La pagode aux cobras/11

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(alias Michèle Nicolaï)
S. E. G. (Société d’éditions générales) (p. 52-61).

XI

LES COBRAS SUR LA VILLE

L’inspecteur Rigo était trop homme d’action pour s’attarder ; il avait d’ailleurs la rage au cœur de s’être laissé surprendre et d’avoir ainsi manqué un coup si bien préparé.

À peine sorti de sa prison, il bondit pour rejoindre la battue. Il eut bientôt rattrapé le détachement.

Un seul prisonnier avait été fait jusque-là — un pèlerin fuyard — et, grâce à lui, la direction prise par les bonzes était connue.

Il fallait procéder, dans cette chasse à l’homme, tout comme dans une chasse aux fauves : chercher sur le sol les marques des pas, noter les branches brisées par les fugitifs se traçant un passage dans la brousse.

La tâche avait été relativement facile au commencement, mais, ayant pris de l’avance, le gibier rusait et la piste venait de s’interrompre sur les bords d’un arroyo. Apparente sur une rive, on n’en trouvait aucune trace sur l’autre.

Rigo était trop bon chasseur de bêtes pour s’y laisser prendre.

Il connaissait bien le procédé, le cheminement dans l’eau prolongé le plus longtemps possible pour effectuer la sortie à distance, toutes précautions prises pour la rendre invisible.

Deux équipes furent lancées, une vers l’amont, l’autre vers l’aval.

Rigo avait vu juste ; à peine avait-il parcouru deux cents mètres, examinant très attentivement les deux berges, qu’il découvrait la trace.

Là où les fugitifs avaient quitté le lit de l’arroyo pour pénétrer dans la forêt, sur la déclivité de la berge, il vit l’empreinte de la pointe d’un pied humain qui s’y était agrippé après une glissade.

Le gros orteil avait ainsi marqué profondément sa forme dans la vase demi-sèche.

Aussitôt un appel fut lancé au second détachement pour qu’il les rejoignît. En même temps, les hommes du premier, Rigo en tête, remontaient sur la berge et retrouvaient dans les fourrés les traces certaines du passage des bonzes.

La chasse, réorganisée, continuait.

Soudain, Rigo, qui, depuis quelques instants, semblait pensif et mécontent, stoppa brusquement. À tous il donna l’ordre d’arrêter.

Il appela vers lui le chef européen du détachement et lui dit :

— Je n’ai pas cessé de penser aux paroles prononcées par le bonze-chef. Il y a là quelque chose que je n’ai pas saisi. J’ai cependant l’impression très nette que ses paroles contenaient une menace précise. Il est indispensable que je consulte ma femme à ce sujet, elle saura interpréter ces mots dont j’ai gardé le souvenir exact. J’aviserai ensuite.

« Il faut donc que vous continuiez seul la poursuite. Peut-être plus tard vous rejoindrai-je. J’emmène deux linhs avec moi qui, s’il ne m’est pas possible de venir vous retrouver, vous en aviseront et vous apporteront mes nouvelles instructions.

Ayant dit, à toute vitesse il rebroussa chemin et, quelques heures après, rejoignit à la pagode sa femme qui attendait sur place des nouvelles de la poursuite.

Il lui expliqua :

— Voici à peu de chose près les mots qui ont été dits. Bien qu’appartenant à la langue annamite, leur sens complet m’a échappé, je ne sais pourquoi.

Et il récita les phrases qu’avait prononcées l’officiant.

Sa femme l’écouta dans un silence réfléchi, puis prononça :

— Ceci est grave, très grave même ! Ces mots sont de l’ancien annamite et ne sont plus guère en usage, mais les lettrés les connaissent bien. Le bonze ne voulait sans doute être compris que de quelques-uns, c’est pourquoi il s’en est servi. Voici l’exacte traduction.

Demain, vers la ville du Dragon Blanc rampera le Cobra.

Par le Cobra, par l’Esprit tortueux de la Forêt, le Grand Dragon Blanc périra.

Et d’autres Dragons périront et tous les Dragons venus d’au delà les mers trembleront, fuiront ou mourront.

Ce sera la fuite vers l’Occident.

La vieille Terre d’Annam, la Sainte Terre d’Annam, sera délivrée !

Sur Elle régneront à nouveau Ceux que protège l’Esprit.

« C’est l’annonce d’un attentat contre le gouverneur et contre beaucoup d’autres.

« Abandonne la poursuite et, tous deux, aussi rapidement que possible, partons vers Hanoï organiser la défense.

Rigo n’hésita pas ; il avait une entière confiance en sa vaillante épouse.

Il donna aux miliciens, qui devaient rejoindre le détachement dans la forêt, toutes instructions, tous ordres nécessaires et, sans retard, avec sa femme et ses deux adjoints, rebroussa chemin vers la mer.

