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La plus belle chose du monde/Texte entier

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La
plus belle chose
du monde


Ouvrages de Michelle Le Normand :


Couleur du temps, épuisé ;

Autour de la maison, épuisé ;

Le nom dans le bronze, roman, en vente au Devoir, $1.00 franco.



Ouvrages de Lêo-Paul Desrosiers :


Âmes et paysages, épuisé ;

Nord-Sud, roman, épuisé ;

L’Accalmie, études historiques, juin-octobre 1838, $1.00, franco.

Le livre des mystères, nouvelles, en vente au Devoir, $1.00 franco.


Droits réservés, Canada, 1937

À…
  • Jeanne
  • Thérèse
  • Berthe


J’avais besoin d’aimer mes héroïnes : je leur ai prêté vos visages, vos caractères de petites filles ; je leur ai fait vivre notre adolescence. Puis, Claire, Nicole, Monique et Lucette partent à l’aventure sur des routes que vous n’avez point suivies. Mais puissiez-vous tout de même sentir, tout le long du livre, passer le grand souffle persistant et tendre de notre amitié ; et trouver que ces expériences qui ne sont pas les vôtres ressemblent quand même à toutes les expériences, à la vie.
Michelle Le Normand
Michelle Le Normand
La
plus belle chose
du monde
« Il ne faut pas demander au romancier les intrigues compliquées dont l’ancien roman français était si friand. Il ne montre pas la lanterne magique, il montre la vie. »
Le roman russe (De Vogüé)
Montréal
1937


I

Aux yeux noirs, aux yeux gris, aux yeux bleus et gentilles.« Aujourd’hui, le salon est plein de jeunes filles,
Aux yeux noirs, aux yeux gris, aux yeux bleus et gentilles. »

Albert Lozeau


Ce soir-là, elles veillaient chez Monique. Depuis quelque temps, sous prétexte d’examens à préparer, une fois par semaine, elles se réunissaient chez l’une ou chez l’autre. Dans deux mois, elles auraient terminé leurs études. Toutes les quatre s’en réjouissaient. Elles n’étaient pourtant pas paresseuses, elles avaient l’esprit ouvert, avide, mais qu’elles étaient lasses des règlements à suivre, lasses d’être petites filles. Les romans leur donnaient un avant-goût de la vie. Impatientes, curieuses, ardentes, elles aspiraient à sortir au plus vite de leur chrysalide.

Lucette était arrivée la première. Elle ressemblait à une montre qui avance ; elle ne pouvait se corriger d’arriver trop tôt. Nicole, au contraire, ne parut que dix minutes après l’heure fixée. Et Claire ne se montrant pas, Monique murmurait :

— Si elle ne vient pas, la malheureuse, et sans me prévenir, je n’irai plus jamais chez elle.

Un peu plus et elle aurait ajouté, comme dans un ancien temps tout proche, cette classique menace enfantine :

— Je ne lui parlerai plus.

Mais on sonna et justement c’était Claire. Elles dirent toutes ensemble des paroles de bienvenue. Puis, lorsqu’elles furent bien installées, autour d’un gros pouf sur lequel elles allongèrent commodément leurs jambes, Monique, sans raison, demanda :

— Quelle est, mes amies, la plus belle chose du monde ?

Et elle répéta plusieurs fois cette phrase et les pressa d’y répondre.

Claire commença :

— La plus belle chose du monde, c’est…

Mais elle n’acheva pas sa pensée ; alors, Lucette reprit :

— La plus belle chose du monde, c’est…

Elle non plus, n’en dit pas davantage. Toutes les quatre parurent sans succès chercher une définition. Le même embarras, la même hésitation, la même incertitude les retenaient. Aucune précision, qu’un seul mot pouvait exprimer, ne se présentait à leur esprit. Monique, la plus frondeuse, à la fin déclara :

— La plus belle chose du monde, mais c’est l’argent, mes pauvres !

— Horreur !

Le mot jaillit du fond du cœur des trois autres. Lucette prit doctoralement la parole. Elles semblaient vraiment préparer un examen.

— Avoue, ma petite Monique, avoue : tu aurais toutes les richesses, tous les trésors matériels, les plus belles maisons, les plus merveilleux bijoux, et des chevaux, et une voiture, tu ferais les plus beaux voyages, et pourtant tu ne serais pas plus heureuse, s’il te manquait…

Et nouvelle suspension des mots, nouveau silence.

Monique s’acharna :

— Mais la plus belle chose du monde, qu’est-elle ? Vous devez le savoir.

Lucette dit :

— C’est le contentement.

Monique rétorqua :

— Tu as pris ça dans un proverbe. Ce n’est pas ton idée. C’est une opinion de religieuse, ça vient de Mère.

Claire, la tranquille, la rêveuse Claire, commença lentement :

— Moi, je pense,… il me semble… je crois… tenez, justement aujourd’hui, j’ai lu un livre magnifique et dans ce livre, c’était l’amour.

Nicole, qui dans son coin se moquait toujours des autres, s’exclama :

— Que tu es jeune, ma pauvre Claire !

Et Monique, plaisantant, nia l’amour :

— Tu ne sais donc pas que les hommes sont des monstres ? Non, la plus belle chose du monde ce n’est pas encore ça… mais je ne sais tout de même pas ce que c’est !

Avec exaltation, Claire développait son idée. Dans Jean d’Agrève, par exemple, l’amour…

Lucette, qui s’affirmait toujours plus orthodoxe que le pape, s’indignait :

— Jean D’Agrève ! En voilà un dont le roman se termine comme il le mérite ! Ne me parlez pas de ces histoires où les héros ont besoin pour être heureux d’aller chercher les maris ou les femmes des autres !

— Mais la plus belle chose du monde, la plus belle chose du monde, criait Monique avec obstination.

— Le contentement, la joie du cœur, ponctuait Lucette.

Monique secouait la tête. Claire était reprise d’incertitude. Nicole gardait son sourire averti, mais elle demeurait silencieuse et paraissait mentalement répéter :

— Que vous êtes jeunes et que vous m’amusez…

Mais comment dire aussi quelle était la plus belle chose du monde ? Comment dire, pensaient-elles toutes, excepté Monique, qui croyait beaucoup à l’argent, — l’argent était plus rare chez elle que chez ses amies, — comment dire, si c’était la tendresse ou la foi, le rêve ou la réalité, l’art ou la nature, le présent ou le souvenir, la famille ou la solitude, la voix humaine ou la voix du vent ? L’enthousiasme, l’ardeur, la lumière, la paix, le calme ou la violence de quelque tumultueux sentiment ?

Monique, Nicole, Claire et Lucette, lasses de chercher, changèrent enfin de propos.

Personne ne leur murmura :

— La plus belle chose du monde, mes pauvres enfants, c’est vous, c’est la jeunesse.

D’ailleurs, elles n’en auraient rien cru.

Monique Chênevert était la plus longue, la plus agitée, la plus drôle à voir et à entendre. Elle poussait comme une asperge, mince, les épaules étroites dans son uniforme noir, et la sévérité étouffante du col ajusté et bordé d’un liséré blanc, jurait avec sa tête ébouriffée, pétillante de vie, d’animation. Elle coiffait en couronne ses cheveux châtains, les deux grosses tresses qui entouraient son front, retenues, de chaque côté, par de larges nœuds couvrant les oreilles, caressant les joues. Presque tous les soirs, Monique lavait ses rubans à l’eau sucrée, pour qu’ils fussent raides. Le lendemain, entre les énormes papillons noirs, sa figure ressortait mieux.

Ses yeux bleus, brillants, curieux, ses cils foncés et longs, ses sourcils mobiles, son nez qu’elle détestait pour sa légère tendance bourbonnienne, ses lèvres gourmandes, qu’elle mouillait sans cesse de sa langue rose, — pour les garder rouges, assurait-elle, — ses dents parfaites, tout annonçait déjà une intéressante beauté. Vive, trépidante, bavarde, Monique était un véritable tourbillon. Si par hasard, pour écouter, elle se calmait un instant, sa pause subite et courte rappelait celle du vent qui cesse de souffler, pour repartir ensuite dans une ronde plus violente.

Immobile, Monique penchait alors la tête d’un côté, laissait ses longs bras pendre sur sa robe. Lucette chaque fois la regardait et riait mystérieusement. Monique s’indignait, demandait la raison de cette offensante gaieté. Lucette se taisait et riait de plus belle. Puis un jour Monique parvint à savoir ce qui amusait tant son amie :

— Ma chère Monique, tu ressembles à une chèvre, c’est effrayant ce que tu ressembles à une chèvre…

Et comme à regret d’avoir à confirmer son premier jugement, Lucette redisait et redisait avec cruauté :

— Ma chère, cherche pourquoi, mais je t’assure que tu ressembles à une chèvre. Que veux-tu que j’y fasse, tu ressembles à une chèvre.

Monique, mi-fâchée, mi-ironique, demanda :

— Trouves-tu que c’est joli, au moins, une chèvre ?

— Sûrement. Tu ne te souviens donc pas de celle de Monsieur Séguin ?

Elle s’en souvint, se calma, se résigna. Rien n’avait plus d’importance que d’être jolie et d’être originale. Pour ne pas y manquer, Monique s’appliquait à imiter les héroïnes des romans qu’elle lisait, et, avec le plus de plaisir, celles qui se singularisaient par des extravagances, disaient des énormités, se révélaient tour à tour ingénues ou expérimentées, cachaient sous des airs légers toutes les qualités profondes du cœur et de l’esprit, adoraient à la fois le bon Dieu, les enfants, les chiens, les vieilles dames, les pauvres, le ciel, la terre, la mer, les oiseaux, et même les poissons ! Monique tentait d’assimiler toute cette salade de sentiments, sans réussir toutefois à submerger son originalité propre, qui s’élaborait lentement sous ces masques innombrables, qu’elle empruntait pour amuser les autres et s’amuser elle-même.

Douce, distraite, blonde et frêle, Claire Repentigny, perdue dans des songes sans fin, allait auprès de Monique turbulente et brusque, de Lucette expansive et gaie. Malgré les gestes, les bousculades, les agitations incessantes de ses amies, elle marchait toujours sans bruit, sans excitation. Elle ne manquait pourtant ni d’ardeur ni d’enthousiasme, mais chez elle le feu brûlait enfoui, sans flamme ; un peuple de sentiments et d’idées vivait intensément au plus profond de son esprit et de son cœur. Elle aimait les livres au point d’en perdre le boire, le manger, le sommeil ; elle se passionnait pour les héros qu’ils renfermaient, ressentait exagérément leurs joies, leurs chagrins, leurs amours. Ils hantaient son souvenir. Elle s’émouvait pour eux jusqu’aux larmes, désirait les avoir connus, avoir vécu dans les paysages où s’étaient écoulées leurs existences tragiques ou calmes.

Après avoir lu « Pêcheurs d’Islande », elle fut vraiment malheureuse toute une semaine de la mort de Yann. L’optimiste Lucette tentait en vain de la consoler ; la pauvre Gaud mourrait de peine et les époux se retrouveraient au ciel pour être éternellement heureux. Elle insistait :

— Remarque bien, ma chère Claire, que tu te tourmentes inutilement. Sur terre, ce matelot n’était pas précisément un homme doux et sobre. La lune de miel finie, sa femme aurait cruellement souffert. Tout est pour le mieux, va…

L’indignation tirait Claire de son mutisme accoutumé. Elle s’emballait, parlait soudain usant d’adverbes au superlatif, de mots violents. Tout ce qu’habituellement elle renfermait en elle d’impressions vives, de rêveries concentrées, s’exprimait enfin. Puis, fatiguée de l’entêtement de Lucette à trouver tout pour le mieux, Claire se replongeait dans le silence, et Monique et Lucette continuaient seules la conversation. La blonde Claire repartait pour le pays des félicités ou des malheurs extrêmes, le monde des paysages extraordinaires. La bouche relevée d’une drôle de petite moue, ses yeux bleu pâle voilés, Claire, lentement, de nouveau marchait dans la lune.


Nicole Lafricain et Lucette Duhamel, habitant la même rue, faisaient route ensemble. Nicole était la plus sage des quatre et Lucette, la plus exubérante. Quoiqu’elle ne fût pas la plus âgée, Nicole invariablement s’affirmait la plus sérieuse, la plus posée, l’esprit le moins chimérique. À seize ans, le jugement formé, le caractère résolu, sa discrétion, sa prudence, la distinguaient de ses compagnes. Son brun visage, quand elle riait de toutes ses dents très blanches, était bien le plus franc, le plus gai qu’il fût possible d’imaginer ; mais si les badinages de ses amies dépassaient les bornes du bon sens, sa bouche se fermait d’une façon à laquelle ni Monique, ni Lucette ne résistaient.

Lucette surtout, tout de suite désirait devenir sage, parfaite, comme une sainte dans une niche.

Cette jeune sévérité chez Nicole ne déplaisait pas, cependant. Moins enfant que ses compagnes, elle compatissait déjà aux afflictions que révélait chaque détour du chemin. Monique, Claire, Lucette ne se gênaient jamais pour les autres. Elles avançaient insouciantes et égoïstes. Nicole, au contraire, courait çà et là pour rendre service à tous, et, la classe finie, s’abstenait de jouer, si l’on pouvait avoir besoin d’elle quelque part. Mais elle dissimulait cette bonté, l’entourait de mystère. Si elle refusait de sortir avec l’une de ses compagnes, elle disait : « C’est impossible, » sans s’expliquer davantage. Placée dans le même cas, Lucette, elle, racontait tout au long ce qui l’en empêchait ; aussi, s’irritait-elle contre Nicole qui ne répondait pas avec la même simplicité à ses enquêtes. Elle s’irritait de montrer seule de la confiance, et que Nicole fût si fermée à son égard. Pour se venger, elle prenait des résolutions farouches : elle aussi, la prochaine fois, se tairait.

Mais, d’un certain regard et avec des paroles flatteuses ou taquines, Nicole la tirait vite de son mutisme forcé, et Lucette redevenait loquace et naturelle. D’ailleurs toujours sans défiance et sans rancune, enthousiaste et communicative, elle éprouvait un irrésistible besoin de s’épancher. Et Nicole, malicieuse, jouait avec elle comme une chatte joue avec un peloton de fil.

Après la classe, par exemple, elle trouvait invariablement quelque ronde à faire par tout le couvent, ce qui retardait sans mesure le moment du départ. Elle proposait à Lucette :

— Si tu veux m’attendre, je te rejoindrai dehors…

Claire et Monique se lassaient, s’en allaient, Lucette restait à la porte. Les minutes s’ajoutaient aux minutes, Nicole ne paraissait toujours pas. Lucette, s’impatientant, attendait tout de même.

Quand Nicole arrivait enfin, elle lui disait :

— Demain, préviens-moi, si tu en as pour aussi longtemps, ce n’est guère amusant, tu sais…

Le lendemain, la même attente recommençait, pendant que Nicole se rendait à des entrevues mystérieuses. Parfois, Lucette pensait que Nicole, rusée, demeurait tout simplement dans la classe, à mesurer sur sa montre le temps que durerait la patience de son amie. À cette idée elle se révoltait, murmurait :

— Non, elle dépasse les bornes, je m’en vais…

Mais justement, Nicole sortait par la petite porte du couvent, et tout de suite, montrait patte de velours, se moquait tendrement et grâce au sortilège de sa nature attachante, redonnait à Lucette sa bonne humeur, à Lucette qui, une fois de plus, se promettait bien d’être silencieuse, détestable, et qui recommençait tout simplement à jouer son rôle de bon petit peloton de fil que Nicole roulait et déroulait à son gré…


Un peu avant dix heures, Monique quitta ses amies qui discutaient avec feu sur le nationalisme, et revint poussant la wagonnette à thé bien chargée :

— Voilà pour vous remettre d’accord…

Elles laissèrent tomber la politique et se jetèrent sur les sandwiches. Elles étaient, prises isolément, polies et bien élevées, mais entre elles, donnaient libre cours à leur voracité d’adolescentes, toutes, sauf Claire qui disait :

— Dieu, que cela semble bon, à vous voir dévorer…

Mais elle n’avait jamais faim.

— Elle pense trop, assurait Monique.

Pour prouver la justesse de cette affirmation, Claire revint pendant que les autres mangeaient, sur un sujet qui les intéressait beaucoup.

— Mes pauvres, Poupon Rose s’embarque dans dix jours ! Quel malheur. Nous ne le reverrons peut-être jamais.

— À quoi allons-nous bien nous amuser, maintenant qu’il ne sera plus là ? demanda Monique.

— Avec quoi remplir le vide de vos cœurs innombrables ? se moqua Nicole.

— Et le vide du tien ? grogna Lucette, c’est pourtant toi qui me l’as fait aimer, à force de m’en parler…


Poupon Rose ! Elles seules savaient ce que représentaient ces mots magiques, qui avaient rempli leur dernière année scolaire d’un intérêt palpitant et profond et développé en elles un amour immense pour la littérature.

Lorsque, penchées sur leurs pupitres, la plume à la main, les yeux vagues, l’air inspiré, elles « composaient », Mère Sainte-Marie de la Crèche, heureuse et sans inquiétude, les surveillait d’un œil complaisant. Elle était très satisfaite de leurs devoirs toujours soignés, elle s’émerveillait de leur application soutenue, du sérieux qu’elles apportaient à lire et à commenter les livres que le professeur recommandait au cours. Elle s’amusait aussi à les entendre discuter les classiques avec tant d’aplomb, et rire du style ampoulé et prétentieux, des périphrases ronflantes, qu’elles admiraient encore il n’y avait pas si longtemps.

Le mardi matin, régulièrement, Mère Sainte-Marie de la Crèche les priait de lui résumer le cours entendu la veille. Avec leurs quatre mémoires, elles finissaient par répéter tout ce que le professeur avait dit. Elles savaient même combien de fois, dans la soirée, il avait employé son mot favori : pittoresque.

Mais ces récits du cours, trop animés, trop chaleureux, cachaient anguille sous roche : elles aimaient leur professeur.


Elles l’aimaient d’un amour exalté, mais d’un amour extrêmement pur, désintéressé, sans espoir précis. Elles l’aimaient sans éprouver entre elles aucun sentiment de rivalité. Il leur suffisait de pouvoir rêver, de posséder un idéal vivant, marchant, parlant. Il fallait bien occuper son cœur. L’élu payait parfois durement l’honneur qu’elles lui faisaient. Leur amour moqueur ridiculisait souvent son objet. Elles tenaient à plaisanter. Leur cruel esprit d’observation ne se reposait point et leur fantaisie dédaignait le bon sens. Ainsi, elles avaient sans raison baptisé leur professeur Poupon Rose. Ce pseudonyme stupide, bien masqué, qui ne rappelait en rien l’être qu’il désignait, les amusait d’autant plus. En pleine classe, elles parlaient de Poupon Rose, sans alarmer la vigilance de Mère. Dans leurs compositions, elles glissaient parfois en de beaux passages soignés une description d’enfant blond. S’extasier devant des chérubins joufflus, n’était-ce pas naturel, et plutôt de bon aloi, pour des petites filles ? Quand les narrations méritaient d’être lues à haute voix, elles échangeaient des regards d’intelligence, étouffaient de furtifs fous rires.

Si la religieuse, pourtant, avait capturé les billets que ses élèves préférées se lançaient pendant l’arithmétique, elle aurait médité en toute connaissance de cause sur l’abondance de leurs expressions ravies. Parfois Monique écrivait à Claire :

— « Ma chérie, tu ne devineras jamais qui j’ai vu face à face, à midi… beau comme un rêve, les mains dans ses poches, la serviette sous le bras, les oreilles à moitié gelées… Il s’obstine à rentrer profondément sa tête dans ses épaules au lieu de relever son col de fourrure. Il ne s’habituera donc jamais à notre climat ? Ou bien peut-être se trouve-t-il ainsi plus pittoresque ? Qu’en penses-tu ? Moi, je n’ai qu’un souci. S’il s’enrhume, le cher poupon, nous serons privées de notre cours jeudi. Bonjour. Réponds à mon poulet, si Mère ne regarde pas de ton côté. »

Si Mère les observait, Claire se contentait de communiquer ses impressions à Monique par des chuchotements qui pouvaient signifier : « Veux-tu me prêter ton stylo ? » Monique écarquillait les yeux, ses yeux de pierre précieuse, bleus, grands, rieurs, sous leurs cils longs et noirs. Et elle jouait avec ses sourcils comme un clown, les forçant à exécuter un petit mouvement de balançoire. Elle en tenait toujours un plus haut que l’autre. Lucette disait :

— Ce doit être à cause de tes sourcils que tu me fais penser à une chèvre…


En même temps que naissait en elles un si violent et ravissant amour pour les lettres, un changement notable se marquait dans leur écriture, prouvant que la graphologie se base sur des observations exactes. Seule, l’écriture de Nicole demeura la même. Monique, Claire, Lucette, parsemèrent désormais leurs dictées de grands « e » en trois boucles, comme des « e » majuscules. Voyant que Mère ne protestait pas, elles tracèrent leurs « J » et leurs « F » d’une seule barre longue et fine, traversée d’un minuscule trait si c’était un « f ». Puis Mère ne disant toujours rien, enhardies, elles séparèrent bravement toutes leurs lettres et leur écriture devint pareille à celle d’un grand homme dont le graphisme s’est déformé à l’usage.

Et les lettres rapetissaient, rapetissaient de plus en plus. Quand elles devinrent tout à fait illisibles, Mère enfin protesta :

— Mes petites filles, je ne sais ce qui vous prend, mais si vous continuez à écrire ainsi, avant longtemps, vos devoirs seront aussi indéchiffrables que les corrections de votre professeur de littérature. Il faudra se mettre à dix pour lire vos dictées, comme il faut se mettre à dix pour comprendre les notes qu’il met en marge de vos devoirs…

Claire rougit violemment. Monique et Lucette beaucoup moins.

Elles s’amusaient surtout. Aucune n’avait avoué à l’autre les innovations apportées à son écriture. C’était si drôle d’avoir eu la même idée folle et la même prétentieuse naïveté de croire que la transformation s’accomplissait normalement, que rien ne sautait aux yeux.

Au « quart d’heure », ce fut un beau tapage. Nicole prenait un ton de supériorité protectrice pour déclarer :

— Que vous êtes jeunes, jeunes, mais c’est incroyable !

Claire continuait à mijoter sa honte. Monique et Lucette paraissaient satisfaites d’elles-mêmes.

Le « quart d’heure », quelle importance il eut pour toutes les quatre, cette année-là ! Claire, qui n’avait pas de santé, avouait que, bien des matins, elle n’avait le courage de venir en classe que pour ne pas se priver de la récréation. Elle arrivait si en retard, qu’elle ne souffrait pas comme les autres des moments difficiles précédant ce « quart d’heure ». Après, le reste de la journée n’était plus qu’un chemin de roses, mais, de huit heures à dix heures, aucun badinage possible. Le catéchisme d’abord. D’avance, elles s’imaginaient savoir tout ce que la religieuse leur expliquerait ; et elles prenaient si peu la peine d’écouter, qu’elles sombraient dans un engourdissement ensommeillé, se laissant bercer par la voix familière qui trouait seule le silence parfait. Interpellée un jour sur ce problème élémentaire :

— Combien y a-t-il de personnes en Dieu ?

Lucette n’entendit que son nom et, ahurie de descendre si brusquement de la lune où elle se promenait, se leva, regarda Mère d’un œil hagard, interrogateur, confiante que celle-ci répéterait sa question.

— Eh bien, répondez, hâtez-vous…

Que vouliez-vous qu’elle répondît ? Elle balbutia :

— Je ne sais pas.

Toute la classe, ce matin-là, put au moins rire.

Cette demi-heure se déroulait longue et paisible, mais suivie de minutes mauvaises et angoissantes. Il fallait réciter des leçons qu’elles avaient lues hâtivement. Aussi, les dernières phrases bégayées, lorsque sonnait le bienheureux « quart d’heure », quel enivrement, quelle libération, quelle volupté de penser que, jusqu’au lendemain, elles n’auraient plus de récitations. Elles devenaient si exubérantes, si gaies, que dans l’avenir probablement jamais elles ne retrouveraient bonheur si complet.

Pendant ce « quart d’heure », elles parlaient en paraboles de leur amour secret, et riaient aux larmes. Poupon Rose passait et repassait dans leur entretien. Elles lui prêtaient tour à tour un beau geste ou une parole bien sonnante.

Quelquefois Mère Sainte-Marie de la Crèche, intéressée ailleurs, oubliait que le « quart d’heure » était fini et le prolongeait jusqu’à « et vingt ». Alors, chacune de ces cinq minutes supplémentaires coulait comme une goutte d’essence très précieuse et très rare qu’il leur était permis de recueillir, et leur joie montait à son paroxysme.


Leur amour pour Poupon Rose avait du reste changé la face du monde. Ce qui auparavant constituait un plaisir leur devint une peine, et ce qui était un ennui se transformait en joie. Ainsi, le lundi, pénible autrefois, à cause des devoirs à reprendre après la paresse dominicale, s’affirmait maintenant la plus magnifique des journées, avec le cours de littérature du soir à l’Université. Et en vertu d’une conséquence logique, le dimanche traînait en longueur et triste à pleurer. La gaieté, leur fidèle compagne de classe, leur manquait ce jour-là. Elles n’habitaient pas la même paroisse et passaient d’ordinaire le dimanche sans se voir. Privées des chimères électrisantes qui les exaltaient quand elles étaient réunies, elles retombaient lourdement dans la réalité.

En famille, elles entendaient davantage parler des grands et petits malheurs qui parsèment la vie. Elles reprenaient malgré elles contact avec la terre ; frères, sœurs et, à l’occasion, cousins, cousines, oncles et tantes, racontaient leurs difficultés ; les maladies, les revers semblaient l’aliment inévitable de chaque jour. Souvent quelque grande épreuve assombrissait leur entourage. Le monde n’était plus un beau rêve, mais un composé acide de choses variées où entraient en majeure part blessures, accidents, angoisses, humiliations, injustices, deuils ; épreuves aggravées par la diversité des caractères, les impatiences, les mésententes, les inquiétudes de toutes sortes. Elles appartenaient pourtant à des milieux paisibles ; ailleurs, que serait pour elles le frottement avec les réalités plus cruelles ?

