La nouvelle loi sur l’instruction primaire dans le royaume des Pays-Bas

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La nouvelle loi sur l’instruction primaire dans le royaume des Pays-Bas
Revue pédagogique, premier semestre 18793 (p. 152-172).

LA NOUVELLE LOI SUR L’INSTRUCTION PRIMAIRE
DANS LE ROYAUME DES PAYS-BAS.



La Hollande a modifié récemment sa législation relative à l’instruction primaire. La loi nouvelle, présentée par le ministère libéral que préside M. Kappeyne van de Coppello, n’a pas été adoptée sans de vifs débats, qui ont passionné l’opinion publique. Nous indiquerons, dans les pages qui vont suivre, les principales dispositions de l’œuvre de M. Kappeyne. Mais il sera nécessaire, pour que l’on en saisisse bien la portée réelle, que nous fassions connaître en même temps quelles sont, en matière d’instruction publique, les vues des divers partis qui divisent la Hollande, et quel est l’état de choses, attaqué par les uns, défendu par les autres, que la loi du 18 juillet 1878 est venue consacrer en l’améliorant.

I

Dès 1806, la Hollande, qui était alors une république alliée de la France, s’était donné une législation scolaire reposant sur les principes nouveaux que la révolution de 1789 avait fait triompher. La loi hollandaise affirmait, en matière d’instruction publique, les devoirs et les droits de l’État. Elle admettait, à côté des écoles publiques, c’est-à-dire recevant une subvention de l’État, de la province, ou de la commune, l’existence d’écoles privées, où écoles entretenues par des particuliers sans l’aide d’aucune subvention : mais nulle école ne pouvait être établie qu’avec l’autorisation expresse de l’administration provinciale. Sur Ja question de l’enseignement religieux, qui a été et est encore, en Hollande, l’objet principal des controverses entre les divers partis, le règlement organique annexé à la loi de 1806 s’exprimait ainsi :

« Dans les écoles publiques, l’enseignement devra être organisé de façon que les élèves soient préparés à l’exercice de toutes les vertus sociales et chrétiennes. Il sera pris des mesures pour que les écoliers ne soient pas privés d’instruction dans la partie dogmatique de la confession à laquelle ils appartiennent ; mais cette partie de l’instruction ne pourra être donnée par les instituteurs. »

Ainsi, l’école publique devait être chrétienne dans ses tendances générales ; mais l’enseignement dogmatique proprement dit en était exclu : il ne pouvait être donné qu’en dehors des heures de classe, par les membres du clergé des différentes confessions. Pour employer l’expression favorite des libéraux hollandais, l’école publique était déclarée neutre.

La loi de 1806 resta en vigueur, dans ses dispositions essentielles, jusqu’en 1848 ; les lois et décrets de 1830, 1831 et 1842 n’y avaient pas apporté de modification importante.

En 1848, une nouvelle constitution fut votée par les États Généraux. Elle proclamait un principe que ne contenait pas la loi de 4806, celui de la liberté de l’enseignement. On y lit, à l’article 194 :

« L’enseignement est libre, sauf le contrôle de l’autorité, et pour ce qui concerne l’instruction secondaire et primaire, sauf les garanties de capacité et de moralité à exiger de l’instituteur, le tout à régler par la loi. »

Grâce à cette disposition, les écoles privées, auparavant soumises à l’autorisation préalable, devenaient des écoles libres ; pleine carrière était donnée au développement de l’enseignement confessionnel dans des établissements particuliers. Mais en même temps, l’État maintenait le caractère neutre de l’école publique, et affirmait en outre sa volonté de ne pas abdiquer, en faveur de l’initiative privée, la mission éducatrice qu’il continuait à s’attribuer. L’article 494 dit, aux second et troisième alinéas :

« L’instruction publique est organisée par la loi de manière à ne blesser les convictions religieuses de personne.

