La physique depuis vingt ans/La théorie cinétique du magnétisme et les magnétons
ET LES MAGNÉTONS[1]
La théorie cinétique du para- et du ferro-magnétisme permet de calculer, à partir des données expérimentales, les moments magnétiques moléculaires.
Le cas le plus simple est celui des substances paramagnétiques diluées : gaz paramagnétiques comme l’oxygène ou solutions étendues de sels paramagnétiques. Pour ces substances, l’expérience donne une susceptibilité inversement proportionnelle à la température absolue. Au lieu de la susceptibilité, ou coefficient d’aimantation par unité de volume, il nous sera commode de faire intervenir le coefficient d’aimantation moléculaire coefficient de proportionnalité au champ magnétisant du moment magnétique pris sous l’action de ce champ par une molécule-gramme de la substance considérée. Sa loi de variation avec la température donne
étant la constante de Curie rapportée par une molécule-gramme.
La théorie suppose que chaque molécule possède, à cause des courants particulaires dont elle est le siège, un moment magnétique μ que nous supposerons assez grand, quand il n’est pas nul (auquel cas la substance est diamagnétique), pour qu’on puisse négliger ses variations sous l’influence du champ variations qui correspondraient d’ailleurs à un diamagnétisme superposé au paramagnétisme résultant de l’existence du moment moléculaire
Si toutes les molécules d’une molécule-gramme, en nombre égal à la constante d’Avogadro étaient orientées parallèlement les unes aux autres, il en résulterait pour la molécule-gramme un moment magnétique :
(1) |
correspondant à la saturation absolue.
L’agitation thermique s’oppose à ce parallélisme. Dans le cas des substances diluées où les actions réductrices mutuelles des aimants moléculaires sont négligeables, il n’y a, en l’absence de champ extérieur, aucune orientation privilégiée et le moment magnétique résultant est nul.
En présence d’un champ extérieur il y a prédominance de l’orientation pour laquelle l’axe magnétique de la molécule est parallèle à ce champ extérieur, mais on conçoit que cette prédominance puisse être d’autant moins marquée que l’agitation thermique est plus intense. Si nous admettons qu’on puisse appliquer à ce cas les résultats généraux de la mécanique statistique, nous pouvons calculer le moment magnétique résultant pour une molécule-gramme.
Si l’axe magnétique d’une molécule de moment fait l’angle avec la direction du champ extérieur l’énergie potentielle relative de la molécule et du champ est et la loi de répartition de Boltzmann montre que le nombre des molécules dont les axes magnétiques ont des directions comprises dans un angle solide autour d’une direction caractérisée par l’angle est
La constante relative à une molécule-gramme est déterminée par la condition que le nombre total des molécules soit égal à c’est à dire en posant :
(2) |
(3) |
La contribution d’une molécule de direction au moment magnétique résultant est d’où
(4) |
Par comparaison de (3) et (4), en tenant compte de (1), il vient
(5) |
Les moments magnétiques moléculaires, déterminés par comparaison de cette théorie avec l’expérience, sont tels que atteint rarement la valeur de sorte qu’à la température ordinaire la quantité est au plus de l’ordre et comme les champs que nous savons produire ne dépassent pas gauss, reste toujours petit par rapport à l’unité lorsque le champ extérieur agit seul sur les molécules pour tendre à les orienter, comme c’est le cas pour les substances diluées.
Le second membre de (5) développé en série suivant les puissances croissantes de donne pour premiers termes
et l’on peut, quand est petit devant l’unité, remplacer la relation (5) par
ou
C’est la loi du paramagnétisme avec un coefficient d’aimantation moléculaire
conforme à la loi de Curie, et une constante de Curie
Cette relation permet de calculer le moment moléculaire saturé à partir de la constante de Curie, obtenue expérimentalement par la relation
(6) |
J’ai appliqué cette formule à l’oxygène pour lequel Curie avait montré qu’il suit, à l’état gazeux, la loi de variation du coefficient d’aimantation en raison inverse de la température absolue. On obtient ainsi pour c’est à dire pour le moment magnétique que prendrait une molécule-gramme si tous les aimants élémentaires étaient orientés parallèlement, un nombre de même ordre que les aimantations obtenues expérimentalement pour le fer saturé.
