La plus belle chose du monde/01

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I

Aux yeux noirs, aux yeux gris, aux yeux bleus et gentilles.« Aujourd’hui, le salon est plein de jeunes filles,
Aux yeux noirs, aux yeux gris, aux yeux bleus et gentilles. »

Albert Lozeau


Ce soir-là, elles veillaient chez Monique. Depuis quelque temps, sous prétexte d’examens à préparer, une fois par semaine, elles se réunissaient chez l’une ou chez l’autre. Dans deux mois, elles auraient terminé leurs études. Toutes les quatre s’en réjouissaient. Elles n’étaient pourtant pas paresseuses, elles avaient l’esprit ouvert, avide, mais qu’elles étaient lasses des règlements à suivre, lasses d’être petites filles. Les romans leur donnaient un avant-goût de la vie. Impatientes, curieuses, ardentes, elles aspiraient à sortir au plus vite de leur chrysalide.

Lucette était arrivée la première. Elle ressemblait à une montre qui avance ; elle ne pouvait se corriger d’arriver trop tôt. Nicole, au contraire, ne parut que dix minutes après l’heure fixée. Et Claire ne se montrant pas, Monique murmurait :

— Si elle ne vient pas, la malheureuse, et sans me prévenir, je n’irai plus jamais chez elle.

Un peu plus et elle aurait ajouté, comme dans un ancien temps tout proche, cette classique menace enfantine :

— Je ne lui parlerai plus.

Mais on sonna et justement c’était Claire. Elles dirent toutes ensemble des paroles de bienvenue. Puis, lorsqu’elles furent bien installées, autour d’un gros pouf sur lequel elles allongèrent commodément leurs jambes, Monique, sans raison, demanda :

— Quelle est, mes amies, la plus belle chose du monde ?

Et elle répéta plusieurs fois cette phrase et les pressa d’y répondre.

Claire commença :

— La plus belle chose du monde, c’est…

Mais elle n’acheva pas sa pensée ; alors, Lucette reprit :

— La plus belle chose du monde, c’est…

Elle non plus, n’en dit pas davantage. Toutes les quatre parurent sans succès chercher une définition. Le même embarras, la même hésitation, la même incertitude les retenaient. Aucune précision, qu’un seul mot pouvait exprimer, ne se présentait à leur esprit. Monique, la plus frondeuse, à la fin déclara :

— La plus belle chose du monde, mais c’est l’argent, mes pauvres !

— Horreur !

Le mot jaillit du fond du cœur des trois autres. Lucette prit doctoralement la parole. Elles semblaient vraiment préparer un examen.

— Avoue, ma petite Monique, avoue : tu aurais toutes les richesses, tous les trésors matériels, les plus belles maisons, les plus merveilleux bijoux, et des chevaux, et une voiture, tu ferais les plus beaux voyages, et pourtant tu ne serais pas plus heureuse, s’il te manquait…

Et nouvelle suspension des mots, nouveau silence.

Monique s’acharna :

— Mais la plus belle chose du monde, qu’est-elle ? Vous devez le savoir.

Lucette dit :

— C’est le contentement.

Monique rétorqua :

— Tu as pris ça dans un proverbe. Ce n’est pas ton idée. C’est une opinion de religieuse, ça vient de Mère.

Claire, la tranquille, la rêveuse Claire, commença lentement :

— Moi, je pense,… il me semble… je crois… tenez, justement aujourd’hui, j’ai lu un livre magnifique et dans ce livre, c’était l’amour.

Nicole, qui dans son coin se moquait toujours des autres, s’exclama :

— Que tu es jeune, ma pauvre Claire !

Et Monique, plaisantant, nia l’amour :

— Tu ne sais donc pas que les hommes sont des monstres ? Non, la plus belle chose du monde ce n’est pas encore ça… mais je ne sais tout de même pas ce que c’est !