» Il est donné dans tout le royaume, par les soins de l’autorité, une instruction publique suffisante. »

L’application des principes de la constitution de 1848 exigeait le remplacement de la loi de 1806 par une loi nouvelle. Plusieurs projets furent présentés, de 1849 à 1857, mais sans aboutir. L’interprétation à donner au texte de l’article constitutionnel était une cause d’incessants tiraillements entre les partis. Ainsi, la constitution stipulait qu’une instruction publique suffisante devait être donnée par les soins de l’autorité, mais sans déterminer si c’était à l’État, à la province ou à la commune à supporter le fardeau de la dépense. Qu’était-ce, en outre, qu’une instruction « suffisante » ? Devait-on admettre que dans une commune où existeraient une ou plusieurs écoles libres, prêtes à recevoir sur leurs bancs toute la population scolaire, il fût suffisamment pourvu à l’instruction du peuple, et l’État pouvait-il, dans ce cas, se dispenser d’ouvrir une école publique à côté des écoles libres ? — Puis, une école libre ne pouvait-elle pas être admise à recevoir, en échange des services rendus par elle, une subvention de la caisse communale ou des autres caisses publiques ? — Enfin, jusqu’à quel point l’école publique devait-elle rester neutre en matière religieuse ? ce caractère de neutralité était-il compatible avec l’enseignement des vertus chrétiennes, demandaient certains libéraux ? l’école publique, pour remplir dignement son rôle moralisateur, ne devait-elle pas être absolument religieuse et confessionnelle, disaient les ultra-protestants et les catholiques ?

Un projet présenté en 1855 par un ministère libéral contenait, relativement à la question confessionnelle, les dispositions suivantes :

« L’enseignement tend à encourager chez les élèves les idées morales et religieuses. Les instituteurs s’abstiennent d’enseigner, de faire ou de tolérer quoi que ce soit qui puisse blesser les convictions religieuses des Églises ou sectes auxquelles appartiennent les enfants qui fréquentent l’école. L’instruction religieuse est abandonnée aux communautés religieuses, qui à cet effet peuvent faire usage des locaux scolaires, en dehors des heures régulières des classes, mais seulement pour Îles élèves qui fréquentent l’école. »

Cet article était conforme aux tendances de la majorité de la seconde Chambre ; mais l’opposition se plaignit que les intérêts religieux fussent lésés. Un groupe de députés demandait qu’au lieu de la formule générale « les idées morales et religieuses », l’article mentionnât expressément, comme le règlement de 1806, l’enseignement des « vertus chrétiennes ». D’autres ne se contentaient pas d’un tel amendement : ils voulaient que l’école publique devint confessionnelle, et que chaque culte eût ses écoles séparées, placées sous le contrôle des autorités ecclésiastiques.

Les réclamations de la minorité du parlement furent appuyées par un pétitionnement populaire, devant lequel le ministère dut se retirer. Le projet de loi fut abandonné.

Il fut repris en 1857, et cette fois avec plus de succès. Le gouvernement avait tenu compte, dans une certaine mesure, des vœux des pétitionnaires. L’article 93 du nouveau projet rétablissait la formule de 1806 : « L’instruction scolaire tend à conduire les élèves à l’exercice de toutes les vertus chrétiennes et sociales ». Il disait en outre : « L’instituteur inculque à ses élèves le respect dû aux opinions religieuses. » Enfin, tout en maintenant à l’école publique son caractère neutre, il admettait que le gouvernement pût accorder, dans certains cas, des subventions aux écoles libres sans caractère confessionnel.

Le parti ultra-protestant, que le gouvernement avait espéré se rallier par cette dernière concession, ne se montra néanmoins pas satisfait ; ce qu’il voulait, ce n’était pas seulement une subvention pour ses écoles particulières, c’était la domination dans l’école publique. Il fit donc une vive opposition au projet. De leur côté, les libéraux déclarèrent que toute subvention accordée à une école libre confessionnelle serait une atteinte à la constitution, les ressources de l’État ne devant être employées que pour le soutien d’un enseignement conforme au principe de neutralité religieuse proclamé par l’acte constitutionnel. Lors de la discussion publique dans la seconde Chambre, l’alinéa relatif aux subventions de ce genre fut rejeté à l’écrasante majorité de 63 voix contre 2. L’alinéa qui obligeait l’instituteur à inculquer à ses élèves le respect des convictions religieuses, fut aussi repoussé ; et l’article 23 fut définitivement adopté en la forme suivante :

« L’instruction scolaire tendra, non-seulement à faire acquérir aux élèves des connaissances utiles, mais aussi à développer leurs facultés intellectuelles, et à les conduire à l’exercice de toutes les vertus chrétiennes et sociales.

» L’instituteur s’abstiendra d’enseigner, de faire ou de tolérer tout ce qui serait contraire au respect dû aux opinions religieuses de ceux qui professent un autre culte que le sien.