La même formule a été utilisée par M. Weiss, pour calculer les moments magnétiques moléculaires d’un grand nombre de sels, à partir du coefficient d’aimantation de leur solution étendue, qui varie avec la température conformément à la loi de Curie. Ce procédé lui a fourni la plus grande partie des données expérimentales sur lesquelles s’appuie son hypothèse des magnétons.
Les autres données correspondent au cas des substances ferro-magnétiques, et sont déduites de la théorie du champ moléculaire.
Cette théorie fait intervenir les actions mutuelles entre molécules que j’avais laissées de côté dans les raisonnements qui précèdent. M. Weiss admet que l’action directrice exercée sur une molécule, par la substance aimantée qui l’entoure, équivaut à la superposition au champ magnétique de Maxwell d’un champ moléculaire proportionnel à l’intensité d’aimantation de la substance, avec un coefficient N dépendant de la nature de celle-ci. Il semble en effet assez naturel d’admettre que l’action directrice exercée par les molécules sur l’une d’entre elles soit déterminée par le degré de parallélisme réalisé. L’ordre de grandeur du coefficient déduit par M. Weiss de sa théorie, et la variation de ce coefficient, dans le cas des alliages, avec leur composition, ne paraissent pas compatibles avec l’hypothèse que les actions mutuelles d’orientation soient d’origine magnétique. Elles sont probablement de même nature que les actions directrices qui maintiennent une molécule d’un cristal orientée dans son réseau.
L’hypothèse du champ moléculaire conserve le résultat exprimé par l’équation (5) à condition d’y donner à la quantité la valeur
(7) |
même champ qu’en l’absence d’actions mutuelles, et, par conséquent, au second membre de l’équation (5), de s’approcher de la valeur qui correspond aux grandes valeurs de c’est à dire à de s’approcher de qui correspond à la saturation absolue. La forme que prend maintenant l’équation (5) est telle que l’aimantation prise par la substance, figure à la fois dans les deux membres. Le moyen le plus simple, pour obtenir la solution de cette équation pour est d’employer la méthode graphique suivante :
Les relations (5) et (7) fournissent deux équations entre les inconnues et et leur solution est fournie par l’intersection des courbes qui leur correspondent dans le système de coordonnées et
La courbe qui correspond à l’équation (5) part de l’origine, avec une tangente de coefficient angulaire à et tend vers l’asymptote pour L’équation (7) représente une droite et peut être mise sous la forme
L’abscisse à l’origine est la valeur de qui correspond au champ extérieur et, comme on l’a remarqué plus haut, reste toujours très petite par rapport à l’unité, pour les champs réalisables, de sorte que la droite passe toujours très près de l’origine, à l’échelle de la figure.
Le coefficient angulaire de cette droite est proportionnel à la température absolue, de sorte que le point d’intersection qui fournit la valeur cherchée de correspond à une saturation d’autant plus complète que la température est plus basse.
Au voisinage du zéro absolu, la saturation doit être sensiblement réalisée, et c’est de mesures faites dans ces conditions que MM. Kamerlingh, Onnes et Weiss ont déduit les moments magnétiques moléculaires du fer, du nickel et du cobalt.
Supposons que le champ magnétisant varie à température constante, et celle-ci assez basse pour que le coefficient angulaire soit notablement inférieur à
La droite se déplace alors parallèlement à ellemême et très peu, d’après la remarque précédenté ; l’intensité d’alimentation change également très peu. Elle correspond à la saturation pour la température considérée. Il résulte d’ailleurs de la manière dont se coupent la droite et la courbe que l’état ainsi réalisé est stable. Quand le champ magnétisant est nul, un second point d’intersection se trouve à l’origine, et il est facile de voir qu’il correspond à un état instable, dans le cas supposé où la droite est au dessous de la tangente à l’origine. La substance doit ainsi s’aimanter spontanément en l’absence de champ extérieur, et sous la seule action mutuelle de ses molécules.
