La pipe de plâtre

La bibliothèque libre.
Edouard Garand (p. 43-46).

ALEXANDRE HUOT


La Pipe de Plâtre
Comédie en un acte

Représentée pour la première fois au Théâtre Parisien, à Montréal, le 27 janvier 1923, sous les auspices de l’Association des Auteurs Canadiens

PERSONNAGES
Dr albert dionne, médecin 
M. Paul Coutlée
pauline, sa femme 
Mlle Juliette Béliveau
wellie rousseau, son beau-père 
M. C.-A. Vallerand
madame rousseau, sa belle-mère 
Mlle Blanche Beaumont
Le chef de police de Lévis 
M. L.-O. Bariteau
Deux hommes de police 
MM. X et Z
Un menuisier 
M. Albert Savard
Une cliente du médecin 
Mlle Jeanne Deslauriers


Le cabinet de travail du docteur Dionne. Appareil téléphonique sur le bureau.
La scène se passe à Lévis de nos jours.



Scène I

(Le Docteur Dionne est assis. Il fume dans une bonne pipe de plâtre bien cernée. Il laisse le journal et regarde sa pipe longuement. Le téléphone sonne.)


LE DOCTEUR. — Allo… Il n’y a qu’à lui faire observer la diète la plus absolue. (Il laisse le téléphone, regarde sa pipe et sourit.) Je vais gagner la gageure, c’est certain. (Le téléphone sonne.) Allo… Tiens, Jean-Marie, comment ça va ?… Ah, tu as entendu parler de ma gageure… Quoi ?… Tu veux que je te raconte… J’ai gagé $300 avec Antonio que dans cinq jours je pouvais cerner une pipe de plâtre mieux que lui. C’est la cinquième journée aujourd’hui… Ah, si tu la voyais… (Il regarde sa pipe) C’est une merveille. Ce qu’il a fallu me brûler la langue pour arriver à ça… Bonjour.


Scène II

Le docteur Dionne, Pauline

LE DOCTEUR. — Veux-tu me dire pourquoi tu as encore dérangé mes papiers sur le pupitre. Je ne retrouve rien. C’est insupportable.

PAULINE. — Voyez-vous ça ! Il n’y aura pas moyen de faire le ménage à présent à cause de ce monsieur.

LE DOCTEUR. — Tu peux faire le ménage sans tout mettre à l’envers.

PAULINE. — Oui, il faudrait que je laisse un doigt de poussière sur tous les meubles à l’année.

LE DOCTEUR. — Pauline, tu exagères, tu exagères tout le temps. L’autre jour, pour te faire plaisir, il aurait fallu que j’achète un immense piano à queue qui n’aurait jamais pu entrer dans le salon.

PAULINE. — Il me le faut, ce piano-là. Et puis, je fais changer les séparations en haut. Il y aura quatre chambres au lieu de trois. Le menuisier doit venir aujourd’hui à ce sujet.

LE DOCTEUR. — Encore du changement. Chaque fois que tu fais le ménage, il faut que tu changes quelques meubles de place. Ainsi ce matin quand je suis entré, j’ai pensé que je m’étais trompé et que j’étais rendu chez le voisin.

PAULINE. — Et il dit qu’il n’y a que les femmes qui exagèrent !… Dieu, que de fumée !… Tu vas me rendre malade. Tu n’arrêtes pas. Tu fumes tout le temps, et dans cette espèce de pipe de plâtre.

LE DOCTEUR (en air). — Ma chère, il n’y a rien de bon pour les poumons comme la fumée de tabac canadien. (il lui en envoie une bouffée en pleine figure. Elle se sauve, il court après.) Tiens, prends ça.

PAULINE. — Laisse-moi !

LE DOCTEUR. — Ça, c’est pour le poumon droit.

PAULINE. — Je ne t’aurais jamais cru si bête…

LE DOCTEUR. — Ça, c’est pour le poumon gauche. (Il frappe un vase de son coude et le casse).

PAULINE. — Tu peux le dire : « gauche ».

LE DOCTEUR. — Ce vase-là du moins ne changera plus de place.