» L’instruction religieuse est abandonnée aux communautés religieuses. Les locaux pourront, en dehors des heures régulières de classe, être mis à leur disposition pour les élèves qui fréquentent l’école. »

L’ensemble de la loi, voté ensuite par les deux Chambres, fut sanctionné par le roi le 48 août 1857. C’est cette loi qui, au moment où nous écrivons et malgré le vote de la loi nouvelle du 18 juillet dernier, régit encore en fait l’instruction primaire en Hollande.

Nous avons vu que le principe d’une subvention à accorder à des écoles libres d’un caractère confessionnel avait été rejeté. Mais l’article 8 de la loi de 1857 admit en même temps le droit, pour toute école libre, de recevoir une subvention de la commune ou de la province, sous la condition « que les écoles ainsi subventionnées fussent accessibles à tous les élèves, sans distinction de confession religieuse ». Pour pouvoir obtenir une subvention, l’école libre devait donc être neutre comme l’école publique.

Quant aux autres points relatifs à l’organisation de l’enseignement primaire, voici comment fa loi de 1857 les a réglés. Les dépenses de cet enseignement sont à la charge des communes. Pour se procurer une partie des ressources nécessaires à cet effet, la commune peut exiger des élèves une rétribution scolaire, dont les indigents sont toutefois dispensés. Mais la commune à la faculté de renoncer entièrement à la perception d’une rétribution scolaire, et de déclarer l’école publique entièrement gratuite ; les frais en sont dès lors en totalité à la charge de l’ensemble des contribuables communaux.

Si les finances d’une commune sont trop obérées par les dépenses de son instruction primaire, l’État et la province peuvent venir à son aide, chacun participant pour la moitié dans le total de l’allocation accordée. Mais cet appui financier que la loi faisait espérer aux communes ne s’est jamais exercé, dans la pratique, que d’une façon très-restreinte : ainsi, en 1876, le chiffre des allocations versées par l’État et les provinces aux communes nécessiteuses, s’est élevé seulement à 7 % des dépenses totales de l’instruction primaire.

L’État prend à sa charge les pensions de retraite accordées aux instituteurs ; mais les communes doivent lui restituer chaque année un tiers du montant des pensions ainsi payées.

Les instituteurs sont nommés et révoqués par le conseil communal.

La surveillance des écoles primaires est exercée : 1° par une commission locale, nommée par le conseil communal ; 2° par des inspecteurs de district nommés par le roi, et dont les fonctions sont gratuites ; ils touchent seulement une indemnité de déplacement ; le royaume est divisé en 95 districts d’inspection ; 3° par des inspecteurs provinciaux, nommés par le roi, et qui ont un traitement fixe,

II

La loi de 1857 avait cherché à concilier les prétentions des divers partis religieux et les aspirations de la fraction la plus avancée des libéraux. Toutefois elle avait plus donné à l’esprit libéral et laïque qu’à celui des partis confessionnels et en cela elle restait dans la voie ouverte par la loi de 1806.

Le parti ultra-protestant, comme il était naturel, subissait la nouvelle loi de fort mauvaise grâce et la poursuivait de ses amères récriminations. Les libéraux, de leur côté, tout en défendant ce qui dans la loi était conforme au programme de leur parti, la trouvèrent bientôt insuffisante, ct réclamèrent des réformes nouvelles : ils voulaient, entre autres choses, que l’État vint en aide aux communes d’une manière plus efficace ; que la position matérielle des instituteurs fût améliorée ; que des changements devenus nécessaires fussent introduits dans le mode de recrutement et de formation du personnel enseignant, et que le système des élèves-instituteurs[1] fût abandonné ; et un certain nombre d’entre eux réclamaient l’introduction de l’enseignement obligatoire.

Le désir d’une révision de la loi de 1857 se manifestant ainsi de part et d’autre, on vit, après plusieurs tentatives infructueuses dans ce sens, le chef du parti ultra-protestant, M. Kuyper, mettre en avant un nouveau projet d’organisation des écoles libres, basé sur ce qu’il appelait le système de restitution. Il s’agissait, dit le document officiel auquel nous avons emprunté la plus grande partie des détails ci-dessus[2], « de faire restituer par l’État “aux personnes qui supportaient les dépenses d’une école libre, à titre d’indemnité, une somme dont le montant dépendrait du nombre des élèves fréquentant cette école et du chiffre moyen des dépenses de l’instruction publique dans la commune. » C’était un moyen détourné de faire allouer aux écoles libres une subvention officielle, tout en éludant les prescriptions de l’article 3 de la loi, qui exigeait des écoles prétendant à une subvention de ce genre, qu’elles renonçassent à leur caractère confessionnel.