Le lendemain, il arriva à Hanoï et, aussitôt, se précipita au gouvernement général pour alerter les autorités, prendre les mesures de sécurité qui s’imposaient et toutes les dispositions nécessaires pour l’arrestation des conjurés.

Un service de garde fut organisé autour du palais du gouverneur et tout spécialement dans le vaste jardin botanique y attenant.

C’était par là que les bonzes, habitués à la forêt, seraient portés à chercher un passage leur permettant d’approcher des bâtiments.

Une ligne de sentinelles, renforcée de distance en distance, par de petits postes, entoura toutes les constructions du palais.

Dans les jardins, des patrouilles circuleraient sans cesse.

Rigo, avec ses deux hommes de confiance, devait aller et venir au delà du cercle surveillé, pour prévenir toute approche suspecte.

En ville et particulièrement dans le voisinage du palais du résident supérieur, des résidences du général commandant supérieur et d’autres hauts personnages, des patrouilles étaient prévues.

Les attentats ne pouvaient avoir lieu qu’à la nuit ; ce serait seulement à la fin du jour, après le coucher du soleil, que le système de défense serait appliqué le plus discrètement possible pour éviter de jeter le trouble dans la population.

Mais l’inspecteur et ses auxiliaires, soigneusement déguisés en coolies tireurs de pousse-pousse, circulèrent dès le commencement de l’après-midi dans les allées du parc.

Rien ne pouvait être plus naturel que la présence de pousse-pousse prêts à charger des promeneurs. Il se pouvait d’ailleurs que l’ennemi eût employé la même ruse. Tout tireur de pousse-pousse rencontré pouvait donc être suspect.

Cette pensée, qui s’était présentée aussitôt à l’esprit de Rigo, lui fit envoyer un de ses hommes quérir deux authentiques coolies, servant régulièrement d’indicateurs à la police, pour se les adjoindre.

Leur consigne était de lui signaler tout coolie tireur inconnu d’eux, car, étant des plus anciens, ils se devaient de n’ignorer aucun de leurs collègues.

Rigo commença sa tournée en coolie maraudeur, circulant lentement dans les allées comme à la recherche de quelque client. Mais ce qui ne pouvait manquer d’arriver arriva… il en trouva un.

Pouvant être lui-même surveillé par l’ennemi, refuser ce client le rendrait suspect. Il fut donc obligé de le charger et de l’emmener en ville.

Mais, sous le prétexte d’un malaise soudain, il le passa à un concurrent en arrivant à la hauteur de sa propre maison et, pour éviter d’être pris à nouveau, il fit appel à l’un de ses beaux-frères et le chargea comme passager.

De retour dans le jardin, il reprit sa croisière, certain désormais de n’être pas dérangé. Il avait gagné à cette aventure d’avoir maintenant sous la main un auxiliaire dévoué. Pendant tout l’après-midi, l’inspecteur circula sans rien apercevoir de nettement suspect.

À un moment cependant, il entrevit deux indigènes qui semblaient étudier le terrain. Ils étaient sortis des allées et s’avançaient d’arbre en arbre, marchant lentement comme s’ils avaient compté leurs pas sur le chemin parcouru.

Il fut impossible à Rigo de les joindre pour les identifier, car ils disparurent dès son approche.

Il conclut que là pourrait bien être le point d’attaque et se réserva d’y monter la garde dans la nuit.

Le soir, à sept heures, il y était installé, ayant son beau-frère à ses côtés. À cent mètres sur sa droite, à cent mètres sur sa gauche, il avait posté ses agents de confiance, deux par deux.

Ceux-ci avaient reçu pour consigne — à moins d’imprévu — d’attendre son coup de sifflet pour agir.

Vers dix heures, alors que la lune montante commençait à éclairer le sous-bois, Rigo aperçut deux ombres qui se glissaient d’arbre en arbre, de buisson en buisson, et marchaient dans la direction du palais.

Le trajet qu’elles suivaient devait les faire passer à égal intervalle de lui et de ses agents de confiance postés sur sa gauche. Il jugea préférable de les laisser s’engager jusqu’au point où elles se heurteraient à la ligne de garde placée à la limite du parc et des jardins du gouverneur.

Ainsi, la prise serait certaine.

Déjà, les deux conjurés avaient franchi la ligne gardée par Rigo et ses auxiliaires et continuaient leur progression lente vers le palais.

C’est à ce moment qu’un agent du poste de droite commit une maladresse : pour mieux voir, il se dressa derrière le buisson qui le dissimulait. Une branche craqua !

Les suspects s’arrêtèrent net ! Inquiet, l’un d’eux esquissa un mouvement de fuite que l’autre arrêta immédiatement en le rappelant.

Alors, ils se collèrent contre le sol et demeurèrent là, immobiles, dans l’attente.