Avec exaltation, Claire développait son idée. Dans Jean d’Agrève, par exemple, l’amour…

Lucette, qui s’affirmait toujours plus orthodoxe que le pape, s’indignait :

— Jean D’Agrève ! En voilà un dont le roman se termine comme il le mérite ! Ne me parles pas de ces histoires où les héros ont besoin pour être heureux d’aller chercher les maris ou les femmes des autres !

— Mais la plus belle chose du monde, la plus belle chose du monde, criait Monique avec obstination.

— Le contentement, la joie du cœur, ponctuait Lucette.

Monique secouait la tête. Claire était reprise d’incertitude. Nicole gardait son sourire averti, mais elle demeurait silencieuse et paraissait mentalement répéter :

— Que vous êtes jeunes et que vous m’amusez…

Mais comment dire aussi quelle était la plus belle chose du monde ? Comment dire, pensaient-elles toutes, excepté Monique, qui croyait beaucoup à l’argent, — l’argent était plus rare chez elle que chez ses amies, — comment dire, si c’était la tendresse ou la foi, le rêve ou la réalité, l’art ou la nature, le présent ou le souvenir, la famille ou la solitude, la voix humaine ou la voix du vent ? L’enthousiasme, l’ardeur, la lumière, la paix, le calme ou la violence de quelque tumultueux sentiment ?

Monique, Nicole, Claire et Lucette, lasses de chercher, changèrent enfin de propos.

Personne ne leur murmura :

— La plus belle chose du monde, mes pauvres enfants, c’est vous, c’est la jeunesse.

D’ailleurs, elles n’en auraient rien cru.

Monique Chênevert était la plus longue, la plus agitée, la plus drôle à voir et à entendre. Elle poussait comme une asperge, mince, les épaules étroites dans son uniforme noir, et la sévérité étouffante du col ajusté et bordé d’un liséré blanc, jurait avec sa tête ébouriffée, pétillante de vie, d’animation. Elle coiffait en couronne ses cheveux châtains, les deux grosses tresses qui entouraient son front, retenues, de chaque côté, par de larges nœuds couvrant les oreilles, caressant les joues. Presque tous les soirs, Monique lavait ses rubans à l’eau sucrée, pour qu’ils fussent raides. Le lendemain, entre les énormes papillons noirs, sa figure ressortait mieux.

Ses yeux bleus, brillants, curieux, ses cils foncés et longs, ses sourcils mobiles, son nez qu’elle détestait pour sa légère tendance bourbonnienne, ses lèvres gourmandes, qu’elle mouillait sans cesse de sa langue rose, — pour les garder rouges, assurait-elle, — ses dents parfaites, tout annonçait déjà une intéressante beauté. Vive, trépidante, bavarde, Monique était un véritable tourbillon. Si par hasard, pour écouter, elle se calmait un instant, sa pause subite et courte rappelait celle du vent qui cesse de souffler, pour repartir ensuite dans une ronde plus violente.

Immobile, Monique penchait alors la tête d’un côté, laissait ses longs bras pendre sur sa robe. Lucette chaque fois la regardait et riait mystérieusement. Monique s’indignait, demandait la raison de cette offensante gaieté. Lucette se taisait et riait de plus belle. Puis un jour Monique parvint à savoir ce qui amusait tant son amie :

— Ma chère Monique, tu ressembles à une chèvre, c’est effrayant ce que tu ressembles à une chèvre…

Et comme à regret d’avoir à confirmer son premier jugement, Lucette redisait et redisait avec cruauté :

— Ma chère, cherche pourquoi, mais je t’assure que tu ressembles à une chèvre. Que veux-tu que j’y fasse, tu ressembles à une chèvre.

Monique, mi-fâchée, mi-ironique, demanda :

— Trouves-tu que c’est joli, au moins, une chèvre ?

— Sûrement. Tu ne te souviens donc pas de celle de Monsieur Séguin ?