L’idée de M. Kuyper ne fut pas favorablement accueillie. Mais un peu plus tard, M. Heemskerk, chef du cabinet conservateur qui fut aux affaires de 1874 à 1877, présenta un projet de loi destiné à dônner satisfaction, sous une forme indirecte, aux vœux des conservateurs en faveur des écoles libres. M. Heemskerk, il est vrai, commençait par rejeter le système de restitution imaginé par M. Kuyper ; il allait plus loin encore : il proposait la suppression de toute subvention quelconque aux écoles libres, fût-ce même dans les conditions restrictives stipulées par l’article 3. Mais après ce semblant de concession au programme libéral, le projet du ministre introduisait deux dispositions éminemment favorables au développement des écoles libres.

D’abord, tout en prétendant rester dans l’esprit de l’alinéa de l’article 194 de la Constitution qui prescrit à l’autorité la création d’un nombre suffisant d’écoles publiques, il voulait que, pour juger du besoin qu’une commune pouvait avoir d’écoles publiques, il fût tenu compte en première ligne des écoles libres existant dans cette commune ; il en résultait qu’une commune comptant des écoles libres en nombre jugé « suffisant », aurait pu être entièrement privée d’écoles publiques.

En second lieu, il devait être interdit aux communes d’établir la gratuité dans leurs écoles publiques, « à moins que toutes les dépenses de l’administration communale ne pussent être couvertes sans qu’il fût nécessaire de lever des impôts communaux, quels qu’ils fussent ». Cette dernière mesure devait être particulièrement agréable aux défenseurs des écoles libres, qui voyaient de mauvais œil la gratuité existant dans les écoles publiques d’un certain nombre de communes. Cette gratuité, disaient-ils, attire en effet à l’école publique tous les élèves appartenant à des familles peu aisées, au détriment des écoles libres, qui, n’ayant pour se soutenir que leurs ressources privées, sont forcées d’exiger de leurs élèves une rétribution. Et comme les dépenses de l’école publique sont couvertes par le produit des taxes communales levées sur tous les contribuables, il en résulte que ceux des contribuables qui soutiennent une école libre de leurs subsides particuliers, et qui sont en même temps contraints d’alimenter le budget de l’école publique, payent de leurs propres deniers pour assurer à celle-ci le bénéfice d’une gratuité au moyen de laquelle elle fait aux établissements libres une concurrence ruineuse. L’équité exige donc, ajoutaient-ils, ou bien que la commune n’établisse pas une gratuité dont les parents qui se servent de l’école publique sont seuls à profiter et qui est doublement onéreuse aux autres ; ou bien que cette gratuité ne puisse exister que dans les cas où la commune est assez bien dotée pour pouvoir entretenir ses écoles sans faire appel à la bourse des contribuables.

Les libéraux qui, bien loin de vouloir restreindre le principe de la gratuité aux familles qui en ont réellement besoin, en souhaitent l’extension dans la mesure la plus large possible, combattirent vivement le projet de M. Heemskerk ; et les élections de 1877 ayant renforcé le parti libéral dans la seconde Chambre, celle-ci déclara, lors du vote de l’adresse, qu’elle regrettait « que le manque d’accord entre celle et le gouvernement fût cause que la réorganisation de l’enseignement primaire dût encore être différée ». Ce vote amena la retraite du ministère. Un cabinet libéral, constitué le 4 novembre 1877, sous la présidence de M. Kappeyne van de Coppello, annonça qu’il allait s’occuper de la question dans un sens plus conforme aux vœux de la majorité parlementaire,

III

En effet, le 2 mars 1878, M. Kappeyne, président du Conseil et Ministre de l’intérieur[3], déposa sur le bureau de la seconde Chambre des États Généraux un nouveau projet, qui est devenu, après quatre mois de discussions, et sans que des modifications essentielles y aient été introduites, la loi du 17 août 1878. L’exposé des motifs en faisait connaître l’économie, et répondait par avance aux objections prévues, que l’opposition ne pouvait manquer de soulever contre quelques-uns de ses points principaux.