Lucette, qui se sentait isolée dans sa famille, où personne n’aimait ni la littérature, ni Poupon Rose, se réfugiait le dimanche avec livre, plume, cahier, au fond de la maison, dans une chambre où régnait le silence ; et elle écrivait tout l’après-midi des phrases mélancoliques. Poupon Rose ne lui suffisait plus pour la consoler dans la vie. Elle essayait bien d’imaginer une bonne fortune providentielle rapprochant de la sienne l’existence de son héros ; peut-être s’appuierait-elle à son bras pour l’avenir tout entier ? Mais non. Son bon sens aussitôt réprouvait cette possibilité. Ils n’étaient pas nés du même côté de l’océan ; elle ne se représentait pas Poupon Rose au sein de sa famille. Mieux valait l’abandonner au vague des rêveries, que de le tirer dans le milieu précis où elle vivait. Il n’apporterait pas le bonheur.

L’austère Nicole évitait mieux les vaines tristesses. Elle sortait toute la journée, accomplissant beaucoup d’actes de dévotion, assistant à la grand’messe, à vêpres.

Monique ennuyait ses sœurs aînées en les chaperonnant avec trop de zèle, en tentant de se rendre intéressante auprès de leurs prétendants.

Claire lisait un roman malheureux de Bourget, de Bordeaux ou de Theuriet, pour alimenter ses désespoirs.

Mais le lundi matin elles ouvraient les yeux avec empressement, s’habillaient vite, pour courir au-devant des heures. Sac en bandoulière, Lucette sonnait chez Nicole encore plus tôt que d’habitude. Elle se promenait plus longtemps à l’attendre, sans songer à s’en plaindre. Trop de bonheur exaltait son esprit. La vie recommençait.

À la rue Cherrier, elles verraient Monique venir vers elles, gesticulant : et un peu en retard, Claire entrerait à son tour en classe ; heureuses, elles attendraient ensemble le cours du soir.


Mais voilà que, les cours de littérature terminés, Poupon Rose retournait en France. Des jours joyeux s’enfuyaient à jamais.

Monique, coupant un silence déclara soudain :

— Ah ! que je voudrais savoir ce que je serai plus tard…

— Et moi donc ! cria Lucette.

Mais Nicole, qui apparemment n’espérait rien d’extraordinaire, leur dit prosaïquement :

— En attendant, allons dormir, il est l’heure…

Leur rappelant qu’elles étaient encore des petites filles qui le lendemain iraient en classe et avaient des « collégiales » à passer, ô tourment.


II


L’hiver suivant, la flamme magique de leur adolescence vacillait, prête à s’éteindre. Mais leur vie n’avait pas beaucoup changé.

L’austère Nicole suivait des cours de dessin, la blonde Claire entreprenait sérieusement le cours de lettres ; l’optimiste Lucette se préparait à un diplôme de piano. Monique seule, toujours frondeuse, se vantait de ne plus rien faire. Elle lisait, sortait, dormait. La mode l’intéressait. Déjà, ses toilettes accusaient sa personnalité. Elle continuait pourtant de plus belle à déplorer sa médiocrité de fortune.

Les quatre se retrouvaient encore le lundi pour le cours de l’Université. La guerre avait éclaté. Poupon Rose n’était pas revenu. Mais elles n’aimaient plus Poupon Rose, elles ne pensaient plus à Poupon Rose, elles ne désiraient pas le revoir, et, ô ironie des choses ! c’était vraiment l’amour de la littérature qui maintenant les ramenait à la Faculté des Arts.

— Et le plaisir de sortir ensemble, disait Monique.

— Et le plaisir de causer en grignotant des gâteaux chez Kerhulu, après le cours, ajoutait Lucette gourmande.

La mort de leur sentiment pour Poupon Rose leur fournit longtemps un thème sur lequel philosopher. Nicole n’avait jamais dit si elle l’aimait, elle ne disait donc pas pourquoi elle ne l’aimait plus. Monique dénonçait trop tard le ridicule d’un pareil engouement ; Claire se taisait, infidèle déjà, ayant aimé en silence durant l’été, un chanteur célèbre et beau, qu’elle avait entendu une fois, et qu’elle ne reverrait sans doute jamais. Lucette demeurée trois mois à Sainte-Agathe, avait permis à des collégiens de la distraire. Ils lui avaient témoigné leur admiration en passant et repassant devant la maison qu’elle habitait, puis en suscitant l’occasion de se faire présenter. Ensuite, ils l’avaient invitée pour des promenades en voiture. Sa tante ne lui avait permis d’accepter qu’en compagnie d’une amie ou deux. Heureusement, Lucette préférait cela. Ces collégiens flattaient sa vanité, mais elle ne leur découvrait rien d’intéressant ; ils manquaient d’esprit poétique, ils étaient terre à terre, leur conversation lui faisait hausser les épaules. Plus jeune qu’eux, elle se sentait tellement plus vieille, qu’elle ne pouvait les prendre au sérieux.

Aussi, pour donner à ses rêves un objet plus digne, avait-elle élu un vieux garçon élégant et riche, qu’elle voyait passer parfois à cheval. Les cheveux poivre et sel, grand, mince, la bouche un peu triste, il possédait extérieurement toutes les qualités essentielles à un héros de roman. Il ressemblait à ces tuteurs qui, dans les histoires romanesques qu’elle lisait encore, épousaient invariablement une enfant de dix-huit ans, intelligente et pauvre. Malheureusement elle le rencontrait aussi en compagnie de jeunes filles inconnues qu’elle croyait très vieilles car elles comptaient un peu plus de vingt ans.

Se méfiant, pour s’être si vite guérie de son sentiment pour Poupon Rose, elle n’osait parler de cette nouvelle passion à Monique, et encore moins à Nicole. À Claire plus rêveuse, elle se livrait davantage. Sa confidence faite, elles s’en amusèrent beaucoup et conclurent :

— La vie n’est sans doute qu’une série de toquades.

— Nos cœurs seront de vastes mausolées !

Mais Lucette, dont les sentiments modifiaient toujours les actes, étudiait plus vigoureusement son piano. Pouvait-on savoir ? En juin prochain, elle serait lauréate. Elle concourrait peut-être ensuite pour le prix d’Europe. Son nom attirerait l’attention du public. Elle jouerait à des concerts, ou à Sainte-Agathe, à quelque fête de charité. Avec son jeu savant, mais aussi avec sa jolie robe, sa grâce, son visage devenu charmant, elle conquerrait le beau chevalier à la bouche triste qui tomberait enfin à ses pieds. Elle ne brodait pas ces chimères sans se moquer un peu d’elle-même, mais à certains jours, comment ne pas y croire ?


Cet hiver-là, il n’y eut tout de même que ces songes, les études, et d’innocents amusements pour leur aider à passer le temps, qui fuyait cependant extrêmement vite. En plein hiver, elles entreprirent toutes les quatre de nombreuses parties de raquettes. Elles se donnaient rendez-vous chez Claire, avenue Laval. Monique arborait fièrement le costume d’une de ses sœurs. Dans son beau chandail blanc à col roulé, avec son visage rose et ses yeux bleus, et ses sourcils noirs qui dansaient de gaieté, elle devenait belle. Les autres portaient encore les tuques, les mitaines, les ceintures rouges de leur enfance si proche.

Avant le départ, elles subissaient poliment les recommandations des parents de Claire. La fragilité de Claire inquiétait jusqu’à la manie son père et sa mère. Les yeux brillants de hâte dissimulée, l’air sage, elles écoutaient les conseils, les approuvaient. Dehors, elles jetaient leurs masques. Au soleil qui dorait la neige, leur enthousiasme fusait. Les raquettes sur le dos, avant d’atteindre la montagne, elles couraient le long de la rue Duluth jusqu’au parc Jeanne Mance. Comment Mère Sainte-Marie de la Crèche aurait-elle qualifié cette tenue sans dignité en pleine ville ? Mais dans la montagne, prudentes, elles n’osaient se risquer dans des chemins inconnus, elles suivaient la route en lacets. Souvent, elles s’arrêtaient et admiraient les arbres, les bouleaux si gracieux en hiver avec leurs capricieuses ramures et leurs beaux troncs blancs. De plus haut ensuite, elles regardaient la ville étendue, toute quadrillée par ses innombrables rues, et reconnaissant la flèche des clochers sous le fin voile d’une brume argentée, elles s’orientaient.

Quand un beau spectacle s’offrait, toutes les quatre sentaient leur cœur battre plus rapidement et une véritable joie les inonder. Elles ne comprenaient pas encore que ce bonheur facile, gratuit, enrichirait toute leur vie.

Si elles rencontraient un bel équipage, si des amazones passaient auprès d’elles, leur regard les accompagnait avec des sentiments divers. Monique ne cachait pas son envie. Lucette disait :

— Bah ! ces gens ont tout de même leurs tracas.

Claire ajoutait :

— Ils ne sont peut-être pas intelligents et le paysage qui nous paraît si ravissant ils ne l’admirent pas, je parie…

Et Nicole concluait :

— En définitive, nous sommes sans doute mieux partagées.

Mais Monique n’était pas si facilement convaincue :

— Ta, ta, ta, je l’admirerais quand même, moi, le paysage et au lieu de marcher sur des raquettes qui appartiennent à mes sœurs, je monterais mon cheval, je posséderais ma voiture…

Elle énumérait tout ce que, riche, elle accomplirait : et elle en revenait toujours aux chevauchées merveilleuses sous de grands arbres, dans de beaux sentiers où le sabot du cheval scande le rythme d’une ballade, ou encore, dans des routes pleines d’ombre et de poésie, où l’amour un matin peut surgir.

Chacune, à part soi, s’imaginait alors courant les bois à son gré, avec ses rêves ; et inconsciemment elles revivaient des pages de romans. Il leur semblait que dans de pareils décors on pouvait enfin saisir cette félicité parfaite qui devait bien exister quelque part.

Parfois, au lieu de suivre la route, elles se risquaient à monter d’un lacet à l’autre, entre les arbres. Leurs raquettes se détachaient, elles enfonçaient jusqu’à mi-jambes, se retenaient à des arbustes trop graciles, tombaient pour remonter avec un nouvel entrain. Et elles retrouvaient alors dans l’odeur fraîche de la neige le souvenir des jeux de leur enfance.

Mais le soleil d’hiver sombrait tôt derrière la montagne. Les ombres bleues s’allongeaient saisissantes.

Elles descendaient vers l’avenue des Pins, par laquelle elles reviendraient. Passant devant le château de Ravenscrag, elles jetaient de nouveaux regards d’envie. Ah ! habiter une demeure aussi splendide au pied d’un mont, être séparé du monde par un beau parc et des pins bruissants, quel rêve ! Il semblait à Claire et à Monique qu’à une hauteur pareille elles seraient parfaitement heureuses, parfaitement belles, et extraordinairement intelligentes ; petites millionnaires penchées aux fenêtres d’une tourelle…

— Si vous aviez été ces petites millionnaires, mes chéries, vous ne seriez plus de ce monde, puisque sur les trois enfants à Ravenscrag, deux ont péri dans le naufrage du Titanic…

Elles n’y pensaient déjà plus. Pourtant, quand ces petites filles étaient mortes, leur portrait publié dans les journaux les avait singulièrement émues. L’une s’appelait Ghislaine, nom romanesque et magnifique. Comment songer sans pitié à leur effroyable sort ? Un moment, elles regardèrent en silence le grand château gris. Oui, là aussi, la douleur avait frappé. La douleur n’épargnait personne ? Mourir dans l’enfance, quel irréparable malheur ! On tendait encore les bras vers de si émouvantes félicités.


Cet hiver-là, Claire porta sa première robe longue. C’était une robe d’éolienne bleu nuit, égayée de minuscules boutons de verre jaune. Elle releva ses cheveux blonds, légers et flous, autour de son visage au teint très blanc.

Quand Lucette aperçut Claire, elle fut surprise de la trouver si jolie, malgré le nez retroussé, la bouche un peu grande. La peau fraîche, sans plis, les joues roses, les yeux bleus si purs qu’ils étaient comme neufs, le corps gracile et l’élégante toilette de jeune fille masquant les attitudes encore enfantines, tout accusait un charme nouveau, indiquait l’unique changement : Claire s’était dépouillée de sa chrysalide.

— Que tu es heureuse, Claire…

Mais en avril, Lucette à son tour eut dix-huit ans. Il lui sembla que jamais ne s’évanouirait le souvenir de ces jours glorieux. Elle étrenna pour Pâques un ravissant tailleur marine, un chapeau seyant, des gants de peau qui moulaient parfaitement ses jolies mains. Ses mains, elle les découvrait parce qu’elle avait dix-huit ans ! Elle se mit à les soigner, à polir ses ongles et à les admirer quand elle n’avait rien à faire.

Et son tailleur marine se transformait en costume de contes de fées. Quand elle l’endossait, elle savourait son âge tout neuf, l’étape qui commençait ; elle se sentait inondée de doux et vagues espoirs. Dans la glace, elle avait également redécouvert ses traits. Autrefois, elle les avait examinés d’un œil mécontent, critique ; mais à présent, sans que sa figure eût changé, elle leur découvrait une expression touchante, qui la retenait. Elle passait son index poli le long de son nez droit. Elle lissait ses fins sourcils, appréciait la couleur claire de ses yeux et, quand elle souriait, elle prenait plaisir à compter ses dents régulières, blanches. En se coiffant le soir pour la nuit, ses tresses lourdes tombaient sur ses épaules. Elle les défaisait, jouait rêveusement avec la soie de ses cheveux, caressait machinalement ses bras blancs, les trouvait doux, n’analysait pas son sentiment, rougissait un peu de se voir devenir femme et en même temps éprouvait un tel contentement. Des choses prodigieuses surviendraient, qu’elle attendait sans impatience maintenant, confiante et l’âme enchantée.

Bientôt, elles se rencontrèrent plus rarement. Monique sortait avec des jeunes gens, et refusait le samedi de se joindre à Lucette ou à Nicole ; elle allait prendre le thé au Windsor, ou au Ritz tout neuf. La blonde Claire se tenait à l’écart d’une pareille réalité, et rêvassait, toujours la même. L’austère Nicole cachait de plus belle le fond de sa pensée. Sa piété croissait. Les autres croyaient bien qu’elle se ferait religieuse. Nicole riait si on le lui disait, de ce rire qui les mystifiait. Elle les laissait à leur doute. Elle était cependant décidée : pas de couvent pour elle ; de la religion, mais pas de couvent. Son indépendance ne s’accommoderait pas du régime d’une communauté. Elle aimait trop vivre dehors. Elle raffolait de la chasse, de la pêche, du grand air, des courses dans les bois, des choses rudes qu’on défendait encore aux jeunes filles dans son milieu. Elle détestait s’habiller ; à quoi bon ces frais, elle ne tenait aucunement à plaire. À part ses trois amies, elle n’aimait à rencontrer personne. Si parfois, l’une d’elles l’accompagnant, s’arrêtait un instant dans la rue pour parler à quelqu’un, Nicole ne se laissait pas présenter et, sans attendre, continuait sa route seule, tant elle redoutait un visage nouveau.

En mai, dans ce fameux petit tailleur qui produisait sur elle l’effet radieux d’une robe de conte de fée, Lucette descendait souvent du haut de la rue Saint-Denis, chez Claire, avenue Laval. L’esprit en ébullition, elle poursuivait en elle-même des colloques qui prolongeaient ses rêves. Elle n’avait, à son vif regret, personne de réel à aimer, mais avec les figures masculines qui passaient brièvement, le beau cavalier de Sainte Agathe, par exemple — elle se forgeait un roman. Des incidents minuscules nourrissaient de grandes chimères. Lucette rougissait des bonds qui emportaient son esprit. Vraiment, quel enfantillage, quelle légèreté, de s’amuser ainsi.

Elle entrait chez Claire et tout de suite, se sentait prête à rire, à parler sans trêve, à dire des sottises. Elle s’enfonçait dans ce fauteuil de peluche verte qu’elle avait adopté, le meilleur de la pièce, du reste, capitonné, bas comme une bergère. Claire avait toujours des livres à lui prêter, et Lucette lui en rapportait qu’elles discutaient avec feu. Elles différaient invariablement d’opinions. C’était aux jours splendides de Bourget. Sans le comprendre entièrement, elles avaient lu « Le Disciple ». Claire y avait découvert de nouvelles raisons de gémir sur la vie. Lucette déclarait que la trame était tissée trop savamment. Elle tentait d’expliquer à Claire que la plupart des malheurs dépendent de nos antécédents. Elles avaient de bons parents, elles avaient été bien élevées, leur conscience ne leur reprochait pas grand chose, rien de terrible ne devrait leur échoir. Claire, au contraire, accusait Dieu de cruauté, ne comprenait pas pourquoi tant de souffrances sévissaient partout. Elle succombait à des velléités de révolte. Lucette, qui comme Nicole, tenait de sa mère une religion comportant la patience, l’endoctrinait : le monde était malheureux parce qu’il agissait avec inconséquence, avec égoïsme ; les parents multipliaient les fautes, les enfants forcément les expiaient. En se conduisant avec sagesse, en ne redoutant pas les sacrifices, les pénitences, en priant pour réparer le mal commis par les autres, on améliorerait la vie. Elle empruntait cette philosophie au cours de science sociale qu’elle suivait. — Puisqu’elles n’étaient pas matérialistes, qu’elles se piquaient de vivre avec leur intelligence, leur cœur, leur âme, puisque, enfin, elles avaient de l’idéal, — c’était alors le mot consacré, à la mode. — elles seraient heureuses.

Claire parfois objectait :

— Il y a des gens qui sont bons et qui subissent les pires catastrophes.

Ce qui n’embarrassait aucunement Lucette. Elle assurait :

— C’est apparemment ainsi, mais on ne sait jamais. Des choses surviennent qui sont considérées comme des malheurs, et qui se révèlent plus tard comme étant la source de grands bonheurs.

Claire souriait et déclarait :

— Eh bien, je voudrais les découvrir tout de suite, mes sources de grands bonheurs.

Et lasses toutes les deux d’être si sérieuses, elles plaisantaient.

Non loin du fauteuil vert, dans la glace d’une vitrine, Lucette voyait onduler ses cheveux bruns, luire la couleur claire de ses yeux noisette, sous la ligne mince et longue de ses sourcils. Une soudaine exaltation l’envahissait. Un jour, sûrement, quelqu’un la trouverait adorable, la contemplerait comme la petite chose la plus précieuse au monde. Cette heure arrivait. Cette heure préluderait à d’infinies félicités, car Lucette réglerait sa vie sur ses solides principes sociaux et religieux !

Elle devenait gaie. Claire disait alors :

— Je devrais être comme toi. C’est parce que je suis méchante, peut-être, et que je ne veux pas assez prier, que j’ai tant peur de n’être pas heureuse.


À la fin de l’après-midi, Lucette remontait à pied de la rue Roy au boulevard Saint-Joseph. Mais comment la longue marche l’aurait-elle fatiguée ? Elle ressassait les idées échangées. Elle songeait à Nicole, à Monique dont elles avaient parlé. Elle s’en allait absorbée, sans rien voir ; ou, sous une subite et violente impression de bonheur, elle aimait tout ce qui l’entourait, même le bruit, la poussière, les maisons laides. Les rares arbres ressemblaient à des bouquets avec leurs feuillages neufs. C’était le printemps et elle portait son costume magique.


Mais chez elle, la porte refermée sur la rue, sa joie tombait. À la maison, elle se sentait isolée. Autant avec ses amies, elle dépensait de verve, autant avec sa mère, ses sœurs, elle devenait muette. Elle en souffrait sans pouvoir se vaincre. Ce n’était jamais à sa famille qu’elle confiait ses enthousiasmes. Personne ne lisait chez elle les livres qu’elle aimait, personne ne goûtait la musique qui lui plaisait. Quand on posait sur le phonographe des disques de chansons populaires, elle s’enfonçait les ongles dans la chair pour ne pas s’impatienter et laisser échapper des paroles qu’elle aurait ensuite regrettées. Elle ne voulait causer aucune peine à sa mère et à ses sœurs, parce que leurs goûts différaient des siens. Mais elle trouvait douloureux de se sentir ainsi comme une étrangère parmi ses proches. Elle se rappelait amèrement que, petite, déjà, aux mauvais moments, dans ses rêveries précoces, elle s’imaginait être une enfant adoptée. Rien n’avait changé depuis ce temps ; mais elle savait bien maintenant qu’elle ressemblait à son père, et qu’elle avait exactement les yeux de sa mère.

Elle tenait beaucoup plus de son père cependant. Elle aurait pu être heureuse avec lui. Constamment pris par les affaires, il ne s’occupait de ses enfants qu’en passant. Souvent autrefois, elle avait envié les petites filles qui sortaient avec leur père ; jamais, dans toute sa vie, pareil bonheur ne lui avait été accordé. Le sien paraissait bien fier de ses succès en musique ; il exhibait volontiers son talent, si quelqu’un venait à la maison : il lui demandait parfois négligemment ce qu’elle lisait, mais pourquoi, hélas, n’essayait-il pas de la faire parler avec abandon ? Tous les deux en auraient été tellement plus heureux, pensait Lucette, qui regrettait cette amitié dont sa timidité la privait.

Avec les siens elle n’osait jamais se montrer naturelle.

Mais elle s’évadait de l’atmosphère pour elle déprimante de la maison, car sociable, constante, elle savait conserver ses amitiés. Elle plaisait : les témoignages d’affection qui lui faisaient défaut chez elle, lui étaient prodigués par sa marraine, ses cousines et Monique et Claire et Nicole.

À part l’étude de son piano, rien d’important, rien de sérieux ne l’occupait. Quand elle en avait assez des gammes et des sonates, elle sortait. Plusieurs soirs par semaine, elle soupait chez ; sa marraine, et assistait avec elle à un concert ou à une conférence. Celle-ci, demeurée célibataire, jouissait d’un peu de fortune et menait avec esprit une vie ordonnée. Quelques années auparavant, Aline de Villemure avait découvert que la petite fille qui, jusque là, ne venait lui faire que des visites de cérémonie, pétillait d’originalité et de talent. Elle l’avait alors attirée chez elle, et plus tard, poussée vers l’étude du piano. Elle prétendait avec raison qu’une jeune fille qu’un travail intéresse, passionne, est à l’abri du danger et des sottises.

Avec sa marraine, Lucette était expansive, riait autant qu’avec une amie de son âge. Mais un regret la tourmentait toujours. C’était à sa mère qu’elle aurait dû confier ses joies, ses idées, ses sentiments ; à sa mère si bonne qui ne vivait que pour ses enfants, dévouée jusqu’à la sainteté, réservant toujours pour eux les meilleures choses, prenant sur ses épaules les sacrifices et les lourdes tâches. Hélas, Lucette constatait déjà qu’en ce monde, nos cœurs impuissants ne savent comment réaliser leurs désirs. Mais alors, fidèle à ses principes, elle priait plus pieusement, plus souvent, plus ardemment.

Étrange Lucette, en vérité. Mi-rieuse, mi-grave, à la fois impulsive et réfléchie, légère et posée. Silencieuse à la maison, mais dès que ses amies l’entouraient, bavarde, optimiste, découvrant le bon côté des choses, le revers doré des nuages.

Claire assurait qu’elle avait besoin de Lucette comme des rayons du soleil.

— Quand tu viens, tu me rassérènes. Tu seras heureuse, je crois, ajoutait-elle, je crois que tu seras toujours heureuse.

Monique, qui affectait un aplomb continuel, demandait tout de même à son tour :

— Je t’en prie, viens me voir plus souvent. Ensemble, nous sommes tellement intelligentes !

C’était vrai. Lucette l’entraînait avec ses innombrables projets, ses espoirs, ses enthousiasmes sans cesse renouvelés. Lucette sombrait dans l’affaissement si elle n’attendait aucun événement joyeux, alors, pour conserver sa bonne humeur, elle regardait toujours dans l’avenir lointain ou proche, quelque point brillant. Ce point variait en grosseur, en importance. Parfois, il se réduisait à une lettre, un appel téléphonique, une rencontre probable ; ou si demain, elle devait étrenner une robe, ou encore, aller dans la montagne avec Claire, demain devenait précieux. Un récital en perspective, une soirée, un voyage, la maintenaient dans un état d’exaltation extrême. Elle passait des heures la nuit à en rêver sans dormir. Sa marraine, si elle avait le malheur de l’avouer, la grondait, et menaçait :

— Si tu ne te corriges pas, je ne t’aiderai plus pour ma part, à manquer de sommeil, je ne te ferai plus aucune surprise…

Lucette protestant, se jetait au cou de Mademoiselle de Villemure.

Elle se jetait à son cou, et chez elle, elle n’embrassait personne. C’était l’usage. On s’embrassait au jour de l’an et lorsqu’on partait pour voyage. Aussi, quand Lucette songeait au foyer futur, elle ne rêvait qu’effusions, tendresses, échange de baisers.


III


Le temps passe et parfois ne change rien.

Les vingt ans de Nicole, de Lucette, de Claire, de Monique sonnèrent les uns après les autres. Elles avaient espéré un enchantement brusque, parfait, et seules des puérilités motivaient encore leurs grandes joies. Aucune porte d’or ne s’ouvrait.

Lucette s’impatientait. Malgré ses amies, ses livres, son piano, que de jours perdus, perdus pour l’émotion, le sentiment. Rien d’essentiel ne se tramait pour elle dans les jours qui fuyaient. Le vide de sa calme existence lui pesait. Souvent, elle ne croyait plus assez à son talent musical pour bien travailler. Elle laissait sans progrès nouveau couler des heures. Un intérêt un moment éveillé la remplissait d’ardeur et cette ardeur, l’instant d’après, elle l’oubliait.

Un jour, à midi, une voisine monta chez elle en passant, une carte postale à la main. C’était une reproduction de tableau. Lucette désira la voir. Pendant qu’elle l’admirait, son amie lui expliquait :

— C’est Raoul qui envoie un mot à ce pauvre Jean Sylvestre. Sais-tu qu’il est très malade dans un hôpital de Rawdon ?

Jean Sylvestre ! Bien des années auparavant, Lucette avait eu avec Marie Sylvestre, une querelle qui s’était terminée par des coups. Le lendemain, elle s’était trouvée face à face avec Jean, — de six ans au moins plus âgé qu’elle, — il lui avait barré la route et lui avait déclaré sur un ton menaçant :

— Si tu as le malheur de toucher encore à Marie, petite méchante, tu verras…

Elle était méchante, évidemment, car sans réfléchir, d’un mouvement irrésistible, elle l’avait giflé et s’était enfuie à toutes jambes.

Jamais elle ne l’avait revu de près. Tant qu’ils étaient demeurés voisins, elle avait fui en l’apercevant. Lui pensa sûrement qu’elle avait peur ; en vérité, elle avait honte. Impulsive, elle demanda :

— Raoul serait-il fâché, si j’écrivais sur sa carte ?

— Il ne le saura même pas.

