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La plus belle chose du monde/22

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XXII


1932. Lucette se souvient tout à coup de son premier missel. Sur une page du livre à dos d’ivoire, un calendrier marquait les dates des fêtes mobiles : 1900 à 1932. Et petite fille, elle s’effrayait de ce chiffre, comptant bien mourir avant de l’atteindre, tant il lui semblait lointain, tant elle redoutait aussi de vieillir.

Et dans quelques jours, 1932 commencerait.

Guy travaille ce soir. Lucette profite de son absence pour envelopper mystérieusement les étrennes. Elle déroule des papiers multicolores et soyeux, des rubans dorés, elle fait couler de leur boîte des cachets où s’arrondit la figure barbue et couperosée du Père Noël, où brille une maison illuminée dans un décor de neige, où des bas pendent auprès d’un foyer aux flammes vives, où s’étalent des sapins ouatés et symétriques.

Ces préparatifs lui plaisent encore plus qu’autrefois. C’est un bonheur reposant. Elle range avec soin les colis aux formes diverses. Il y en a pour bébé, qui déchirera sans comprendre. Elle a acheté pour Guy ce stylo qu’il regardait depuis des mois avec convoitise. Mais la naissance de leur petite Nicole avait grevé leur budget ; et cette princesse, avec son spécialiste, ses jus de fruits, ses côtelettes d’agneau à quinze sous pièce, continue à diminuer leur revenu. Il faut économiser.

Que lui donnera Guy ? Elle n’espère pas un énorme cadeau. Il ne sait guère entrer dans les magasins et acheter. Qu’importe, après tout. L’essentiel c’est le bonheur, la gaieté, la paix. Mon Dieu, de temps à autre, Guy, par une parole irritée, un mouvement vif, la déçoit bien un peu. Et lorsqu’il a tort, il ne le reconnaît pas ; il ne s’excuse jamais. Il se contente de la frôler de plus près, d’être tout miel pendant quelques jours. Lucette préférerait une franche amende honorable. Quand, par exemple, il l’a quittée en claquant la porte sans l’embrasser, parce que Nicole était malade, était-ce juste ? Peut-on la tenir responsable de toutes les maladies de l’enfant ? Pourquoi devait-elle subir cette mauvaise humeur inexplicable, elle déjà si inquiète ? Toutes les femmes ayant un nombre respectable d’années de mariage à leur actif lui diraient évidemment :

— Tous les hommes sont comme ça.

Elle en connaît une qui ajouterait :

— Que voulez-vous. Ils n’ont de patience que pour la pêche.

Si jamais elle a un fils, Lucette le mettra en garde contre ces petits défauts. Mais en somme, Guy est malgré tout exceptionnel. En pleine lune de miel, elle l’appelait son incomparable : aujourd’hui, non, ce serait ridicule ; et pour des incidents comme la porte claquée, elle lui garde un tout petit peu rancune. Mais c’est insignifiant, il ne faut plus y penser ; il faut pardonner, surtout ce soir.

Dans deux jours commencera 1932, et l’âme des fêtes l’habite, depuis la messe de minuit, depuis leur communion côte à côte, le réveillon en tête à tête. Quelle satisfaction de se suffire l’un à l’autre, de n’avoir aucun besoin de bruit, de danses, de musique. En rentrant, ils s’étaient penchés sur le lit où Nicole dormait à poings fermés, ses petites mains sur la couverture, potelées, émouvantes. Rien n’est merveilleux comme les doigts fins de sa petite fille, pense Lucette. Guy avait voulu réveiller l’enfant pour lui montrer l’arbre de Noël ; à dix-huit mois, elle comprenait assez pour se constituer des souvenirs, prétendait-il. Mais Lucette avait été implacable. Elle ne permettrait jamais aucun écart au régime. Plus tard, l’arbre de Noël illuminé leur avait rappelé Percé, les sentiers verts de la montagne où ils s’étaient embrassés pour la première fois. Un peu de regret s’était mêlé à leur joie ! Ces baisers-là, tout neufs, non, on n’en retrouve jamais la saveur.

Avec bébé maintenant, on ne pouvait guère songer à un aussi long voyage. Puis d’autres enfants naîtraient peut-être. On soupire alors comme l’avait fait un jour Monique, au scandale de Lucette jeune fille, après l’insouciance à jamais perdue.

— C’en est fini de l’égoïsme intégral, avait ajouté Guy, mais nous possédons la plus belle des filles des hommes !

Percé. Ce nom rappelle Jean à Lucette, qui continue parfois à éprouver de la honte, et ne se pardonne pas totalement son infidélité à ce premier amour qu’elle avait voulu unique. Mais son souvenir ne s’attarde pas sur ces années enfuies. Lucette se détourne de ce passé comme d’une erreur.