Ceci est compatible avec les faits expérimentaux puisque les substances ferromagnétiques sont constituées par l’agglomération d’un grand nombre de cristaux. Chacun de ceux-ci s’aimantera spontanément dans une direction déterminée à la fois par l’orientation de son réseau cristallin et par les accidents de sa forme extérieure. Cette direction d’aimantation variera d’un cristal à l’autre, et si les cristaux sont suffisamment petits, l’aimantation moyenne sera nulle, sauf pour des substances comme la magnétite dans lesquelles les plages de réseau uniforme peuvent être d’étendue beaucoup plus grande que dans le cas des métaux. La nécessité d’un champ magnétisant, pour obtenir expérimentalement la saturation, correspond à la nécessité de rendre parallèles les aimantations des divers cristaux.
Cette existence d’une aimantation spontanée de la substance est la caractéristique la plus précise de la propriété ferromagnétique. Elle exige que la droite soit au-dessous de la tangente à l’origine, c’est à dire qu’on ait
La température définie par correspond à la disparition du ferromagnétisme quand la température croît. C’est le point de transformation observé par Curie.
Au dessus de cette température, en l’absence de champ magnétisant, la droite ne rencontre plus la courbe qu’à l’origine, et de telle manière que l’état correspondant est stable. La substance ne s’aimantera pas spontanément. Sous l’action d’un champ magnétisant, il est facile de voir sur la figure que l’aimantation prise est telle que le champ moléculaire est de même ordre que sera donc toujours très petit, et l’on peut utiliser la relation (5) sous la forme
d’où, par combinaison avec (7),
ου
Comme dans le cas du paramagnétisme précédemment étudié, on doit avoir proportionnalité de l’aimantation au champ, le coefficient moléculaire correspondant étant donné par Au lieu de varier en raison inverse de la température absolue comme en l’absence d’actions mutuelles, il varie en raison inverse de l’excès de cette température sur celle du point de transformation, et n’existe que si cet excès est positif.
La détermination expérimentale de permet de calculer la constante de Curie et d’en déduire le moment moléculaire
Cette méthode a été appliquée par M. Weiss et ses élèves à un grand nombre de substances, en particulier à la magnétite, aux métaux ferromagnétiques et à leurs alliages.
Le cas de la magnétite traité par cette méthode est un des premiers qui ait mis M. Weiss sur la voie de son hypothèse des magnétons. Les déterminations de la constante de Curie, faites pour la magnétite au dessus de son point de transforma tion, conduisent à des valeurs constantes dans des intervalles determinés de température, mais brusquement variables quand on passe d’un de ces intervalles à un autre, montrant qu’au passage la substance subit un changement d’état qui modifie son moment magnétique moléculaire. Les valeurs prises successivement par cette quantité sont entre elles comme les nombres entiers et (exactement, et ).
Le moment moléculaire de la magnétite augmente avec la température, mais de manière discontinue et par multiples entiers d’une même quantité.
Une relation simple du même genre existe entre les moments magnétiques moléculaires du fer et du nickel, déduits, comme nous l’avons vu, de l’aimantation à saturation au voisinage du zéro absolu.
Les nombres obtenus, pour le fer et pour le nickel, sont entre eux exactement comme et c’est à dire multiples entiers d’un magnéton-gramme égal à
L’application de la formule (6) à un grand nombre de sels paramagnétiques a été rendue possible par les déterminations de M. Pascal sur les solutions de ces sels. Le coefficient d’aimantation de la substance dissoute est obtenu par l’additivité des propriétés magnétiques de cette substance et du dissolvant, diamagnétique dans le cas de l’eau. Les valeurs absolues sont obtenues en admettant pour l’eau la susceptibilité diamagnétique qui représente les moyennes des valeurs obtenues jusqu’ici par les divers expérimentateurs. Les résultats calculés, en admettant pour le magnéton la valeur sont représentés sur le Tableau cidessous. Ils mettent en évidence une régularité certaine dans la distribution des coefficients d’aimantation moléculaire.