Rigo n’y put tenir. À six, arrivant en trois groupes et de trois côtés, les malfaiteurs n’échapperaient pas !

Il lança brusquement le coup de sifflet de l’alerte et fonça.

Aussi rapides que lui, les bandits s’étaient relevés et fuyaient. Les agents de Rigo couraient dans leur direction.

Il fallait les rabattre en avant, vers le cordon de garde autour des bâtiments… Infailliblement, ils seraient pris…

Le devinèrent-ils ?

Faisant un brusque crochet, ils tentèrent de contourner l’aile gauche des poursuivants et de se rejeter vers les taillis.

Gagnant rapidement du terrain, un agent leur coupait la route… Un second suivait à quelques mètres… Rigo et son beau-frère arrivaient à la rescousse…

En quelques bonds, l’agent était à la hauteur du premier fuyard et, d’une détente de tout le corps, se lançait sur lui pour le saisir, le jeter à terre…

Sa main tendue l’atteignit, ses doigts déjà se resserraient fortement autour du bras… lorsque, poussant un grand cri… il s’écroula…

— Tirez ! hurla l’inspecteur, tirez dessus. Et ne touchez pas à la victime.

C’est à bon escient qu’il donnait cet ordre… Il avait compris ce qui s’était passé.

Redoublant de vitesse, il bondit en avant, puis, s’arrêtant, prit le temps de viser soigneusement avant d’ouvrir le feu sur le fuyard de tête.

Les autres imitèrent son exemple, un bond en avant précédant l’arrêt de tir. L’un des agents talonnait un fugitif, il vida son chargeur sur lui sans ralentir sa course.

L’homme fit un saut de côté, les bras levés, et s’écroula au moment où la deuxième ombre poursuivie, atteignant un massif de grands arbres, réussissait à s’échapper.

— Ne le touchez pas ! répéta Rigo à l’agent de tête qu’il voyait prêt à se pencher sur le corps étendu à terre et, l’ayant rejoint, il l’écarta prudemment.

Près de la main droite du mort dont elle venait de s’échapper, gisait une arbalète, du type de celles dont se servent pour la chasse les sauvages des forêts. Un carquois était pendu à l’épaule de l’homme… et, dans ce carquois, il y avait des flèches à double pointe !

L’arbalète était encore chargée d’une de ses flèches, reliée à sa crosse par un long et mince cordon.

Ainsi l’hypothèse faite lors de la tentative de meurtre contre Mme Rigo se trouvait vérifiée… C’était là le cobra… Un cobra artificiel.

L’analyse du poison enduisant les flèches compléterait l’instruction sur ce point.

Avec précaution, Rigo se mit en devoir d’examiner le cadavre.

L’inspecteur ne tarda pas à trouver ce qu’il s’attendait à découvrir. Dissimulés par les vêtements, et sur les bras de l’homme, étaient de larges bracelets faits d’épines d’ingor rendues meurtrières par le poison — le même sans doute que celui qui enduisait la pointe des flèches — dans lequel elles avaient été trempées.

Ainsi, quiconque saisissait le porteur de bracelet fortement par le bras, périssait aussitôt.

Coupant les bracelets avec son couteau, Rigo les fit mettre de côté pour subir l’analyse.

Sur le corps mis à nu, de bizarres tatouages apparurent, faits en deux couleurs et figurant, entre autres, de monstrueux cobras.

Très évidemment, c’étaient les signes de reconnaissance dont la société secrète marquait ses adeptes. Ainsi était-il démontré que les premiers prisonniers faits par l’inspecteur n’étaient que des comparses non entièrement initiés, alors que la victime de ce soir était un membre régulier de la sinistre société et, sans doute, un de ses tueurs.

Quand Rigo alla rendre compte à ses chefs des résultats obtenus et des importantes constatations faites, un télégramme du résident de Quang-Yen venait d’arriver.

Il communiquait un rapport d’indicateur signalant que des bonzes avaient abordé sur la rive au point du jour et avaient aussitôt pris la route de Yeh-Hap et de la forêt.

À huit heures du soir, un autre avis arrivait : le chef du poste surveillant les rochers des Makouis faisait prévenir que six indigènes, des bonzes à son avis, étaient arrivés et s’étaient glissés dans le massif.

Le détachement se tenait embusqué à distance ; les linhs n’avaient pas occupé le massif, mais, cachés sous bois, le gardaient à vue de façon à en faire une souricière.

Dès que les individus suspects y avaient pénétré, le garde principal, commandant le groupe, avait fait fermer le cercle et organisé le blocus.

En même temps, il avait détaché deux coureurs : l’un apportant la nouvelle à Quang-Yen, l’autre avisant le détachement posté à la pagode de redoubler de vigilance et de se tenir prêt à arrêter les bonzes dans le cas où, par le passage secret, ils fuiraient les rochers comme ils avaient fait lors du premier assaut.