Alors, Lucette griffonna cinq lignes de badinage, rappela l’odieux souvenir, demanda pardon, signa de tout son nom. Ensuite, elle cessa d’y penser et pour une excellente raison. Quelques jours après, un événement imprévu s’annonça qui romprait enfin l’uniformité du temps. Sa marraine l’amenait passer avec elle trois mois à Percé.

Il fallait absolument que, tout de suite, Lucette vît son amie Claire pour lui apprendre la grande nouvelle. Elle dégringola quatre à quatre l’escalier, courut sans dignité vers l’avenue Laval. Quittant la rue Saint-Denis, elle tourna en biaisant à travers la rue Rachel encore étroite, oublia de regarder, à la librairie Pinault, les boîtes de papier à lettres français qui la retenaient d’habitude si longtemps en admiration.

Son cœur battait. Quelle merveille que la vie ! C’était inespéré, trop beau, aller passer tout un été à Percé.

Elle verrait enfin la mer, puis toute cette Gaspésie dont on lui avait tant parlé. Marchant toujours plus vite, pressée de communiquer sa joie, elle fut soudain prise de panique. Mieux valait se sentir moins heureuse. Sans cela, quelque obstacle surgirait et elle manquerait ce voyage.

Entrant chez Claire elle se jeta dans le fauteuil vert, essoufflée, lasse, s’épongeant.

— Dis-moi vite ce qui t’arrive. Jean Sylvestre t’a répondu ?

Jean Sylvestre ! Elle pensait bien à Jean Sylvestre !

— Je pars pour Percé avec tante Aline, le 28 juin, et j’y resterai jusqu’au premier octobre.

— Lucette, tu en as une veine…

Elles eurent un moment d’excitation, d’enthousiasme partagé…

— Moi qui croyais m’ennuyer tout l’été boulevard Saint-Joseph, parce que marraine avait vendu la maison de Sainte-Agathe…

— Et sans l’espoir de revoir « Poivre et Sel ! »…

— « Poivre et Sel ! » Je ne l’aime plus. Lui non plus, ma pauvre Claire. Encore une fois, ce n’était pas sérieux. En ce moment, je m’en moque, l’amour m’est souverainement indifférent. Tiens, je préférerais, je crois, voyager toute ma vie. Ah ! Dieu, que je suis contente. Mais je voudrais que ce soit immédiatement, demain, le départ. Trente jours à attendre, tant de choses peuvent se produire. Je ne dormirai pas, je ne mangerai pas, l’impatience me dévorera, ce sera un martyr, la rançon de ce trop grand bonheur…

— Oh ! toi, avec tes rançons… Le temps, ça passe toujours, tu sais bien. Et tes préparatifs t’occuperont.

Les préparatifs, elle n’y avait pas pensé. Tout d’une haleine, emballée, Lucette énuméra ce qu’elle achèterait.

Un maillot de bain, un manteau de tweed, des souliers de sport, et beaucoup de robes. C’était non seulement magnifique, Percé, mais très animé. On allait paraît-il, marcher tous les jours dans la montagne, et l’on se promenait en barque sur la mer. La mer, la mer, la mer… La mer qu’elle n’avait jamais vue, Lucette naïvement l’imaginait en furie, avec d’immenses vagues qui déferlaient avec fracas. Et ce fracas la comblait d’aise.


Le soir du départ vint enfin. À la gare Bonaventure, la longue chenille du train attendait. Le bruit régnait souverain, les voix humaines se cherchaient dans les voix métalliques des wagonnettes chargées de bagages lancées à toute vitesse sur le quai, et dans le halètement des locomotives toutes prêtes.

Monique et Nicole venaient dire adieu à leur amie, et ne trouvaient à répéter que cette unique phrase :

— Que tu as de la chance.

Monique, dans un accès de rage feinte, comme elle en avait eu si souvent au couvent ajouta :

— Non, mais je voudrais te pincer. Qu’as-tu fait de plus que nous pour mériter pareille joie ?

— Des neuvaines.

Monique allait bondir, mais Aline de Villemure s’approchait, et l’élan de Monique s’arrêta. Elle l’accueillit de son plus joli sourire.

Elle redevenait bien élevée, et elle dit :

— Lucette en a de la veine, Mademoiselle, d’avoir une fée pour marraine.

— Mais je voudrais bien pouvoir vous amener aussi, ô heureuse jeunesse.

D’un œil amusé, Aline de Villemure contemplait la fraîcheur de ces teints, l’éclat de ces yeux, la vivacité, l’intensité de ces expressions. Elle était jolie elle-même malgré la quarantaine entamée, et très élégante. Était-elle infirmière par goût, par vocation ? ou, parce que, tout de même, le célibat n’est supportable qu’avec son indépendance assurée ? Lucette n’en savait rien.

Sa tante Aline émettait bien, à l’occasion, des idées combattives, elle se permettait des réflexions malicieuses sur les hommes, mais sans aigreur. Elle prétendait du reste aimer beaucoup mieux ceux-ci que les femmes.

— Les femmes sont si méchantes et si sottes parfois, disait-elle à Lucette.

— Pas moi, ma tante ?

— Tu n’es pas une femme, tu n’es qu’une petite fille et j’espère que tu seras une exception.

— Comme vous ?

— Comme moi, si tu veux.

— Les hommes, que sont-ils ? demandait Lucette, qui désirait s’instruire.

— Oh ! la plupart demeurent enfants toute leur vie, c’est pour cela qu’ils sont égoïstes et qu’on leur pardonne tout de même.

Enfants et égoïstes, et il fallait leur pardonner. Lucette avait de quoi méditer.


Des voyageurs montaient sans cesse. Le moment du départ approchait. L’impatience de Lucette croissait. Elle ne vivait plus. Nerveuse, elle désirait prendre le train tout de suite. Sa montre ne marquait pas encore l’heure, mais elle redoutait de rester sur le quai. À bord, elle se sentirait sûre du voyage. Jusque-là il pouvait toujours survenir quelque chose.

Enfin, du balcon à l’arrière du wagon, elle se pencha vers ses amies. Une vague de bonheur la soulevait.

— D’ici, je vais me voir partir.

— Et nous abandonner, égoïste !


Elle les vit agiter leurs mouchoirs, puis la voie tourna et elle ne les vit plus. Le train commença son roulis sonore et régulier. Lucette poussa un soupir profond. Elle partait ! elle était partie !

Ce n’était plus un rêve, un simple projet. Le rail s’allongeait, brillant d’un éclat qu’elle trouvait magique. Le soleil se couchait. Sous le ciel coloré, le train traversait un quartier sordide. Des maisons aux briques enfumées la regardaient, lui semblait-il, avec envie. Juchés sur les palissades, des enfants de la main lui faisaient signe ; elle leur répondait ; elle en avait tellement pitié. Puis surgit le pont Victoria, et la ville s’éloigna derrière le port tout proche. Les clochers dominaient l’agglomération des maisons montant à l’assaut du Mont-Royal. Les lumières s’allumaient. Tous ces gens qui vivaient enfermés dans cette grande ville, pensait Lucette, et qui moins heureux qu’elle n’en sortaient pas. Quelques-uns mouraient sans doute en ce moment, d’autres souffraient peut-être de la faim. Comment pouvait-on aussi facilement oublier ? Et la guerre qui sévissait depuis si longtemps et à laquelle on s’habituait.

Les stations défilaient : Bélœil, Saint-Hilaire, puis Saint-Hubert. Il fit bientôt tout à fait noir. Mademoiselle de Villemure vint la rejoindre.

— J’ai demandé de préparer les lits. Demain, nous serons éveillées avant le jour, tu verras. Dès qu’on atteint le bas du fleuve, l’air saisit. Il est tellement plus fort.

En pleine nuit, entre une heure et deux heures du matin, Lucette leva le store pour savoir quel était cet arrêt prolongé. Quand elle le sut, — c’était Lévis, — elle attendit pour contempler au départ les lumières de Québec, sur l’autre rive. Après elle se rendormit, se réveilla à l’aube pour apercevoir, ravie, que le train suivait le Saint-Laurent devenu mer. Elle aspira à pleins poumons la forte odeur de varech qui entrait par la portière.

Une fine vapeur blanche montait de l’eau sous le soleil déjà brillant. Lucette admira le village du Bic, avec sa bordure étrange d’îles rondes et vertes. Après Rimouski, elle vit descendre vers l’océan un grand paquebot. Des collines s’avançaient vers le fleuve comme des bêtes énormes.

Le train s’enfonça dans les terres et la forte senteur des résineux se substitua à l’odeur du goémon. La voie courait entre les montagnes, au bord de la rivière Matapédia rapide, claire sur son lit de cailloux, et qui parfois s’élargissait en lac. Çà et là, un moulin gris se dressait ; des piles de planches embaumaient.

Lucette, du balcon observatoire, regardait. Elle avait encore dans le souvenir les rues brûlantes de la grande ville, les maisons tassées, poudreuses, les arbres clairsemés, maigres et poussiéreux, et elle ressentait jusqu’au plus profond de l’âme la beauté de cette campagne, la joie de respirer cet air pur.

Le « noir » vint annoncer le déjeuner. Lucette, suivant sa marraine entra dans la salle à manger, la tête haute, souriant avec une inconsciente assurance nouvelle. Son enthousiasme s’alimentait de tout. À travers les larges fenêtres elle apercevait les champs déserts et sauvages : de minces fumées jaillissaient des foyers pauvres et isolés. Lucette, par contraste, se sentait plus heureuse. Elle but trop de café, s’exalta davantage.

À Matapédia, elles descendirent. L’énorme train continua sa route et elles se dirigèrent vers la ligne de la Baie des Chaleurs où attendaient trois wagons et une vieille locomotive. La gare, en bois rouge, avec ses entrecroisements de rails, se nichait au creux de montagnes aux formes rondes, richement boisées et vertes, du vert profond des résineux. L’atmosphère changeait : là commençait ce pays de repos où toute existence coulait au ralenti.

Dans le wagon défraîchi, les fauteuils des voyageurs étaient retenus du côté de la mer. Elles y trouvèrent des amis, que dans le rapide elles n’avaient pas rencontrés : un peintre qu’Aline de Villemure connaissait : un abbé qui avait enseigné le catéchisme à Lucette à Saint-Léon. Ils se rendaient eux aussi à Percé.

Lucette déjà trop vibrante, exprimait sa hâte de voir plus loin.

Ceux qui repassaient par cette route lui recommandaient :

— Ménagez votre enthousiasme, ce que vous avez vu n’est rien, à côté de ce que vous verrez.

Mais le train ne partait pas. Les montres dépassaient l’heure du départ depuis une quarantaine de minutes et ce train ne bougeait toujours pas. Il ne semblait pourtant rien attendre de précis.

Enfin, un vague mouvement précurseur se produisit. La locomotive souffla plus fort, sonna, cria deux fois, hésita de nouveau, puis lentement démarra.

Tous les wagons craquaient, penchaient d’un côté, puis de l’autre. Lucette s’amusait des soubresauts que ces mouvements brusques imposaient aux voyageurs et à leurs bagages. L’abbé Désaulniers lui dit alors :

— Ce n’est rien, vous verrez tout à l’heure, quand le train passera au bord de la falaise et que nous ferons cette gymnastique dans le vide, au-dessus de la mer.

Le train suivait la Restigouche au cours tumultueux coulant entre les montagnes aux dômes variés, inégaux, sous le ciel bleu. C’était l’entrée de l’avenue de forêts et d’eau que tout le jour les voyageurs allaient parcourir.

Tout de suite, l’émerveillement commençait. Une toute petite pointe de la baie des Chaleurs se montrait entre les rives escarpées, une pointe encore étroite comme la rivière. Le train se mirait dans cette onde précieuse et azurée qui reflétait le firmament : et ensuite, capricieux, il s’enfonçait dans les bois, montait en haletant les côtes. Aux descentes, l’élan donnait l’impression de la rapidité. Par les fenêtres entrait gaiement l’été : l’air vibrait dans les rayons de soleil.

Puis le train poussif surgit du bois profond en haut de la falaise. La baie apparut, élargie, sans borne, et merveilleusement bleue, ondulée de vagues qui couraient joyeuses vers la grève blonde. L’odeur saline, rafraîchissante comme un breuvage, envahit le wagon. Trois petites barques, au large, tendaient au vent leurs voiles blanches, et quand Lucette aperçut en plus les premiers goélands, elle constata que tout était plus beau que ses rêves. Elle ne quitta plus la mer du regard. D’avance, elle se l’était représentée grandiose et grise ; elle lui apparaissait souriante, calme, nonchalante, heureuse, roulant avec paresse ses vagues éblouissantes.

De nouveau le train abandonnait le rivage pour la forêt, et Lucette, sortant de son extase, eut faim. Pendant qu’à belles dents elle dévorait des sandwiches, elle se remit à la fenêtre pour ne rien perdre du spectacle.

Toute la journée, la voie côtoya la rive. L’odeur saline plus violente frappait au visage comme un bon vent. Le tortillard s’amusait à contourner le feston fantaisiste que les vagues ont creusé dans la terre rousse. Bonaventure, New-Carlisle, Paspébiac, Petit et Grand Pabos ; caps, grandes ou petites baies, montagnes penchées sur l’eau, barachois blonds, rochers, îlots… À Port Daniel, le soleil couchant embrasait la mer, bordant d’un trait clair la ligne des monts assombris, aux pieds desquels luisait une anse où dormaient des barques de pêche. Lucette n’aurait pu définir ce qu’elle éprouvait. Ce petit train s’avançait comme un train de rêve. Le film coloré s’enroulait féerique dans sa mémoire émerveillée ; des montagnes sans fin à côté de la mer soyeuse ; des falaises fauves prolongées par des rochers aux formes bizarres sculptés par les vagues ; des champs d’iris mauves, des villages calmes et poétiques, où, en juin, les lilas fleurissaient encore ; sur un bout de grève déserte que la marée en baissant découvrait, des hérons méditaient, immobiles sur leurs longues pattes.

Le film semblait s’achever. Lucette, maintenant seule sur le balcon-observatoire, bravait le froid qui montait avec la nuit. Le soleil tomba brusquement derrière les montagnes ; et celles-ci devinrent noires sous la bande rougeoyante du ciel. Un petit feu s’alluma sur la mer sombre et la lune sortit pareille à un prodigieux ballon pourpre. Elle monta, pâlissant, rayant l’eau d’une colonne vermeille, et, lorsqu’elle fut mieux suspendue, incrusta dans l’encre des flots calmes une immense plaque d’argent.

Lucette avidement observait ces somptueuses transformations du décor. Puis elle s’éveilla de ce rêve pour sentir qu’elle grelottait de fatigue et de froid.

Elle entra, mais à la lumière fumeuse des lampes du wagon toutes ces beautés continuaient à tourbillonner devant elle.


IV


Toute sa vie, Monique avait longé la rue Rachel. Toute sa vie, elle avait habité la même maison, et par cette rue, à toute heure du jour, allait à l’église ou au couvent, ou chez ses amies, ou voir défiler les tramways Saint-Denis.

Petite fille, elle courait sans cesse. À quinze ans, elle volait, tant elle était emportée par l’espérance des choses futures. Elle aurait de grand cœur escamoté quelques années pour se trouver enfin hors du couvent, et en possession de ses rêves. Et voilà ; elle était devenue jeune fille. Elle longeait toujours la vieille rue Rachel, mais beaucoup plus lentement, avec moins d’entrain, moins d’illusions : les rêves reculaient, rien ne s’accomplissait.

Des lectures trop libres saccageaient sa fraîcheur d’impression. Sa foi manquait d’ardeur. Comment Dieu aurait-il pris le temps de penser à elle ? d’écouter ses supplications ? Elle observait maintenant la piété de Nicole, de Lucette, avec scepticisme et étonnement.

Elle espérait encore que la vie lui accorderait une grande partie de ses désirs. Mais les tracas continuels, la médiocrité de sa fortune l’affligeaient. Elle se désolait ; ce magnifique sentiment qu’elle voulait inspirer, rien ne l’annonçait ; et les années passaient ; elle ne serait donc pas une héroïne de Gyp, elle n’aimerait pas devant un auditoire charmé ? À quoi bon déployer ses grâces pour des adolescents maladroits et sans expérience, incapables d’exprimer ce qu’ils pensent ? Si un homme lui plaisait, invariablement, elle apprenait le lendemain qu’il était déjà fiancé ou le seul soutien de sa famille.

Jamais un héros spirituel, beau, riche et libre, ne croisait sa route. De ses idées frondeuses de petite fille, elle conservait ce dessein : épouser un homme riche. Elle était lasse de la plaie d’argent de sa famille. Quand on lui taillait une robe neuve, dans les vieilles robes de ses sœurs, elle comparait cette toilette à celles qu’on étalait dans les vitrines, et pleurait de pitié sur elle-même. Elle ne serait jeune qu’une fois, elle ne serait jolie qu’un temps, et comment, sans fortune, mettre sa figure en valeur ?

Parfois, elle disait même à Lucette :

— Moi, si j’étais riche, je ne me marierais pas. Je voyagerais, je porterais des toilettes ravissantes, je ne penserais qu’à moi, quel délice ! Je ne m’embarrasserais ni d’un mari, ni d’enfants.

Elle raisonnait ainsi lorsqu’une de ses sœurs, à la naissance de son premier enfant, fut très malade. Monique entendit crier tyranniquement le petit, dont l’arrivée, pour quelque temps, bouleversa les habitudes de la maison. Elle vit le mari de mauvaise humeur, injuste au moindre prétexte. En passant, elle ne pouvait saisir que cette apparence des choses : les ennuis, les soucis nouveaux. Elle ne comprenait rien à la tendresse qui grandissait au cœur de la mère pour le petit être qu’elle serrait dans ses bras. Surveillant sournoisement son beau-frère, dont elle avait une année auparavant surveillé d’aussi près les beaux gestes de fiancé, — Monique maintenant le jugeait d’après ce qu’elle avait appris des hommes dans Une vie de Maupassant, ou chez d’autres auteurs aussi démoralisants. Et déjà elle redoutait les rudesses du sort.

Pendant quelque temps, elle cessa de considérer l’amour comme un bonheur, et se plut à redire que l’argent, le luxe, les voyages et l’égoïsme procuraient plus sûrement la félicité.

Mais elle n’était pas véritablement égoïste ; sa révolte découlait de sa pitié devant les inquiétudes de sa mère, si l’on apportait une note plus élevée, si une maladie obligeait à des dépenses additionnelles ; calculs et privations, sans jamais une heure de détente, maigres économies toujours englouties par des accidents intempestifs ! Comment Monique n’aurait-elle pas âprement souhaité la richesse ? Oui, la vie se révélait difficile. Pourtant Monique l’oubliait par moment, elle se remettait à croire qu’une aventure heureuse surgirait, et cherchait son rêve dans la réalité.

Un jeune homme, Jacques Préfontaine, la courtisait. Par malheur, elle l’aimait peu. Futur médecin, il ne pensait qu’à sa profession ; il ne parlait que d’hôpital, de « cas », et ramenait tous les sujets de conversation à ses professeurs, à ses cours, à l’Université, aux cliniques. Monique bâillait. Trop absorbé, il ne s’en apercevait pas. Elle prenait la résolution de le fuir. Mais craignant ensuite de le peiner, elle le recevait de nouveau.

D’ailleurs, oubliant sa médecine, il la regardait parfois en silence et souriait, les yeux brillants de tendresse. Sans le vouloir, instinctivement, Monique répondait à ce sourire et, à son insu, ses yeux à elle exprimaient des promesses, des sentiments. Momentanément, la ferveur muette du jeune homme l’avait touchée, la sienne avait répondu.

Il l’accompagnait partout. Très vite, leurs amis, leurs parents les invitèrent toujours ensemble. Monique calculait pour se rassurer que Jacques ne pouvait pas, étudiant, songer au mariage. S’il devenait trop empressé, il serait toujours temps de l’éconduire.

En attendant, à propos de littérature, ils se querellaient. Lui prétendait que ses études ne lui laissaient aucun loisir pour lire. Elle soutenait qu’il devait à tout prix se cultiver ; autrement, il manquerait de psychologie, son horizon se rétrécirait, il ferait un médecin médiocre.

Elle lui prêtait des livres ; quand il les lui rapportait, son interprétation du sujet semblait absolument fausse. Pour un roman bien plus innocent que ceux qu’elle lisait, hélas ! d’ordinaire, il lui fit une scène. Jamais les bonnes intentions d’Henry Bordeaux ne furent à ce point méconnues. Sans découvrir la leçon qui se dégageait des Rocquevillard, Jacques prétendit que Monique n’avait savouré cette lecture que pour les situations irrégulières qui s’y trouvaient.

Elle en fut rouge jusqu’aux cheveux, eut envie de le gifler :

— Je vous assure que si vous lisiez davantage, vous comprendriez autrement.

Et pour qu’il sût tout de suite, qu’il ne devait pas nourrir pour elle de sentiment durable, elle le mit sur le chapitre de son avenir. Désirait-il toujours succéder à son père ? Le village, où le vieux docteur Préfontaine achevait sa carrière, chevauchait le littoral de la province et contenait une population plus anglaise que française. Un village sans couvent, sans collège, où les sœurs de Jacques, après leur cours d’étude à Montréal, périraient d’ennui. L’élément canadien-français se composait de cultivateurs anglicisés par le voisinage de l’Ontario. Et Monique disait à Jacques à quel point elle plaindrait la femme qu’il choisirait.

Avec le sérieux que les très jeunes personnes peuvent apporter à traiter de certains sujets, elle allait jusqu’à déclarer :

— Et la mentalité de vos enfants s’en ressentira !

— Celle de mes sœurs en a-t-elle souffert ?

— Sûrement. Vous ne vous en apercevez ; pas, mais à tout propos, elles disent par exemple : « C’est chic, c’est anglais. » Cela, parce qu’elles ont grandi dans un village où la bonne société est exclusivement anglaise.

— Allons ! Beaucoup de Montréalais s’expriment de la même façon.

— Pas moi.

— Non, pas vous, Monique, vous n’aimez pas les Anglais sans les connaître.

— Vous, ce sont vos compatriotes que vous méconnaissez.

— Je vous méconnais ?

— Mais oui, vous croyez que je n’aime les Roquevillard que pour le plaisir d’y voir un jeune homme s’enfuir avec une femme mariée…

— Allons donc ! Mettons que je n’ai rien dit. Prêtez-moi un autre livre et j’essaierai de le mieux comprendre. Mais une jeune fille de dix-neuf ans ne devrait pas lire un roman comme Les Roquevillard.

— J’ai presque vingt ans. Et en l’année mil neuf cent dix-huit, mon cher Jacques, les oies blanches ne sont plus à la mode. J’aime mieux vous prévenir que je n’en suis pas une…

Elle exagérait. Elle croyait connaître et comprendre beaucoup de choses, que seule l’expérience révèle dans leur plénitude. Malgré ses lectures elle conservait les illusions inhérentes à la jeunesse ; même si elle ne s’attendait plus, comme autrefois, à vivre un roman dans le genre de « Miss Rovel », ou du « Mariage de Chiffon ». Au couvent, barricadée dans son insouciance, il avait été trop aisé de croire à la toute-puissance de sa volonté et d’espérer monts et merveilles !

Mais elle aurait bientôt vingt ans. Le paradis convoité reculait. Les heures, les semaines, les mois passaient sans rien bouleverser, et au lieu du héros de roman qu’elle désirait aimer, seul Jacques longeait son chemin.

Sans devoirs, sans occupation, elle lisait avec excès. Tous les trois ou quatre jours, elle se rendait au Fraser changer ses livres. Par habitude, elle suivait la rue Rachel jusqu’à Saint-Denis, et descendait ensuite par la rue Sherbrooke, alors la plus belle rue de Montréal.

Monique ne sortait jamais seule. Souvent elle traînait à sa remorque la plus ennuyeuse de ses voisines, et celle-ci attisait sa mauvaise humeur, avec des idées toutes faites et exaspérantes. Elle disait à tout propos : « Nous qui sommes intellectuelles, nous qui aimons les arts, nous qui comprenons la nature… » et Monique la trouvait sotte et maniérée. Pour se dédommager d’avoir à la subir, elle la contredisait.

Quelle différence, si Nicole, Claire ou Lucette l’accompagnait. Animées, piquantes, les discussions se succédaient. Monique répétait modestement :

— Que nous sommes intelligentes, quand nous sommes ensemble !

Parfois, lorsqu’elles parlaient de la vie, Monique cessait maintenant d’être frondeuse et s’amollissant, confessait ses craintes :

— Dire que je ne ferai jamais ce que j’aime, que je n’aurai jamais ce que je désire ; que je ne serai jamais riche ! Ce qui console, ce sont les livres, le plaisir que l’on éprouve à lire… Et encore, je tombe parfois sur des histoires qui m’enlèvent le goût de vivre…

Nicole et Lucette lui disaient invariablement dans ce cas :

— Ceux-là, Monique, il ne faudrait pas les lire.

Claire demandait :

— Lesquels ?

Et elle les lisait, elle aussi.

Ces livres qui représentent les amours coupables et couvrent leur mystère de tant de jouissance et de poésie, de tant de suavité suivie d’une souffrance si noble, Monique les parcourait avec des impressions de curiosité mêlée de frayeur. Et en définitive, de la science qu’elle y puisait, elle concluait :

— Vous savez, mes amies, la vie est plutôt bête ; nous ferions mieux de nous y préparer.

Mais Lucette ne voulait pas l’admettre.


V


Comment l’optimiste Lucette aurait-elle pu se plaindre de la vie ? Maintenant surtout, dans l’enchantement de ce paradis terrestre ?


En descendant du train en retard, à l’Anse du Cap, une Ford antique les avait emportées dans la nuit profonde. Rien ne se devinait du paysage, que l’ombre plus noire des montagnes. La lune avait disparu.

À un détour du chemin montueux, Lucette aperçut les lumières d’une rotonde. Un instant plus tard l’auto stoppait, cornait. L’interne, et deux jeunes filles en chandail blanc, dont le rire aigu sonnait étrangement dans l’obscurité, vinrent jusqu’à la grille au devant des voyageurs, s’éclairant d’une lanterne pour trente pas à parcourir dans l’allée caillouteuse.

Un poêle ronflait dans le salon gai. Du phonographe sortait un air de danse. Mais un jeune homme roux, qui jouait aux cartes avec une infirmière, se leva et Lucette s’aperçut qu’il boitait. À côté d’une jeune fille qui lisait traînaient des béquilles. Intimidée par tant de nouveaux regards posés à la fois sur elle, Lucette préféra monter tout de suite. Elle suivit l’escalier large et tournant, derrière une bonne qui portait la lampe. Elle guettait, curieuse, l’aspect de cette chambre qui serait sa première chambre en dehors du domicile paternel. Des murs blancs, bleutés dans l’ombre, deux lits de fer monastiques, une commode, une table à écrire en érable, et tout cela astiqué, frais, propre, plaisant à l’œil. Lucette soupira d’aise. Elle serait heureuse dans cette atmosphère.