Insistant d’abord sur les devoirs de l’État en matière d’instruction populaire, et définissant ce que doit être l’école publique, l’exposé des motifs s’exprimait ainsi :

« La constitution impose à l’État des obligations auxquelles il ne saurait se soustraire sous aucun prétexte. Il doit avoir soin que l’occasion de recevoir l’instruction ne manque nulle part. L’enseignement doit être donné dans des écoles organisées par l’autorité publique à ses frais, et accessibles à tous les enfants sans distinction de culte… En premier lieu, il faut que l’État prenne les mesures nécessaires pour qu’il y ait un nombre suffisant d’instituteurs capables, à même de remplir dignement la tâche importante qui leur est confiée ; en second lieu, il doit avoir soin qu’il se trouve partout un nombre d’écoles suffisant pour les besoins. Il ne suffit pas que l’autorité soutienne les efforts des particuliers, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de combattre IC paupérisme ou de protéger l’industrie ; il faut qu’elle prenne l’initiative elle-même… L’école publique est destinée à être l’école nationale, non l’école des pauvres.

» La tâche de l’école publique n’est pas d’être le complément de l’école libre là où celle-ci ne peut pourvoir aux besoins de tous… Tout citoyen doit pouvoir acquérir, dans une école neutre, mixte, accessible à tous, l’éducation intellectuelle dont il a besoin pour s’acquitter de la tâche qui lui est imposée dans la société ; si l’école libre rend volontairement des services à cet égard, l’autorité ne peut pas se considérer comme dispensée de cette obligation. »

Ces derniers mots sont en contradiction.avec la théorie de M. Heemskerk, qui voulait que l’État tint compte en première ligne des écoles libres existant dans une commune, pour juger du besoin qu’elle pouvait avoir d’une école publique.

Le système de restitution est également combattu dans les termes suivants :

« L’argument de ceux qui se plaignent que, si de grandes dépenses sont imposées au trésor public et aux communes pour l’organisation de l’instruction publique, les parents qui, pour des motifs religieux, ne veulent pas envoyer leurs enfants à l’école publique, n’en sont pas moins obligés de contribuer à ces dépenses, — cet argument, disons-nous, ne peut être considéré comme sérieux. Au contraire, on peut admettre comme une vérité incontestable, sans laquelle il est impossible de se représenter qu’un État soit bien organisé, que tous les citoyens doivent contribuer aux charges publiques, même si ces dépenses ne sont pas destinées à satisfaire leurs besoins ni leurs goûts particuliers. S’il y en a qui refusent d’avoir recours aux armes, même pour leur défense personnelle, on ne saurait, tout en respectant cette opinion individuelle, admettre cette antipathie comme une raison valable de dispenser ces personnes de l’obligation de contribuer aux dépenses de la défense nationale. Si cette thèse est incontestable au point de vue du droit public, pourquoi cesserait-elle d’être vraie, quand il s’agit de l’instruction ? C’est pour ces raisons. que l’État ne peut accorder, sous le nom de restitution, des subventions à des écoles qui ne sont pas accessibles à tous les enfants, ni ne répondent entièrement à leurs besoins. »

L’’exposé des motifs pose ce principe, que toute subvention d’une caisse publique, si minime qu’elle soit, donne à l’école le caractère d’une école publique. Par conséquent, les écoles libres qui se trouvent dans le cas mentionné à l’article 3 de la loi de 1857, c’est-à-dire qui, à raison de leur caractère non-confessionnel, ont obtenu d’une caisse publique une subvention, doivent cesser d’être envisagées comme des écoles libres : elles seront désormais rangées dans la catégorie des écoles publiques, et soumises aux mêmes obligations que ces dernières.

La faculté est laissée aux communes, comme par le passé et contrairement aux vœux du parti ultra-protestant et aux dispositions du projet Heemskerk, de faire donner l’instruction gratuitement dans les écoles publiques.

La participation financière de l’État dans les dépenses de l’instruction primaire est fixée à 30 % du chiffre de ces dépenses. C’est là une amélioration importante, et qui doit permettre, entre autres, d’élever les traitements des instituteurs. Par contre, les provinces sont dégrevées de toute participation à ces charges.

Les pensions de retraite sont mises entièrement à la charge de l’État ; les communes n’auront plus à lui en rembourser le tiers.