Elle est restée attachée à une chose ; sa musique. Guy y tient. Il déclare :

— J’ai épousé une pianiste, il ne faut pas que je la perde.

Lucette ne s’occupe ni de cuisine, ni de raccommodage pour continuer à étudier. Elle fait de la musique de chambre. Depuis que Nicole a un an révolu, elle a donné trois concerts, et elle a aimé, dans les journaux, sur les affiches, son nom allongé : Lucette Duhamel-Beaulieu.

Devant un miroir plaqué sur le mur, Lucette regarde se refléter une petite table, une lampe pansue, bleu vif, et un long vase où s’épanouit le rouge orangé d’une gerbe de lanternes chinoises. C’est commode, ces fleurs séchées qui demeurent fraîches et brillantes. C’est joli mon salon, pense-t-elle. Moins joli que le salon de Claire pourtant, le salon modernisé où seul a survécu, de l’ancien mobilier, le fauteuil vert, leur fauteuil vert, dissimulé sous un reps lustré. C’est là que le quatuor a tenu sa dernière réunion ; quatuor, car le souvenir de leur chère Nicole vit entre elles comme une présence réelle.

Monique en verve, parlait avec de grands gestes, comme d’habitude ; elle répétait sur tous les tons une phrase qu’elle venait de récolter dans un roman d’Henri Pourrat :

— « Ah ! Toute la misère de la vie, où chacun fait sa route seul ».

— Mais c’est vrai, disait-elle. Maurice est avec moi. Les enfants sont avec moi. Vous êtes parfois avec moi. Mais soyons franches, sincères ; avouons. Personne ne sait la moitié de ce qui se passe en nous, personne ne sait la moitié de ce que nous pensons, personne ne devine la moitié de l’amour que nous éprouvons, personne ne nous comprend parfaitement. Surtout personne ne connaît nos souffrances réelles ou imaginaires. Qui peut nous soulager du fardeau de nos peines ?

En veine de citations, Monique avait ensuite commenté une phrase anglaise qu’elle trouvait expressive : « The cold morning of reality ». Le manteau de plomb d’un brouillard matinal qui tombe sur les épaules et réveille. Non, mais était-ce bien cela, après le rêve, la réalité ?

Et la volubile Monique allait s’exaltant :

— À notre âge, mes amies, nous ne pouvons nier la réalité, ni la fuir. Elle nous étreint.

Pauvre Monique ; pendant un temps, Lucette avait tellement craint qu’elle ne fût malheureuse. Elle n’était plus la même ; elle n’avouait rien, Lucette devinait un peu, et elle aurait donné tout au monde pour la voir délivrée de cette grande peine. Et soudain Monique est redevenue gaie ; la crise était passée. Aucun nuage n’obscurcit maintenant son front, et l’autre soir son entrain, sa vivacité animèrent la réunion.

Lucette a ficelé tous ses cadeaux, ramassé le papier, les rubans. Sur la table, elle va prendre son livre ouvert. Mais ce livre aussi lui rappelle ses amies. Ont-elles assez discuté la dernière fois ? Six années à Paris ont bien changé Claire, et Lucette n’a plus le secours de la docte Nicole pour la ramener à une conception plus saine, moins païenne de l’existence.

Chacune avait commenté suivant son caractère, le livre dont tout le monde à présent parlait : « Contrepoint ». Lucette admirait bien la réussite littéraire, l’exactitude émouvante, mais elle déplorait ce choix d’un monde interlope, le cynisme, et certaines pages, vraiment…

— Madame Vidal et moi, disait-elle, pourrons-nous encore parler de l’honnêteté du roman anglais ? Je préfère pourtant cette franche crudité aux romans faisandés où la religion et la sensualité se fondent et se mêlent. Un auteur sans croyance conçoit la vie tout autrement, et c’est logique. Un livre comme « Contrepoint » me fait au moins apprécier mon bonheur de chrétienne. Avec la Foi, la vie devient simple, aisée, elle trouve son explication. Sans la Foi, c’est le trouble de tous les héros de ce livre. Ils courent d’une utopie à une autre ; ils semblent s’imaginer, comme le font les Soviets, qu’en arrangeant les choses autrement, on finira par être heureux sur terre. Les conseils de l’Imitation sont beaucoup plus salutaires…

Claire louait Huxley sans réserve. Elle se leva, prit le livre sur sa table à écrire et lut la page si parfaite du début. Ensuite, elles avaient parlé de Sarn, de Mary Webb. Et elles s’étaient exclamées toutes ensembles :

— C’est un chef-d’œuvre !

