d’espérer qu’on restaurera entre parens et enfans les disciplines de Mme de Genlis que de mener nos recrues modernes par le régime des reîtres d’autrefois. Il faut prendre comme un fait le toupet de la nouvelle couvée, son absence de sens respectueux et compter avec tout cela… Pierre et Simone n’ont que huit ans ; nous les élevons de notre mieux ; mais ils respireront l’air ambiant, et quand eux-mêmes atteindront l’âge ingrat, nous ne les gouvernerons pas par des « Sic volo, sic jubeo… » Pour les garder dociles, il faudra les convaincre. Entraînons-les donc dès maintenant à aimer, à vouloir la discipline, en leur montrant qu’elle est une forme de l’ordre, de l’ordre que nous leur avons appris à goûter. Rabattons aussi dès maintenant leur petite superbe puérile, en leur faisant constater sans relâche leur ignorance, leur infériorité physique et intellectuelle. Evitons de nous déprécier nous-même à leurs yeux ; ne leur disons pas : « Nous ne fûmes rien et vous êtes tout. » Ne leur donnons pas surtout la sensation que nous ne comptons plus et que toute la maison ne vit que pour eux. D’abord, parce que c’est un régime immoral et absurde. Et puis, parce que cela ferait une génération de jeunes nigauds, croyant tout savoir sans avoir rien appris, tout dominer sans y avoir nul droit, — et à qui la vie ménagerait de dures ripostes.


LETTRE II


Ambleuse, 3 septembre.

J’ai consacré, chère Françoise, ma matinée d’aujourd’hui à mes pupilles, votre fils Pierre et sa cousine Simone.

Quand j’arrivai à Rein-du-Bois, vers neuf heures et demie, par un de ces temps de fin d’été où l’air sent le fruit et où l’on respire de la lumière, les gens de votre belle-sœur commençaient ce quotidien branle-bas qu’ils appellent, bien à contre-sens, le ménage. Je reçus un coup de plumeau sur mon feutre ; une brosse à parquets, s’échappant d’un pied qui cirait avec une aveugle rage, vint me heurter la cheville ; je trébuchai dans un service à thé oublié sur une marche de l’escalier ; néanmoins, j’atteignis à peu près sain et sauf la région plus paisible gouvernée par Mme Galtié et Mlle Morisset, institutrices l’une de Pierre, l’autre de Simone, et je pénétrai dans la salle d’études où les deux enfans travaillaient.

Depuis des mois, je n’ai plus à intervenir dans l’enseignement de Mlle Galtié et de Mlle Morisset ; elles appliquent consciencieusement une méthode qu’elles ont bien comprise, l’ayant trouvée claire et simple, et qui les émerveille par ses résultats. Cette méthode, Françoise, vous la connaissez : j’en ai discuté avec vous les principes dès l’époque où, attendant la venue de Françoise II, vous passiez des heures méditatives sur votre chaise longue. Elle a consisté, jusqu’à l’âge de sept ans, à n’user avec Pierre et Simone que de l’enseignement oral, sans ouvrir un livre ; à leur faire connaître le monde extérieur, non pas en les laissant expérimenter au hasard, comme l’Émile de Rousseau, mais en guidant soigneusement leurs expériences progressives ; à ne rien leur apprendre « en l’air, » c’est-à-dire rien qui ne fût relié par une chaîne continue de notions précises à leur chétive personne ; à leur inculquer l’ordre et la discipline dans l’effort ; à leur faire comprendre et parler aussi parfaitement que leur âge le comportait, non pas l’anglais ou l’allemand des bonnes, mais le français pur et correct des gens cultivés. Tout baragouinage de langue étrangère fut donc soigneusement exclu : à l’heure où la nécessité première est que l’enfant comprenne les choses, il est imbécile de compliquer le mode d’échange de ses pensées.