Le minimum du traitement des instituteurs est porté à 700 florins pour le maître principal, et à 400 pour les autres instituteurs. Le personnel enseignant est augmenté : toute école comptant plus de 30 élèves devra avoir deux instituteurs ; de 70 à 120 élèves, trois : de 121 à 170, quatre ; et ainsi de suite.

L’inspectorat est réorganisé : au lieu de 95 districts d’inspection placés sous la surveillance d’inspecteurs non rétribués, il n’y aura plus que vingt à trente districts, à la tête de chacun desquels sera un inspecteur recevant un traitement convenable. Le contrôle des locaux scolaires est remis à des inspecteurs spéciaux, chargés de tout ce qui se rapporte au service médical et à hygiène.

Enfin une grave question, celle de l’enseignement obligatoire, est encore abordée dans l’exposé des motifs. Un grand nombre de libéraux sont favorables à l’obligation : le Ministre lui-même n’y est pas opposé en principe, mais il ne croit pas le moment venu pour prendre une mesure d’un caractère aussi tranché ; le violent conflit des opinions divergentes rend encore des tempéraments nécessaires.

« Presque partout l’enseignement a été rendu obligatoire, dit M. Kappeyne ; il vient de l’être dans le royaume d’Italie. Pourquoi cet exemple ne saurait-il être suivi dans les Pays-Bas ? L’État à sans contradiction le droit de punir le père qui néglige ses devoirs paternels, et qui par cette négligence nuit non-seulement à son enfant, mais aussi à la société, à laquelle il importe beaucoup que ses membres reçoivent une instruction convenable. Le gouvernement n’hésiterait pas à suivre ces exemples, si l’entrave que mettrait l’enseignement obligatoire à la liberté individuelle était le seul motif qu’on pût alléguer contre son application ; mais l’État doit laisser subsister dans toute sa plénitude le droit des parents de choisir l’école qui leur convient ; tant que durera l’opposition contre l’école publique, il devra s’abstenir de prendre des mesures efficaces à cet égard. Depuis 1857 l’opinion a certes progressé sur ce point, mais en mème temps la violence avec laquelle le caractère neutre de l’école est combattu, et l’amertume avec laquelle on tâche d’exciter les parents contre elle, se sont trop accrues pour qu’on puisse considérer comme vaincues les difficultés qui, à cette époque, étaient jugées insurmontables. »

En conséquence, le projet se borne à encourager la fréquentation, en stipulant que l’administration communale pourra décerner à cet effet des récompenses et des prix, et que les parents ou tuteurs d’enfants qui ne fréquentent aucune école ne pourront recevoir aucune assistance de la caisse communale.

IV

Aussitôt connu, le projet de loi de M. Kappeyne devint l’objet de l’attention de tous, et provoqua de chaudes discussions dans la presse et dans de nombreuses réunions publiques et privées. Les divers groupes politiques opposés au parti libéral l’attaquèrent, et, dans le camp favorable aux réformes proposées, bien des voix s’élevèrent pour déclarer le projet insuffisant.

Faisons connaître d’abord les desiderata de ceux qui souhaitaient des réformes plus radicales.

Le Comité central de l’Association générale des ouvriers des Pays-Bas adressa, le 27 mars, à la seconde Chambre des États Généraux, une pétition demandant l’introduction dans la loi de quatre points essentiels :

1° L’enseignement obligatoire, universellement réclamé par la volonté populaire, disait le Comité.

2 La gratuité de l’enseignement primaire, gratuité qui n’existe encore que dans quelques communes. C’est le seul moyen, aux yeux des pétitionnaires, de réaliser cette parole du Ministre lui-même, qui avait déclaré, que « l’école publique doit être l’école nationale et non l’école des pauvres ».

3° La création d’un enseignement préparatoire, c’est-à-dire d’écoles enfantines ou salles d’asile, qui n’existent pas encore en Hollande.

4° La création d’écoles complémentaires ou de perfectionnement, que le projet de loi (art. 17) se borne à recommander à la sollicitude des communes. Le Comité ouvrier demande que les communes soient légalement tenues d’organiser partout cet enseignement.