Elle s’en souvint, se calma, se résigna. Rien n’avait plus d’importance que d’être jolie et d’être originale. Pour ne pas y manquer, Monique s’appliquait à imiter les héroïnes des romans qu’elle lisait, et, avec le plus de plaisir, celles qui se singularisaient par des extravagances, disaient des énormités, se révélaient tour à tour ingénues ou expérimentées, cachaient sous des airs légers toutes les qualités profondes du cœur et de l’esprit, adoraient à la fois le bon Dieu, les enfants, les chiens, les vieilles dames, les pauvres, le ciel, la terre, la mer, les oiseaux, et même les poissons ! Monique tentait d’assimiler toute cette salade de sentiments, sans réussir toutefois à submerger son originalité propre, qui s’élaborait lentement sous ces masques innombrables, qu’elle empruntait pour amuser les autres et s’amuser elle-même.

Douce, distraite, blonde et frêle, Claire Repentigny, perdue dans des songes sans fin, allait auprès de Monique turbulente et brusque, de Lucette expansive et gaie. Malgré les gestes, les bousculades, les agitations incessantes de ses amies, elle marchait toujours sans bruit, sans excitation. Elle ne manquait pourtant ni d’ardeur ni d’enthousiasme, mais chez elle le feu brûlait enfoui, sans flamme ; un peuple de sentiments et d’idées vivait intensément au plus profond de son esprit et de son cœur. Elle aimait les livres au point d’en perdre le boire, le manger, le sommeil ; elle se passionnait pour les héros qu’ils renfermaient, ressentait exagérément leurs joies, leurs chagrins, leurs amours. Ils hantaient son souvenir. Elle s’émouvait pour eux jusqu’aux larmes, désirait les avoir connus, avoir vécu dans les paysages où s’étaient écoulées leurs existences tragiques ou calmes.

Après avoir lu « Pêcheurs d’Islande », elle fut vraiment malheureuse toute une semaine de la mort de Yann. L’optimiste Lucette tentait en vain de la consoler ; la pauvre Gaud mourrait de peine et les époux se retrouveraient au ciel pour être éternellement heureux. Elle insistait :

— Remarque bien, ma chère Claire, que tu te tourmentes inutilement. Sur terre, ce matelot n’était pas précisément un homme doux et sobre. La lune de miel finie, sa femme aurait cruellement souffert. Tout est pour le mieux, va…

L’indignation tirait Claire de son mutisme accoutumé. Elle s’emballait, parlait soudain usant d’adverbes au superlatif, de mots violents. Tout ce qu’habituellement elle renfermait en elle d’impressions vives, de rêveries concentrées, s’exprimait enfin. Puis, fatiguée de l’entêtement de Lucette à trouver tout pour le mieux, Claire se replongeait dans le silence, et Monique et Lucette continuaient seules la conversation. La blonde Claire repartait pour le pays des félicités ou des malheurs extrêmes, le monde des paysages extraordinaires. La bouche relevée d’une drôle de petite moue, ses yeux bleu pâle voilés, Claire, lentement, de nouveau marchait dans la lune.


Nicole Lafricain et Lucette Duhamel, habitant la même rue, faisaient route ensemble. Nicole était la plus sage des quatre et Lucette, la plus exubérante. Quoiqu’elle ne fût pas la plus âgée, Nicole invariablement s’affirmait la plus sérieuse, la plus posée, l’esprit le moins chimérique. À seize ans, le jugement formé, le caractère résolu, sa discrétion, sa prudence, la distinguaient de ses compagnes. Son brun visage, quand elle riait de toutes ses dents très blanches, était bien le plus franc, le plus gai qu’il fût possible d’imaginer ; mais si les badinages de ses amies dépassaient les bornes du bon sens, sa bouche se fermait d’une façon à laquelle ni Monique, ni Lucette ne résistaient.

Lucette surtout, tout de suite désirait devenir sage, parfaite, comme une sainte dans une niche.