Cinq minutes plus tard, elle dormait ; toute la nuit elle dormit bercée par le roulement du train.


Elle s’éveilla. Le soleil se levait. Ses regards fascinés, tout de suite s’attachèrent au grand Rocher blond. Debout sur la mer encore sombre, il se dressait sur le ciel rose, comme la gigantesque ruine d’une forteresse de féerie. Autour virevoltaient d’innombrables goélands aux cris plaintifs. Ce spectacle seul dépassait tout ce que Lucette avait imaginé. Pourtant, un immense et magnifique paysage encadrait cette merveille des merveilles, ce rocher percé d’une porte romane ouverte sur le bleu des flots et la ligne pourpre de l’aurore, ce rocher aux formidables proportions et aux violentes couleurs.

Bâti sur une élévation, au pied du Mont Sainte-Anne, le Sanatorium dominait tout : le village étagé jusqu’à la plage, les toits rouges, bruns, gris, éparpillés sur une pointe rongée de deux baies en demi-lune : la baie du Nord et la baie du Sud, entre lesquelles s’avançaient vers le rocher, la colline d’ardoise du Mont Joli.

Lucette extasiée, admirait tant de beauté prodiguée à un seul coin de pays. À l’extrémité de la baie du Nord, les falaises se relevaient en un massif fauve ; Le grand Père, — et en trois dents aiguës et verdoyantes ; — Les Trois sœurs. Et si Lucette jetait les yeux en face d’elle, à un mille du rivage, l’île Bonaventure, sous la forme bien définie d’une baleine à fleur d’eau, lentement sortait d’un mince nuage de brouillards que rosissait le soleil levant. Tout ce splendide tableau était brossé d’un coloris extraordinaire : la route se déployait rousse et sinueuse entre les verdures nuancées et fraîches des champs et de la montagne ; la rosée, mouillant les galets, mêlait des brillants à la couleur blonde de la grève. Pour accentuer l’apparence irréelle de ce monde nouveau, dans la clarté de plus en plus lumineuse, — une clarté de transfiguration, — volaient les goélands aux larges ailes éclatantes, si nombreux que Lucette étonnée se rappela un songe qu’elle avait eu autrefois.

Mais elle était bien éveillée. Par la fenêtre entra plus forte l’odeur saline de l’eau mêlée au parfum sucré, savoureux de la résine, qui venait de la montagne, et que le soleil déjà chaud épandait comme un encens. Le matin se levait sans vent, comme tous les beaux matins sur la côte. Plus tard, avec la marée montante, la brise viendrait bouleverser ce calme.


Grave, attendrie, les yeux mouillés, Lucette voua son cœur à ce pays. Jamais, nulle part au monde, elle ne pourrait découvrir un paysage plus magnifique et qui la comblerait davantage. Elle devinait toutes les joies qu’il lui donnerait ; livre immense dont chaque ligne se graverait dans sa mémoire. Ces routes, elle les parcourrait ; cette mer bleue la bercerait ; sur cette plage elle verrait passer les heures changeantes et belles ; des sommets qui l’entouraient et qu’elle gravirait, l’horizon s’étendrait encore ; et les matins, les midis, les soirs, les beaux, les mauvais jours modifieraient l’aspect de ce tableau vivant.

Malgré l’heure trop matinale, elle ne pouvait plus dormir. Une grande reconnaissance pour Dieu baignait son âme. Dieu avait tout créé et lui offrait toute cette splendeur.

Dans la salle à manger, une certaine timidité tempéra l’expression de son enthousiasme. Autour d’une longue table se groupaient les pensionnaires ; quelques jeunes filles, d’autres moins jeunes, cinq ou six hommes, et sa tante, en uniforme, l’air professionnel.

Le voisin de Lucette était père d’une famille de huit enfants ; il avait à peine trente-cinq ans. Amusant, moqueur, gai, sa maladie semblait une fable. Il confia plus tard à Lucette à quel point il souffrait de tenir ce rôle égoïste : vivre confortablement au Sanatorium, pendant qu’à Montréal, sa femme veillait sur les enfants. Elle avait de l’aide, mais ne prenait jamais de véritable repos, ne quittait jamais sa tâche un seul moment. Lucette médita sur le mariage : l’homme pouvait s’évader : la femme demeurait liée par les bras des petits.

Sauf Vincent Le Tellier, le jeune homme roux qui boitait, et un garçon brun, sauvage, timide à l’excès, Louis Lacasse, — qu’une épaule trop haute déformait. — aucun autre pensionnaire de la maison ne paraissait malade. L’interne prodiguait ses compliments à une jeune fille souffrant, malgré la parfaite fraîcheur de son teint, d’une invisible coxalgie. On taquinait en chœur un couple irlandais, amusant contraste, par l’opposition des caractères : lui, rond, rougeaud, irascible et grognon : elle, pâle, maigre, avenante et gaie. Ces repas en commun exigeaient une période d’acclimatation. Pour la première fois, Lucette vivait parmi des étrangers. Elle se sentit d’abord dépaysée. Chacun, cependant, se mettait vite à l’aise dans ce milieu hétéroclite. On y apprenait à ne pas s’occuper des autres : à être aimable sans dépenser d’énergie ; à subir les personnes moins agréables, en se moquant d’elles pour se dédommager ; à s’abandonner par ailleurs à de bien douces amitiés.

La veille, le train étant arrivé trop tard, personne n’avait apporté le courrier. L’interne proposa à Lucette de l’accompagner au bureau de poste. Elle accepta, impatiente de voir de plus près le village et le Rocher.

Pierre Frappier était-il, à vingt-deux ans, aussi sceptique et désabusé qu’il désirait le paraître ? La bouche marquée d’une moue amère, dans la jolie route blonde entre les champs verts et le long du grand champ bleu de l’océan, il parla à Lucette de la bêtise des gens parmi lesquels elle allait vivre.

— N’exagérez-vous pas un peu ? Ils n’ont pas l’air si sots, ils me plaisent presque tous, avoua naïvement Lucette.

— Attendez. Vous verrez mieux, quand vous les aurez observés pendant huit jours. Paquin, Letellier, Lacasse sont intelligents, mais nos Irlandais, comment les trouvez-vous ? et il y en a d’autres du même calibre. Louise Lachapelle est bien jolie ; je lui fais la cour, vous vous en êtes aperçue ? Je me suis emballé comme vous avant les dix premiers jours d’épreuve. La beauté de ses yeux paraissait exprimer de l’intelligence. Eh bien, en arrière de ce front lisse, se cache le plus obtus des cerveaux.

Tout en bavardant, il signalait les points de vue, nommait les collines. Sans cette voix, Lucette aurait encore cru poursuivre un rêve extraordinaire. Ils s’arrêtèrent au bureau de poste, puis continuèrent jusqu’au quai sur la baie du nord. Là, l’Île Bonaventure ne barre plus l’horizon ; c’est le large qui attire, fascine. À gauche, très loin, se dessinent l’îlot plat du phare Saint-Pierre et la pointe de terre derrière laquelle se creuse le port de Gaspé.

Du quai, Lucette comprit la justesse de la comparaison souvent faite : le Rocher ressemblait à un navire à l’ancre. Il offrait bien la forme d’une proue fantastique se détachant cuivrée, dans la lumière du matin, sur le bleu dur de la mer.

— Vous n’êtes pas fatiguée, lui demandait Pierre Frappier, car ils marchaient depuis longtemps. Lucette répondait toujours non. Il l’aida à sauter du quai sur la plage et ils se dirigèrent vers les falaises du Mont Joli. La marée baissait ; la grève qui relie le rocher au rivage se découvrait. Les vagues accouraient des deux baies et se contraient, formant éventail. L’eau peu profonde luisait glauque, lumineuse. Des moules en grappes, du bleu foncé des raisins murs, se tassaient dans les anfractuosités de ce roc gris ardoise qui continue sous la mer, le mont qui se dresse au soleil. Des oursins, des crabes que la vague avait rejetés gisaient parmi les varechs.

Au quai des Robin, les pêcheurs venaient de rentrer, et sur les tables maculées de sang, éventraient les morues énormes, jetaient les têtes sur le sable. Des gamins s’en emparaient et d’un couteau agile, enlevaient les langues qu’ils iraient vendre aux hôtels. Les goélands si beaux cessaient d’être des oiseaux de rêve, et rapaces, poussant des cris, se précipitaient affamés sur l’amas des détritus sanglants.

Et cependant, vu d’un peu loin, quel spectacle plus émouvant que celui de cette multitude de blancs oiseaux, les ailes claquantes, volant, s’abattant en nuée dans un éblouissant tumulte.

Lucette admirait aussi les galets multicolores et Pierre essayait de découvrir pour elle quelque agate bien striée et scintillante.

Mais il leur fallut à la fin se hâter. Autrement, ils manqueraient finalement le bain, délice qui enchantait d’avance Lucette. Et ravie, vibrante, doutant toujours de la réalité, elle écoutait le chant continu de la vague.


VI


« She had thought in the past, that the highest bliss a human being can experience is perhaps of being quite, quite alone. »
D. H. Lawrence


Lorsque Nicole Lafricain se rappelait cet après-midi où elle avait connu Alain Dorval, elle s’étonnait de revoir la scène si nettement. Elle avait alors bien cru que le jeune homme ne produisait sur elle aucune impression. Elle l’avait trouvé laid. Elle ne s’était pas avancée comme les autres jeunes filles, pour lui serrer la main. Cachée par ses compagnes plus empressées, elle était restée silencieuse. Elle avait souri, mais l’attention ailleurs, loin de ce groupe qui l’entourait.

Pourquoi se rappelait-elle maintenant que lui la regardait avec insistance, pendant que le train démarrait ? Le salut, le sourire d’Alain au départ, pourquoi s’étaient-ils imprimés dans sa mémoire ? Elle avait eu hâte de quitter la gare, de retourner au camp, au lac, où elle désirait se baigner encore avant le repas du soir. C’était un beau jour de l’été précédent. Les autres jeunes filles avaient préféré goûter en arrivant, et renoncer au bain. Nicole, avec son indépendance accoutumée, s’en était allée seule en barque, sur le lac brillant, et du tremplin, à deux cents pieds de la rive, elle avait plongé. Puis elle avait nagé sur le côté, fière de ses gestes rythmés, corrects, aisés comme de grands pas. L’eau était froide. Multipliant les mouvements rapides, elle eut tout de suite chaud dans cette onde fraîche, et se sentit heureuse de sa solitude.

Pour se reposer, elle flottait ; et ses paupières fermées mettaient un rideau rose entre elle et le monde. Le soleil brûlait son visage, son corps. Elle avait une façon chrétienne de vivre cette béatitude physique et, tout bas, remerciait Dieu. Elle aurait du reste crié tout haut sa reconnaissance. Jamais aucun doute n’altérerait sa foi. Où serait le sens de la vie, sans une divinité pour recueillir nos larmes, et nous préparer un ciel ? Elle savait l’existence tissée de maux, d’ennuis, et ne la redoutait pas ; on accumule lentement des mérites, on reçoit toujours à temps les secours surnaturels.

Mais si Nicole n’avait aucune crainte de la vie, elle la considérait avec gravité. Puritaine par tempérament, elle méprisait les plaisirs, les frivolités, dédaignait la danse, les mondanités, le cinéma ; elle lisait de l’histoire, de la philosophie, de l’apologétique.

Sa jeunesse un peu austère retrouvait son élan dans les sports. Ses profondes réflexions la suivaient bien quelquefois même au bain ; la pensée ne s’éteint jamais ; mais Nicole redevenait vite jeune. Elle éprouvait un orgueil enfantin pour ses brasses rapides, et du plaisir à voir en plongeant, le fond boueux du lac. Le jour où elle avait connu Alain, délivrée de la présence de ses compagnes, de leurs exigences, elle avait nagé longtemps, puis, fatiguée, elle était remontée dans la barque.

Elle se souvenait de tout.

Cette année, Alain était revenu. Au début, il s’approchait souvent du groupe dont elle faisait partie. Persuadée qu’elle ne l’intéressait point, Nicole disparaissait chaque fois sous un prétexte quelconque. La solitude lui plaisait ; elle n’éprouvait pas comme ses compagnes le besoin d’une amitié masculine. Elle s’esquivait pour obéir à sa sauvagerie naturelle. Une coquette avérée n’aurait pas mieux servi ses intérêts.

Déçu, Alain la regardait partir. C’était elle qu’il recherchait. Il n’aurait pas su dire pourquoi ce gracieux visage brun, ces dents blanches, ce sourire rare et cette indépendance l’attiraient. Il ne savait rien d’elle ; mais elle lui avait plu de loin, l’année précédente. Quel plaisir plein d’orgueil que celui d’apprivoiser cette farouche ? Et il se rappelait certain soir d’hiver, à la Galerie des Arts. Elle avait passé, elle l’avait vu, lui, Alain, elle s’était faufilée entre les groupes et elle avait disparu. Maintenant tous les jours il venait pour elle et elle fuyait. Il organisa une excursion en yacht ; cette fois, elle ne pourrait se dérober ; une excursion pour aller voir coucher le soleil au pied d’une certaine montagne. Il amena trois jeunes gens. Il les présenta aux autres jeunes filles et retint Nicole pour compagne. Quand le moteur en mouvement couvrit les voix, il lui dit :

— Maintenant, vous êtes captive, mademoiselle Nicole.

— Mais non, vous oubliez ; que je sais plonger.

— Eh bien, alors, avant de disparaître, regardez-moi bien : je ne veux plus subir l’humiliation de vous rencontrer et de n’être pas même reconnu.

— Mais je vous reconnaissais ! Seulement, je supposais que vous pouviez bien, vous, m’avoir oubliée…

Nicole, ne pouvant fuir, et de bonne humeur sans savoir pourquoi, parla. Le soleil disparut derrière le cercle des montagnes. Le ciel d’un rose intense se reflétait dans l’eau. Le yacht longeait le rivage d’une petite baie charmante et sauvage. Nicole admirait. Elle fit pourtant cette réserve :

— C’est beau, mais le moteur fait trop de bruit, l’eau est trop agitée, mes amies rient trop fort ; il nous manque le silence, la solitude, le canot.

— Seriez-vous venue seule avec moi, si je vous en avais priée ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas.

— Venez demain ?

Elle hésita, soudain soucieuse, puis elle consentit :

— Je veux bien.

Nicole s’aperçut bientôt qu’Alain lui plaisait. Sans s’en rendre compte, elle sortait de sa réserve, parlait avec autant de volubilité qu’avec ses amies intimes.

Pour sa part, de plus en plus, le jeune homme était convaincu que Nicole Lafricain ne ressemblait à aucune autre jeune fille. Les gens que l’on se prépare à aimer ne sont jamais comme les autres.


Nicole séjournait encore quinze jours au camp. Ensuite ses vacances seraient finies. Dès la mi-août, elle rentrait à Montréal. En pleine chaleur ; mieux valait ne pas y songer. Le lendemain, dans la matinée, un gamin vint porter à Nicole, de la part d’Alain, un livre accompagné d’une lettre. Une jeune fille s’exclama :

— Il est piqué, votre admirateur. Vous écrire, quand il vous a vue hier et vous verra tout à l’heure…

Nicole rougit. Elle ressentait un secret plaisir à examiner l’écriture ferme, à l’analyser, à lire les deux pages un peu étranges qu’il lui adressait. Elle se répétait : « Mais il est fou ! » Et tout de même, elle songeait avec émoi à l’insistance des regards du jeune homme posés sur elle.

Alain était fou, en effet. Tous les jours, il vint. Tous deux tournaient en canot au large du lac ; ils ne sentaient pas le soleil brûlant. Ils parlaient, ils exploraient leurs âmes et leurs esprits avec ivresse ; de leur être intime, ils extrayaient souvenirs, pensées, émotions. Alain et Nicole discutaient aussi les livres qu’ils venaient de lire, la littérature canadienne, le nationalisme. Avec cette ardeur de leurs jeunes opinions, ils espéraient bien changer la face du monde.

Le matin du départ, Nicole s’attendait à voir Alain à la gare : il viendrait lui dire au revoir. Elle l’aperçut avec ses bagages. Lui aussi retournait à la ville. Mais Nicole regrettait déjà son lac, la forêt, le canotage ; et triste de partir, envahie par une sourde mauvaise humeur, elle se dit :

— Pourquoi me poursuit-il ? Pourquoi est-il sur mon chemin ? Pourquoi tient-il à ce que je sois son amie ? Je ne veux pas me marier, moi, je ne veux pas, je ne veux pas.

Et malgré elle, elle commençait à aimer les yeux gris d’Alain, les paupières lisses comme de la cire, les cils épais et longs. La bouche lui plaisait moins, et le dogmatisme du jeune homme dans le domaine des idées l’agaçait parfois.

Le train roula dans la campagne chaude, calme, odorante. Nicole n’écoutait presque pas Alain. Angoissée, en proie à une soudaine obsession, elle se répétait :

— Pourquoi se trouve-t-il à mes côtés ? Que me veut-il ? J’étais heureuse sans lui.

Et déjà, vaguement, elle craignait l’émoi profond que lui communiquait ce regard masculin, le plaisir de répéter ce court nom : Alain, la souffrance intime d’un bouleversement.


VII


Au début, Nicole ne s’aperçut pas de la grande transformation : ne plus se suffire, son bonheur suspendu à un coup de téléphone, à une lettre, son calme perdu, un état de fièvre, de surexcitation, un inconscient mépris des contingences. La chaleur sévissait sans l’affecter. Elle ne regrettait ni le lac, ni les bois, ni la campagne.

De Percé, Lucette lui écrivait son enthousiasme. Nicole ne songeait pas un instant à l’envier, trop absorbée, trop heureuse, trop occupée… Sa religion seule n’en souffrait pas ; pour le reste, quelle métamorphose. Sa nature auparavant positive, pratique, se dissolvait en rêverie perpétuelle.

Elle assistait toujours à une messe matinale. Au retour, en déjeunant, le nez dans sa tasse, elle guettait avec anxiété le bruit des lettres glissant dans la porte ; alors, elle abandonnait tout et courait s’enfermer dans sa chambre pour dévorer la longue épître d’Alain.

Ce n’était pas une lettre d’amour, non. Mais quelle douceur dans la certitude de recevoir chaque jour et de déchiffrer la même écriture ! Quelle douceur de divaguer à deux, sur les charmes d’une amitié toute neuve et émerveillée ! d’échanger des opinions, des confidences, des souvenirs, des impressions. De parler du pessimisme, de l’optimisme, et de quoi encore ? de psychologie, de logique, de poésie, de roman ! Puis, Alain s’évertuait, à définir Nicole, et Nicole s’évertuait à définir Alain. Elle lui reconnaissait l’âme d’un chef, exaltait son ambition.

Alain lui écrivait le soir, mettait sa lettre à la poste à onze heures. Elle la recevait le matin, répondait tout de suite, jetait son enveloppe dans la boîte du coin avant la levée de midi ; Alain la trouvait à cinq heures en rentrant du cours. Même s’il devait voir Nicole le soir, il répondait sans retard.

Ils fréquentaient rarement le cinéma. Ils assistaient à des conférences, à des cours, à quelque concert. Le dimanche ils allaient se promener dans les sentiers de la montagne. Fut-il jamais automne plus splendide ? A-t-on vu depuis des érables plus flamboyants, des merisiers couverts d’un plus bel or végétal ?

La mère de Nicole s’inquiétait un peu. Elle donnait un avis, un conseil, sa fille souriait avec assurance et l’embrassait. Elle ouvrait les yeux, étonnée ; qu’était-il arrivé à sa sage Nicole ? Aucune, surveillance n’était nécessaire ; elle s’alarmait en vain. Ils se promenaient ravis, souriants, mais causant avec la tranquillité satisfaite et calme de l’amitié. Ils en avaient ainsi décidé : leur sentiment ne serait que de l’amitié. De l’amitié ? Mais ce sentiment possède-t-il toujours un tel émoi, cette secrète et merveilleuse exaltation ? Quelle joie complète d’être ensemble, avec tant d’idées en commun, une telle abondance de bonheur ! Quel enchantement de marcher du même pas vif et léger, en observant le ciel, le vol des feuilles d’automne ! De surveiller l’horizon d’où vient l’avenir, de trouver soudain si touchante la moindre brise ondulant l’herbe jaunie, ou remuant le pâle et tenace feuillage des trembles !

De grands sentiments naissaient en eux pour leur patrie. Après un cours d’histoire plus émouvant que de coutume, ils discutaient à haute voix, se confiaient leurs ambitions, leurs inquiétudes : l’espoir qu’ils mettaient pourtant en certains professeurs d’énergie ; tout finissait en résolution de courage. Il fallait édifier sa vie pour qu’elle fût belle et utile à son pays. De rares fois, Nicole un instant se ressaisissait, pensait à Alain tel qu’elle l’avait vu au début, se souvenait de ses impressions, lorsque, à ses côtés, elle était revenue de la campagne, envahie de ressentiment parce qu’il s’attachait à ses pas, s’imposait à elle. Car, ce soir déjà lointain, elle lui avait dit tout juste bonsoir, ne l’avait pas invité quand il l’avait quittée à sa porte.

Mais une fois dans sa chambre, son sentiment s’était brusquement modifié. Un instant éperdue, elle avait pensé : si tout était fini. Poussée par une subite angoisse, elle lui avait écrit sur l’heure.

Le lendemain, il veillait avec elle et lui disait :

— Ma résolution était prise, vous l’avez bien senti. Je ne serais pas venu. Trop souvent vous m’avez donné l’impression de n’avoir aucune amitié pour moi. Comment pouvez-vous afficher des airs si détachés, si indifférents ?

— Je suis un peu maladroite ; je suis trop habituée à être seule. J’aime à être seule. Je n’ai que de rares amies. Il ne m’en faut pas plus.

— Vous n’avez pas besoin de moi ?

— Je n’avais pas besoin de vous.

Ce temps du verbe, elle hésita avant de l’employer, elle descendit au fond d’elle-même pour l’arracher, lui semblait-il, avec effort ; c’était une trahison, un abandon, une renonciation, c’était une fin ; mais c’était aussi un commencement.

— Alors ?

— J’ai dit : je n’avais pas ; comprenez-vous ?

Je n’avais pas… Elle égrenait ces mots avec une espèce de rage, comme si elle piétinait quelque chose de cher. — Sauvage Nicole, douce et sauvage Nicole, pourquoi regretter ? Je ne vous ferai point de peine.

Elle ne leva pas les yeux, redoutant la douceur du regard d’Alain, honteuse de renoncer pour lui à ce qu’elle avait été, d’abandonner son être, sa jeunesse solitaire, pour devenir une autre, pareille à toutes les jeunes filles.


Le lendemain, Alain lui avait écrit. Elle avait aussitôt répondu. La nouvelle vie avait commencé. Le téléphone sonnait. La voix d’Alain venait des profondeurs lointaines, chaude, émue, modifiée par les vibrations de l’appareil.

Ils passèrent ensuite fidèlement, trois ou quatre soirées ensemble par semaine. Nicole était occupée. Quand ses amies à leur tour reviendraient de la campagne, Nicole aurait de nouvelles raisons d’être mystérieuse, de ne pas dire où elle allait, en compagnie de qui elle sortait.

Rien que cette formidable correspondance pouvait remplir ses jours. Elle cherchait à donner aux phrases même les moins importantes, un sens particulier, et les mots de tendresse voilée se gonflaient d’une secrète signification.

Une fois, Alain l’appelait : Ma douce amie. Une autre : mystérieuse Nicole, souvent : sauvage Nicole. Puis, avant de signer, il écrivait : à vous.

À vous. Fallait-il interpréter les mots dans leur sens littéral ? C’était bon, c’était délicieux, cet état d’âme qu’elle se gardait d’analyser, perdue dans les pensées qu’entraînait un sentiment aussi absorbant, aussi fertile, comportant tant d’imprévu.

Était-ce cela, la plus belle chose du monde ?

Nicole rêveuse, secrètement enchantée, brillait à son insu d’une lumière qu’elle croyait toujours bien voilée.


VIII


« Aux chrétiens, il n’est pas permis de pleurer les morts, ils sont nés à la vie véritable, ils ne sont pas morts ; ils dorment dans l’attente de la résurrection. »
Saint-Augustin


Marchant dans le nimbe de son rêve, Nicole ne s’apercevait pas des pressions atmosphériques ; mais Monique pestait contre la chaleur. Pourquoi ne possédait-elle que son balcon pour partage, quand Lucette se rafraîchissait à la mer, quand Claire lui écrivait de Saint-Jérôme qu’elle passait les journées à lire au fond du jardin, au bord de la plus jolie rivière du monde !

L’eau qui coule, coule, coule ! Rien que cette image emplissait Monique d’une violente nostalgie de la campagne, du silence, de l’air pur. Sur son balcon, elle ne respirait que de la poussière : les feuilles des arbres en étaient toutes grises, comme devaient l’être ses pauvres poumons. L’asphalte chauffait autant qu’une fournaise. L’atroce, ô l’atroce chaleur.

L’eau qui coule, coule, coule. Elle voyait une rivière très bleue, scintiller entre des berges vertes ; elle imaginait une bordure de peupliers très hauts, bruissants, et le murmure du courant, et le parfum d’un champ de foin d’odeur…

— Si j’étais Claire, je ne lirais pas, je me baignerais. Moi, je lis parce que je n’ai aucune autre consolation.

À quoi comparer le délice de nager dans de l’eau fraîche ? Le sort s’affirmait injuste : être pauvre ; ne recevoir aucune invitation pour la campagne, habiter sans répit la ville déserte et chaude. Monique, d’ennui, eut soudain les yeux remplis de larmes.

Au début de l’été, Jacques Préfontaine avait été enlevé par la conscription, et déjà, il voguait vers l’Angleterre. Tout le pays canadien-français avait été bouleversé par ce nouvel ordre du gouvernement.

