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La plus belle chose du monde/20

La bibliothèque libre.


XX


— Je me demande si Claire sera la même…

— Non, sûrement, affirme Lucette. Ses lettres indiquent un nouvel état d’esprit. Il me semble qu’elle ne comprendra plus notre simplicité. T’écrit-elle souvent ?

— Non. Et jamais plus d’une toute petite page.

— Elle ne me semble pas heureuse malgré ses succès ; elle assombrit son humeur de regrets stériles ; elle s’imagine laisser fuir sa jeunesse sans goûter à l’essentiel, l’amour. Elle n’aime personne et personne ne l’aime, paraît-il. Elle fréquente un milieu où les gens vivent en dehors des conventions et apparemment ne s’en portent pas plus mal. Sa foi s’affaiblit, des doutes la tourmentent, son esprit perd un peu d’équilibre. On lui répète que, pour écrire une œuvre vraiment humaine, il lui faut des expériences et connaître la vie. Et par connaître la vie, ceux dont elle reçoit les conseils entendent l’amour libre. Alors Claire a toujours aimé à se révolter ; au lieu de gémir comme autrefois des diverses cruautés de l’existence, elle se révolte contre l’éducation qu’elle a reçue, la pudeur exagérée, l’étroitesse d’esprit, le jansénisme de nos parents. Croyant qu’elle n’épousera personne, elle s’afflige de manquer sa vie ; on n’atteint sa fin, assure-t-elle, qu’en donnant aux droits du corps et de l’âme une parfaite égalité. Je noircis des pages. Nous sommes jusqu’au cou dans la controverse religieuse. Mais je manque d’expérience. Si toi, Monique, tu voulais te mettre de la partie ce serait plus efficace…

Elles rient un instant, étonnées de s’être approchées d’un sujet qu’elles n’abordent jamais.

Et Monique constate simplement :

— Notre pudeur nous vient-elle des Anglais, ou d’un vieux fond de jansénisme, comme le prétend Claire, ou normalement de notre religion ?

— Mais de notre religion, chérie. La religion impose ses lois morales, et les théories qui prêchent l’égalité des sens et de l’âme ne peuvent s’accorder avec elle. Comment s’accorderaient-elles ? Je comprends que certains scrupuleux exagèrent, mais entre le scrupule et la liberté totale, il y a une marge dangereuse. Peut-on demeurer catholique sincère et, sous prétexte d’être humain, empiéter sur la marge ?

— Évidemment, ce serait le désordre. Le désordre sous prétexte de chercher le bonheur. Le bonheur qui n’est nulle part. Il n’est nulle part et nous le désirons incessamment.

— Toi, ma petite, tu viens de relire Pascal.

— Monique, même sans Pascal, tu sais bien qu’on ne peut pas posséder le bonheur. Pourquoi toujours confondre ? Le bonheur et les satisfactions physiques ne sont pas synonymes. Pourquoi ne pas parler franchement ? Ce pauvre mot amour, comme il doit être fatigué d’être continuellement employé dans un sens appauvri. Ce pauvre mot bonheur, qu’il doit être las de qualifier des satisfactions sensuelles. Cette confusion découle de trop de romans français modernes. Ils m’agacent, continue l’orthodoxe Lucette.

— Te souviens-tu de Madame Vidal, nous attrapant à lire le feuilleton de la Revue des Deux-Mondes ?

— Oui, je me souviens.

Elles revivent ensemble avec avidité cet épisode de leur joyeuse jeunesse.

Le samedi midi, elles se donnaient rendez-vous à la bibliothèque Saint-Sulpice, pour parcourir les revues de la semaine. Depuis une quinzaine, elles suivaient avec passion un roman de Gérard d’Houville : « Jeunesse ». Les premières livraisons leur avaient présenté une jeune fille romanesque en laquelle, avec complaisance, elles s’étaient reconnues. Mais ce samedi-là, elles ne trouvèrent pas la revue des Deux-Mondes. Innocemment, elles la demandèrent au comptoir et retournèrent lire autre chose en l’attendant. La directrice, Madame Vidal, survint et leur dit sévèrement :

— C’est pour le feuilleton, je suppose ? Eh bien, vous ne l’aurez pas. Attendez ; au moins d’avoir vingt ans, avant de lire des romans de cette sorte. Et si vous n’en lisiez jamais, ce serait beaucoup mieux.

Surprises, Monique et Lucette se défendaient :

— C’est un bon feuilleton, nous n’y avons rien vu de mal.

— Rien de mal, rien de mal…

Les mots lui manquaient pour exprimer son indignation.

— Lisez ; plutôt Dickens, c’est plus sain.

Honteuses, Monique et Lucette étaient parties. Dehors, elles décidèrent d’aller voir la fin de l’histoire au Fraser où personne ne surveillait les petites filles. Mais, en effet, le roman se gâtait. Le beau prince Charmant que l’héroïne s’était choisie devenait l’amant de sa mère.

— Madame Vidal avait raison, admet Monique.