Cette jeune sévérité chez Nicole ne déplaisait pas, cependant. Moins enfant que ses compagnes, elle compatissait déjà aux afflictions que révélait chaque détour du chemin. Monique, Claire, Lucette ne se gênaient jamais pour les autres. Elles avançaient insouciantes et égoïstes. Nicole, au contraire, courait ça et là pour rendre service à tous, et, la classe finie, s’abstenait de jouer, si l’on pouvait avoir besoin d’elle quelque part. Mais elle dissimulait cette bonté, l’entourait de mystère. Si elle refusait de sortir avec l’une de ses compagnes, elle disait : « C’est impossible, » sans s’expliquer davantage. Placée dans le même cas, Lucette, elle, racontait tout au long ce qui l’en empêchait ; aussi, s’irritait-elle contre Nicole qui ne répondait pas avec la même simplicité à ses enquêtes. Elle s’irritait de montrer seule de la confiance, et que Nicole fût si fermée à son égard. Pour se venger, elle prenait des résolutions farouches : elle aussi, la prochaine fois, se tairait.

Mais, d’un certain regard et avec des paroles flatteuses ou taquines, Nicole la tirait vite de son mutisme forcé, et Lucette redevenait loquace et naturelle. D’ailleurs toujours sans défiance et sans rancune, enthousiaste et communicative, elle éprouvait un irrésistible besoin de s’épancher. Et Nicole, malicieuse, jouait avec elle comme une chatte joue avec un peloton de fil.

Après la classe, par exemple, elle trouvait invariablement quelque ronde à faire par tout le couvent, ce qui retardait sans mesure le moment du départ. Elle proposait à Lucette :

— Si tu veux m’attendre, je te rejoindrai dehors…

Claire et Monique se lassaient, s’en allaient, Lucette restait à la porte. Les minutes s’ajoutaient aux minutes, Nicole ne paraissait toujours pas. Lucette, s’impatientant, attendait tout de même.

Quand Nicole arrivait enfin, elle lui disait :

— Demain, préviens-moi, si tu en as pour aussi longtemps, ce n’est guère amusant, tu sais…

Le lendemain, la même attente recommençait, pendant que Nicole se rendait à des entrevues mystérieuses. Parfois, Lucette pensait que Nicole, rusée, demeurait tout simplement dans la classe, à mesurer sur sa montre le temps que durerait la patience de son amie. À cette idée elle se révoltait, murmurait :

— Non, elle dépasse les bornes, je m’en vais…

Mais justement, Nicole sortait par la petite porte du couvent, et tout de suite, montrait patte de velours, se moquait tendrement et grâce au sortilège de sa nature attachante, redonnait à Lucette sa bonne humeur, à Lucette qui, une fois de plus, se promettait bien d’être silencieuse, détestable, et qui recommençait tout simplement à jouer son rôle de bon petit peloton de fil que Nicole roulait et déroulait à son gré…


Un peu avant dix heures, Monique quitta ses amies qui discutaient avec feu sur le nationalisme, et revint poussant la wagonnette à thé bien chargée :

— Voilà pour vous remettre d’accord…

Elles laissèrent tomber la politique et se jetèrent sur les sandwiches. Elles étaient, prises isolément, polies et bien élevées, mais entre elles, donnaient libre cours à leur voracité d’adolescentes, toutes, sauf Claire qui disait :

— Dieu, que cela semble bon, à vous voir dévorer…

Mais elle n’avait jamais faim.

— Elle pense trop, assurait Monique.

Pour prouver la justesse de cette affirmation, Claire revint pendant que les autres mangeaient, sur un sujet qui les intéressait beaucoup.

— Mes pauvres, Poupon Rose s’embarque dans dix jours ! Quel malheur. Nous ne le reverrons peut-être jamais.

— À quoi allons-nous bien nous amuser, maintenant qu’il ne sera plus là ? demanda Monique.

— Avec quoi remplir le vide de vos cœurs innombrables ? se moqua Nicole.

— Et le vide du tien ? grogna Lucette, c’est pourtant toi qui me l’as fait aimer, à force de m’en parler…


Poupon Rose ! Elles seules savaient ce que représentaient ces mots magiques, qui avaient rempli leur dernière année scolaire d’un intérêt palpitant et profond et développé en elles un amour immense pour la littérature.

