Aller au contenu

La plus belle chose du monde/04

La bibliothèque libre.


IV


Toute sa vie, Monique avait longé la rue Rachel. Toute sa vie, elle avait habité la même maison, et par cette rue, à toute heure du jour, allait à l’église ou au couvent, ou chez ses amies, ou voir défiler les tramways Saint-Denis.

Petite fille, elle courait sans cesse. À quinze ans, elle volait, tant elle était emportée par l’espérance des choses futures. Elle aurait de grand cœur escamoté quelques années pour se trouver enfin hors du couvent, et en possession de ses rêves. Et voilà ; elle était devenue jeune fille. Elle longeait toujours la vieille rue Rachel, mais beaucoup plus lentement, avec moins d’entrain, moins d’illusions : les rêves reculaient, rien ne s’accomplissait.

Des lectures trop libres saccageaient sa fraîcheur d’impression. Sa foi manquait d’ardeur. Comment Dieu aurait-il pris le temps de penser à elle ? d’écouter ses supplications ? Elle observait maintenant la piété de Nicole, de Lucette, avec scepticisme et étonnement.

Elle espérait encore que la vie lui accorderait une grande partie de ses désirs. Mais les tracas continuels, la médiocrité de sa fortune l’affligeaient. Elle se désolait ; ce magnifique sentiment qu’elle voulait inspirer, rien ne l’annonçait ; et les années passaient ; elle ne serait donc pas une héroïne de Gyp, elle n’aimerait pas devant un auditoire charmé ? À quoi bon déployer ses grâces pour des adolescents maladroits et sans expérience, incapables d’exprimer ce qu’ils pensent ? Si un homme lui plaisait, invariablement, elle apprenait le lendemain qu’il était déjà fiancé ou le seul soutien de sa famille.

Jamais un héros spirituel, beau, riche et libre, ne croisait sa route. De ses idées frondeuses de petite fille, elle conservait ce dessein : épouser un homme riche. Elle était lasse de la plaie d’argent de sa famille. Quand on lui taillait une robe neuve, dans les vieilles robes de ses sœurs, elle comparait cette toilette à celles qu’on étalait dans les vitrines, et pleurait de pitié sur elle-même. Elle ne serait jeune qu’une fois, elle ne serait jolie qu’un temps, et comment, sans fortune, mettre sa figure en valeur ?

Parfois, elle disait même à Lucette :

— Moi, si j’étais riche, je ne me marierais pas. Je voyagerais, je porterais des toilettes ravissantes, je ne penserais qu’à moi, quel délice ! Je ne m’embarrasserais ni d’un mari, ni d’enfants.

Elle raisonnait ainsi lorsqu’une de ses sœurs, à la naissance de son premier enfant, fut très malade. Monique entendit crier tyranniquement le petit, dont l’arrivée, pour quelque temps, bouleversa les habitudes de la maison. Elle vit le mari de mauvaise humeur, injuste au moindre prétexte. En passant, elle ne pouvait saisir que cette apparence des choses : les ennuis, les soucis nouveaux. Elle ne comprenait rien à la tendresse qui grandissait au cœur de la mère pour le petit être qu’elle serrait dans ses bras. Surveillant sournoisement son beau-frère, dont elle avait une année auparavant surveillé d’aussi près les beaux gestes de fiancé, — Monique maintenant le jugeait d’après ce qu’elle avait appris des hommes dans Une vie de Maupassant, ou chez d’autres auteurs aussi démoralisants. Et déjà elle redoutait les rudesses du sort.

Pendant quelque temps, elle cessa de considérer l’amour comme un bonheur, et se plut à redire que l’argent, le luxe, les voyages et l’égoïsme procuraient plus sûrement la félicité.

Mais elle n’était pas véritablement égoïste ; sa révolte découlait de sa pitié devant les inquiétudes de sa mère, si l’on apportait une note plus élevée, si une maladie obligeait à des dépenses additionnelles ; calculs et privations, sans jamais une heure de détente, maigres économies toujours englouties par des accidents intempestifs ! Comment Monique n’aurait-elle pas âprement souhaité la richesse ? Oui, la vie se révélait difficile. Pourtant Monique l’oubliait par moment, elle se remettait à croire qu’une aventure heureuse surgirait, et cherchait son rêve dans la réalité.

Un jeune homme, Jacques Préfontaine, la courtisait. Par malheur, elle l’aimait peu. Futur médecin, il ne pensait qu’à sa profession ; il ne parlait que d’hôpital, de « cas », et ramenait tous les sujets de conversation à ses professeurs, à ses cours, à l’Université, aux cliniques. Monique bâillait. Trop absorbé, il ne s’en apercevait pas. Elle prenait la résolution de le fuir. Mais craignant ensuite de le peiner, elle le recevait de nouveau.

D’ailleurs, oubliant sa médecine, il la regardait parfois en silence et souriait, les yeux brillants de tendresse. Sans le vouloir, instinctivement, Monique répondait à ce sourire et, à son insu, ses yeux à elle exprimaient des promesses, des sentiments. Momentanément, la ferveur muette du jeune homme l’avait touchée, la sienne avait répondu.

Il l’accompagnait partout. Très vite, leurs amis, leurs parents les invitèrent toujours ensemble. Monique calculait pour se rassurer que Jacques ne pouvait pas, étudiant, songer au mariage. S’il devenait trop empressé, il serait toujours temps de l’éconduire.

En attendant, à propos de littérature, ils se querellaient. Lui prétendait que ses études ne lui laissaient aucun loisir pour lire. Elle soutenait qu’il devait à tout prix se cultiver ; autrement, il manquerait de psychologie, son horizon se rétrécirait, il ferait un médecin médiocre.