Le corps enseignant, de son côté, émit un certain nombre de vœux, que l’on peut considérer comme résumés dans le programme de réformes scolaires publié par son organe le plus autorisé, le journal De Wekker de La Haye, dans son numéro du 15 juin 1878. Ce programme contient quinze points, dont voici les principaux :

Création d’un enseignement préparatoire ;

Obligation pour les communes d’organiser l’enseignement complémentaire ;

Le dessin et la gymnastique inscrits au nombre des Branches obligatoires de l’enseignement ;

Élévation de l’allocation de l’État en faveur des établissements scolaires communaux à 50 % au moins du total des dépenses (au lieu de 30 %) ;

Abolition des examens de concours imposés aux instituteurs qui posent leur candidature à un poste vacant ;

Classement des écoles, sous le rapport du traitement alloué à l’instituteur, en trois catégories : minimum du traitement correspondant à chacune de ces catégories fixé à 800, 1,000 et 1,200 florins, plus le logement et la jouissance d’un jardin (ou, à défaut, une indemnité pécuniaire équivalente) ;

Pensions accordées aux veuves et orphelins d’instituteurs ;

Enfin, principe de l’enseignement obligatoire inscrit dans la loi, l’obligation elle-même devant être réglée par une loi spéciale à promulguer dans un délai de cinq ans.

Quant aux griefs des adversaires de l’école neutre, ils furent exprimés, quelques jours après le dépôt du projet de loi, dans une protestation rédigée par le groupe des membres anti-révolutionnaires de la seconde Chambre.

La Constitution, disait cette protestation, n’a voulu assurer l’occasion de recevoir l’instruction primaire des mains de l’État qu’à ceux-là seulement qui le désirent, et non ; comme le prétend le gouvernement, « à tous ceux qui en ont besoin ». Il est inconstitutionnel et déraisonnable de fonder des écoles publiques sans tenir compte des écoles libres existantes, ni du désir formellement exprimé de la population.

En outre, l’État n’a point l’obligation de prendre à sa charge les dépenses de l’école publique, et il ne doit pas le faire, A la rigueur, on peut encore admettre que ceux qui font usage de l’école publique ne soient pas exclusivement chargés des frais de certains services, tels que l’inspection, la formation d’un personnel enseignant, etc., qui, partiellement du moins, profitent à tous, Mais ils ne doivent pas, par manière de gratification, être dispensés des sacrifices que d’autres, non soutenus par le trésor, ont à supporter pour l’éducation de leurs enfants. Favoriser les parents qui consentent à envoyer les leurs à l’école publique, c’est les placer entre leur bourse et leur conscience.

L’enseignement public, selon la théorie du ministère, doit être « neutre ». Mais l’État, au lieu de rester vraiment neutre, n’est mû que par la crainte de ce qu’on appelle l’orthodoxie (c’est-à-dire le parti ultra-protestant), et, au nom de la neutralité, « il livre l’enseignement populaire à des influences qui ne sont rien moins que neutres ».

La protestation réclame en outre contre l’article 4 du projet, qui étend la surveillance du gouvernement, au point de vue de l’hygiène et des besoins de l’enseignement, aux locaux des écoles privées. Ce contrôle, dans l’opinion des membres anti-révolutionnaires de la Chambre, est contraire à la Constitution.

Les réclamations de cette minorité parlementaire furent mal accueillies par la seconde Chambre. Aussi résolut-elle d’en appeler au peuple lui-même, comme en 1855, par la voie du pétitionnement. Ce moyen avait réussi une fois ; il pouvait de nouveau amener la chute du ministère libéral et le retrait du projet de loi. Une réunion de la Société pour l’enscignement national chrétien se tint à cet effet à Utrecht, le 2 mai ; et dans cette assemblée M. Kuyper, l’auteur du système de restitution, mit en avant l’idée d’une pétition au roi. Les pétitionnaires devaient y déclarer qu’ils donnent la préférence pour l’éducation de leurs enfants à une école « où se trouve la Bible » (een school met den Bijbel) ; et comme l’école publique ne peut être une école de ce genre, et que le projet de loi empire encore cet état de choses, ils demandent à Sa Majesté d’y pourvoir. La proposition de M. Kuyper fut appuyée par un-grand nombre d’orateurs, qui représentèrent le projet de loi Kappeyne comme « une nouvelle attaque à la religion chrétienne, à la dynastie, à l’existence nationale ». La pétition fut adoptée à l’unanimité des voix moins une.

Aussitôt des comités s’organisèrent dans toutes les villes, dans tous les villages ; une agitation formidable se fit contre le projet de loi, au nom de la religion menacée. On verra tout à l’heure le résultat de cette campagne.