Si Monique rencontrait un régiment en route pour Valcartier, où les troupes s’entraînaient, son cœur débordait de pitié. Elle n’aimait pas Jacques, mais elle avait été affligée par ce qu’il lui avait écrit de ce camp. Il vivait avec des hommes sans éducation, ramassés sur les chemins. Il devait obéir à des officiers mal disposés. L’antipathie séculaire entre les deux races fermentait, et quelquefois éclatait. Monique soupira. La guerre durerait-elle toujours ? Elle écouta sonner cinq heures : elle lissa les plis de sa fraîche robe de mousseline, puis elle vit rentrer du travail, des jeunes filles qui gagnaient leur vie comme dactylographes. Travailler par des jours pareils, c’était plus dur que de flâner sur un balcon ; mais le lendemain, samedi, elles seraient payées. Monique n’avait jamais un sou. Pire que cela, elle entendait répéter tout le long du jour que l’argent manquait. Pourquoi ses parents avaient-ils ce préjugé ridicule : trouver déshonorant que les jeunes filles embrassent une carrière ? Pourquoi poussaient-ils les hauts cris quand Monique parlait de chercher un emploi ? Elle n’attendrait pas indéfiniment le mari riche ; l’un après l’autre ses rêves tombaient. Pourquoi ne pas donner des leçons particulières ? À l’automne, elle chercherait des élèves. À quoi bon ses beaux yeux, ses cils longs et noirs, ses cheveux blonds ? Personne ne l’aimait, personne ne lui offrait de royaume. Elle aspirait au bonheur et le bonheur ne venait pas. S’il allait ne jamais paraître ? Si jamais cette soif qu’elle sentait brûlante en elle n’était désaltérée ?

La sonnerie du téléphone retentit. Elle entra pour répondre, avec cet habituel empressement qu’elle apportait à courir au-devant de l’imprévu. On demandait sa mère ; mais avant qu’elle eût achevé de dire : « Un instant, s’il vous plaît », on lui parlait à elle. Madame Chênevert pouvait-elle se rendre tout de suite à l’Hôpital Notre Dame ? Un accident était arrivé à Monsieur Chênevert. Oui, un accident d’automobile. Peut-être rien de grave. On ne pouvait encore se prononcer.

Elle ne sut jamais comment elle annonça cette nouvelle. Ensuite, elle demeura immobile, assise sur le sopha du salon, à côté du téléphone, à attendre. Elle ne pensait plus à son bonheur, tout entière absorbée par l’espoir que l’épreuve suprême leur serait épargnée, que la vie ne serait pas plus cruelle. Elle ne pleurait pas, raidie dans une tension nerveuse, les yeux fixes.

Si le téléphone sonnait de nouveau, son cœur bondissait : elle essayait de se rassurer. Lucette ne prétendait-elle pas que, lorsqu’elle s’inquiétait beaucoup, tout tournait bien ? Or, l’horreur, la peur rongeaient Monique.

On l’avait laissée seule à la maison. Ses sœurs et sa mère étaient parties sans vouloir l’emmener, mais en lui recommandant :

— Appelle une de tes amies. Nous te donnerons des nouvelles.

Le soir tomba ; elle n’avait songé ni à allumer, ni à manger, quand elle entendit rentrer ses sœurs avec son beau-frère. Ses sœurs l’embrassèrent en pleurant. Son père était mort. Il était mort.

Il avait quitté la maison à deux heures, vigoureux, si vivant. Et maintenant, c’était fini. Il ne parlerait plus, il ne lui reparlerait plus jamais. Jamais, en entrant, il n’entourerait les minces épaules de Monique, en la baisant au front ; jamais, en riant, il ne l’attirerait sur ses genoux, en l’appelant sa plus petite. Car elle était sa plus petite, celle qu’il avait choyée plus longtemps. Tant qu’elle l’avait eu, elle ne s’était pas donné la peine d’évaluer ce bonheur acquis, solide, dont elle ne s’apercevait plus. Et maintenant, c’était fini. Fini. Mort, les yeux fermés, le corps comme du marbre. Des yeux fermés qui ne s’ouvriraient plus. Monique soudain étouffait de douleur. Et tout de suite ce sentiment honteux l’envahissait qu’au chagrin moral se greffait la mesquine préoccupation d’avoir perdu avec son père, le gagne-pain de chaque jour. L’argent avait manqué, certes, mais il s’en trouvait pour l’essentiel. Maintenant, il n’y en aurait plus. La mort. La misère. Monique priait mal. Elle ne pouvait croire que Dieu l’entendît, qu’il s’occupât de nous. Car, comment, comment permettrait-il de pareilles douleurs ?

La mauvaise nouvelle avait couru. Des tantes, des cousines arrivèrent pour peupler ce cauchemar, s’emparer de la maison, forcer Monique à monter à sa chambre, à prendre du thé. Monique se taisait, épiait les bruits. Tout à l’heure, il reviendrait mort, et sa pauvre maman ploierait sous cette peine. Quand la porte d’entrée grinça, et que Monique entendit les pas gênés des hommes montant un fardeau, enfin sa douleur éclata et ses larmes coulèrent pressées.


Bien plus tard, elle descendit. Les cierges étaient allumés. Déjà des fleurs entouraient la tombe où il semblait dormir, rêver peut-être. Le front luisait, blanc, et sous la moustache blonde la bouche souriait. Ce sourire heureux, jamais elle ne l’avait vu à son père. Monique pensait amèrement à toutes les fois où elle l’avait harcelé par ses besoins d’argent. Il ne s’était jamais reposé et malgré tout, son salaire suffisait à peine. Eh bien, il dormait enfin délivré. Il y avait un ciel. Monique envia son sourire heureux, comblé. Oui, elle gagnerait sa vie et tout serait pour le mieux. Elle se sentit subitement visitée par une paix extraordinaire, une paix presque surnaturelle. Pour un moment, cette paix anéantit ses doutes. Ce sourire de son pauvre père mort lui redonnait confiance en Dieu, en sa miséricorde et elle pensa qu’il était sage de prier. Mais elle vit entrer sa mère si changée, si douloureuse, que de nouveau elle se révolta. La vie se tissait de cruautés. Sa pauvre maman, la voix défaite, les yeux lavés, abîmés par les larmes. Ils avaient été unis comme Monique désirait être unie à l’homme qu’elle épouserait. Ils avaient ri ensemble comme au temps de leur jeunesse. Jamais Monique n’avait entendu sa mère blâmer son père ; et voilà que pour toujours, et brusquement, ils étaient à jamais séparés. Mais sa mère, doucement, lui disait :


— Quelle grâce, au moins, qu’il ne soit pas défiguré, qu’il nous laisse ce bon souvenir. Ma pauvre petite, ce serait insupportable, au-dessus de mes forces, mais il a pu me parler, me dire adieu. Il a prononcé ton nom. Il est mort résigné. Ne pleure pas. Il nous aidera. Il me l’a promis. Monique qui tamponnait ses cils mouillés de son mouchoir en boule, cessa de sangloter pour scruter de nouveau ce sourire énigmatique de la mort. Ce sourire si rassurant, si plein de paix. Son père vivait-il déjà dans l’Éternité ? Puisqu’il semblait goûter un subtil bonheur, savourer le repos, et comprendre enfin et l’exprimer, avec le pli de sa lèvre à jamais silencieuse. Il avait promis de l’aider. L’aider à quoi ? À trouver ici-bas la félicité dont elle avait soif ? Elle toucha les mains jointes sur le crucifix : toucher aux morts chasse la crainte que l’on peut avoir de leurs fantômes. Elle savait cela, mais elle touchait les doigts de cire par tendresse. En les caressant, elle remarquait à quel point ils avaient la forme des siens. Les jours suivants, à table, Monique constatait qu’elle allongeait la main sur la nappe comme elle l’avait vu faire à son père. Elle s’était toujours assise près de lui. Quand il étendait ainsi le bras, son repas fini, il frôlait l’assiette de Monique et la gênait un peu. Sans s’en être jamais aperçue, elle répétait le même geste. Gênerait-elle aussi ses enfants, plus tard ?


Tout de suite le soir, Nicole était venue. Lucette écrivit de Percé une grande lettre tendre, et Claire, de Saint-Jérôme. Toutes les deux participaient à l’épreuve de Monique ; elles préféraient peut-être exprimer leur peine par écrit. Il est si difficile de dire de vive voix la sympathie que l’on ressent.

Nicole négligeait Alain pour être auprès de Monique. Elle l’accompagna dans les pénibles courses qu’entraîne un deuil, la réconforta surtout de sa présence, de sa chaude amitié.

Longtemps ensuite, le soir ramena le souvenir vif des jours où son père reposait dans son cercueil. Le salon avait repris son aspect de tous les jours, mais elle ne s’y habituait pas. Tout faisait lever en elle les images funèbres. Elle ne pouvait plus supporter l’odeur d’une bougie ; le moindre bruit ressemblant à des pas d’hommes portant un lourd fardeau, la remplissait d’une douleur renouvelée. Quelle révolte surtout de recommencer à vivre comme si rien n’était arrivé ; de manger, de dormir ; de parler et de rire encore, malgré le chagrin, si une chose amusante survenait. Elle ne s’accoutumait pas surtout à voir ses frères dans le fauteuil de son père. Ce fauteuil où tous les soirs il lisait son journal, fumait sa pipe, ce fauteuil, qu’il occupait toujours quand il demeurait à la maison. La nuit venue, Monique passait avec un frémissement devant cette chaise ; il lui semblait qu’invisible, son père mort s’y assoyait encore.

Monique constatait avec une joie mystique que tout allait mieux qu’autrefois. Les événements donnaient raison à la foi de sa mère. Une vieille tante qui vivait seule vint habiter avec eux ; elle les aida avec sa modique pension. Monique trouva deux ou trois élèves. Elle commença les leçons en septembre, et ne fut occupée que l’avant-midi. Le reste de la journée lui appartenait comme auparavant. Tout en conservant des loisirs, elle gagnerait assez d’argent pour ses dépenses personnelles.

Ayant sondé l’irrémédiable de la mort, elle se sentait transformée, plus âgée mais en même temps plus jeune, puisqu’elle éprouvait un plus vif désir de protection. L’amitié vigilante, dévouée de Nicole, lui mettait aux yeux des larmes de reconnaissance.

Des masques, voilà ce que représentaient toutes les attitudes frondeuses qu’elle avait adoptées jusqu’ici. Au fond, elle était comme les autres, douée d’une vive sensibilité, et dévorée d’une grande soif d’affection.


IX


Après s’être attardée sur la grève, Lucette remontait seule vers le Sanatorium, par un sentier taillé à même la falaise. À mi-hauteur, elle s’arrêta.

Le ciel bleu pâle s’appuyait à l’horizon sur la mer plus foncée ; le grand rocher roux barrait cette nappe turquoise. Les barques rentraient de la pêche, suivie par les goélands affamés dont les cris rauques animaient l’air. Les doux et souples mouvements des grandes ailes blanches ajoutaient leur grâce au paysage.

Lucette ne s’habituait pas à ce pays magique, dispensateur de beautés. Ce séjour, quel splendide prélude à sa vraie jeunesse, — sa vraie jeunesse qui ne commencerait, pensait-elle, que le jour où elle aimerait.

Après la montée abrupte au flanc de la falaise, le sentier descendait une pente herbeuse, et au fond d’un petit ravin, enjambait un ruisseau sortant de la montagne. La route, en haut, traversait cette coulée sur un pont de bois juché sur des poutres entre lesquelles s’encadraient des verdures. Frémissante, Lucette écoutait chanter en elle la joie de vivre, et buvait l’air à grands coups. Le ruisseau argenté, susurrant, coupait la sente. D’un saut elle aurait bien pu le passer, mais ayant ses souliers de bain, elle s’y engagea un moment. Avec cette sensation d’eau froide sur ses jambes nues, des heures de son enfance remontaient à sa mémoire. Elle revit un champ inondé après une pluie diluvienne, où elle avait connu la joie rare de canoter sur des planches. Cependant, que représentait l’étroit horizon de son enfance, au prix du présent magnifique ?

Elle aurait flâné plus longtemps. Mais regagner le Sanatorium l’amusait aussi. Certaines personnes l’intéressaient. Comme tous les jours, le dîner allumerait autour de la table, un feu roulant d’histoires et de moqueries joyeuses. L’interne serait revenu du bureau de poste. Peut-être recevrait-elle des lettres ? Elle constatait un peu scandalisée, qu’elle ne regrettait rien, ni personne ; mais recevoir des lettres lui plaisait toujours.

Elle ne discernait pas bien pourquoi tant de gens maugréaient contre la vie. De bon cœur, elle aurait pardonné à Vincent Le Tellier de se plaindre. Il marchait péniblement, ne pouvait jamais suivre les autres, souffrait des journées entières. Parfois, sa tristesse se manifestait ; le plus souvent il l’emprisonnait, restait gai, bon compagnon, plein de verve, d’esprit, d’entrain. Lucette lui comparait Pierre Frappier qui, sans raison écrasait le monde de sarcasmes.

Elle fit claquer la barrière du jardin, allongea le pas pour monter l’allée caillouteuse. Vincent, de sa chaise longue au coin le plus ensoleillé de la galerie, la vit venir ; elle aurait voulu lui confier ses impressions. Mais non, il ne fallait pas étaler sa joie de vivre devant celui qui ne pouvait pas posséder le bonheur.

Doué d’une grande finesse, il la devina :

— Ne redoutez pas de me chagriner avec votre gaieté. Si vous étiez malade, vous désireriez comme moi que les autres ne le soient point. Votre bonheur, je voudrais vous l’attacher solidement dans les bras pour qu’il ne tombe jamais.

Depuis longtemps le soleil avait séché sur elle son maillot de bain, et sa robe de chambre épaisse l’habillait comme un manteau. Elle pouvait rester un peu et causer. Elle se laissa choir sur la chaise à côté de lui. Il continuait, répondant sans s’en douter aux réflexions qui, un instant auparavant, occupaient la pensée de Lucette :

— Oh ! Je passe de mauvais moments ; mais aujourd’hui, ils ne persistent plus. On trouve toujours plus à plaindre que soi. En somme je suis heureux d’être bien soigné, sans que personne de ma famille ait à supporter des dépenses exorbitantes. Cette existence vagabonde possède son charme. Je vais d’un sanatorium à l’autre, suivant les saisons, traînant après moi mes journaux et mes livres. Bien portant, aurais-je pu satisfaire ce goût ? J’en doute, si j’observe mes frères. Ils sont absorbés par les affaires, les obligations matérielles. Et partout, dans mes voyages, je rencontre des gens qui me plaisent ; je m’attache un peu ; rien qu’un peu. C’est le côté le plus pénible de mon état. Il faut toujours se surveiller, guetter son cœur. Ne pas s’attendre à être comblé, comme vous vous y attendez, sans doute, mademoiselle Lucette…

— Qui vous dit que je m’y attends ?

— Au fait, vous ne vous y attendez pas, vous l’êtes. Vous riez. Tout vous enchante. Vous dites cent fois par jour, sans vous en apercevoir : c’est amusant. Alors, sans être prophète, je suis tout de même certain qu’un jour votre bonheur aura plus d’envergure, de meilleures raisons d’exister. Tandis que le mien, allez…

— Quelles nouvelles aujourd’hui ?

— Mais vous avez des lettres, mademoiselle Lucette. Dans la boîte j’en ai vu deux ou trois pour vous. Je ne vous le disais pas… Il avait eu raison de ne pas le lui dire, puisque maintenant, elle bondissait, le quittait en lui criant au revoir.

Elle entra. Elle attendait des nouvelles de Monique, de Nicole, de Claire, mais ce fut une écriture inconnue qu’elle aperçut d’abord. Elle ouvrit l’enveloppe, commença la lecture sans comprendre. Puis, une exclamation lui échappa. C’était une réponse imprévue de Jean Sylvestre. Il avait été entre la vie et la mort ; il ne marcherait plus qu’avec des béquilles. Il avouait son grand besoin de consolation. La gifle que Lucette lui avait autrefois donnée, lui brûlait encore la joue, mais il promettait de pardonner si elle voulait bien lui écrire quelquefois.

De la pitié, et une subite affection pour Jean, envahirent le cœur disponible de Lucette. Une âme blessée de plus, battit des ailes dans son jardin. Elle répondit huit longues pages, douces et tendres, à son insu ; elle exaltait, voulait répandre la consolation sur le monde, semer son bonheur à tout vent. Elle ne se calma que lorsque l’enveloppe lourde reposa entre les mains du grand monsieur Thuso, maître de poste. Et encore, pendant que celui-ci, — vieux gentilhomme aux cheveux gris, que l’on reconnaissait de loin sur les routes de Percé, parce qu’il portait tout l’été un pantalon blanc, — lui faisait quelque compliment, elle calculait en imagination, le temps que prendrait cette lettre à parvenir à sa destination, et le temps que prendrait la réponse à venir.

Tous les après-midi, les pensionnaires du Sanatorium partaient en caravane : en chemin, des différents hôtels, d’autres groupes se joignaient à eux, pour l’ascension du Mont Sainte-Anne, ou du Mont-Blanc, ou du Pic de l’Aurore.

Ainsi Lucette, qui ne connaissait jusque-là, que les promenades dans les rues ou sur les routes bien tracées, Lucette découvrit les sentiers verts, pointillés par les fleurs blanches des « quatre-temps », puis colorés, à mesure que s’avançait l’été, par les baies rouges, et par le cercle magique des frais champignons jaunes. Lucette savoura l’air parfumé du bois, subit son charme pénétrant. Entre les arbres, toujours une éclaircie laissait voir la mer, ou un aspect nouveau du Rocher, mais Lucette aima la forêt pour elle-même, sa grandeur, sa richesse, son odeur, sa vie ; pour ses sentes en voûte, couloirs ombragés qui s’entrecroisaient aux carrefours ; ses sentes aux destinations d’abord mystérieuses, et qu’elle apprit bientôt à connaître et à choisir ; sente entre les deux montagnes, sente de la grotte, des Donjons, de la Crevasse, de l’Observatoire, de l’Ermitage ; et les sentes qui ne conduisaient nulle part, qu’à travers la brousse fleurie de verges d’or, d’immortelles, où apparaît soudain un porc épie effaré, lourd et gauche qui s’enfuit en se dandinant.

Tout de suite, dès que Lucette mettait le pied dans la montagne, la forêt l’ensorcelait. Si des ennuis, de vagues humeurs tristes l’avaient inquiétée, la forêt, comme l’eau puissante d’un torrent emportait tout, submergeait tout ; il ne subsistait plus en elle que la joie de respirer, de voir, de vivre. Elle marchait parmi les arbres comme parmi des amis silencieux, aspirait l’air parfumé ; et de ses yeux attentifs et admirateurs, elle notait les lignes et les beautés, les résineux variés, les arbustes aux mille fleurs, les ramures fantaisistes, les bouleaux minces et la pointe fine des épinettes qui montraient partout le ciel. Lucette brisait machinalement le bout d’une branche de sapin, en frottait la paume de ses mains, et cette odeur, toute sa vie sans doute, agirait sur elle comme l’appel de la forêt, ou son souvenir nostalgique.

Des gens qui marchaient auprès d’elle nul ne pouvait rompre le charme, la distraire, l’enlever au délice des bois. Ce royaume était le sien, entièrement, profondément. Les autres le traversaient sans le posséder.

Une pitié plus forte l’envahissait pour Vincent Le Tellier resté presque seul au Sanatorium ; une pitié attendrie pour Jean Sylvestre qui languissait dans son hôpital. Ne pas fouler ces sentiers odorants, ne point écouter la forêt murmurer, n’était-ce pas la misère du monde la plus lamentable ?

Cette pitié seule tempérait son bonheur excessif.


X


Lorsque Claire obtint de sa mère la permission d’acheter un secrétaire pour sa chambre, elle ne constata pas elle-même tout de suite la valeur du cadeau qu’elle recevait.

Depuis cinq ans, que d’heures de paix, de solitude heureuse, Claire devait à ce petit meuble. Elle pensait souvent au jour où elle l’avait choisi, dans un magasin en liquidation de la rue Amherst. Il était couvert de poussière et abandonné dans un coin. Elle en avait demandé le prix. On le vendait pour la moitié de la somme que sa mère lui avait allouée. Impulsive, elle avait dit aussitôt : « Je le réserve, » et sans en regarder d’autre avait demandé qu’il fût immédiatement expédié.

Ce jour-là, elle revint chez ; elle inondée d’une profonde félicité. Elle savait ce qu’elle ferait de sa vie ; jamais elle n’avait révélé ce grand secret à personne. Ce meuble l’aiderait. Elle l’installa en biais, près de la fenêtre. De là, elle apercevrait les deux arbres de la cour et un coin du ciel ; paysage réduit mais suffisant. Sur le secrétaire, elle posa l’Enfant-Jésus d’Hoffman, dans un cadre sur pied, et un mince vase de cristal dans lequel elle gardait toujours une ou deux fleurs.

Elle se privait souvent de prendre le tramway, pour acheter quelques roses avec le prix de ses billets.

Au début, les casiers du petit meuble ne continrent que des enveloppes, quelques feuilles de papier, un cahier cartonné, son journal, sa plume. Aujourd’hui, il regorgeait de paperasses, de cahiers de cinq sous où Claire écrivait. Secrètement, elle préparait un volume de vers. Elle avait beaucoup étudié. Le fruit de tant d’années passées dans la lune mûrissait. Elle écrivait facilement, avec joie ; sans cesse, quelque poème germait dans sa tête blonde. Elle ne savait pas si son travail valait quelque chose, mais elle était confiante. Écrire lui donnait une sensation d’ivresse, celle de posséder les raisons les plus profondes de vivre, de ne pas exister en vain.

Quand elle affirmait : « Je suis trop laide, on ne m’aimera pas, » elle révélait le tourment de son adolescence. Après sa sortie du couvent, à la campagne, un été, un voisin lui avait fait la cour. Puis, une jeune fille était survenue, grande, les cheveux blonds, les yeux noirs caressants. Pour elle, le jeune homme avait abandonné la pauvre Claire au misérable sourire. Depuis, elle vivait avec cet affront, comme avec une blessure incurable Elle conçut du mépris pour les jeunes gens, décida de se renfermer en elle-même, où d’ailleurs elle pouvait n’être jamais seule.

Elle étudiait avec ardeur. Tout le temps qu’elle passait dans sa chambre, elle lisait. Sully Prud’homme, Samain, Louis Mercier, la comtesse de Noailles, Verlaine, Nelligan, Lozeau lui apportaient leurs gerbes de délices. Elle apprenait par cœur des arts poétiques, des manuels de versification, et elle tentait ensuite d’exprimer ses sentiments subtils, son amour de la nature, de la solitude, du rêve.

Elle ne s’ennuyait pas. Comment s’ennuyer si l’on applique toutes ses forces à un but ? Elle se ferait peut-être un jour une réputation de grande poétesse ; en attendant, elle travaillait dans l’ombre, le mystère, sans avoir besoin d’encouragement, sans faire de confidence. Son exaltation intérieure la soutenait. Souvent, elle s’étonnait, se souvenant du cours de l’Université, de ces études littéraires entreprises par amour pour Poupon Rose. Ce consciencieux professeur avait maintes fois manifesté son enthousiasme pour les poètes qu’il commentait, mais s’était-il douté qu’il allumait ainsi parmi ses élèves une lampe qui jamais plus ne s’éteindrait ? Claire le sentait, elle aurait toujours la poésie pour sœur, pour amie ; l’important pour elle dans la vie, ce sera toujours d’écrire et de lire ; écrire sera primordial, passera avant toute chose.

Déjà, elle négligeait parfois de donner signe de vie à Nicole, à Monique, à Lucette. Celle-ci s’en plaignait, voulait savoir pourquoi Claire devenait invisible. Mais le secret de Claire demeurait sous scellés.

Elle choisit un jour un pseudonyme qui ressemblait beaucoup à un nom véritable, adressa sa meilleure pièce de vers à un écrivain qu’elle admirait et qui dirigeait un journal du dimanche. Elle y ajouta ce mot :

— Si ces vers vous plaisent, publiez-les et je vous en ferai parvenir d’autres. Mais je ne veux dire à personne qui je suis.

Le dimanche suivant, elle acheta l’hebdomadaire ; dans la rue, tout de suite, elle le parcourut avec un fébrile espoir. Rien. Bravement elle refoula sa déception. D’ailleurs avait-elle réellement espéré qu’ils paraîtraient ?

Huit jours plus tard, elle parcourait le même journal avec ennui ; tout à coup, elle les aperçut, là, devant elle, en haut de la Page Féminine, soulignés d’un bel encadrement et de caractères spéciaux. Elle rougit, trembla. Elle aurait pleuré à la fois de bonheur, d’orgueil et d’une tristesse inexplicable. Vibrante, elle les relut comme s’ils n’avaient pas été les siens. Ils lui parurent beaucoup meilleurs qu’en manuscrit ; mais elle se sentait nue, devant le public, elle avait honte, elle brûlait.

Tout de même, puisqu’on les avait publiés, ils possédaient une certaine valeur, une certaine force ? Elle détenait en elle-même quelque don précieux. Merveille, subite et resplendissante beauté de la vie. Et tout en continuant de souffrir, elle ne savait au juste de quoi, elle remerciait le Ciel de ce don qu’elle estimait plus que la richesse, plus même que l’amour.

Ensuite, chaque fois que quelqu’un, dans la famille, prenait le journal, elle s’effrayait : il fallait à tout prix que personne ne sût qu’elle avait composé ces vers. Son être secret, elle tenait à le dissimuler à tous. Du reste, elle aurait désiré disparaître, ne plus exister que par ses écrits, demeurer invisible. Elle sortait de la pièce, redoutant que devant elle on lût son poème.

Elle éprouvait pourtant le lourd besoin des louanges. Elle tenterait à l’occasion de les supporter sans broncher, sans se trahir. Bientôt elle fut comblée ; quatre dimanches de suite, elle eut, dans la même page du journal, quelque sonnet ou quelque fantaisie. Un jour, elle s’en allait à la bibliothèque avec Lucette, et celle-ci lui dit :

— As-tu vu ces vers qui paraissent depuis quelque temps sous la signature de Jacqueline André ? Ils me plaisent beaucoup. On dirait que l’une de nous les a écrits : c’est notre jeunesse, ce sont nos impressions, ce sont nos amours. Mais nous, nous ne saurions les exprimer aussi bien…

Claire bredouilla et fit au plus tôt dévier la conversation. Avec Nicole, elle se fût trahie. On détournait plus facilement l’attention de l’optimiste Lucette.

Désormais, Claire eut confiance en elle-même ; ce mince éloge inachevé lui suffisait comme stimulant. Elle travaillait sans répit. Enivrée, trépidante, elle vécut la période la plus heureuse à la fois et la plus solitaire de son existence.

Cependant, ses amies se disaient entre elles :

— Claire devient étrange ; elle ne veut plus jamais sortir ; si nous voulons la voir, il faut forcer sa porte. On dirait qu’elle ne tient plus à nous, qu’elle préfère rester seule !