L’âge de sept ans accompli (il fallut bien se fixer une date, encore que celle-ci n’ait rien d’absolu, et puisse varier suivant les sujets), nous avons admis que « l’enfance de l’enfance » avait pris fin pour Pierre et Simone ; qu’il était temps d’agrandir leur domaine intellectuel et moral… Nous leur fîmes donc franchir le seuil redoutable du Livre ; redoutable, car le livre interpose comme un écran entre les yeux de l’enfant et la vie ; malheur aux enfans de qui cet écran offusqua la vue avant qu’ils n’eussent amassé, par l’expérience directe de leurs sens, un humble trésor de réalités ! Comme Pierre et Simone étaient entraînés à une méthode de travail régulier, comme d’ailleurs ils savaient très bien la plupart des mots et des tournures de leur langue, ils ont appris à lire en trois mois et à écrire en même temps, grâce au procédé simple qui consiste à leur enseigner à lire, d’abord, sur les caractères bien dessinés de l’écriture manuscrite. Dès lors, le livre fut admis comme procédé de culture ; un tout petit livre, très facile, très court pour chaque science, mais qui déjà contienne tout en germe, et dans le cadre duquel les développemens successifs puissent venir se loger peu à peu, au cours des années. « Il faut, vous disais-je, que les livres d’histoire, de géographie, de grammaire, d’arithmétique, soient autant de compagnons permanens de l’enfant, qui grandissent avec lui. Le puer unius libri perdra dix fois moins de temps que le malheureux ballotté chaque année d’un bouquin à l’autre… »

En même temps que s’élargissait ainsi le champ de leur culture intellectuelle, la culture morale s’amplifiait, s’approfondissait aussi. Durant « l’enfance de l’enfance, » toute la morale de Pierre et de Simone s’était résumée à obéir et à ne pas mentir. Maintenant, leur personnalité se forme peu à peu ; ils connaissent la responsabilité, réduite pour eux à la loi du « Tout se paye. » Leur sensibilité n’est plus seulement celle de petits chats égoïstes ; nous leur apprenons à ressentir, à vouloir ; nous développons leurs goûts naissans pour les jolies choses, les penchans qu’ils laissent deviner pour les arts… Et de même qu’en tâchant de leur faire, par un exercice physique sans surmenage, des corps robustes et agiles, nous n’avons jamais négligé l’élégance de l’allure, — nous tâchons aussi de donner une certaine élégance à leur jeune esprit et de l’accent à leur jeune sensibilité.

Avons-nous réussi ? L’avenir le montrera. Ce qu’on ne peut nous refuser, c’est que Pierre et Simone sont bien portans, disciplinés, comprennent parfaitement ce qu’ils déclarent comprendre et savent réellement le peu qu’ils savent. Ils ont plus de sang-froid que la plupart des enfans, parce qu’on a éduqué leur sang-froid. Ils ont le goût de travailler. Ils ne se croient pas supérieurs à leurs parens et à leurs maîtres. Ils ont chacun les défauts de sa nature, mais ils ont une qualité commune : ce que j’appelle le snobisme de la franchise. Mentir leur ferait horreur autant que voler.


Lorsque je pénétrai dans la salle d’études, Mme Galtié donnait une leçon d’histoire. La leçon orale, — c’est-à-dire la période pendant laquelle les enfans doivent écouter, fixer leur attention sur la parole enseignante, — nous avons voulu, vous le savez, qu’elle n’excédât jamais de beaucoup un quart d’heure… Un autre quart d’heure est consacré par l’institutrice à s’assurer, par voie de questions, que les nouvelles choses enseignées ont été bien comprises : après quoi, on revoit ce qui a été appris de la même façon, les jours précédens. Un de nos principes est que ce qu’on a une fois appris ne doit plus être oublié. Nous dénonçons le double mensonge usité dans les écoles, savoir : que le maître a enseigné parce qu’il a parlé, et que l’élève a appris parce qu’il a entendu parler.