Elle lui prêtait des livres ; quand il les lui rapportait, son interprétation du sujet semblait absolument fausse. Pour un roman bien plus innocent que ceux qu’elle lisait, hélas ! d’ordinaire, il lui fit une scène. Jamais les bonnes intentions d’Henry Bordeaux ne furent à ce point méconnues. Sans découvrir la leçon qui se dégageait des Rocquevillard, Jacques prétendit que Monique n’avait savouré cette lecture que pour les situations irrégulières qui s’y trouvaient.

Elle en fut rouge jusqu’aux cheveux, eut envie de le gifler :

— Je vous assure que si vous lisiez davantage, vous comprendriez autrement.

Et pour qu’il sût tout de suite, qu’il ne devait pas nourrir pour elle de sentiment durable, elle le mit sur le chapitre de son avenir. Désirait-il toujours succéder à son père ? Le village, où le vieux docteur Préfontaine achevait sa carrière, chevauchait le littoral de la province et contenait une population plus anglaise que française. Un village sans couvent, sans collège, où les sœurs de Jacques, après leur cours d’étude à Montréal, périraient d’ennui. L’élément canadien-français se composait de cultivateurs anglicisés par le voisinage de l’Ontario. Et Monique disait à Jacques à quel point elle plaindrait la femme qu’il choisirait.

Avec le sérieux que les très jeunes personnes peuvent apporter à traiter de certains sujets, elle allait jusqu’à déclarer :

— Et la mentalité de vos enfants s’en ressentira !

— Celle de mes sœurs en a-t-elle souffert ?

— Sûrement. Vous ne vous en apercevez ; pas, mais à tout propos, elles disent par exemple : « C’est chic, c’est anglais. » Cela, parce qu’elles ont grandi dans un village où la bonne société est exclusivement anglaise.

— Allons ! Beaucoup de Montréalais s’expriment de la même façon.

— Pas moi.

— Non, pas vous, Monique, vous n’aimez pas les Anglais sans les connaître.

— Vous, ce sont vos compatriotes que vous méconnaissez.

— Je vous méconnais ?

— Mais oui, vous croyez que je n’aime les Roquevillard que pour le plaisir d’y voir un jeune homme s’enfuir avec une femme mariée…

— Allons donc ! Mettons que je n’ai rien dit. Prêtez-moi un autre livre et j’essaierai de le mieux comprendre. Mais une jeune fille de dix-neuf ans ne devrait pas lire un roman comme Les Roquevillard.

— J’ai presque vingt ans. Et en l’année mil neuf cent dix-huit, mon cher Jacques, les oies blanches ne sont plus à la mode. J’aime mieux vous prévenir que je n’en suis pas une…

Elle exagérait. Elle croyait connaître et comprendre beaucoup de choses, que seule l’expérience révèle dans leur plénitude. Malgré ses lectures elle conservait les illusions inhérentes à la jeunesse ; même si elle ne s’attendait plus, comme autrefois, à vivre un roman dans le genre de « Miss Rovel », ou du « Mariage de Chiffon ». Au couvent, barricadée dans son insouciance, il avait été trop aisé de croire à la toute-puissance de sa volonté et d’espérer monts et merveilles !

Mais elle aurait bientôt vingt ans. Le paradis convoité reculait. Les heures, les semaines, les mois passaient sans rien bouleverser, et au lieu du héros de roman qu’elle désirait aimer, seul Jacques longeait son chemin.

Sans devoirs, sans occupation, elle lisait avec excès. Tous les trois ou quatre jours, elle se rendait au Fraser changer ses livres. Par habitude, elle suivait la rue Rachel jusqu’à Saint-Denis, et descendait ensuite par la rue Sherbrooke, alors la plus belle rue de Montréal.

Monique ne sortait jamais seule. Souvent elle traînait à sa remorque la plus ennuyeuse de ses voisines, et celle-ci attisait sa mauvaise humeur, avec des idées toutes faites et exaspérantes. Elle disait à tout propos : « Nous qui sommes intellectuelles, nous qui aimons les arts, nous qui comprenons la nature… » et Monique la trouvait sotte et maniérée. Pour se dédommager d’avoir à la subir, elle la contredisait.

Quelle différence, si Nicole, Claire ou Lucette l’accompagnait. Animées, piquantes, les discussions se succédaient. Monique répétait modestement :

— Que nous sommes intelligentes, quand nous sommes ensemble !

Parfois, lorsqu’elles parlaient de la vie, Monique cessait maintenant d’être frondeuse et s’amollissant, confessait ses craintes :

— Dire que je ne ferai jamais ce que j’aime, que je n’aurai jamais ce que je désire ; que je ne serai jamais riche ! Ce qui console, ce sont les livres, le plaisir que l’on éprouve à lire… Et encore, je tombe parfois sur des histoires qui m’enlèvent le goût de vivre…

Nicole et Lucette lui disaient invariablement dans ce cas :

— Ceux-là, Monique, il ne faudrait pas les lire.

Claire demandait :

— Lesquels ?

Et elle les lisait, elle aussi.

Ces livres qui représentent les amours coupables et couvrent leur mystère de tant de jouissance et de poésie, de tant de suavité suivie d’une souffrance si noble, Monique les parcourait avec des impressions de curiosité mêlée de frayeur. Et en définitive, de la science qu’elle y puisait, elle concluait :

— Vous savez, mes amies, la vie est plutôt bête ; nous ferions mieux de nous y préparer.

Mais Lucette ne voulait pas l’admettre.