1. Ferricyanure de K et amm. — 2. Pyrophosphate de fer et d’ammonium. — 3. Citrate de fer et d’ammonium. — 4. Ferripyrophosphate de sodium. — 5. Ferrimétaphosphate de sodium. — 6. Chlorure ferrique. — 7. Sulfate ferrique. — 8. Ferrométaphosphate de potassium. — 9. Ferrooxalate de sodium. 10. Ferropyrophosphate de sodium. — 11. Sulfate ferreux. — 12. Chlorure de cobalt. — 13. Sulfate de manganèse. — 14. Permanganate de potassium. — 15. Sulfate do cuivre. — 16. Sulfate de cuivre ammoniacal. — 17. Sulfate uraneux.
Des mesures plus récentes de Mlle Feytis sur des sels solides ont fourni des concordances du même ordre que les précédentes.
Enfin, l’étude des métaux ferromagnétiques au dessus du point de Curie, par application de la formule
Les alliages de fer et de nickel, quand on y fait décroître progressivement la teneur en fer, donnent pour la limite qui correspond à magnétons. Si l’on remarque que la saturation magnétique du nickel aux basses températures correspond à magnétons, que d’autre part les sels de nickel en solution ont un coefficient d’aimantation paramagnétique qui correspond à magnétons, on constate une variation de l’aimantation moléculaire avec l’état physique ou chimique de la substance, comparable à celle présentée par la magnétite au dessus du point de Curie, la variation se faisant toujours par nombre entier de magnétons.
Le fer, étudié au dessus du point de Curie, donne, comme la magnétite, trois valeurs successives pour la constante dans les intervalles de température :
Les valeurs obtenues pour en admettant pour la particule magnétique ou molécule, la formule ne rentrent pas dans la loi générale, mais s’y conforment avec des nombres de magnétons respectivement égaux à et si l’on admet, comme le rendent probable les phénomènes thermiques accompagnant les changements brusques du coefficient d’aimantation, une dépolymérisation progressive de la molécule magnétique, celle-ci étant composée, respectivement, de 3at, 2at et 1at de fer, dans les trois intervalles de température indiqués.
Des recherches plus étendues sont en cours d’exécution pour soumettre l’hypothèse à un contrôle expérimental qui deviendra d’autant plus rigoureux que le nombre des données utilisées sera plus grand.
Il existe une relation remarquable entre l’hypothèse des magnétons et celle des éléments d’action, sous la forme que lui a donnée M. Sommerfeld. Supposons que le moment magnétique moléculaire soit dû à la circulation d’un électron de chargé et de masse autour d’un centre d’attraction, agissant, par exemple, en raison inverse de la ième puissance de la distance. Si est le rayon de l’orbite et la vitesse angulaire de rotation, le moment magnétique équivalent est, dans le système électromagnétique,
Si la force attractive est égale à
l’énergie potentielle est de la forme
D’où
D’autre part, l’énergie cinétique a pour valeur
Nous appliquerons l’hypothèse de M. Sommerfeld sous la forme suivante : L’action correspondant à une période de révolution de l’électron doit être égale à M. Sommerfeld ayant utilisé indifféremment les deux valeurs et
L’équation
donne
ou
Mais est proportionnel au moment magnétique d’où
et pour le moment magnétique d’une molécule-gramme
Si l’action pour une révolution, au lieu de correspondre à un élément d’action en faisait intervenir un nombre entier, serait un multiple de la quantité précédente.
On obtient ainsi, par application de la théorie de M. Sommerfeld, une connexion remarquable entre la théorie des magnétons et celle des éléments d’action.
Une remarque analogue à la précédente a été indiquée par M. Gans à la Naturforscherversammlung de 1911 à Karlsruhe, en introduisant uniquement l’énergie cinétique de l’électron au lieu de l’action.
La relation que nous venons d’obtenir permet de calculer le moment à partir de la constante de M. Planck, quand on choisit une valeur particulière pour l’exposant Si l’on suppose une attraction en raison inverse du carré de la distance, c’est à dire si l’on fait
C’est là une concordance numérique remarquable avec la valeur expérimentale déduite par M. Weiss de la saturation du nickel et du fer à basse température et de l’étude des solutions paramagnétiques.
- ↑ Rapport présenté au Congrès Solvay en 1911.