Et Claire, l’intellectuelle Claire, ardente avait dit :

— Si j’écrivais un livre semblable, je pourrais mourir jeune, moi aussi, sans regrets…

Elles avaient parlé de tel écrivain, puis de tel autre, et discuté dans un beau tapage comme autrefois, s’enivrant de leurs mots, de leurs idées, de leurs expériences, et soudain Monique avait crié :

— Mes amies, mes amies, j’ai trouvé quelle est la plus belle chose du monde. J’ai trouvé. C’est l’amour des choses de l’esprit, c’est « l’intérêt magique et profond de la lecture, » comme le dit quelque part Marcel Proust…

Elles avaient alors pensé à leur amitié adolescente, à leur passion pour Poupon Rose, à leurs courses aux bibliothèques, aux longues discussions animées et folles de leurs soirées ; à leurs amours ; à leur vie présente que toujours nourrissaient les livres, les auteurs célèbres anciens et modernes, français et étrangers. Ces auteurs avaient donné à tous leurs sentiments une espèce de profondeur poétique, de charme subtil qui les pénétrait ; ils enchantaient leur mémoire et tous leurs souvenirs se composaient pour ainsi dire d’une matière plus précieuse, comme des vases pétris d’un kaolin plus fin, plus immatériel.

— Comment, avait demandé Lucette, cette réponse ne nous est-elle pas venue autrefois ? Nous aimions déjà beaucoup les livres pourtant…

— Oui, avait tout de suite répondu Monique, mais nous n’étions que de petites bécasses, uniquement occupées de notre cœur et de notre avenir. Aujourd’hui, nous possédons toujours notre même cœur et ses tourments ; mais l’âge nous a instruites. Nous avons ce don nouveau de jouir enfin du présent, de chercher le bonheur dans le présent, d’être guéries d’attendre pour demain une félicité impossible. Est-il chose plus agréable que de détenir l’expérience ! de n’être plus une jeune fille agaçante les yeux toujours avidement tournés vers d’illusoires délices futures ? Quel repos comparable à celui de n’être plus dupes des mirages, de ne plus attendre, de ne plus jamais souhaiter qu’une heure passe vite ; jeunes, nous ne savions pas lire tranquilles… tandis qu’aujourd’hui, lire devient une béatitude, un délice en soi, la consolation, enfin, mes amies, la plus belle chose du monde.

Lucette aurait voulu tout noter. Monique, originale, amusante, pleine de feu, parlait sans trêve. C’était un plaisir toujours nouveau de la voir gesticuler, de l’écouter. Et lorsque Monique avait les cheveux séparés d’une certaine manière, comme Lucette retrouvait bien sous la femme l’enfant dégingandée d’autrefois.

Claire comme toujours parlait peu. Et quand elle parlait, c’était encore avec cette ardeur extrême qui jette des flammes et s’éteint subitement au milieu d’une phrase… Claire a conquis la célébrité. On l’invite partout. Mais Lucette la devine désaxée, l’âme nostalgique, un peu douloureuse, toujours, malgré le succès. Claire ne serait-elle pas satisfaite de sa destinée, « parce qu’elle fait sa route seule » ? Faut-il toujours souhaiter ce qui n’arrive pas ? Et la douce Claire, que tant de femmes envient, envie-t-elle les autres ?

Et Lucette se dit en pensant à ses chères amies avec une tendresse émue : « Oui, la plus belle chose du monde, c’est peut-être l’amour des choses de l’esprit ; mais cela pourrait être aussi bien notre amitié. Notre amitié constante et chaude qui n’a été assombrie par aucun nuage, notre longue, douce et heureuse amitié ». Aussi longtemps qu’elle vivra, lui semble-t-il, retrouver Monique et Claire, penser à Nicole, ce sera boire à une source rafraîchissante, pure comme l’enfance, à une source unique et intarissable. Comme au temps déjà lointain de leur adolescence, chaque fois qu’elles se rencontrent, quel que soit leur état d’esprit, elles retrouvent ensemble la gaieté, l’entrain et le rire si précieux.

Au temps lointain ? Oui, déjà. Leur amitié compte vingt longues années. C’est étrange qu’on vieillisse ainsi sans le sentir, imperceptiblement.

Entre le vase d’où s’élancent les lanternes chinoises, et la lampe bleue, Lucette examine attentive, son visage reflété dans la glace. Non, elle n’a pas trop changé. Ses yeux conservent leur lumière, son front est resté sans rides. Au coin des paupières, en regardant de près, le temps a bien tiré quelques lignes, mais jusqu’à quarante ans, elles demeureront à peu près invisibles.

Lucette soupire, soulagée ; soulagée de ce répit, avant la vieillesse, oubliant que trente-trois ans, c’est bien près de quarante, de l’âge mûr.

L’âge mûr, si elle l’apercevait à sa porte, elle sursauterait, désespérée, absolument désespérée…

Et pourtant… les années sonnent, sonnent, sonnent rapprochées comme des heures.

1932, 1933, 1934, 1935… Les années passent et tout arrive.


FIN