Lorsque, penchées sur leurs pupitres, la plume à la main, les yeux vagues, l’air inspiré, elles « composaient », Mère Sainte-Marie de la Crèche, heureuse et sans inquiétude, les surveillait d’un œil complaisant. Elle était très satisfaite de leurs devoirs toujours soignés, elle s’émerveillait de leur application soutenue, du sérieux qu’elles apportaient à lire et à commenter les livres que le professeur recommandait au cours. Elle s’amusait aussi à les entendre discuter les classiques avec tant d’aplomb, et rire du style ampoulé et prétentieux, des périphrases ronflantes, qu’elles admiraient encore il n’y avait pas si longtemps.

Le mardi matin, régulièrement, Mère Sainte-Marie de la Crèche les priait de lui résumer le cours entendu la veille. Avec leurs quatre mémoires, elles finissaient par répéter tout ce que le professeur avait dit. Elles savaient même combien de fois, dans la soirée, il avait employé son mot favori : pittoresque.

Mais ces récits du cours, trop animés, trop chaleureux, cachaient anguille sous roche : elles aimaient leur professeur.


Elles l’aimaient d’un amour exalté, mais d’un amour extrêmement pur, désintéressé, sans espoir précis. Elles l’aimaient sans éprouver entre elles aucun sentiment de rivalité. Il leur suffisait de pouvoir rêver, de posséder un idéal vivant, marchant, parlant. Il fallait bien occuper son cœur. L’élu payait parfois durement l’honneur qu’elles lui faisaient. Leur amour moqueur ridiculisait souvent son objet. Elles tenaient à plaisanter. Leur cruel esprit d’observation ne se reposait point et leur fantaisie dédaignait le bon sens. Ainsi, elles avaient sans raison baptisé leur professeur Poupon Rose. Ce pseudonyme stupide, bien masqué, qui ne rappelait en rien l’être qu’il désignait, les amusait d’autant plus. En pleine classe, elles parlaient de Poupon Rose, sans alarmer la vigilance de Mère. Dans leurs compositions, elles glissaient parfois en de beaux passages soignés une description d’enfant blond. S’extasier devant des chérubins joufflus, n’était-ce pas naturel, et plutôt de bon aloi, pour des petites filles ? Quand les narrations méritaient d’être lues à haute voix, elles échangeaient des regards d’intelligence, étouffaient de furtifs fous rires.

Si la religieuse, pourtant, avait capturé les billets que ses élèves préférées se lançaient pendant l’arithmétique, elle aurait médité en toute connaissance de cause sur l’abondance de leurs expressions ravies. Parfois Monique écrivait à Claire :

— « Ma chérie, tu ne devineras jamais qui j’ai vu face à face, à midi… beau comme un rêve, les mains dans ses poches, la serviette sous le bras, les oreilles à moitié gelées… Il s’obstine à rentrer profondément sa tête dans ses épaules au lieu de relever son col de fourrure. Il ne s’habituera donc jamais à notre climat ? Ou bien peut-être se trouve-t-il ainsi plus pittoresque ? Qu’en penses-tu ? Moi, je n’ai qu’un souci. S’il s’enrhume, le cher poupon, nous serons privées de notre cours jeudi. Bonjour. Réponds à mon poulet, si Mère ne regarde pas de ton côté. »

Si Mère les observait, Claire se contentait de communiquer ses impressions à Monique par des chuchotements qui pouvaient signifier : « Veux-tu me prêter ton stylo ? » Monique écarquillait les yeux, ses yeux de pierre précieuse, bleus, grands, rieurs, sous leurs cils longs et noirs. Et elle jouait avec ses sourcils comme un clown, les forçant à exécuter un petit mouvement de balançoire. Elle en tenait toujours un plus haut que l’autre. Lucette disait :

— Ce doit être à cause de tes sourcils que tu me fais penser à une chèvre…


En même temps que naissait en elles un si violent et ravissant amour pour les lettres, un changement notable se marquait dans leur écriture, prouvant que la graphologie se base sur des observations exactes. Seule, l’écriture de Nicole demeura la même. Monique, Claire, Lucette, parsemèrent désormais leurs dictées de grands « e » en trois boucles, comme des « e » majuscules. Voyant que Mère ne protestait pas, elles tracèrent leurs « J » et leurs « F » d’une seule barre longue et fine, traversée d’un minuscule trait si c’était un « f ». Puis Mère ne disant toujours rien, enhardies, elles séparèrent bravement toutes leurs lettres et leur écriture devint pareille à celle d’un grand homme dont le graphisme s’est déformé à l’usage.