Était-elle seule, en vérité ? Elle se penchait sur son secrétaire aussi joyeuse et transfigurée que pouvait l’être Nicole lisant les douces lettres d’Alain. Sa plume glissait, courait, ailée, rapide, vivante. Elle travaillait dans la béatitude ; l’inspiration comble la jeunesse, les impressions font vibrer des nerfs neufs.

Claire se croyait la première à découvrir le monde avec un tel émoi.


XI


D’un voile d’amitié j’ …jusques à ce jour,
D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

Racine


Nicole n’avait pas souhaité ressentir cette tendresse profonde qui est une capitulation du vouloir, la suppression de toute liberté. Inapte aux travaux du ménage, croyant que ses goûts de sport étaient incompatibles avec le rôle d’épouse, elle s’était tracé, à vingt ans, un plan de vie très net. Elle resterait célibataire et conserverait son indépendance. Des voyages, de longs séjours à la campagne, de l’étude, des lectures rempliraient son existence qu’elle comblerait en plus de prières et de bonnes œuvres.

Jusqu’à ce dernier été, jamais elle n’avait accordé une seule de ses pensées à un homme. Quand Poupon Rose était devenu l’étoile du quatuor, Nicole avait protesté avec franchise. Elle n’imitait pas les autres, elle n’aimait pas son professeur ; elle s’amusait, se moquait.

Mais maintenant sa nature de femme se vengeait : Alain s’était doucement insinué dans sa vie. Les projets antérieurs perdaient leur netteté dans un brouillard. L’homme qu’elle avait auparavant enveloppé de son mépris enfantin et chaste reprenait ses droits. Il se transformait, en la personne d’Alain Dorval, en un être excessivement attachant, précieux, intelligent et bon.

Avec Alain, lui semblait-il, elle pourrait sans fin échanger des idées dans la félicité et le ravissement. Ils abordaient tous les sujets, avec une gravité qui s’égayait en éclairs de grands éclats de rire ; pour un quiproquo ; pour une phrase dépassant la pensée de l’un ou de l’autre ; pour un superlatif exagéré de la part de Nicole qui perdait, dans l’exaltation du moment, beaucoup de son habituelle pondération.

Le facteur continuait à jouer dans leur vie son grand rôle. L’après-midi en rentrant, Nicole avant d’allumer la lampe devinait dans l’ombre, sur sa table, le carré blanc de l’enveloppe d’Alain. Elle la gardait dans ses mains un moment avant de l’ouvrir. Douces impressions ; le sentiment presque jamais n’apparaissait, mais il baignait les pensées comme de l’eau, une éponge. Et ses réponses s’imprégnaient de même façon d’un amour caché mais puissant.

Avec ardeur, Alain enseignait à Nicole comment les doctrines nationalistes de Barrès pouvaient s’appliquer au Canada français. La jeune fille abandonnait les livres de Bordeaux, de Bourget, pour Colette Baudoche, Au service de l’Allemagne, Les amitiés françaises, et les énormes volumes de la trilogie où, en Sturel, Nicole désirait retrouver Alain. Ils étudiaient des choses bien graves, mais ils les illuminaient d’une mutuelle et subtile tendresse.

Un Alain marivaudeur n’aurait pu conquérir Nicole. Mais cette virilité d’esprit, cette passion pour les idées, cette droiture la saisissaient. Il parlait religion, patrie, lettres. Il apportait un article de journal, signalait une revue, quelque nouveau mouvement national. Et puis, ensemble, ils méprisaient les opinions qu’ils ne partageaient pas.

Nicole n’avait pas négligé les sports. Deux fois par semaine, l’après-midi, elle allait nager à la Palestre Nationale, alors toute neuve. Dans l’eau glauque de la piscine, ses mouvements rythmés, égaux, berçaient sa rêverie comme une musique : Alain habitait constamment sa pensée. Elle se disait :

— Il est au cours. Il a reçu ma lettre. Il pense à moi, lui aussi. Il sait où je suis.

Une pareille certitude donnait de la plénitude à son amour. Sans cesse un feu de joie flambait en elle. Une chanson délicieuse et imprécise chantait dans son âme ; quelque fée présidait d’ailleurs à l’arrangement de leurs jours. La ville si grande semblait rétrécir ; et lorsqu’elle faisait des courses, au début d’une après-midi, Nicole, ravie, rencontrait Alain par hasard. Elle l’apercevait devant elle, en personne, au moment où justement elle tenait avec lui une conversation intérieure. Et les yeux d’Alain, dans l’étonnement du premier regard, enchantaient son cœur. Soudain la vie s’illuminait, s’affirmait aussi belle que le plus incroyable des rêves.

Considérant cette rencontre inespérée comme l’indication d’une volonté providentielle, ils passaient ensemble l’après-midi.

Alain soutenait que le cours qu’il devait suivre n’avait pas d’importance ; il se libérait sans remords des devoirs dont la gravité disparaissait lorsque Nicole était là.

Ils s’en allaient alors, indifférents aux autres, sans éprouver la fatigue de leurs pas, sans souffrir du froid, sans voir la rue boueuse ; leur cœur et leur intelligence n’avaient plus qu’une passion : se découvrir, se confier. C’était l’automne et la nuit tombait vite et tristement.

Même si l’animation de la ville parvenait à les tirer de leur rêve, les édifices et les choses sans couleur et sans beauté prenaient un visage transfiguré, une apparence heureuse ; avec ce moment de bonheur imprévu qui leur était accordé gratuitement, la rue s’éterniserait désormais dans leur souvenir comme une partie de leur infinie félicité.

Ils achevaient doucement l’après-midi devant une tasse de café chez Kerhulu. Alain bravait son Université. Nicole n’était plus la sévère Nicole. Ses devoirs cessaient d’être aussi rigoureusement des devoirs ; elle avait oublié une ou deux des courses qu’elle comptait faire. Qu’importait ? Appuyés à la petite table, ils se regardaient, se parlaient avec la même miraculeuse volubilité. Nicole goûtait à peine les gâteaux qu’elle mangeait, tant la saveur de leur accord mutuel et enchanté abolissait tout ce qui était matière et réalité.

Après de pareilles heures, quand Nicole rentrait, elle appliquait toute sa volonté à empêcher ses yeux de briller, et à bien entendre ce que, à la maison, on pouvait lui dire ; car en réalité elle n’était pas encore rentrée en esprit, elle repassait les chers instants, elle rêvait éveillée ; elle aurait bien pu sourire sans cause.

Il ne fallait pas que les autres voient. Il ne fallait pas que les autres sachent. Mais elle en avait la fièvre…

Elle prenait un livre et courait au plus tôt s’enfermer dans sa chambre ; seulement, au lieu de lire, elle se rappelait qu’elle avait oublié de dire une chose à Alain, ou que telle de leurs paroles appelait des développements. Elle lui écrivait. Alain lui téléphonait. Leurs deux esprits, leurs deux cœurs de plus en plus se pénétraient, s’emmêlaient, la douceur souveraine de l’amour sournoisement s’était emparée d’eux.


Pourtant, ils parlaient toujours de leur amitié.

Puis, un soir, Alain hésita plus que d’habitude à quitter Nicole. Il ne pouvait se décider à partir, éprouvant tout à coup violemment qu’il désirait toujours demeurer auprès d’elle. Il disait : « Il faut que je m’en aille, » mais sans bouger. Souvent, il avait tenu la main de Nicole dans la sienne, mais comme distraitement, et sans cesser de parler. Ce soir-là, soudain, il ne pouvait plus parler. Avec des yeux humides, changés, trop tendres, il regardait Nicole, que le même émoi envahissait et qui se détourna, rougissante.

Alors, enhardi et confus à la fois, il attira sous ses lèvres le doux visage féminin. Il s’était attendu à voir une petite main s’interposer, mais Nicole cédait emportée par sa propre impulsion, par son sentiment qui se démasquait et se montrait dans sa force et sa vérité.

Leur amitié, leur douce, leur tranquille, leur rêveuse, leur sereine amitié, c’était donc de l’amour ? Et pendant qu’elle répondait à ce premier et émouvant baiser, une angoisse sourde s’insinuait et se mêlait au bonheur que ressentait Nicole.


XII


« Ce fut un sentiment incompréhensible peut-être aux Français, mais que les hommes d’autres pays, les Anglais, par exemple, peuvent fort bien comprendre ; en tous cas, ce sentiment fut aussi noble et aussi rare que le génie épique. »
Hilaire Belloc.


Lorsque Lucette recevait une lettre de Jean, sa figure s’illuminait. Saisissant un jour cette expression de joie, sa marraine voulut en savoir la cause. Ravie de confesser son aventure, Lucette raconta tout ; la gifle d’autrefois, la carte postale sur laquelle elle avait griffonné et la volumineuse correspondance qui en résultait. Puis elle donna à sa marraine toutes les lettres à lire.

— Tu verras, il est bien intelligent.

Aline de Villemure craignit de s’ennuyer à pareille lecture ; ou de railler, quand on attendait d’elle de l’admiration. Des yeux de vingt ans s’émerveillent souvent de puérilités et de chimères. Surprise, elle découvrit une pensée précoce et une culture d’une étonnante étendue chez ; un si jeune homme. Comment même, se demanda-t-elle, Lucette peut-elle l’intéresser, elle qui ne connaît encore que les livres à la mode ?

Une grande fraîcheur d’impression, la gaieté, l’entrain, l’optimisme, l’originalité caractérisaient alors Lucette ; mais c’était encore une enfant. Malléable, avec une nature d’artiste, elle pourrait, pensait Aline de Villemure, gagner à cette correspondance une plus avide curiosité des choses de l’esprit. Elle s’engagerait définitivement dans la voie choisie de la vie intellectuelle. Par malheur, l’émotion semblait déjà s’y mêler. La curiosité des choses de l’esprit n’irait pas sans la curiosité de celles du cœur. Et ce jeune homme était malade.

Elle voulut connaître la nature de cette maladie. Lucette trembla d’indignation, à l’idée d’interroger Jean sur un sujet si cruel. Rencontrant un bossu, un nain, devait-on les examiner ? Elle ressentait toujours avec violence la souffrance qu’elle imaginait chez ces êtres si on les regardait. Et Jean était un infirme.

— Il m’a dit qu’il ne pouvait plus marcher. C’est tout ce que j’en sais, marraine.

L’autre, uniquement professionnelle, ne s’apercevant pas que pour une fois elle déplaisait à sa filleule, insistait :

— Cette infirmité n’est peut-être qu’accidentelle ; tu dis que c’est venu à la suite d’une chute ? Mais s’il s’y mêlait de la tuberculose, il faudrait savoir. Dans tous les cas, ma chérie, ne t’emballe pas. Vois le danger.

Lucette était prête à s’emporter. Le sujet lui faisait mal.

— Danger ? mais quel danger, marraine ?

— Tu pourrais l’aimer. On n’épouse pas un malade.

— Faut-il donc que je me marie ? Vous n’êtes pas mariée, marraine, et vous êtes heureuse.

— Peut-être. Mais, ordinairement, une femme qui n’entre pas en religion doit fonder un foyer, avoir un mari, des enfants…

— Je n’ai que dix-neuf ans ! J’ai le temps de penser à autre chose qu’à me trouver un bon parti ! N’est-ce pas une belle œuvre, m’occuper de Jean ? Ne serais-je pas blâmable de l’abandonner, maintenant ? Sera-t-il condamné à une solitude absolue, si tout le monde doit redouter son amitié ? Notre correspondance le distrait. Il n’est pas question d’amour. Et puis, son influence, vous le savez, me sera salutaire. Il est très cultivé.

— Ah ! Lucette, tu ignores tout de la vie, tu te jetteras dans un piège, et plus tard tu souffriras.

— Vincent Le Tellier reçoit des lettres de jeunes filles ; il ne pense pas à l’amour ; il m’a avoué qu’il y avait renoncé…

— Il y a renoncé, oui, mais après une aventure semblable à celle dans laquelle tu t’embarques. Malgré son état, il a voulu se marier l’année dernière… Les parents de la jeune fille s’y sont absolument opposés. On n’épouse pas un malade, Lucette, je te le répète. Vincent est intelligent et sérieux. Il s’est résigné, mais tu devines l’amertume qui demeure dans son âme. Et je crois qu’il ne jouera plus avec le feu.

Lucette cessa de discuter.

Mais elle continuait à croire que sa tante se trompait. Pour une fois, cette femme si intelligente raisonnait mal. Elle méconnaissait la beauté d’un dévouement désintéressé, donnait trop d’importance au côté pratique de la vie, doutait à tort de la possibilité d’une amitié pure.


Les beaux paysages de Percé se voilèrent de mélancolie. En les contemplant, Lucette songeait maintenant à l’ami malade qui ne les voyait pas. De la pitié dont elle l’enveloppait découlait un désir de plus en plus fort de consoler Jean, de l’aimer sans retour.

Cette amitié ne s’était-elle pas nouée d’une façon providentielle ? Lucette se disait qu’une existence valait, non par le bonheur atteint, reçu, mais par celui que l’on dispense. Cette soif de dévouement était cependant née à son insu, de son ancien désir d’être aimée, à l’époque romanesque de ses quinze ans. Lorsqu’elle avait écrit à Jean, elle avait eu pour but de se distraire. Jean avait attribué ses lettres à la bonté, il l’en avait louée ; elle ensoleillait, disait-il, les mois les plus obscurs de sa vie. Alors, le but de cette aventure, l’amusement, s’était peu à peu modifié. Il devint plus grave, presque religieux, et maintenant il tenait en elle la place la plus importante.


Effrayé de l’ardeur triste qu’elle manifesta bientôt dans ses lettres, Jean la supplia de ne pas s’attacher. Malgré le sentiment qu’il éprouvait pour elle, il la priait de ne pas engager son cœur. Elle était jeune, elle pouvait lui consacrer quelques heures d’amitié, mais elle devrait ensuite songer à son avenir. Jean refusait d’être un jour l’obstacle à son bonheur.

Alors, il la repoussait ? Songer à son avenir, cela signifiait donc prosaïquement prendre un mari capable d’assurer votre subsistance ? Il disait ainsi en d’autres termes ce que lui assurait sa marraine ? Eh bien ! lui aussi aurait tort. Pourquoi cette rage exaspérante et universelle de mariage ? Ne pouvait-on pas autrement édifier son avenir ? N’y avait-il pas diverses vocations ? Même avant d’aimer Jean, Lucette se souvenait avoir souhaité rester célibataire. Elle s’affolait lorsqu’elle s’imaginait à la tête d’une famille, avec une maison à tenir, du linge à raccommoder, des enfants à soigner, un mari à contenter, des finances à équilibrer, et tant de fardeaux sur les épaules. D’avance, une détresse panique serrait son cœur, lorsqu’elle s’énumérait toutes ces tâches.

Elle communiqua ces réflexions à Jean et dans un élan de générosité juvénile elle lui avoua son amour. Le bonheur maintenant, elle l’attendait de lui. Elle gagnerait sa vie. N’avait-elle pas son talent de pianiste ? Elle ne se marierait pas et leur amitié serait la plus belle chose du monde.

Mais elle s’attristait. En septembre, sous le ciel de Percé, dans les routes du village devenues désertes, son cœur se gonflait de regrets, pour les bonheurs qu’elle ne connaîtrait pas. Elle méditait à présent sur la vie avec un pessimisme qui ne lui ressemblait pas. Elle ne disait presque plus jamais : je suis contente, j’ai hâte. Elle n’était plus celle qui tentait de convaincre son amie Claire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Elle avait trop longtemps rêvé d’un amour heureux, pour être satisfaite d’un amour plein de tristesse et de souffrance. Une douleur aiguë la bouleversait à l’idée qu’elle ne partagerait jamais avec Jean les joies du voyage, et ces longues promenades dans la forêt. La félicité qu’elle avait rêvée, comportait avant tout ce partage des heures enchantées qu’elle vivait depuis plusieurs semaines. Certains jours, toutefois, son optimisme renaissait, ses songes changeaient de teinte. On guérirait Jean, à cet hôpital. Les médecins accomplissaient aujourd’hui des cures extraordinaires. Il marcherait de nouveau et reprendrait une existence normale.


Ses rêveries projetées si loin dans l’avenir s’appuyaient sur un visage d’homme qu’elle imaginait. Jean comptait à peine dix-sept ans, la dernière fois qu’elle l’avait vu. Elle ne se souvenait nettement que des yeux presque verts, des traits aigus, de la pâleur ; elle croyait aussi se souvenir de la bouche trop grande, des dents fortes comme des dents de loup. Il est vrai que leur dernière entrevue avait été une entrevue de guerre.

Se promenant seule sur la plage désertée de Percé, l’air salin lissant sa peau fraîche, que de souhaits Lucette adressait à la ligne droite que traçait la mer bleue foncé sous le ciel pâle ! Son cœur se dilatait violemment à l’idée d’être transportée, avec un Jean guéri, dans cette barque à voile blanche qui filait là-bas dans l’azur.

En un colloque intérieur perpétuel, Lucette composait de vifs plaidoyers pour son amour ; elle organisait d’avance sa vie ; elle éviterait le malheur ; elle prouverait à l’univers entier qu’elle avait eu raison d’accepter un pareil destin. Le foyer, les enfants, elle les remplacerait par d’autres affections. Être le rayon de soleil d’un emmuré vivant, n’était-ce pas du reste aussi méritoire que d’être une mère de famille ? Elle n’avait pas choisi son destin, les circonstances le lui imposaient, mais elle saurait offrir au monde un visage satisfait.


Quand elle vit Jean, en octobre, elle eut un imperceptible mouvement de recul. Son imagination l’avait transfiguré. Elle en avait fait un héros de roman. La réalité s’avérait loin du rêve. La maladie avait saisi le jeune homme en pleine croissance. Il était frêle, malingre et son aspect désappointa Lucette.

Mais le sourire si admiratif, si ému de Jean, quand il la vit auprès de lui, noya la déception de la jeune fille d’une profonde vague de pitié. Elle le consolerait ; il serait heureux malgré tout, puisqu’elle l’aimerait.

Lui, semblait oublier son infirmité. Il parlait avec verve, avec gaieté. Il habitait une pièce toute tapissée de livres. Il lui en prêta, et elle entra tenant sa main maigre et tannée, dans le royaume de Musset, de Sully Prud’homme, de Louis Mercier, dans le pays chimérique et tendre de la Princesse Lointaine, de Rostand alors en pleine gloire…


XIII


Le 11 novembre 1918, Monique, Nicole et Lucette passaient la soirée chez Claire.

À Montréal, peu de jours auparavant, la nouvelle de l’Armistice avait été semée sur la ville par un tintamarre subit. Toutes les cloches d’églises, de couvents, avaient sonné soudain, et en même temps s’élevait et se multipliait graduellement le cri des sirènes d’usines, des sifflets de bateaux et de locomotives.

Étonnés, inquiets, les gens s’étaient penchés à leurs fenêtres. Dans la rue, quelqu’un lança « Vivent les alliés ». L’acclamation s’était répétée de bouche en bouche. Des yeux s’étaient embrumés de larmes. Bientôt, pendant que se déchaînait l’ouragan des bruits, et que la foule s’amassait, une à une, les maisons s’étaient pavoisées.

Comment croire cependant à la réalité de cette heure ? Que la paix fût signée, que l’on pût enfin s’amuser, être heureux, sans songer aux blessés, aux morts, à l’angoisse des mères, des sœurs, des épouses, à ce cauchemar de sang ? Cela semblait inconcevable.

Le jour pesait, pluvieux sur l’asphalte noire. Les arbres dénudés tendaient vers le ciel leurs ramures effeuillées. La grippe espagnole n’avait pas encore achevé ses ravages. Le bonheur paraissait impossible. Vers le soir, la bonne nouvelle avait été démentie. La guerre durait toujours.

Mais le onze, la bonne nouvelle revint indéniable, et le bonheur put librement envahir les âmes. Claire éprouva le désir de revoir ses amies. Elle leur téléphona et toutes les trois acceptèrent son invitation.

Pour la première fois depuis le retour de Lucette, depuis le deuil de Monique, depuis que s’altérait l’indépendance de Nicole, le quatuor se retrouvait au complet.

Nicole dissimulait sa métamorphose, mais une lueur profonde dans ses yeux bruns, le sourire plus facile, enlevaient à sa physionomie l’étrange sévérité qui, à quinze ans, la distinguait.

— La guerre est finie, est-ce croyable ?

— Jacques Préfontaine n’aura pas eu le temps d’aller loin.

— Mais il verra un peu d’Europe, au moins…

— Et traverser l’océan, c’est quelque chose, si j’en juge par la mer à Percé…

Lucette, bien enfoncée dans le fauteuil vert, se mit à parler des beautés de ce pays d’où elle arrivait.

— Quand j’ai fait pour la première fois le tour de Pile Bonaventure, j’ai cru que je rêvais. Imaginez-vous la mer bleue comme un saphir, le ciel comme une soie plus pâle, et la barque balancée doucement sur de longues vagues. Une île d’abord verte et marquée par les taches claires de quelques maisons, une île allongée comme une baleine endormie à fleur d’eau. À l’une des extrémités, la falaise se relève, tour à tour cuivrée ou grise, rayée de noir comme si des ruisseaux d’encre avaient coulé du haut et laissé leur trace, sur cette paroi perpendiculaire de trois cents pieds d’élévation.

Au bas de ce mur bizarre et pittoresque, des amas de roches tombées, érodées par la vague, forment d’étranges et surprenantes figures. La mer et le vent les entourent de leur fracas incessant. Mais bientôt s’ajoute à ce tumulte un cri insolite et multiplié. La barque contourne encore un cap et soudain vous jette en pleine féerie. Le ciel au-dessus de vous est tout à coup voilé d’innombrables et blancs oiseaux qui tourbillonnent, éblouissants dans le soleil. Ils vont, viennent, s’élèvent, redescendent, planent avec grâce. L’air est déchiré du claquement de leurs ailes, de leur cri plaintif et rauque. Devant vous, la longue falaise abrupte est fendue horizontalement en quatre ou cinq étages d’où jaillissent sans cesse des oiseaux ; et d’autres encore sont rangés sur les rampes, si nombreux que d’un peu loin on les prendrait pour de la neige. Quelques cormorans bien noirs, dressés sur des récifs, semblent admirer comme nous tant de blancheur, et tant d’ailes éblouissantes. Le merveilleux, c’est aussi de voir, quand le soleil est très haut dans le ciel, passer et repasser sur le rocher blond les ombres volantes de ces immenses oiseaux qui vont et viennent en un mouvement de giration que l’on croirait perpétuel. Vous pensez naturellement que j’exagère, mais vous verrez…

— Nous verrons, nous verrons, c’est facile à dire, protesta Monique. Mais irons-nous jamais ?

— Monique, supplia Lucette, il faut prendre la résolution d’y aller, river ta volonté à ce désir ; et tu iras. Vouloir beaucoup une chose, c’est l’obtenir. Ainsi, je commence à vouloir un voyage en France.

— Tu iras. Toi, tu obtiens tout ce que tu désires. Une fée a béni ton berceau.

— Mais si tu trouves auparavant le mari de tes rêves ? Les jeunes gens pourront maintenant faire des projets. Et gare l’amour !

— Oui, comment pouvions-nous être gaies, insouciantes, rire quand nos frères étaient menacés ? La nature humaine, moi, je ne la comprends pas, acheva Claire, et la vie non plus ; au fond, je ne comprends rien et je ne me résigne pas à la pensée de toujours souffrir.

— Pourquoi Dieu nous a-t-il créées et mises au monde ? demanda vivement Nicole.

Et soudain jeunes et rieuses comme au couvent, elles déclamèrent :

— Pour L’aimer, Le servir en ce monde, et pour être heureux avec lui dans le Ciel pendant l’Éternité.

Claire protestait :

— Un peu moins de douleurs n’aurait fait de tort à personne.

— Les douleurs sont venues à la suite du désordre, des péchés, reprit la docte Nicole.

— Et la mort, ajouta Monique attristée.

Il y eut un silence.

Monique avait peu changé. Un peu plus belle, peut-être, et toujours débordante de vie. Son teint laiteux et rose, ses grands yeux bleus et sa jeune fraîcheur de blonde, le noir de son deuil les mettait en relief. Et avec ses amies elle ne pouvait demeurer longtemps mélancolique. L’état d’âme couventin ressuscitait. Il fallait rire. Et puis, vingt ans, c’est vingt ans. La vie est là avec ses grâces aussi bien qu’avec ses douleurs. Monique a dû accepter la douleur inévitable, mais elle n’a pas cessé d’espérer la joie.

— C’est égal, dit-elle, tu es heureuse, toi, Lucette, tu es la plus heureuse.

— Ah ! tu crois le bonheur aussi simple ?…

Un moment, dans la pensée de Lucette se filme l’aventure où vient de s’engager sa jeunesse. Elle aime Jean. C’est grave, si grave qu’elle ne veut pas, ne peut pas en parler, et bien moins en rire. C’est à la fois un enchantement et une cruauté.

— N’as-tu plus aucun paysage de Percé à nous décrire ? Tu décrivais si bien. Poupon Rose reconnaîtrait sa méthode…

Et Claire réclamait :

— J’ai besoin d’émerveillements et qu’on excite en moi le goût des départs pour les beaux pays que je ne connais pas !

— Pourquoi ?

— Mon secret. Ma vie a son secret, mon âme a son mystère.

— Un amour éternel ?

— Tu n’y es pas. Tu ne brûles pas, mais pas du tout.

— Allons, Claire, dis-nous vite ton secret.

— Ah ! non ! par exemple. Si un jour vous le connaissez, c’est que vous l’aurez deviné.

— Et tu oses m’appeler la mystérieuse Nicole ?

— Et n’es-tu pas la mystérieuse Nicole ?

— Te rend-il heureuse, au moins, ton secret ?

— Énormément. Mais ce bonheur ne ressemble pas à ce que l’on appelle d’ordinaire le bonheur.

— Ah ! Qu’est-ce après tout, le bonheur ? Je voudrais bien le savoir, moi, soupira Monique. S’il existe, c’est à vingt ans qu’on devrait le tenir. Je l’attends, les yeux, la bouche, les bras béants ! Nicole en riant protesta :

— Mais le bonheur, ma pauvre Monique, n’est pas un état stationnaire, ce n’est rien de permanent, de palpable, de solide. C’est fluide, fugace, plutôt ! Ah ! J’ai enfin réussi à placer ce mot que j’adore…

— Moi, gronda Monique, c’est le bonheur que j’adorerais. Où est-il ? Où donc est-il ? Je ne le vois nulle part. Et pourtant en moi, cette soif dévorante que j’en ai !

— Moi aussi, ajouta Claire.