PAULINE (sur le bord des larmes). — Et tu ris, grand niais. Le vase que ma meilleure amie m’a donné en cadeau de noces. Un vase en verre taillé. Un souvenir de ma jeunesse. Mon… mon… meilleur…

LE DOCTEUR. — Tu parles d’un souvenir… de son meilleur… (Lyrique) Le vase se casse, le souvenir s’éteint ; le cœur de ma femme se casse, (regardant dans le miroir sa chevelure qui commence à s’argenter) et moi bientôt, je me teins.

PAULINE. — Sans-cœur qui ris de la douleur de sa femme…

LE DOCTEUR. — …qui pleure pour un vase, ne pouvant plus pleurer dedans.

PAULINE. — Tiens, je ne sais pas ce que je vais te faire.

LE DOCTEUR. — Tu vas m’embrasser.

PAULINE. — Ah, toi, je te casse ta pipe.

LE DOCTEUR (terrible de colère). — Si tu fais cela, ce sera épouvantable ; je perdrai la raison et je te, je te, je te battrai, BATTRAI.

PAULINE. — Toi, me battre…

LE DOCTEUR. — Oui.

PAULINE (provocante). — Ça me fait peur…

LE DOCTEUR. — Viens-y donc me la casser…

PAULINE. — Tiens. (Elle lui casse sa pipe.)

LE DOCTEUR (fâché au point de ne pouvoir parler sans bégayer). — Ah, mes… mes $300. Espèce de… de… Oui, j’ai bien fait de casser ton vase, ton maudit vase. Tu… tu… tu es une bonne à rien, une femme sans cœur. Casser la pipe de plâtre de son mari, c’est terrible, c’est épouvantable. Jamais la pire femme au monde n’a fait cela. Ma pipe de plâtre, ma pauvre pipe de plâtre… Mes $300… Ah, bonne à rien… Oui, oui…

PAULINE. — Moi, je suis une bonne à rien ?

LE DOCTEUR. — Mille fois oui. Tu ne sais pas faire à manger, ta soupe prend toujours au fond. Quand tu fais cuire des patates, tu… tu… tu es dans les patates, et tu n’es qu’une patate, oui, une patate trop salée pour moi : je mange doux. Mes pauvres $300… Tu… tu… tu sens l’oignon tout le temps, c’est insupportable.

PAULINE (avec une colère qui augmente). — Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? Je sens l’oignon ? (avec une lippe) Je sens l’oignon… (pleurant) Je sens l’oignon… gnon… gnon… (brusquement entre deux sanglots) Et toi, tu sens les remèdes, tu sens la maladie, tu sens la mort, (triomphalement) tu sens le fond de pipe. Ah, que je suis contente de l’avoir cassée ta pipe de plâtre.

LE DOCTEUR. — Tu oses… Moi, ton pauvre mari, depuis cinq jours, je travaille jour et nuit à cerner une pipe, et tu détruis mon rêve, oui, je le dis, le plus beau rêve de ma vie… là…

PAULINE. — Il a placé son idéal dans une pipe de plâtre ! Pour un médecin à l’esprit cultivé c’est surprenant. Moi, ça ne me surprend pas.

LE DOCTEUR. — Ma pipe m’entrait dans la bouche, tandis que ton piano à queue ne veut pas entrer dans la maison.

PAULINE. — Il entrera.

LE DOCTEUR. — Oui, en morceaux.

PAULINE. — Comme ta pipe de plâtre.

LE DOCTEUR. — Comme ton vase.

(Silence. Ils ne savent plus quoi dire et se regardent comme chien et chat tout en se promenant nerveusement.)

PAULINE. — L’éloquent discours de monsieur est terminé ?

LE DOCTEUR. — …

PAULINE. — Le chat de maman a mangé la langue au petit docteur Albert ?

LE DOCTEUR (explosant). — Penses-tu que tu vas rire de moi longtemps ? Tu me dois obéissance et respect. Je suis le maître ici.

PAULINE. — J’te cré…

LE DOCTEUR. — Est-ce respecter son mari, madame, que de lui casser sa pipe de plâtre ?