On se garde bien de présenter à nos pupilles Chilpéric ou Ptolémée, ou Salomon, « en l’air, » je veux dire sans que ces considérables personnages soient pour eux situés dans le temps, situés aussi formellement que sont, pour eux deux, situés dans l’espace Londres et Paris, c’est-à-dire à des distances dont ils aient une idée pratique, concrète. Le premier enseignement d’histoire fut donc de développer en eux la notion chronologique, la notion du temps. Prenez le plus fort en histoire d’une classe de sixième dans une école : il aura peut-être amassé dans sa tête un certain nombre de noms et d’événemens ; mais la concordance ou l’écart de ces événemens lui échapperont presque toujours. Nous avons développé chez nos élèves la notion chronologique. De même qu’aucune allusion géographique n’est proférée sans se rapporter à la mappemonde, aucun fait historique n’est énoncé sans qu’on le classe aussitôt dans un tableau séculaire de l’histoire, établi sans autre date que l’énumération des siècles… Bien faire comprendre cette simple division séculaire de l’histoire ne fut pas chose aisée. Nous appliquâmes la méthode de « l’enfant, centre de tout enseignement » qui nous est familière :

« — Pierre, tu as sept ans… Noël, le frère de Simone, en a douze… Sylvie en a quinze… Mlle Morisset en a vingt-deux… Mme Galtié en a trente-cinq… Ton grand-papa en a soixante-douze… » Premier exercice ou l’arithmétique prépare la chronologie : des lignes furent tracées sur le papier, proportionnellement à ces âges divers. Nous fîmes alors une excursion, tout exprès, pour visiter certain centenaire berrichon, le père Michel Thivrier, hospitalisé à Bourges. Dès lors, ayant vu, touché ce siècle vivant, ayant conversé avec lui, nous pûmes parler de l’espace séculaire, sans que ce fût prononcer de vaines et vides syllabes. Pierre et Simone comprirent aisément que toute cette histoire du monde qu’on allait leur enseigner, tenait en quelques vies humaines superposées ; fort peu de vies en somme, une soixantaine de Michel Thivrier bout à bout, quarante Thivrier avant Jésus-Christ, vingt après. Ce qu’un tableau schématique, dressé pour cet usage, fixa aussitôt dans leur mémoire.

De ces soixante cadres séculaires dont ils venaient de comprendre la signification, par lequel commencer ? Au hasard, dans le tas, suivant la méthode courante ? Par Clovis ? Par Romulus ? Nulle raison de choisir… Mais quand on raconte à un enfant l’histoire de sa famille, c’est en lui parlant de son père que l’on commence, après quoi, on lui parle de son aïeul, puis de son bisaïeul, etc., en sorte que tout ce qui lui est enseigné a pour point de départ l’enfant lui-même. Ainsi avons-nous procédé pour Pierre et Simone. Nous leur avons parlé d’abord de la France d’aujourd’hui, sous la troisième république : et quand cette France a été pour eux une personne familière, une de leurs contemporaines, eux-mêmes nous ont demandé de leur raconter son histoire, ce que nous avons fait en termes brefs, d’abord en remontant jusqu’à la naissance du père Thivrier, puis de plus en plus haut, jusqu’à la naissance même de la France : toutes ces étapes bien repérées sur notre cadre séculaire, comme nos voyages fictifs sont repérés sur la carte.

Cet enseignement élémentaire leur fut donné oralement, avant qu’ils n’eussent ouvert un livre. Admis aujourd’hui à se servir de livres, le livre que j’ai vu ce matin entre leurs mains est un précis de trente pages, comprenant toute l’histoire du monde : c’est une sorte de mappemonde historique. N’ayant trouvé nulle part ce précis, je l’ai fait moi-même… L’histoire y est résumée par larges masses, une phrase ou deux par masse, pas plus. Aucune date ; les événemens sont indiqués comme s’étant passés au commencement, au milieu, vers la fin de tel siècle : nous les inscrivons à mesure sur nos tableaux séculaires. Et il va sans dire que, surtout pour les commencemens de l’histoire, les « masses » comprennent souvent plusieurs siècles.