Alors, au grand ébahissement des trois autres, l’optimiste Lucette déclara :

— Le bonheur, mes amies, il n’existe pas.

Elle l’affirmait avec un sourire complexe qui contrastait avec sa figure ronde et enfantine, ordinairement si joyeuse…

— Il n’existe pas ! oh ! la ! la ! Elle sera la première à l’atteindre, à l’étaler sous nos yeux envieux, le bonheur…

— Il n’existe pas en ce bas monde, continua Lucette.

— Elle a raison, en somme, approuva Nicole.

Claire et Monique protestèrent.

— Ah ! vous deux ! Avec votre Éternité bienheureuse !

— Protestez tant que vous voudrez. Le bonheur parfait n’existe tout de même pas en ce bas monde.

— Il est fugace, comme je vous le disais tout à l’heure.

Elles continuaient la discussion sous le halo d’un grand dôme jaune, dans la salle à manger, les coudes appuyés sur la table, buvant du thé.

Quand Lucette eut vidé sa tasse, elle la renversa sur la soucoupe, la tourna trois fois de la main gauche et annonça :

— Je vais me dire la bonne aventure…

— Où as-tu appris cela ?

— Au Sanatorium, de la cuisinière !

— Non !

— Je vous l’assure. Attendez.

Les petites feuilles de thé s’étaient groupées en hiéroglyphes. On voyait une route, de petits points et d’autres petits points qui tournaient autour d’un rond de porcelaine.

— Je ferai un voyage. J’aurai un « beau désir accompli, » — la servante appelait cela un réussi !… Si une personne devait être malade dans ma famille, je pourrais aussi me l’annoncer. Et une lettre, et de l’argent. C’est exactement tout ce que ma science de trop récente date peut découvrir. Et je n’y crois pas beaucoup.

— N’empêche, dit Monique, les yeux baissés sur sa propre tasse maintenant vide, ses cils longs et noirs palpitants, n’empêche, que je voudrais bien connaître l’avenir, tout de suite savoir ce que je ferai plus tard…

— Moi aussi, dit Claire.

Les autres furent surprises, car, ordinairement, Claire ne semblait jamais rien attendre de l’avenir.

Elle répéta pourtant :

— Je voudrais aussi savoir ce que je deviendrai.

— Moi, je n’y tiens pas, déclara Nicole. Le présent me suffit amplement.

Le doux, l’étrange, l’étonnant présent. Il n’était pas nécessaire que ce présent l’amène à l’avenir convoité par les autres.

— Ce n’est pas sage, mes amies, paraît-il, de désirer connaître l’avenir, continua-t-elle, étant donné que…

— Le bonheur n’existe pas, répéta Lucette obstinée.

— Tu prétends qu’il n’existe pas et tu le cherches dans ta tasse de thé. Au fait, sais-tu que tu nous as parlé de Percé, sans dire un mot des gens que tu as rencontrés.

Lucette décrivit alors Pierre Frappier, sa blondeur, son cynisme. Puis, elle parla longuement de Vincent Le Tellier, malade sympathique, intelligent, résigné. Il lui semblait parler de Jean et cette fausse confidence soulageait si bien son cœur que Claire s’écria :

— Mais tu l’aimes, petite malheureuse !

— Ah ! non, par exemple.

Monique, prosaïque, ajouta tout de suite :

— Tu n’y penses pas, un infirme.

Onze heures sonnaient. Lucette se leva brusquement, comme Cendrillon au bal, à minuit. La lumière jaune illumina un instant les quatre jeunes têtes, fit reluire les cheveux blonds ou bruns, danser des lueurs dans les yeux gris, bleus, noirs. Elles riaient et leurs dents saines brillaient.

Elles allaient partir, quand Monique poussa, sans raison, un grand soupir et déclara :

— Tout de même, mes amies, les années passent et rien n’arrive. Quand nous étions petites, nous n’avions qu’à nous amuser, à jouer et à rire ; c’était toujours en attendant. Mais à vingt ans, cette attente devait finir. Eh bien non ! rien ne change au fond, les années passent et rien n’arrive et ce sentiment d’attente dure toujours…

— Il durera toujours, pontifia Nicole. N’as-tu pas lu l’Imitation ? Nous ne serons jamais rassasiés. Pour finir d’attendre, il faudrait être rassasiés, satisfaits.

— Nicole, je ne vois pas pourquoi tu ne te fais pas prédicateur !

Elles s’embrassèrent, laissèrent Claire dans le carré vermeil de la porte ouverte sur la lumière, et elles s’enfoncèrent bras dessus, bras dessous, dans la noire nuit d’automne qu’éclairait faiblement au coin des rues l’opale des réverbères.

Leurs rires perçaient une brume fine qui enveloppait la ville. Claire, distraitement, referma la porte. Dans sa mémoire revenaient ces vers de Lozeau qui commencent :

« J’attends. Le vent gémit. Le soir vient. L’heure sonne. »

Et qui finissent si tristement :

« Ah ! qu’il est douloureux d’attendre toujours… rien. »

Elle les épinglerait en épigraphe et elle écrirait sur cette attente ses propres vers. Les mots, les rimes se précipitaient.

Fiévreusement, elle crayonna tard dans la nuit.

Le vent continuait à gémir, mais elle n’entendit pas sonner les heures.


XIV


Délices et tristesses de l’amour, pensait Lucette, qui descendait l’escalier de Jean. Dehors, la rue froide et sombre l’accueillit. Il n’était que quatre heures, mais en décembre le jour meurt si tôt.

Elle quittait Jean et, tout de suite étreinte de regrets, désirait le moment où elle remonterait cet escalier, retrouverait la chambre du malade, les livres qu’elle feuilletait pendant qu’il lui parlait, et ce doux silence qu’ils gardaient tous deux parfois sans cesser d’être heureux.

Il lui faudrait laisser passer plusieurs jours avant de revenir, à cause des convenances déjà bien menacées. Normalement, une jeune fille honnête ne va pas chez un jeune homme. Lucette qui d’ordinaire allait partout à son gré, par scrupule, parla de ces visites à sa mère. Elle dut tenir tête à beaucoup d’incompréhensions, de malaise, d’inquiétude. Comment convaincre les gens d’expérience qu’un geste peut s’écarter des convenances sans être répréhensible ? Qu’il peut même n’offrir rien de clandestin et constituer une bonne action ? Visiter les malades, n’était-ce pas une œuvre de miséricorde ? Et à côté du bureau de Jean s’ouvrait la pièce où se tenait toujours quelqu’un de sa famille.

Jean, parfois, prenait sa main, la baisait. Mais tout le sentiment qu’il ressentait pour elle, il ne l’exprimait encore que par un regard reconnaissant et tendre. Il ne semblait pas croire possible le bonheur d’être aimé. Lucette émue de se sentir si précieuse adaptait son cœur à ce rôle.

Était-ce bien l’amour ? Comment en analyser l’essence ? L’imagination, la raison conquise, emprisonnée dans les fils emmêlés et forts de cette chaste et naïve passion, elle ne pouvait plus pourtant penser à personne d’autre. Elle agissait comme d’habitude, parlait avec autant de verve aux gens qui l’entouraient, s’efforçait de ne point paraître distraite, lointaine, mais elle demeurait en réalité avec le souvenir de Jean, elle entendait sans cesse ses derniers mots, cherchait en sa mémoire son visage. Jean, Jean, Jean. Eux, tous les deux. Un rêve de bonheur et cependant l’accompagnement d’un malheur irrémédiable ; dans son âme, un tumulte de chansons tristes, un tumulte de chansons gaies. Absorbée par cette constante exaltation, elle méprisait l’occasion de rencontrer des gens qui l’auraient servie dans l’avenir. Les plus aimables tentaient en vain de pénétrer derrière le rempart que constituait son amour secret. Jean devenait sa pluie, son beau temps, son présent, son éternité. Elle s’évadait de tout ce qui ne le touchait pas. Même les problèmes familiaux cessaient de l’affecter. Seule la charte où s’inscrivaient les hauts et les bas de la santé du malade modifiait son humeur, atteignait sa sérénité.

Priant beaucoup, elle se disait :

— Je renverserai les montagnes. Jean guérira.

Et s’il ne guérissait pas, qu’importe ? Aimer, c’était enfin vivre. C’était vivre, ces impressions fortes et neuves, cet émoi suave, ininterrompu, sans pareil. Mais comme il était pénible de refouler le désir de se confier, de ne rien raconter à ses amies de son bonheur et des petites peines et des inquiétudes qui s’y accrochaient : ne rien dire, tout renfermer en elle, et parler de mille choses indifférentes, le cœur plein de ce cri sonore.

Lucette n’osait même plus nommer Jean devant sa marraine. Les réserves, les conseils de prudence d’Aline de Villemure tombaient maintenant dans un brasier qui les consumait. Lucette s’abandonnait à son sentiment avec la certitude de plus en plus forte d’avoir raison. Les yeux reconnaissants et joyeux de Jean rendaient en sa faveur le meilleur des témoignages. Pour le moment elle dispensait du bonheur ; tant pis, si plus tard, l’aventure comportait de la souffrance, des sacrifices. Tous les sacrifices lui semblaient d’ailleurs mérités.

En se rendant chez Jean, elle s’arrêtait à l’église, faisait un chemin de croix, demandait à Dieu de bénir sa vie. Le soleil qui luisait dehors lorsqu’elle ressortait devenait pour elle une visible approbation du ciel. Elle marchait plus vite, respirait plus allègrement, toute à la beauté de son amour levant, n’imaginant pas un jour où l’habitude ternirait l’or de sa félicité, où le contentement deviendrait moins vif, la joie moins facile.


Ayant vu Jean une heure, Lucette descendait chez Claire. Ensemble elles iraient changer leurs livres à la bibliothèque Fraser. La nuit montait avec de gros nuages sombres sur un ciel où persistait une bande de lumière jaune. Lucette étrennait un manteau d’astrakan noir, au doux et soyeux col d’opossum, ce qui contribuait à son bonheur. Dans le gris de la fourrure, elle sentait ses joues rougies par l’air piquant. Ses yeux brillaient à l’ombre du chapeau de velours noir où fleurissaient deux roses.

Claire, la sachant ponctuelle, l’attendait toute prête ; elles s’élancèrent dans la rue d’un pas égal et rapide. De l’avenue Laval à la rue de l’Université, tout le long de la rue Sherbrooke où les beaux équipages défilaient, elles parlèrent sans un instant de trêve. Une limousine luisante, remplie de femmes élégantes, attirait parfois leur attention. Il n’y avait encore qu’un peu de neige ; mais on devinait que le bel hiver blanc était en chemin ; et sans autre raison, Claire et Lucette prirent subitement conscience de leur précieuse jeunesse, et certaines de l’importance de leur vie secrète, méprisèrent la fugacité des beaux jours. Elles avancèrent avec plus d’enthousiasme, les yeux clairs sous le ciel nuageux. Leurs vingt ans illuminaient cette fin d’après midi trop tôt dévorée par la nuit.

Regardant les vitrines, splendides à cause de l’approche des fêtes, elles échangeaient des réflexions aussi joyeuses que le son des grelots qui tintaient aux attelages d’hiver. Claire acheta deux œillets à un marchand de fleurs qui se tenait au coin de la rue. Elles les piquèrent à leurs manteaux.

Au Fraser, le vieux bibliothécaire les accueillit, galant et paternel ; elles énoncèrent d’un ton posé les titres des livres qu’elles désiraient. Toute l’année précédente, il leur avait prêté les bouquins nécessaires à leurs études littéraires, et s’était amusé à les voir copier si sérieusement page sur page de notes sur Racine, Boileau, Voiture. Ces grands hommes si bien morts et ces petites filles si vivantes, quel contraste. Il les plaignait sans doute un peu et pour les dédommager de ces arides devoirs, il leur offrait des cartes pour les soirées de l’Alliance Française. Elles étaient flattées et reconnaissantes. Soirées mi-mondaines, mi-littéraires dans la salle grise et blanche du Ritz ; regarder à droite, à gauche, devant, derrière ; être regardées aussi et, effarouchées et ricaneuses, se moquer des gens et parfois du conférencier.

Le vieux bibliothécaire constatait sans doute qu’elles vieillissaient. Lucette demandait du Taine, les lundis de Sainte Beuve, du Jules Lemaître. Dans leurs manchons alors grands comme des sacs, elles mirent chacune les livres choisis, et retournèrent rue Sainte-Catherine. Chez Birks, l’horloge marquait cinq heures. Les vitrines resplendissaient. Les mannequins copiaient la vie réelle, avec des sourires figés, des costumes de rue ou d’intérieur de grande élégance. De belles jeunes filles de cire représentaient des débutantes ; satin, fourrures blanches, paillettes d’or et d’argent. Un soupir de regret montait aux lèvres de Lucette. Ce luxe, le connaîtrait-elle jamais ? Sa joie de vivre méprisa vite cette impression passagère. En elle-même, ne possédait-elle pas toutes les richesses, et tant d’idées, tant d’élan, tant d’ardeur !

Une véritable procession défilait sur le trottoir. C’était la promenade à la mode, de cinq à six, la rue Sainte-Catherine ouest. Lucette et Claire saluèrent des amies, d’anciennes compagnes de classe, qu’elles ne revoyaient jamais ailleurs. Les lumières des magasins abolissant l’obscurité, la nuit formait comme un plafond noir au-dessus de la rue éclairée. Et tout le temps Lucette avait conscience de ses vingt ans, chose heureuse et enviable ; les clochettes des voitures pressées, cristallines, semblaient le lui répéter ; elle sentait comme une caresse ce rose froid que le vent appliquait à ses joues.

Claire l’invita à goûter chez Kerhulu. Il serait vraiment tard quand elles y arriveraient. Elles n’auraient plus faim pour le souper à la maison, mais qu’importait. Il fallait profiter de tout ce qui passait.

Elles montèrent dans le tramway en direction de l’est. Bousculées dans la voiture archi-pleine, elles riaient, suspendues aux courroies de secours, pour ne pas tomber. Et Lucette parlait, parlait, d’une infinité de choses tout en se disant : « Je devrais parler de Jean. Claire comprendrait ».

Mais elle ne pouvait pas.

À la rue Saint-Denis, le vent les reçut avec une bouffée glaciale. Elles coururent le long des immeubles qui les séparaient du restaurant. Là, elles s’installèrent à une des petites tables près du mur, et commandèrent ce qu’elles prétendaient aimer plus que tout au monde : des salades au homard en croûte et du café. Leurs manchons jetés sur une chaise, elles enlevèrent leurs manteaux, vérifièrent la position de leurs chapeaux, dirent presque ensemble en se regardant : « Je suis affreuse ». Puis elles examinèrent les gens qui entraient. À cette heure-là, elles auraient sûrement le plaisir de voir quelques célébrités : le beau professeur d’économie politique qu’elles avaient adoré en silence, à l’époque de leurs seize ans ; ce journaliste, dont les billets du soir au Devoir, les plongeaient dans une béate admiration. Et cet autre qu’elles trouvaient détestable et fat. Elles virent aussi beaucoup de gens, amis inconnus, dont elles connaissaient les visages entrevus régulièrement à l’Université, à Saint-Sulpice, à Notre-Dame, aux concerts.

Elles plaisantaient. L’effet du café se manifestait tout de suite. Excitées, elles riaient pour un rien. Et soudain elles aperçurent dans un coin Monique, en compagnie d’un jeune homme qu’elles n’avaient jamais vu.

Celle-ci, tout en enlevant ses gants, leur fit une grimace amicale. Ayant dégusté jusqu’au fond leur salade en croûte, elles allaient sortir. Et elles ne passeraient pas près de Monique installée trop loin de l’autre côté.

Lucette sentit un pincement au cœur. Avec Jean, jamais elle ne pourrait venir ainsi chez Kerhulu. Sa joie faillit s’éteindre. Mais dehors il neigeait maintenant, une jolie neige d’étoiles minuscules, fermes, bien dessinées ; une neige qui tombait drue, volante, avec des airs de fête, et qui sentait bon ; et elle ressuscitait en foule, les impressions qui, enfants, les animaient d’enthousiasme au début de l’hiver. Les petites étoiles blanches se posaient en garniture sur leurs fourrures, s’accrochaient à leurs cils, glissaient sur leurs joues. L’odeur du froid régnait, vivifiante et saine.

— Montons à pied ?

Tête baissée, rieuses, elles entreprirent la longue marche. L’ombre du haut clocher de Saint-Jacques bénit leurs premiers pas ; elles couraient presque. Mais au pied de la Côte-à-Baron, elles ralentirent et Lucette demanda :

— Avec qui Monique était-elle bien ?

Claire fredonna :

« Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme ; si c’est un grand seigneur et comment il se nomme… »

Mais elle ne s’en souciait vraiment pas. Elle songeait à sa chambre, à son secrétaire, et savait qu’en arrivant, avec son bonheur et cette neige, elle écrirait une pièce de vers.

Sur la fourrure de son manteau, frappé à mort, l’œillet à l’odeur poivrée se fanait. Fugacité, aurait dit Nicole…


— XV —


Sauvage Nicole, où s’était-elle forgée ses chimères ? Elle ne voulait pas du mariage et elle laissait Alain s’éprendre d’elle ? Il en deviendrait malheureux. Et avec des phrases timides, hésitantes, elle le suppliait de conserver pure, leur amitié. Elle s’opposait aux baisers. Une chaste Diane veillait au fond de sa conscience et ne serait pas vaincue.

La sévère Nicole ressuscitait pour morigéner. Alain ne pût s’empêcher de sourire en lisant sa lettre. Mais il était ému, en même temps et l’aimait mieux. Nicole, du reste, avait raison. Il avait fait bien des avances pour un homme sans situation et sans fortune. Il lui faudrait reculer. Toutefois, il reconnaissait que jamais au monde, il n’avait aimé personne comme il aimait Nicole Lafricain.

Depuis toujours, cependant, il avait décidé qu’il ne permettrait pas à son cœur de dominer sa raison. Trop d’autres gâchaient ainsi leurs carrières. Il s’était attaché à Nicole à son insu, se laissant glisser sans y prendre garde, d’une sympathie légère à l’exquise douceur d’un sentiment plus exigeant. Elle l’arrêtait dans son ardeur inconséquente, le remettait en présence de la réalité ; lui non plus, d’ailleurs, n’avait pas l’intention de se lier déjà pour l’avenir.

L’avenir, large porte ouverte sur un horizon aussi vaste que la mer ! Et loin, là-bas, le mariage, après une longue croisière sur les lames agitées. Alain avait conçu le projet d’obtenir une bourse pour trois années d’étude à l’école des Chartes. Sa carrière, sa fortune, ne s’édifieraient qu’après ce séjour. Malgré le désir qu’il avait de fonder un foyer, il devrait sans doute laisser fuir des années avant d’y penser. Il ne fallait pas lier Nicole à une destinée aussi aléatoire. Elle resterait sa plus chère amie. Peut-être, plus tard, serait-elle sa compagne ? Il n’entrevoyait pas en ce moment la vie se déroulant sans sa présence. Mais des fiançailles immédiates manqueraient de prudence ; risquer de la voir vieillir à l’attendre ; et si, par hasard, il n’avait jamais rien à lui offrir ? Une carrière d’historien s’établit péniblement.

Il lui confia son dessein un soir, après l’avoir taquinée sur ses scrupules. Pendant qu’il parlait, elle essayait de se convaincre qu’elle obtenait toute satisfaction ; elle obtenait ce qu’elle avait demandé, la sécurité d’une amitié vive, redevenue sage.

Mais sa gorge se serra quand elle entendit Alain exposer son projet de séjour en France.

Allongé dans un fauteuil, grillant une cigarette, gesticulant, il décrivait avec enthousiasme ce qu’il voyait devant lui : son rêve, le voyage, la mer, l’étude. Évidemment, il s’imaginait déjà montant la rue de Vaugirard, traversant la brume fine et poétique d’un matin au jardin du Luxembourg, comme les héros de Bourget, ou Sturel à Paris…

Avec une cruauté inconsciente, il rêvait tout haut, l’oubliant à cette place, où elle resterait pendant qu’il verrait le monde. L’instinct qui l’avait tenue si longtemps à l’écart de toute affection masculine se réveillait, lui reprochait de s’être laissée conquérir. Que récolterait-elle, en dehors des fuyantes minutes heureuses du passé proche, si le seul mot de départ soulevait en elle une pareille souffrance ?

Derrière ses yeux baissés sur un sourire incertain, Alain soupçonna-t-il tout à coup le tumulte que ses paroles agitaient ? Il bifurqua, lui dit :

— Mais je vous aime deux fois plus, Nicole, pour m’avoir rappelé notre idéal de sagesse. Vous l’avez fait parce que vous ne ressemblez pas aux autres jeunes filles. Une autre m’aurait entraîné à un amour bien exprimé, à des promesses, qui eussent pu devenir un fardeau. En ce moment, je n’ai le droit d’aimer personne, que vous, puisque vous m’aidez à réprimer un amour trop grand.

— Trop grand ?

— Oui. Vous êtes une passion pour moi, Nicole. Je ne pense qu’à vous. Je veux sans cesse vous voir. Ma raison seule ne suffisait pas pour me retenir, empêcher une tendresse qui aurait pu se révéler, d’une certaine façon, malfaisante et stérile, puisque cette tendresse laissée maintenant à sa violence ne nous mènerait nulle part. Sagement, vous réclamez de l’amitié. Mystérieusement, pour rester à vous-même, rien qu’à vous-même ? — Il prit alors le visage de Nicole entre ses deux longues mains, rien qu’un instant, parce que, tout de suite, les yeux de la jeune fille le supplièrent de ne pas recommencer ! — Mystérieusement, vous prétendez ne pouvoir accepter que l’amitié. Pour l’instant, le meilleur, c’est bien notre échange d’idées, d’impressions, et vos bons conseils. Vous souhaitez que je sois un grand homme parce que votre pays a besoin de grands hommes ; et sans doute comme vous me faites l’honneur de me croire plus fort, meilleur, plus intelligent que je ne le suis, tiendrais-je à ne pas vous décevoir et à devenir un esprit supérieur, ma Bérénice…

— Pourquoi, Bérenice ?

— « Ni amour, ni amitié, un sentiment platonique, tout de douceur et de larmes. » C’est ainsi que Parrès définit son sentiment pour Bérénice ; moins les larmes, n’est-ce point aussi le nôtre ?

— Moins les larmes, répéta docilement Nicole.

Et elle laissa tomber les mots un à un, doucement. Elle éprouvait soudain le désir d’entrer en religion ; de renoncer tout de suite à tous les sentiments humains, imparfaits et douloureux, empoisonnés d’illusions. Elle regardait Alain avec insistance.

— Détournez vos yeux, sauvage Nicole. Vous m’intimidez. J’ai l’impression que, me scrutant ainsi vous me découvrirez bien au-dessous de l’homme que vous imaginez.

Il ne savait pas qu’elle regardait un grand amour s’en aller à jamais.


Plus tard, dans la même soirée, ils parlèrent d’un politicien qui honorait en ce moment sa race. Alain fit une réflexion sur la femme de celui-ci, que les infidélités de son mari rendaient malheureuse. Nicole sursauta :

— Alain ! Je n’en savais rien. Vous n’auriez pas dû me l’apprendre. J’admirerai plus difficilement cet homme. C’est comme si vous aviez brisé une statue…

— Allons Nicole, plus de tolérance. Un grand homme est tellement plus qu’un autre exposé à la tentation.

Il employait un ton de badinage ; un sourire léger, amusé, indulgent jouait sur ses lèvres. Nicole, dans sa pureté, ne comprenait pas que l’on pût plaisanter sur un sujet aussi grave.

— Eh bien, alors, je ne souhaite plus que vous deveniez un grand homme.

— Vous préférez sacrifier ma gloire à ma vertu ?

— Oui. Je suis trop rigoriste ? Si vous saviez l’effet que me produisent ces taches mises à nu. J’en souffre comme d’une douleur physique, je désire tout sacrifier, prier Dieu pour effacer, diminuer, empêcher le mal.

Une telle ferveur marquait ses paroles qu’Alain en fut un instant tout décontenancé. Puis il dit :

— Nicole, vous ne pensez pas à devenir religieuse ? Le siècle a besoin de femmes comme vous.

— Oh ! ça, protesta tristement Nicole.

— Mais oui, vous le savez.

— Entrer en religion ? Il faudrait que je possède beaucoup de courage, mon Dieu ! Renoncer à ma liberté, ce serait déjà de la sainteté, de l’héroïsme.

— Ô sainte Nicole, priez pour moi.

— Je prie déjà. Je prie pour tout le monde. Sauf Lucette, qui aime bien la prière, mes amies me trouvent bien ennuyeuse. Pourtant la vie sans religion n’a aucun sens. Telle que je la conçois, on obtient ses bonheurs avec des prières, de bonnes actions, des pénitences, comme on prépare les malheurs avec des mauvaises actions, des déchéances, des méchancetés. Je voudrais ma route droite, toute droite. C’est téméraire, probablement. Je suis humaine comme tout le monde. Mais si je pensais qu’en vieillissant, je diminuerais moralement, je quitterais tout sans hésitation, j’entrerais tout de suite au Carmel.

— Et sans Bérénice, que deviendrais-je ?

— Vous irez, en Europe. En route, vous en rencontrerez bien d’autres.

— D’autres qui préfèrent les hommes à leur liberté ?

— Absolument, à leur liberté, aux lacs, aux bois…

Et sans transition, elle redevint une jeune fille capable de plaisanter, amoureuse de mouvement, de sport. Elle décrivit à Alain ses dernières prouesses à la Piscine. Elle avait plongé du tremplin le plus élevé.

Ils reparlèrent alors du lac.

Ils virent de nouveau l’eau claire et bleue, finement ridée et mouvante, et soyeuse et calme cependant, au creux des belles montagnes. Ils revirent le soleil brûlant et la vibration de l’air chaud dans les rayons, et ils éprouvèrent la nostalgie de l’été en même temps que la nostalgie du passé.

Car déjà, dans la mémoire de Nicole, l’Alain du lac n’était plus tout à fait le même que celui de la ville ; et dans la mémoire d’Alain repassait une mystérieuse Nicole, indépendante, halée, le sourire rare et précieux d’une inabordable Diane, et qui ne ressemblait pas à cette Nicole aux yeux chercheurs et tendres, qui tous les jours se confiait un peu plus à lui, et dont il sentait le sentiment sauvage et profond appuyé maintenant sur lui.


— XVI —


Au cœur des événements qui se précipitaient et l’entraînaient, Monique se souvint tout à coup, amusée, qu’un soir de novembre, chez Claire, elle avait déclaré :

— Les années passent et rien n’arrive, rien n’arrive !