PAULINE. — Est-ce aimer sa femme que de la faire pleurer pour une pipe de plâtre ?

LE DOCTEUR. — Dire qu’elle était si bien cernée…

PAULINE. — J’ai les yeux cernés, moi aussi ; tu me fais mourir.

LE DOCTEUR. — Tant mieux, je voudrais que tu meures cassée en deux comme ma pipe.

PAULINE (rouge de colère). — Ah, ah, ah, ah… C’est épouvantable. Traiter sa femme ainsi… Moi qui l’ai toujours (pleurant) dorloté, qui ai vu à ce qu’il ne manque jamais de rien, moi qui l’ai toujours tenu chaud.

LE DOCTEUR (sarcastique). — Ah, oui, tu m’as tenu chaud ; c’est toujours moi qui ai chauffé le poêle le matin.

PAULINE. — Je voudrais bien savoir qui m’a demandée en mariage.

LE DOCTEUR. — C’est un imbécile.

PAULINE. — … qui l’est encore.

LE DOCTEUR. — … et qui le restera tant qu’il demeurera avec toi.

PAULINE. — Ah, c’en est trop ; je demande la séparation de corps.

LE DOCTEUR — Voici le téléphone, madame. Prenez la peine de contenter l’envie qu’a cette chaise de vous embrasser. Saisissez l’acoustic dans votre gauche, et entendez-vous avec votre avocat.

PAULINE (pleurant). — Et tout ça pour une pipe de plâtre… Maman, maman. Je téléphone à maman… Allo… 716… Non, pas longue distance, 716… Allo, maman… Ah, je suis à 71… Central… Allo… allo… 716, j’ai demandé 716. N’oubliez pas le 6… Oui, chez monsieur Rousseau ? Comment ? je suis chez monsieur Jacques ? (se fâchant) Allo, allo… Central ? Eh, êtes-vous folles, les filles, là ? Au lieu d’écouter quand ce n’est pas le temps, écoutez donc quand je vous donne le numéro… 716, s-e-p-t, sept, u-n, un, s-i-x, six, 716… Non, non, pas 726, 716… Vous me demandez si c’est 716, 728 ou 726 ? Avez-vous une tête sur les épaules ? Vous dites ?… Non, vous ne l’avez pas sur les épaules, vous l’avez entre les deux ? Impertinentes, grossières, polissonnes, je m’en vais envoyer une plainte à M. Bell.

LE DOCTEUR (riant). — Ça va être une plainte funèbre. Il est mort.

PAULINE (toujours au téléphone). — Comment ? Je ne sais pas vivre, moi, je suis une fraîche, une pimbêche ? Ah, ah, ah, je vous dis que vous êtes bête, folle, innocente, imbécile et que vous mériteriez que je vous envoie l’acoustic par la tête. 716, 716, 716 (criant) 716, 716… Oui, maman, ah enfin. C’est Pauline. Viens ici immédiatement, Albert ne veut plus de moi. Il nous faut nous séparer. Pourquoi ? (criant) J’ai cassé sa pipe de plâtre. Viens immédiatement. Tu ne comprends pas ? (hurlant) J’ai cassé sa pipe de plâtre… sa pipe de plâtre…

LE DOCTEUR. — Voyons, Pauline, nous pouvons arranger l’affaire sans…

PAULINE (encore tout énervée). — Non, non, mille fois non. J’en ai assez de vivre avec un homme qui me maltraite, qui à sa femme préfère sa pipe de plâtre. Tu es un sans-cœur. Là, je te déteste. Ah, je sens l’oignon, moi, je sens l’oignon !… Toi, tu sens le fond de pipe.

LE DOCTEUR (monté). — J’en ai assez de cette vie de chien. Je fais venir un avocat immédiatement. (Il feuillette le livre du téléphone.)

PAULINE. — Qui demandes-tu ?

LE DOCTEUR. — Robert Monette.

PAULINE. — Mais tu ne le connais pas.

LE DOCTEUR. — Penses-tu que je vais faire venir un avocat de mes amis pour que tu me traites de fond de pipe devant lui… Allo, 73, s’il vous plaît.