Quand nos élèves auront fini leur petit livre, et le posséderont (seule vraie façon de savoir), que sauront-ils en histoire ? Ils sauront quelle « personne » est la France, quand elle naquit, ce qui l’engendra, quelles furent les grandes époques de sa vie. Ils sauront aussi qu’avant la France, en des reculs qui représenteront pour leur esprit quelque chose de précis et de concret, il y avait d’autres peuples, une humanité mouvante et combattante ; ils situeront les principaux de ces peuples dans l’espace et dans le temps. On ne leur aura certes pas nommé Chilpéric ; mais Clovis, Charlemagne, Charles Martel, Jeanne d’Arc, Louis XIV et Napoléon seront pour eux des êtres réels. distans d’une distance connue, dont ils salueront la figure sur une imago et dont ils connaîtront ce que, dans une grande maison, les enfans savent, dès les premières années, sur les illustrations de la famille.

Même système pour toute autre étude, géographie, arithmétique, élémens des sciences, langue française. Rien d’enseigné « en l’air, » c’est-à-dire sans connexion avec ce qui précède et ce qui suit, sans lien continu avec l’enfant lui-même. Rien d’enseigné qui ne le soit une fois pour toutes ; on ne doit plus l’oublier, c’est une partie de l’armature pour l’enseignement de demain. D’une année sur l’autre nous enseignerons toujours la même chose, dans le même ordre, à l’aide des mêmes mots, mais avec un développement progressif des chapitres.

Nota bene : La conviction que rien ne sert d’apprendre, si l’on ne retient, nous fait remettre en honneur une faculté qu’il est de bon ton de mépriser dans les parlotes pédagogiques : la mémoire… Nous avons, au contraire, élevé dans la salle d’études un autel à la Mémoire. Pierre et Simone, comme la plupart des enfans, ont d’assez bonnes mémoires, celle de Simone plus prompte et moins fidèle, celle de Petit-Pierre plus lente et plus durable… Nous exerçons infatigablement la mémoire, convaincus que toute science s’appuie sur une armature que, seule, la mémoire conserve, comme le minium conserve le fer. Il faut savoir retenir les agencemens d’idées, l’ordre des choses ; mais souvent aussi il est indispensable de retenir des mots, des noms, des chiffres. Comme notre enseignement est méthodique par essence, nous ne risquons pas de dresser des perroquets : nos élèves savent toujours pourquoi il leur faut apprendre par cœur ceci ou cela. Et quand il ne s’agit que d’un pur exercice de mémoire, d’apprendre des mots comme on fait en gymnastique des gestes inutilisés, nous évitons encore de faire apprendre des niaiseries. Nous nous sommes donné la peine de composer une petite anthologie avec les morceaux de prosateurs ou de poètes qu’on n’a pas le droit d’ignorer : par exemple, la phrase de Pascal sur le roseau pensant, la stance de J.-B. Rousseau sur les insulteurs du soleil. Voilà nos exercices de mémoire : ce qu’ils acquièrent à nos pupilles leur est utilement acquis. Et comme, au lieu d’affaiblir par l’enseignement simultané d’une langue étrangère leur faculté d’échanger les idées, on s’applique toujours à perfectionner leur connaissance des mots et des expressions françaises, j’affirme aux incrédules que Pierre et Simone, à huit ans, comprennent fort bien la phrase de Pascal et la stance de Rousseau. On les leur a patiemment expliquées ! ils sont en état de les expliquer eux-mêmes.

Toutefois, ils ignorent les mots Flasche et bottle. Quand ils voient une bouteille, ils l’appellent bouteille, tout simplement.

La matinée de mes élèves, à Paris, est entièrement consacrée à se cultiver l’esprit, mais en cette saison de vacances où ils voient tout le monde organiser des plaisirs, j’exige seulement que la matinée reste disciplinée : c’est-à-dire que l’étude, raccourcie, cède un peu de place à des distractions surveillées. Une petite main remuante en chacune de mes mains, je m’en suis allé, quand la leçon d’histoire a été terminée, assister avec Pierre et Simone aux labeurs de la ferme voisine.