Et les lettres rapetissaient, rapetissaient de plus en plus. Quand elles devinrent tout à fait illisibles, Mère enfin protesta :

— Mes petites filles, je ne sais ce qui vous prend, mais si vous continuez à écrire ainsi, avant longtemps, vos devoirs seront aussi indéchiffrables que les corrections de votre professeur de littérature. Il faudra se mettre à dix pour lire vos dictées, comme il faut se mettre à dix pour comprendre les notes qu’il met en marge de vos devoirs…

Claire rougit violemment. Monique et Lucette beaucoup moins.

Elles s’amusaient surtout. Aucune n’avait avoué à l’autre les innovations apportées à son écriture. C’était si drôle d’avoir eu la même idée folle et la même prétentieuse naïveté de croire que la transformation s’accomplissait normalement, que rien ne sautait aux yeux.

Au « quart d’heure », ce fut un beau tapage. Nicole prenait un ton de supériorité protectrice pour déclarer :

— Que vous êtes jeunes, jeunes, mais c’est incroyable !

Claire continuait à mijoter sa honte. Monique et Lucette paraissaient satisfaites d’elles-mêmes.

Le « quart d’heure », quelle importance il eut pour toutes les quatre, cette année-là ! Claire, qui n’avait pas de santé, avouait que, bien des matins, elle n’avait le courage de venir en classe que pour ne pas se priver de la récréation. Elle arrivait si en retard, qu’elle ne souffrait pas comme les autres des moments difficiles précédant ce « quart d’heure ». Après, le reste de la journée n’était plus qu’un chemin de roses, mais, de huit heures à dix heures, aucun badinage possible. Le catéchisme d’abord. D’avance, elles s’imaginaient savoir tout ce que la religieuse leur expliquerait ; et elles prenaient si peu la peine d’écouter, qu’elles sombraient dans un engourdissement ensommeillé, se laissant bercer par la voix familière qui trouait seule le silence parfait. Interpellée un jour sur ce problème élémentaire :

— Combien y a-t-il de personnes en Dieu ?

Lucette n’entendit que son nom et, ahurie de descendre si brusquement de la lune où elle se promenait, se leva, regarda Mère d’un œil hagard, interrogateur, confiante que celle-ci répéterait sa question.

— Eh bien, répondez, hâtez-vous…

Que vouliez-vous qu’elle répondît ? Elle balbutia :

— Je ne sais pas.

Toute la classe, ce matin-là, put au moins rire.

Cette demi-heure se déroulait longue et paisible, mais suivie de minutes mauvaises et angoissantes. Il fallait réciter des leçons qu’elles avaient lues hâtivement. Aussi, les dernières phrases bégayées, lorsque sonnait le bienheureux « quart d’heure », quel enivrement, quelle libération, quelle volupté de penser que, jusqu’au lendemain, elles n’auraient plus de récitations. Elles devenaient si exubérantes, si gaies, que dans l’avenir probablement jamais elles ne retrouveraient bonheur si complet.

Pendant ce « quart d’heure », elles parlaient en paraboles de leur amour secret, et riaient aux larmes. Poupon Rose passait et repassait dans leur entretien. Elles lui prêtaient tour à tour un beau geste ou une parole bien sonnante.

Quelquefois Mère Sainte-Marie de la Crèche, intéressée ailleurs, oubliait que le « quart d’heure » était fini et le prolongeait jusqu’à « et vingt ». Alors, chacune de ces cinq minutes supplémentaires coulait comme une goutte d’essence très précieuse et très rare qu’il leur était permis de recueillir, et leur joie montait à son paroxysme.