(On sonne.)

PAULINE. — Le téléphone sonne.

LE DOCTEUR. — Non. c’est la porte.

PAULINE. — C’est le téléphone.

LE DOCTEUR. — C’est la porte.

PAULINE. — C’est le téléphone.

LE DOCTEUR. — Triple imbécile, ça m’aurait sonné dans les oreilles. J’aurais entendu.

PAULINE. — Quand je te dis que ce n’est pas la porte.


Scène III

Les mêmes, une cliente

LA CLIENTE. — Je me suis permis d’entrer. On ne répondait pas et je suis si pressée : mon mari se meurt.

PAULINE. — Fumait-il dans des pipes de plâtre, votre mari ?

LA CLIENTE (surprise). — Mais oui, madame.

PAULINE. — Et il se meurt ?

LA CLIENTE. — Oui.

PAULINE. — Tant mieux.

LE DOCTEUR (amenant la cliente à l’écart, d’un air mystérieux et secret). — Ne faites pas attention. Ma femme est devenue subitement folle.

LA CLIENTE. — Pauvre femme… Quel fardeau pour vous…

PAULINE (qui a entendu). — Comment !… Il me fait passer pour folle… C’est le reste. Ah ! la pipe de plâtre, où est-elle ? (Elle la voit et piétine avec rage dessus.)

LE DOCTEUR. — Sa folie est relativement douce. Elle n’en veut qu’aux pipes de plâtre.

LA CLIENTE. — Docteur, mais mon mari qui se meurt…

LE DOCTEUR. — Vous comprenez que dans l’état où est ma femme, il me faut rester près d’elle. Courez chez mon voisin, le docteur Martineau.

LA CLIENTE (sortant). — Pauvre madame, courage. Vous guérirez, vous guérirez.


Scène IV

Le Docteur, Pauline

PAULINE — Vilain, vilain, me faire passer pour folle.

LE DOCTEUR (criant). — Il me fallait bien arranger les choses de quelque façon. Tu as été parler de pipes de plâtre à une femme dont le mari est mourant.

PAULINE (enragée). — Téléphone, téléphone à ton avocat que nous nous séparions au plus vite. Je ne peux plus t’endurer. Tu es un… un muffle.

LE DOCTEUR (fâché). — Muffle, moi ; tu me traites de muffle ?

PAULINE. — Oui, tu es le grand Mufflo de Pierre L’Ermite.

LE DOCTEUR (rouge). — Mufflo, moi. Ah, si j’avais su cela quand je t’ai mariée… Allo, allo, 73 MUFFLO. Comment ? Il n’y a pas de 73 mufflo… 73… 73…

(Pauline fait un signe de surprise et feuillette le livre du téléphone.)

LE DOCTEUR. — Suis-je au numéro 73 ?… Oui ?… Bien… Il se passe quelque chose de terrible ici. Venez immédiatement.

PAULINE (vite, à part). — 73, c’est le numéro du poste de police. (Riant) Il demande la police. La police va arriver. Nous allons rire. Pas un mot.

LE DOCTEUR (au téléphone). — L’adresse ? Vous demandez l’adresse ? 702 rue Fraser. Venez immédiatement. Apportez tout ce qu’il faut.


Scène V

Les mêmes, la belle-mère

LA BELLE-MÈRE (tout essoufflée). — Qu’y a-t-il, mes enfants, pour l’amour de Dieu ?

LE DOCTEUR. — Votre fille a cassé ma pipe de plâtre.

PAULINE. — Et nous nous séparons parce que j’ai cassé sa pipe de plâtre…

LA BELLE-MÈRE (éclatant de rire). — Pensez-vous me faire courir le poisson d’avril au mois de janvier ? Mes enfants, c’est me manquer de respect que vouloir rire de moi ainsi.

PAULINE. — Quand je te dis que c’est vrai.

LA BELLE-MÈRE (prise d’un mal de rire qui n’arrête pas). — Non, non, Pauline, je t’en prie. Se séparer pour une pipe de plâtre, ah, ah, vous allez me faire crever de rire.