Mes élèves adorent ces promenades qui furent un de nos grands moyens d’enseignement, avant que le livre n’intervînt dans nos études. Nous appelons cela : des leçons de vie. Ma présence aiguillonne leur attention ; si cette attention fléchit ou s’égare, je la réveille, je la corrige, je la gouverne. Aux questions qu’ils me posent, je réponds de mon mieux, à condition toutefois qu’elles ne contiennent ni bêtifiage, ni taquinerie : j’entends qu’on souhaite réellement s’instruire, qu’on réfléchisse avant de questionner, qu’on s’exprime en bon langage. Si la question excède mon savoir, je réponds franchement : « Je ne sais pas, » et je vais avec mes élèves questionner à mon tour. Précieux exemple à donner ; car le premier signe d’intelligence d’un élève, le plus nécessaire, c’est de répondre sincèrement : « Je ne sais pas, » ou « je ne comprends pas, » quand effectivemenl il ne sait pas et il ne comprend pas. Foin de l’élève qui comprend toujours : cinq fois sur dix, il croit comprendre et n’a rien compris !… Enfin, dans certains cas où la question n’excède pas mes humbles connaissances, mais où la réponse, pour être entendue, requiert une formation d’esprit qui n’est pas encore celle de mes pupilles, je réponds : « Je vous expliquerai cela plus tard ; en ce moment, il ne vous serait pas possible de comprendre l’explication. » Et je n’admets aucune insistance. Pierre et Simone, là-dessus, sont parfaitement exercés. Il en résulte un double avantage : pas de temps perdu en vaines paroles ; école de modestie pour les enfans ; et, d’une telle école, la nouvelle couvée a grand besoin.

La vie morale, les plantes, les champs et les bêtes, voilà le vrai divertissement des enfans, le plus complet, le plus sain, le plus instructif. Heureux ceux qui passèrent loin des villes toute leur enfance, comme le fils de mon hôte, Georges de Lespinat ! Que de connaissances précises ils ont ainsi thésaurisées ! comme ils se sont intimement amalgamés à la nature, à la réalité ! Quelle variété dans leurs souvenirs ! Les villes, artifices des hommes, n’enseignent à peu près rien au petit citadin pendant « l’enfance de l’enfance. » Aussi avons-nous multiplié et prolongé, autant qu’il fut possible, les séjours à la campagne de Pierre et de Simone, et toujours dans ce Rein-du-Bois qu’ils aiment, près de cette ferme dont les habitans, bêtes et gens, leur sont familiers… Voici Catherine Martin, la fermière, en train de nettoyer à fond son poulailler : vêtue d’un lourd jupon couleur de terre, d’une chemise bise et d’une coiffe qui cache presque entièrement ses cheveux, elle fait jouer ses muscles robustes au grand soleil, réverbéré par la façade blanche. Quelle forte ardeur ! quelle superbe humanité ! Cette femme de quarante-cinq ans, grise de poil, moins soignée que ses poules, a plus de vraie jeunesse que telle Parisienne à qui je pense, fardée, teinte, peinte, parée, et qu’essouffle la montée d’un étage… Le mari, Denys Martin, est aux champs. Mais voici Clément Martin, le tardillon, l’enfant préféré, qui revient vers sa mère en poussant une brouette vide ; il a versé sur le fumier les ordures du poulailler et vient quérir un autre chargement. Clément est roux, trapu, solide. Contemporain de Petit-Pierre, quand tous deux avaient cinq ans, il le dépassait en force et même en intelligence pratique : Petit-Pierre, dont l’éducation avait jusqu’alors cheminé un peu à la diable (selon l’usage français), ne savait que de vagues pauvretés. Clément avait reçu le solide enseignement que la nature dispense aux enfans… Trois ans bien employés ont suffi pour renverser les avantages. Certes, Pierre est moins musclé ; mais, dressé par des exercices physiques méthodiques, il saute, court, lance une balle mieux que Clément : et quand tous deux luttent corps à corps (ce que je n’interdis point), ce n’est pas toujours le petit rustre qui prend le meilleur… D’autre part, les Martin trichant avec l’école, l’intelligence de leur rejeton demeure inculte ; il s’abêtit d’année en année ; déjà l’on sent qu’il sera, sans plus, l’image de son père, avec plus de ruse peut-être, et assurément moins de déférence pour les patrons.