— Elle avait aussi raison pour Dickens. J’aime bien les romans anglais. Les Bronté, Hardy, Elliott, c’est passionnant. Ces auteurs traitent de problèmes qui nous intéressent plus directement. Ils étudient les sentiments par lesquels nous passons…

— À vivre auprès des Anglais, ne deviendrions-nous pas semblables à eux ?

— Mais non, Monique ! Seulement, ils mettent beaucoup d’humanité dans leurs histoires, beaucoup d’universel. Ils possèdent une meilleure formule. Moins d’art, moins de perfection de forme que les écrivains français, mais plus d’émotion, plus de vérité psychologique, plus de réalité, peut-être. Quelques Américains aussi réussissent bien. As-tu lu : « The house of mirth » d’Edith Wharton ? Il me semble que ce livre ne vieillira jamais. Il est triste, mais il n’enlaidit pas la vie.

— Oui, soupire Monique, la vie n’est pas déjà si belle…

Lucette le sait, Monique pense à son mari surmené, incapable de prendre un congé, un repos ; il rentre chaque jour du bureau sombre, obsédé. Et Monique affolée constate que le pouvoir qu’elle avait de le distraire, de l’encourager, diminue, se perd ; déçue, effrayée, elle se ronge d’inquiétude.

Tout le jour, elle espère qu’enfin Maurice rentrera plus joyeux. Et quand il arrive, elle retrouve, découragée, la même fatigue, la même tristesse. Pour les autres, au dehors, il doit feindre, mais chez lui il se laisse sombrer. Au début, elle l’interrogeait, parvenait à dissiper certaines inquiétudes. Aujourd’hui, un rien l’irrite, elle n’ose plus ; il devient injuste envers elle. Et l’amour se désagrège. Il y a déjà tant d’années qu’ils s’aiment, s’entendent, se complètent. Pourquoi feint-il maintenant de porter seul tous les fardeaux, pourquoi oublie-t-il que Monique subit le contrecoup de toutes ses humeurs ? Quand il part, elle demeure pendant de longues heures torturée en pensant à lui. Les enfants ont été malades, la bonne les a quittés, et Monique anxieuse se demande si les soucis augmentent à mesure que l’on avance en âge.

À Lucette, elle n’a parlé que des maladies. Le reste, c’est un secret entre Maurice et elle. Leurs joies comme leurs peines doivent leur appartenir uniquement.

— Nicole nous a promis l’assistance de ses prières. Tu devrais lui écrire.

— J’ai essayé les miennes. Pas de résultat, ma chère. Évidemment, là-haut, on se demande qui peut bien être cette petite pimbêche qui se met soudain à les implorer.

Monique rit, mais qu’une bonne crise de larmes la soulagerait ! Lucette le sent et l’encourage.

— Si Nicole causait encore avec nous, elle dirait avec solennité : « Mes enfants, vous ne savez pas ce qui vous convient. Attendez le bon plaisir de Dieu et vous y trouverez votre avantage ». Elle raconterait à l’appui de ses paroles quelques-uns de ces traits touchants qu’elle avait toujours en mémoire.

Elles se dérident au souvenir de leur amie. Puis l’entretien tombe de nouveau sur les livres, les chers livres, leur passion commune.

— Moi, disait Monique, mes lectures font une espèce de salade. Je prends au hasard. Ces jours-ci, je suis en train de lire un roman qui me plaît : « L’épithalame, » de Jacques Chardonne. Peut-être l’aimeras-tu moins que moi, mais je le trouve très bien.

— Je le lirai, oui. Veux-tu te lancer aussi dans la littérature étrangère ? Connais-tu les livres de Zangwill ? Nous avons là tout le ghetto, mais je cherche vainement dans notre ville infestée par Israël des figures attachantes comme certaine petite Esther, que l’auteur m’a fait aimer. Dans ces romans, la souffrance des vieux attachés à leurs traditions et qui voient les jeunes gens s’américaniser, est très vive, très poignante. Et leur problème rappelle alors le nôtre. Zangwill nous peint les Juifs américains. Les Tharaud nous peignent les Juifs d’Europe ou d’Asie…

— Ah ! Lucette, si mon mari n’était pas fatigué, comme je trouverais tous ces livres merveilleux…

— Pourquoi n’es-tu pas plus philosophe, ma chère ? Lis donc en paix, malgré tes inquiétudes. Autrement, le temps passe à souffrir, à attendre et l’on n’est pas plus avancé… Tout finit toujours par s’arranger, je t’assure.

Monique insiste pour retenir Lucette à souper.

— Ta visite distraira Maurice ; parler, être obligé de paraître gai lui fera du bien.

Et dans sa voix tremble beaucoup d’humilité ; sa demande renferme un triste aveu ; elle ne suffit donc plus à Maurice ?

Mais Lucette doit retourner chez elle, Lucette ce soir attend quelqu’un.

— Qui ?

— Quelqu’un que tu ne connais pas.