LE DOCTEUR. — Voulez-vous prendre votre sérieux, vous, espèce de… de… C’est la dernière fois que vous troublez mon ménage. Je vous rends votre rejeton. Je ne veux plus de vous pour belle-mère. Premièrement, vous n’êtes pas belle.

LA BELLE-MÈRE (fâchée). — Ah, jamais je ne me suis fait traiter ainsi. Je téléphone à mon mari. Il va vous faire rentrer les crocs, mon petit médecin… Allo… 716… Wellie. C’est Caroline qui parle. Viens immédiatement chez ta fille. Sans faute. C’est très grave.

(On sonne. Le docteur sort.)


Scène VI

La belle-mère, Pauline

PAULINE. — Dire, maman, qu’il m’a fait passer pour folle.

LA BELLE-MÈRE. — Ma foi, je crois que vous êtes fous tous les deux.


Scène VII

Le Docteur, Pauline, la belle-mère, le menuisier

LE MENUISIER (criant). — Parlez fort, je suis sourd.

LE DOCTEUR (fort). — Vous êtes l’avocat ?

LE MENUISIER. — Oui. oui.

PAULINE (à sa mère). — C’est un menuisier à qui j’ai demandé de venir pour changer les séparations des chambres à coucher. Il le prend pour un avocat.

LA BELLE-MÈRE. — Pour l’amour de Dieu, laisse-le se débrouiller tout seul. Que la chicane ne recommence pas.

LE DOCTEUR. — Ma femme et moi, nous ne nous accordons pas.

LE MENUISIER. — J’ai souvent fait des séparations dans les maisons, et ça arrive souvent que l’homme et la femme ne s’accordent pas. C’est au sujet de la grandeur de chaque chambre que vous différez d’opinion ?

LE DOCTEUR. — Oui. oui. (à part) Quel drôle de langage ont ces hommes de loi. Je ne comprends rien.

LE MENUISIER. — Voulez-vous me faire un petit plan de votre séparation ?

LE DOCTEUR. — Le plan ? Vous voulez dire la cause de notre séparation, c’est une pipe de plâtre.

LE MENUISIER. — Quoi ?

LE DOCTEUR (plus fort). — Une pipe de plâtre.

LE MENUISIER. — Voulez-vous parler un peu plus fort s’il vous plaît.

LE DOCTEUR (hurlant). — Une pipe de plâtre.

LE MENUISIER (avec un petit sourire figé). — Oh, pardon, je ne fais pas les séparations en plâtre. Je ne fais que les séparations en bois.

LE DOCTEUR. — Qu’est-ce qu’il veut dire ?

LE MENUISIER. — Pour les séparations en plâtre, veuillez vous adresser à mon ami, Alfred Gauvin. (Il sort.)


Scène VII

Les mêmes moins le menuisier

LE DOCTEUR (ébahi). — Je ne comprends plus un mot.

PAULINE. — Tu es bête. Cet homme n’est pas un avocat. C’est mon menuisier. Il est venu me consulter pour les nouvelles séparations des chambres.


Scène VIII

Les mêmes, le chef de police et deux de ses hommes

LE DOCTEUR. — La police rendue chez moi… Qu’est-ce que vous voulez ?

LE CHEF. — Mais vous nous avez fait demander.

LE DOCTEUR. — Jamais de la vie.

LE CHEF. — Vous venez de téléphoner.

LE DOCTEUR. — Non, mais perdez-vous la tête ?

LE CHEF. — Il y a certainement quelqu’un de fou ici.

LE DOCTEUR. — Puisque vous y êtes, puis-je me servir d’un de vos hommes ?

LE CHEF. — Pourquoi faire ?

LE DOCTEUR. — Pour aller chercher un avocat.

LE CHEF. — Un avocat ?

LE DOCTEUR. — Oui, je vais vous expliquer. Ma femme… sent l’oignon.

PAULINE. — Tu sens le fond de pipe, la vieille pharmacie.

LE DOCTEUR. — Tu sens l’oignon, tu sens l’oignon ; tu te mets trop de poudre, tu te fardes comme un chromo.