Mais quelle est cette jeune personne, entoilettée, dès cette heure matinale, d’un costume de laine bleu clair, enchapeautée de paille et de plumes, qui apparaît sur le seuil de l’habitation fermière ? Ma parole ! c’est Eugénie Martin, la fille aînée. Sa robuste académie de dix-huit ans fait craquer le « tailleur » trop ajusté ; sa ronde figure, sous le chapeau, semble un brugnon coiffé… La voilà qui vient à nous, fort à l’aise : elle est bien de la nouvelle couvée, elle aussi… Bonjour, mademoiselle Eugénie… Vous êtes donc en vacances ?… Oui… Le notaire de Bourges chez qui vous êtes bonne-à-tout-faire vous a libérée pour trois jours… Ah ! vous allez quitter votre place ?… Est-ce donc que le notaire et sa famille vous traitaient mal ?… Non ? C’est du bien bon monde, mais on ne gagne pas assez… Vous voulez aller à Paris, mademoiselle Eugénie ? Et vous me demandez si je ne connaîtrais pas, tout justement, une place de femme de chambre dans une grande maison ?… Non, mademoiselle Eugénie, je ne connais aucune place de femme de chambre dans une grande maison parisienne. Je vous le dis en toute vérité ; mais ce que je ne vous dis pas, c’est que si j’en connaissais une, je me garderais de vous l’indiquer, et que, si j’étais votre père, je vous interdirais d’aller à Paris : car dans vos petits yeux bleus, pétillans de curiosité, dans l’impatience de votre voix, dans je ne sais quelle hardiesse provocante de manières, je lis votre avenir parisien. Et sachant ce que Paris fera de vous, je ne cabalerai point pour vous aider à quitter les champs…

Mes pupilles et moi, nous avons vite laissé Eugénie, qui ne nous apprenait rien d’intéressant et qui méprise la ferme… En revanche, nous avons causé longuement avec Catherine, qui nous a montré en grand mystère une dinde couvant des œufs de poule, et aussi une couveuse artificielle, récemment acquise. Ce double moyen d’éclosion excita chez Pierre et Simone un intérêt passionné ; il me fallut leur expliquer en gros le système du thermosiphon qui maintient autour des œufs une température constante. Le premier coup de cloche, annonçant le déjeuner, nous surprit encore auprès de la couveuse. Heureusement qu’à Rein-du-Bois les heures des repas ne sont point tyranniques. On aurait bien de la peine à arriver en retard.

Comme nous regagnions cependant la maison d’un bon pas, Simone me demanda le plus naturellement du monde :

— Mon oncle, est-ce que les petits enfans viennent dans des œufs, comme les petits poulets ?

— Non, répondis-je (sans marquer le moindre embarras, car il y a longtemps que j’ai prévu cette question). Les petits enfans viennent tout sortis de l’œuf, comme les petits chats.

— Et alors, comment ?

— Je t’expliquerai cela quand nous ferons de l’histoire naturelle. En ce moment, ni toi ni Pierre ne pourriez comprendre.

Aucune objection ne fut opposée à cette réplique dilatoire ; Pierre et Simone y sont accoutumés. Cependant Pierre demanda encore :

— Est-ce qu’on peut mettre les petits enfans dans des couveuses ?

— Certainement. Dès la rentrée à Paris je vous mènerai voir des petits enfans en couveuse.

— Des petits enfans vivans ?

— Très vivans.

On atteignait la maison. Mes deux disciples me quittèrent, l’esprit en paix… Cependant, ils grandissent ; un jour viendra où je ne pourrai pas répliquer : « Vous ne comprendriez pas ma réponse ! » Je serais un éducateur bien imprévoyant, si je n’avais pas médité sur la réponse définitive qu’il faudra leur faire.


MARCEL PRÉVOST.