La pétition de M. Kuyper ne fut pas la seule. De toutes parts les adversaires du projet de loi recueillirent des signatures pour en demander le rejet. Cent cinquante mille catholiques convoyèrent des pétitions aux Chambres et au roi ; plusieurs consistoires, quelques associations, et un très-grand nombre de particuliers en firent autant de leur côté.

Mais M. Kappeyne, résolu à ne céder ni aux demandes des radicaux qu’il trouvait soit prématurées, soit exagérées, ni à la pression des partis conservateurs, défendit avec fermeté son œuvre devant la seconde Chambre, et le projet de loi, amendé seulement sur quelques points secondaires, fut définitivement adopté dans la séance du 48 juillet, par 52 voix contre 30.

La pétition de M. Kuyper, revêtue de 304,000 signatures ; fut alors présentée au roi : le parti orthodoxe espérait que ; devant cette imposante manifestation, le‘souverain refuserait sa sanction à la loi nouvelle. Mais le roi se borna à renvoyer la pétition au ministère : et la Chambre haute avant à son tour adopté à une grande majorité le projet voté par la seconde Chambre, la loi Kappeyne reçut la sanction royale.

L’article 93 toutefois laisse au roi le droit de fixer le moment où la loi entrera en vigueur, sauf pour les dispositions de l’article 24 (augmentation du nombre des instituteurs), qui doivent être exécutées avant le 1er janvier 1886, et pour celles de l’article 26 (élévation du traitement des instituteurs), qui doivent l’être avant le 1er janvier 1883. Or, jusqu’à présent le roi n’a pris encore aucune mesure faisant prévoir une prochaine mise en vigueur. L’état des finances ne permettrait pas d’exécuter l’article 45, qui met à la charge de l’État 30 % des dépenses des écoles communales. Toutefois le ministère, dit-on, espère pouvoir faire quelque chose dans le courant de cette année.

Un adversaire de la loi Kappeyne, auteur lui-même d’une pétition à la seconde Chambre, nous a communiqué, dans une lettre fort intéressante d’où nous avons extrait quelques-uns des détails donnés plus haut, son sentiment relativement aux réclamations du parti orthodoxe et à l’avenir réservé à la nouvelle loi sur l’instruction primaire, « Ce que les orthodoxes demandent, dit-il, c’est que la liberté qu’ils ont, d’après la constitution, d’ériger des écoles à leurs propres frais, ne soit pas rendue illusoire par des faveurs exceptionnelles à l’école de l’État. Ils ne prétendent pas — comme on le dit calomnieusement — forcer l’État à organiser ses écoles selon leurs propres vues ; mais ils protestent contre les manœuvres du parti libéral, qui rend l’instruction publique toujours plus coûteuse pour le trésor et toujours meilleur marché pour les parents qui en profitent, de sorte que la lutte devient de plus en plus inégale et impossible, sous le masque de la liberté.

» Le parti libéral, ajoute notre correspondant, a dû accepter la loi à peu près sans amendements. On s’était promis beaucoup, on n’a presque rien obtenu des projets plus radicaux qu’on avait conçus. Le ministre s’est enfermé dans un juste-milieu, qui toutefois profitera plutôt aux libéraux qu’aux orthodoxes. La question reste donc en réalité à peu près ce qu’elle était avant le vote de la loi, et la lutte recommencera bientôt plus forte que jamais. »

Nos lecteurs ont pu juger, par l’analyse impartiale que nous en avons donnée, des tendances et des prétentions des divers partis ; ils apprécieront jusqu’à quel point les plaintes du parti orthodoxe, telles que les formule notre correspondant, peuvent être fondées.


  1. Faute d’un nombre suffisant d’écoles normales, beaucoup de futurs instituteurs reçoivent leur éducation pédagogique dans une école primaire, où ils font un stage plus ou moins long sous la direction du maître principal, en qualité d’élèves-instituteurs.
  2. Organisation de l’Instruction primaire, secondaire et supérieure dans le royaume des Pays-Bas, par M. D.-J. Steyn Parvé, ouvrage publié sous les auspices de la Commission royale néerlandaise pour l’Exposition universelle de 1878.
  3. Le royaume des Pays-Bas n’a pas de Ministère de l’instruction publique ; les affaires scolaires forment une division du Ministère de l’intérieur,