PAULINE. — Maman, maman, je me farde. Il dit que je me farde. Lui, mon mari… C’est révoltant, je me révolte.

LE DOCTEUR. — Elle va faire autant de bruit qu’un régiment de bolshevikis. Je disais donc : Ma femme sent l’oignon. Elle se poudre : elle se farde ; elle veut acheter un piano à queue plus grand que le salon. Il lui faut jeter tous les murs du troisième étage par terre. Oh, tout cela, je le lui pardonne. Mais quand ma femme casse ma pipe de plâtre, n’ai-je pas le droit, chef, de réclamer la séparation de corps ?

LE CHEF. — Pour une pipe de plâtre ?

PAULINE (amenant le chef à l’écart, avec un air mystérieux et secret). — Ne faites pas attention. Mon mari est devenu subitement fou. Il ne pense qu’aux pipes de plâtre.

LE CHEF. — Pauvre homme… Quel fardeau pour vous. (Au docteur) Votre femme me disait justement qu’elle veut, elle aussi, la séparation. Alors c’est entendu, vous vous séparerez.


Scène IX

Les mêmes, le beau-père

LE BEAU-PÈRE (Il entre, une belle pipe de plâtre bien cernée à la bouche). — Qu’est-ce qu’y a qui va mal ici donc ?

LE DOCTEUR. — Une pipe de plâtre, une pipe de plâtre… Ah, mon rêve. Beau-père, faites bien attention. Vous tous, éloignez-vous ; non, non, n’approchez pas. Un faux mouvement, vous pourriez la casser. Allons, beau-père, desserrez les dents tranquillement. Laissez-la venir à moi. Tiens, te voilà, et tu es encore mieux cernée que la mienne. (il la contemple.)

LE BEAU-PÈRE (ébahi). — Si je comprends un traître mot…

LE CHEF. — Chut, chut. Le docteur est devenu subitement fou. Il ne faut pas le contrarier.

LE BEAU-PÈRE. — Pauvre homme, quel fardeau pour Pauline…

LE DOCTEUR. — Approchez, polices. Là, placez-vous chaque côté de moi. Ainsi personne ne me la cassera. (Il regarde l’heure.) Dans quarante-cinq minutes j’aurai gagné ma gageure. D’ici là, à vos postes…

LA BELLE-MÈRE. — Plus de séparation maintenant, je suppose ?

LE DOCTEUR (souriant). — Ah, à présent que j’ai une pipe, nous allons rester ensemble, hein, Pauline ?

PAULINE. — Oui, Albert.

LE DOCTEUR. — Mais dis-moi, je ne sens pas le fond de pipe ?

LE BEAU-PÈRE (riant). — Ma foi, il est fou à lier.

PAULINE. — Non, tu sens bon.

LE DOCTEUR. — Alors, tu ne sens pas l’oignon, toi, je le déclare.

LE BEAU-PÈRE. — L’oignon… mon gendre est mûr.

LE DOCTEUR. — Pas besoin de rire, beau-père. Votre fille aura un piano à queue.

LE BEAU-PÈRE. — Mais mon gendre est devenu une encyclopédie déraillée.

LA BELLE-MÈRE. — Vous êtes réconciliés ?

PAULINE. — Oui.

LE DOCTEUR (souriant). — Oh, yes…

LA BELLE-MÈRE. — Alors, embrassez-vous.

LE DOCTEUR. — Ah, mais non. Elle pourrait me casser ma pipe.

LA BELLE-MÈRE. — Il faut aller souper maintenant. Viens, mon vieux.

LE CHEF. — Je me retire. Bonjour, docteur. Mes meilleurs vœux de rétablissement. Avec les bons soins de votre femme, vous guérirez, vous guérirez.

LE BEAU-PÈRE. — Mon pauvre gendre, va, sois sûr que Pauline saura si bien te soigner que ta maladie ne durera pas longtemps. Tu te rétabliras, tu te rétabliras.

LE DOCTEUR (il les regarde tous l’un après l’autre, ébahi). — Je ne comprends rien… Je ne comprends rien… Mais pas un mot : la chicane reprendrait.

RIDEAU.