Leur amour pour Poupon Rose avait du reste changé la face du monde. Ce qui auparavant constituait un plaisir leur devint une peine, et ce qui était un ennui se transformait en joie. Ainsi, le lundi, pénible autrefois, à cause des devoirs à reprendre après la paresse dominicale, s’affirmait maintenant la plus magnifique des journées, avec le cours de littérature du soir à l’Université. Et en vertu d’une conséquence logique, le dimanche traînait en longueur et triste à pleurer. La gaieté, leur fidèle compagne de classe, leur manquait ce jour-là. Elles n’habitaient pas la même paroisse et passaient d’ordinaire le dimanche sans se voir. Privées des chimères électrisantes qui les exaltaient quand elles étaient réunies, elles retombaient lourdement dans la réalité.

En famille, elles entendaient davantage parler des grands et petits malheurs qui parsèment la vie. Elles reprenaient malgré elles contact avec la terre ; frères, sœurs et, à l’occasion, cousins, cousines, oncles et tantes, racontaient leurs difficultés ; les maladies, les revers semblaient l’aliment inévitable de chaque jour. Souvent quelque grande épreuve assombrissait leur entourage. Le monde n’était plus un beau rêve, mais un composé acide de choses variées où entraient en majeure part blessures, accidents, angoisses, humiliations, injustices, deuils ; épreuves aggravées par la diversité des caractères, les impatiences, les mésententes, les inquiétudes de toutes sortes. Elles appartenaient pourtant à des milieux paisibles ; ailleurs, que serait pour elles le frottement avec les réalités plus cruelles ?

Lucette, qui se sentait isolée dans sa famille, où personne n’aimait ni la littérature, ni Poupon Rose, se réfugiait le dimanche avec livre, plume, cahier, au fond de la maison, dans une chambre où régnait le silence ; et elle écrivait tout l’après-midi des phrases mélancoliques. Poupon Rose ne lui suffisait plus pour la consoler dans la vie. Elle essayait bien d’imaginer une bonne fortune providentielle rapprochant de la sienne l’existence de son héros ; peur-être s’appuierait-elle à son bras pour l’avenir tout entier ? Mais non. Son bon sens aussitôt réprouvait cette possibilité. Ils n’étaient pas nés du même côté de l’océan ; elle ne se représentait pas Poupon Rose au sein de sa famille. Mieux valait l’abandonner au vague des rêveries, que de le tirer dans le milieu précis où elle vivait. Il n’apporterait pas le bonheur.

L’austère Nicole évitait mieux les vaines tristesses. Elle sortait toute la journée, accomplissant beaucoup d’actes de dévotion, assistant à la grand’messe, à vêpres.

Monique ennuyait ses sœurs aînées en les chaperonnant avec trop de zèle, en tentant de se rendre intéressante auprès de leurs prétendants.

Claire lisait un roman malheureux de Bourget, de Bordeaux ou de Theuriet, pour alimenter ses désespoirs.

Mais le lundi matin elles ouvraient les yeux avec empressement, s’habillaient vite, pour courir au-devant des heures. Sac en bandoulière, Lucette sonnait chez Nicole encore plus tôt que d’habitude. Elle se promenait plus longtemps à l’attendre, sans songer à s’en plaindre. Trop de bonheur exaltait son esprit. La vie recommençait.

À la rue Cherrier, elles verraient Monique venir vers elles, gesticulant : et un peu en retard, Claire entrerait à son tour en classe ; heureuses, elles attendraient ensemble le cours du soir.


Mais voilà que, les cours de littérature terminés, Poupon Rose retournait en France. Des jours joyeux s’enfuyaient à jamais.

Monique, coupant un silence déclara soudain :

— Ah ! que je voudrais savoir ce que je serai plus tard…

— Et moi donc ! cria Lucette.

Mais Nicole, qui apparemment n’espérait rien d’extraordinaire, leur dit prosaïquement :

— En attendant, allons dormir, il est l’heure…

Leur rappelant qu’elles étaient encore des petites filles qui le lendemain iraient en classe et avaient des « collégiales » à passer, ô tourment.