Le deux janvier suivant, elle roulait à son doigt une bague où brillait un gros diamant serti de platine ciselé. Cent fois par jour elle admirait l’effet du bijou sur sa main aux ongles luisants, et elle souriait, profondément satisfaite. La vie s’était affirmée plus romanesque que le plus extraordinaire des romans.

La tante, qui depuis la mort de son père habitait chez Monique, possédait une grosse dose d’orgueil, de sens pratique, et un idéal de vie cossue qui s’offusquait du salon de Monique. Ces meubles anciens, sans style, couverts de velours terne et fané, ces meubles sans grâce ni confort, chasseraient les amoureux, prétendait-elle. Il fallait les changer. L’une de ses amies avait acheté, par l’entremise du premier dessinateur d’une fabrique, des fauteuils charmants. La tante demanda l’adresse, fit venir l’employé avec ses catalogues.

Le soir de cette visite, Monique se garda bien de sortir. Elle désirait examiner les dessins et donner son avis. Au premier son de cloche, elle se précipita pour ouvrir. Surprise, elle introduisit au salon un grand jeune homme, la lèvre ombrée d’une moustache rousse qu’il tirait nerveusement, en regardant la jeune fille de ses yeux gris vert.

— On appelle ces yeux-là des yeux pers, pensa sournoisement Monique.

La tante ne descendait pas : moqueuse, Monique regardait le visiteur, posait une question, l’écoutait parler. Elle avait l’impression d’être bien au-dessus de lui, de se montrer condescendante. Jamais elle n’avait si bien vu du premier coup d’œil, les traits, les tics, le caractère de quelqu’un. « Je crois que je pourrais d’avance prononcer les mots qu’il va dire, » pensait-elle. Et pourtant, il ne lui déplaisait pas.

Les sujets d’intérêt général épuisés, le jeune homme prit un livre qui traînait sur une table ; il l’ouvrit. Il l’avait lu et différait d’avis avec l’auteur.

— Mais tiens, se disait Monique, il a des lettres, ce beau jeune homme !

Elle soutint l’opinion contraire, mais sans aucune sincérité, pour l’écouter répondre, le pousser à bout comme dans un jeu. Un rire intérieur animait ses yeux. Peu à peu elle perdit son sang-froid et, à son tour, discuta passionnément.

— Mais ma tante ne descend pas, observa Monique subitement. Ô mon Dieu, ajouta-t-elle, j’ai oublié de la prévenir de votre arrivée ! Elle se leva d’un bond.

— J’ai le temps, vous savez, mademoiselle. Je ne sais même pas votre nom.

— Monique.

— Mademoiselle Monique, c’est gentil de votre part de vous appeler ainsi.

— Mais je n’y suis pour rien.

— Vous exagérez. Vous étiez là. C’est vous qui avez inspiré le beau nom.

Il veut flirter, pensa Monique.

— Je préviens ma tante, car je suis pressée, vous savez ; ces meubles, c’est pour moi.

— Vous n’allez pas vous marier ?

— Peut-être !

Il eut l’air si désappointé qu’elle ajouta tout de suite :

— Mais non, je ne me marie pas. Ma tante déclare que je dois me marier cependant. Elle est de l’époque où une jeune fille de vingt ans sans prétendant était menacée de célibat. Elle croit qu’avec un beau salon, j’aurai plus d’atout. Aidez-moi. Accordez-lui de bonnes conditions.

— Si j’étais votre tante, je saurais que mademoiselle Monique peut se passer…

Mais il n’acheva pas le compliment qu’il avait eu l’intention de faire. La tante arrivait. Les catalogues furent ouverts. Les fauteuils que Monique aimait coûtaient toujours trop cher. Le jeune homme tirait de plus en plus sa moustache, réfléchissait. Finalement il bredouilla qu’il pourrait revenir un autre jour. La tante ne comprenait pas comment ce délai avancerait l’achat. Alors, il proposa de les conduire aux entrepôts la semaine suivante. Pouvait-on juger d’après le catalogue ? Il serait sûrement préférable de voir. Elles n’avaient qu’à indiquer le jour qui leur conviendrait.

— Jamais pareille amabilité, pareil charme ne se sont rencontrés, chez un vendeur de meubles, proclamait Monique en plaisantant après le départ.

Mais elle aurait voulu que la semaine suivante fût là tout de suite.

Dès le dimanche, Monique revit le jeune homme au sortir de l’église. Comment se trouvait-il là ? Il appartenait à une autre paroisse. Mais qu’importe ? Il se mit en devoir de l’accompagner chez elle, et comme il faisait beau, ils prirent d’un commun accord le chemin des écoliers, errant d’une rue à l’autre.

— Vous vous êtes trompé de paroisse, ce matin, monsieur ?

— Pas du tout. Je savais très bien où je voulais aller.

Il était venu parce que Monique possédait les plus beaux yeux du monde, les cils les plus longs et les plus noirs, et qu’elle était grande, souple, amusante. Il avait rêvé d’épouser une femme de ce genre.

Maintenant, on lui avait offert, assurait-il, deux billets pour un concert de Rachmaninoff, au Saint-Denis, cet après-midi là ; il supplia Monique d’y venir avec lui.

— C’est le comble, pensa-t-elle, le voilà mélomane. Il ne lui manque donc rien.

Mais elle se sentait malgré elle exaltée et attirée, elle ne savait pas encore vers quel événement. Il commençait déjà à la dominer, à lui imposer sa volonté. Au lieu de se révolter, elle était contente, y trouvait une secrète douceur.

« Ces impressions que j’ai ressenties, la première fois que je l’ai vu, se dit-elle tout à coup, mais ce sont les impressions qu’une femme doit éprouver devant son mari, quand elle le connaît de fond en comble ! Parions que je l’épouse. »

Stupéfaite de cette audacieuse pensée, elle s’arrêta, regarda longuement les arbres, le ciel, cette rue si bien connue et soudain étrange.


Le roman fut d’une rapidité foudroyante. Ils brûlèrent les étapes. Toutes les dates paraissaient trop éloignées à Maurice Longpré pour le mariage.

Les fiançailles eurent lieu à Noël. Ils se connaissaient exactement depuis cinq semaines.

Mais c’est fou, pensait Monique. A-t-on l’idée d’une vitesse pareille.

Elle se laissa tout de même entraîner.

Elle put choisir pour elle-même les fauteuils que sa tante avait trouvés trop chers. Maurice prétendit que dès le premier soir, il en avait ainsi décidé. La tante en achetait aussi, toute émue d’avoir été dans la destinée de Monique l’instrument de la Providence. Elle ne cachait pas qu’elle aurait préféré pour neveu un notaire, un avocat ou un médecin. Mais l’avenir appartenait aux industriels, après tout. Et tant de notaires s’enfuyaient avec les économies de leurs clients et de nos jours tant de médecins mouraient de faim, que ces professions en étaient quelque peu discréditées.

Monique suivit un cours d’art culinaire. « Il faut bien faire manger un mari, c’est très important, paraît-il, » disait-elle. Elle répétait souvent son nom : Maurice. Elle ourlait des draps, des nappes, de la lingerie de toute sorte. La tante se passionnait pour le mariage de sa nièce, fournissait des subsides, gâtait Monique, l’admirait d’avoir trouvé si facilement un bon parti.

L’aventure unique, imprévue, plaisait spécialement à son âme d’un autre âge. Comment imaginer un roman pareil ? Acheter des meubles et trouver le meilleur des maris. Sur cela, ses espoirs, ses illusions prenaient autant d’envergure que les songes de Monique.


Le quatuor se réunissait un peu plus souvent. Chez Claire, ou chez Lucette ou chez Nicole, on brodait en chœur le chiffre de Monique. Les soirées avaient changé de caractère. On parlait moins du passé et plus de l’avenir. On interrogeait Monique. On lui donnait des conseils. Les hommes, on devait les prendre comme ceci, comme cela. On riait, on plaisantait, et cependant pour les trois autres, l’événement comportait quelque chose d’attristant. Monique, leur semblait-il, se tenait à une gare, attendant un train pour un voyage dont elle ne reviendrait plus. Elles partageaient son bonheur, mais se sentaient abandonnées. C’était peut-être la fin du quatuor et de la jeunesse ! Claire disait :

— Vous verrez, ce ne sera plus comme avant.

Un étranger s’interposait ; il troublerait la parfaite harmonie de leur amitié. Déjà, certains soirs, Monique manquait, à cause de lui, une de leurs réunions. Et ce Maurice Longpré, elles ne le connaissaient que pour lui avoir serré la main à de rares occasions. C’était un intrus. Monique parlait beaucoup à son fiancé de ses trois amies, elle les expliquait ; mais dans son égoïsme d’amoureux il ne songeait nullement, lui, à proposer de les rencontrer plus souvent.

Alors, quand elles n’étaient pas en présence de Monique, elles se confiaient qu’elles n’aimeraient jamais Maurice. Il les effarait, les intimidait. Avec lui, elles demeuraient silencieuses. Non, ce ne serait plus comme autrefois. Le quatuor se désagrégerait. Comment continuer à parler à cœur ouvert, quand l’une d’elles répéterait tout maintenant à cet étranger ?

En attendant ces mauvais jours, ces tristes jours, elles riaient encore parfois beaucoup ; elles échangeaient sur le monde leurs réflexions toujours enfantines et gaies. Ou, quelquefois, des réflexions plus sages. La vie demeurait étrange, déconcertante, méchante même souvent. Mais elle possédait une logique dans ses détours ; des choses bonnes découlaient d’événements qui avaient semblé cruels. La vie blessait, puis guérissait ensuite et, d’un mal, tirait subitement quelque bien. Monique disait :

— Si ma tante n’était pas venue habiter chez nous, je n’aurais probablement pas rencontré Maurice.

Elle sous-entendait : si mon père n’était pas mort, si je n’avais pas subi ce grand bouleversement, si nous n’étions pas restés pauvres, assez pauvres pour que nos meubles attirent la pitié de tante…


XVII


De l’hiver, on passe si lentement au printemps ; mais l’été remplace tout de suite le printemps, et l’automne, l’été…


Plus élégante, la démarche posée, moins impulsive qu’autrefois, Lucette vient de descendre d’un tramway, chemin Sainte-Catherine, et s’en va réfléchissant.

— Voilà bientôt cinq ans que Monique est mariée. Je me demande si elle est toujours heureuse. Il me semble que oui. Elle a son mari, — quand on le connaît, il est intelligent, gentil, — elle a son ravissant petit garçon, et sa petite fille, qui promet tant de ressembler à sa mère. Monique ne souffre d’aucune inquiétude du côté financier. Elle est assez libre ; elle doit se réserver du temps pour lire. En un mot, elle possède un foyer. Tandis que moi, j’ai l’impression de vivre dans la rue. — « Mais tu gagnes de la galette, me dit Monique, et cette galette t’appartient à toi seule. »

C’est pourtant vrai que je gagne de l’argent.

Lucette calcule rapidement qu’avec quelques centaines de dollars de plus elle possédera bientôt, à la Banque, deux mille piastres. Elle destine ce montant à un voyage en France, qu’elle entreprendra, elle ne sait quand, au cours de son existence solitaire.

Jean est toujours malade. Finalement, il n’a pu apprendre à se servir de béquilles. Chaque fois qu’il voulait s’y mettre, quelque malheureuse complication survenait. Son genou ne guérirait jamais.

— Pauvre Jean !

Lucette l’aime. Elle ne peut pas ne pas l’aimer. Il est doué de toutes les qualités : intelligence, bonté, délicatesse de cœur. Quelle reconnaissance elle lui doit. Il l’a habituée à réfléchir ; il a formé son esprit. Elle était si jeune quand elle est devenue son disciple ! Sans lui, que serait sa culture ? Quand elle est libre, elle assiste bien encore aux cours de littérature de l’Université ; mais c’est Jean qui lui a révélé la musique des vers de Racine, c’est Jean qui lui a enseigné à choisir, dans les livres du passé et du présent, ceux qui contiennent la perfection littéraire, c’est Jean qui a formé son goût, affiné sa sensibilité, son intelligence.

Comme Jean s’était moqué lorsqu’elle était revenue du théâtre emballée pour Ruy Blas ! Surpris de voir qu’elle trouvait ce drame si beau, il avait ouvert le volume et, lisant quelques passages, il signalait l’enflure, l’invraisemblance, l’emphase… « Du ver de terre amoureux de l’étoile ». La magie des décors, des voix, avait empêché Lucette de bien juger. Puis Jean lui lisait ce qu’il appelait du bon Victor Hugo. Elle rougissait un peu en écoutant les vers de Sara la baigneuse ; mais le tableau, chaste comme la Source d’Ingres, demeurait gravé dans sa mémoire, après la lecture.

D’ailleurs Jean pourrait lui lire sans la troubler les poèmes les plus passionnés. Son amour n’est pas un amour physique ; il ne s’y mêle rien de sensuel. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle convoitait comme le plus doux rêve, à dix-huit ans, de s’appuyer un jour à une épaule plus forte, de nicher son visage près d’un cœur vigoureux, protecteur. Jean est malingre comme un enfant ; il ne l’attire pas ainsi. C’est elle qui à l’occasion le protégerait, avec sa belle santé, et cette tendresse maternelle sans tentation qu’elle éprouve pour lui. Des livres l’ont vaguement instruite des réalités de l’amour. Mais Lucette ne désire aucunement se mieux renseigner ; puisqu’elle doit rester célibataire, rien ne presse, se dit-elle. Sa curiosité ne l’a jamais tourmentée à ce sujet. Autrefois, lorsque Monique et elle lisaient les mêmes livres, Monique remarquait toujours des phrases qui n’attiraient pas sa propre attention.

Peut-être pourrait-elle constater, plus tard, qu’elle ne multipliait pas en vain ses prières. Dieu lui épargnait le supplice d’aimer le malade autrement. Malgré elle, elle plaignait avec un peu de hauteur et de dédain les gens qui laissaient passer les droits de la sensualité avant les lois de la morale qu’elle pratiquait. Elle ne les comprenait pas, et restait pure, sans mérite, auraient affirmé les uns, par ignorance, auraient décrété les autres.

Mais si l’ignorance constituait une protection, mieux valait alors ignorance que connaissance et curiosité morbide.

En somme, ces cinq années n’ont pas beaucoup changé Lucette ; elle se croit seulement plus sage, parce qu’elle atteindra bientôt vingt-six ans. De loin, elle considère maintenant ses souvenirs avec complaisance et un peu d’émotion, de regret. Mais sa vie s’est remplie. Lucette a tissé autour d’elle tout un réseau de nouveaux liens.

Devenue accompagnatrice chez un professeur de chant réputé, elle prend part à une multitude de soirées, au programme musical de maintes conférences. Pour les répétitions, elle court la ville du matin au soir ; on la voit, réservée, d’une élégance sobre, un livre à la main, descendre du tramway. Elle ajoute à son travail un peu de vie mondaine. Souvent son nom, sa photographie paraissent dans les journaux. Sa marraine ne sait plus si elle doit la blâmer d’avoir engagé son sentiment dans une route ne débouchant nulle part. L’heureuse Lucette semble rester malgré tout l’heureuse Lucette ; elle promène son entrain de la musique à la lecture, toujours gaie, simple, enthousiaste ; elle se réjouit des moindres choses : un chapeau neuf, un cadeau, une rencontre imprévue, un beau coucher de soleil, une perspective proche ou lointaine de voyage.

Lucette a fait part à sa marraine étonnée, du respectable chiffre de ses économies, et de son projet de séjour en Europe.

Aline de Villemure admire l’ordre, le bon sens de sa filleule. Mais ni l’une ni l’autre ne prononce jamais le nom de Jean Sylvestre. La marraine n’ignore cependant pas que, malgré le tumulte de ses journées si remplies, Lucette se réserve chaque semaine le temps nécessaire à deux ou trois visites au malade.

Jean ne conseille plus à Lucette de songer à son avenir. Il l’admire d’édifier brillamment sa carrière. Sans l’entretenir de sa propre existence à jamais mutilée, il accepte son dévouement comme une compensation. Peut-être se complaît-il dans la certitude que la vie de Lucette est meilleure, plus riche, plus agréable, que n’importe quelle vie conjugale.

Ils ne s’écrivent plus que très rarement. Les aveux en mots brûlants ont cessé. Jean regarde toujours avec la même tendresse contenue la jeunesse florissante de Lucette, mais sa timidité d’infirme l’empêche d’exprimer ce sentiment d’une violence tout intérieure. Lucette lui dit parfois : « Je vous aime bien ». Mais jamais plus, elle ne dit : « Je vous aime », tout court. Ce mot de plus indique une nuance, elle le sait. Qu’importe ? Elle a résolu, il y a cinq ans, d’aimer Jean et d’être la joie de sa longue souffrance. Elle continuera ce rôle. Qu’importe, se dit-elle encore, quand elle jette courageusement en elle la sonde, qu’importe si je ne ressens plus l’émotion des premiers mois ? Qu’importe, s’il faut à présent que j’arrive avec une provision de faits à lui raconter, si nos silences n’ont plus cette qualité du commencement délicieux de notre amour ? Dans la vie, n’est-ce pas toujours ainsi ? L’habitude, que disaient-ils sur l’habitude, les vers de Sully Prud’homme ? Autrefois, j’ai cru qu’ils mentiraient à mon sujet. Aujourd’hui, je le reconnais, l’habitude ne m’épargne pas plus qu’elle n’épargne les autres. Monique même ne dit plus de son mari : Mon admirable Maurice ! Monique ne pleure plus quand Maurice part pour voyage. Elle me téléphone et me dit gaiement :

— Viens souper et coucher chez nous ce soir ? Maurice est absent. Tu me désennuieras.

En ce moment, Lucette accourt ainsi pour distraire Monique. Elle éprouve toujours plus de plaisir à se rendre chez Monique quand Maurice n’est pas là. Il ne l’intimide plus, pourtant, elle peut causer avec lui, échanger des idées, lui tenir tête à l’occasion. Mais la maison de Monique sans sa présence lui semble plus accueillante. Monique seule, c’est le passé retrouvé, c’est leur jeunesse, bien qu’il faille de la circonspection et recommander à certains moments :

— Malheureuse Monique, ne répète pas ces niaiseries à ton mari.


La bonne n’a pas le temps d’introduire Lucette au salon que Monique appelle du fond de l’appartement :

— C’est toi, Lucette ? Enlève ton manteau et viens voir ma fille.

Rose, joufflue, les yeux bleus dans un visage rond, encore flou, la petite Josette piétine pendant que Monique l’habille de frais.

— Elle est belle, n’est-ce pas ?

— Elle te ressemble.

— Elle ne me ressemble pas. Je ne veux pas qu’elle soit affligée de mon nez. Je veux qu’elle conserve ce tout petit nez de chat…

Elle tient le bébé dans ses bras, frotte sa propre joue sur le doux pétale de la joue enfantine :

— Je veux qu’elle soit belle, heureuse, intelligente, parfaite. Mais viens. Je la cède à la bonne pour le reste de la journée.

Passons vite au salon. Parle-moi du monde, de ses pompes ! Je ne suis plus qu’une maman popote. Je ne lis plus assez. J’abandonne ma personnalité. Je le reproche tous les jours à Maurice. Je lui dis : Une femme ne sait pas ce qu’elle sacrifie quand elle devient madame. Madame Longpré. C’est vieux, bonne femme, incolore. Ça ne dit rien. Ça ne représente rien. Tandis que Monique Chênevert, c’était quelqu’un, je te prie de le croire, c’était moi ! Je ne suis plus moi.

— Tu es toujours toi. La preuve ? Mais ta volubilité, ma chère. Pendant des heures, je le sais, je ne pourrai placer un mot. Comme autrefois.

— Tu l’as placé, ton mot, ne te plains pas. Laisse-moi continuer. J’ai téléphoné à Nicole. Je voulais qu’elle vienne aussi. Mais mystérieuse Nicole, plus mystérieuse que jamais, elle m’a dit : « Je ne peux pas, non, Monique, je ne peux pas ». Sans plus d’explication. Mais elle nous invite ensemble pour demain soir. Reviens souper. Maurice ne rentre qu’après-demain. Je serai libre. Nicole a ajouté : « J’ai une immense surprise à vous faire, une belle surprise ». Je me demande ce que c’est ?

— Moi aussi. Je ne m’en doute pas le moins du monde. Je ne l’ai pas vue depuis six semaines. Dire qu’il fut un temps où nous nous voyions tous les jours !

— Et moi, je ne l’ai pas vue depuis deux mois.

— Je l’ai trouvée plus ténébreuse que jamais la dernière fois. J’enrageais tout simplement. Mais quelle gaieté ! Plus franchement gaie que d’habitude depuis la mort de sa mère. Elle ne nous a rien confié au sujet d’Alain. Crois-tu qu’elle l’ait aimé ?

— Oh ! oui. Lui je l’ai rencontré un jour, chez une tante de mon mari, et il m’a parlé d’elle à un moment. J’avais bien cru distinguer la grande passion. Mais je venais d’épouser Maurice ; je voyais du roman partout, tu comprends. Pendant deux ans, elle a couru avec lui les concerts, les conférences, et sans jamais nous parler de rien, même quand nous tentions d’obtenir des confidences. Puis il est parti pour Paris. Claire le voit parfois. Claire, quand je pense que cette eau dormante de Claire connaît Paris avant nous ! Claire prétend qu’Alain est très intelligent. Elle m’a aussi écrit qu’il s’était informé de Nicole. Donc, plus de correspondance.

— Avec Nicole, pourquoi chercher ? Nous ne saurons rien. Tu la connais comme moi ; discrète, secrète plutôt, seule, distante ; bavarde uniquement si elle parle de religion ou de sport. Quel contraste. Elle ne continue pas à lire autant que nous. Elle se spécialise. Elle lit les Goyau, Élisabeth Leseur. Sais-tu ce que je dévore, en ce moment, moi ? Dickens. Je trouve ses livres merveilleux, Monique. En tramway, je viens aussi de terminer T « Atlantide ». Un conte pour grande personne !

— Un conte qui contient tout de même une vérité : l’immortel désir des hommes pour les choses hors d’atteinte. Ce n’est pas non plus le genre de livre que j’aime. J’aime mieux les romans qui ressemblent à la réalité. Même s’ils sont tristes.

Te souviens-tu du temps où nous discutions du bonheur ? Existait-il, n’existait-il pas ? La grande question !

— Moi, dit Lucette, je soutenais et je soutiens encore, qu’il ne fait que passer. Impossible de le stabiliser ! Avais-je raison ?

Elle semblait sous-entendre « Toi qui es mariée, tu le sais ». Mais Monique, distraite un moment par une pensée, — peut-être ce bilan du bonheur qu’elle essaie d’établir, — demeure silencieuse. Alors Lucette continue :

— Le bonheur, il est en soi, paraît-il. On le fait soi-même. Je n’ai jamais oublié ce jour que nous avions passé au couvent Villa Maria, avec Mère Sainte-Marie. Il faisait un temps merveilleux. Nous nous étions promenées longtemps dans la belle avenue, sous les beaux arbres, et sous un ciel clair. Mère avait dit tout à coup : « Mes petites filles, on fait soi-même son bonheur ». Elle l’avait répété deux fois, sans explication. J’avais cru qu’elle allait nous faire un sermon. Aujourd’hui, je réentends sa phrase, et je l’interprète comme une simple constatation qu’elle nous servait en exemple, sans intention de prêcher, sous l’impulsion du doux moment. Elle devait soudain se sentir heureuse et contente de son choix.

— Elle avait raison pour elle peut-être, mais pas pour moi, dit Monique ; non, je ne fais pas moi-même mon bonheur, je le défais. J’aime Maurice. J’aime mes enfants. Mais ce n’est pas tout le temps le bonheur. Il y a toujours des montagnes d’inquiétudes, de soucis, de désirs non réalisés, obsédants. En ce moment, je ne trouve pas la vie embêtante, mais au fond, mon petit, elle l’est toujours. Mon intelligence me force pourtant à constater que ma vie d’aujourd’hui est la félicité la plus pure à côté de mes dix-huit ans pauvres, sous des robes tant de fois refaites. Pourtant quelle gaieté ! Que nous étions drôles ! Je me regarde de haut, quand je me revois à cet âge, mais avec une espèce d’admiration. Que d’idées nous avions. Aujourd’hui mes idées s’arrêtent au niveau du dîner, des soins aux mioches, des commandes à l’épicier et au boucher ; des lainages des enfants à laver moi-même pour qu’ils ne rétrécissent pas, et du régime de ces pauvres chéris. Je n’ai pas un instant pour me cultiver l’esprit. Et encore, je ne suis redevenue moi-même que depuis la naissance de Josette. M’avez-vous trouvée bien sotte, ma chère Lucette, les premières années de mon mariage ? Monique Chênevert n’existait plus. Il y avait à sa place une petite madame Longpré bébête et insignifiante, qui abdiquait toute personnalité, n’entreprenait plus rien de sa propre initiative, dans son désir de plaire à son Seigneur et Maître ! J’adoptais ses opinions sans les discuter, je n’avais plus de volonté, femme soumise, incolore, presque tremblante, mais d’amour ! Oh ! la ! la ! Ensuite s’est jointe à cette jeune madame Longpré épouse, madame Longpré maman ! Penchée nerveusement sur Jacques, nouée à Jacques, prisonnière aux heures de biberon, anxieuse et éperdue pour un petit retard intestinal, désespérée pour un soupçon de fièvre, pour la moindre maladie. Je serais tombée malade, si la bonne l’avait touché, ce précieux Jacques. C’était splendide, admirable, mais idiot. Seulement, je t’assure que je n’avais pas conscience d’être malheureuse. Et sur ce chapitre, Maurice était aussi ridicule que moi. Quand je pense au jour où pour la première fois nous avons glorieusement promené dans la voiture neuve un petit Jacques de huit semaines enfoui sous une énorme fourrure blanche, quelle comédie ! Nous poussions chacun notre tour. Aux coins des rues, nous nous mettions à deux pour descendre monsieur sans secousse. Quand nous rencontrions des amis, nous avions pour les saluer un sourire de fierté. Nous avions réellement l’impression d’être les premiers père et mère de la création ! Les seuls à posséder un pareil trésor, une pareille merveille, une telle gloire. Quand j’y pense. Au coin d’une rue, à la fin comme nous attendions pour traverser, une petite fille est venue se pencher sur la voiture et s’en est allée vers ses compagnes en déclarant d’un ton déçu :

— Ah ! Il n’y a rien dans le carrosse !

Nous avons vite regardé. C’était vrai ; on ne voyait absolument rien de l’enfant : la fourrure blanche dissimulait tout le pauvre petit paquet de chair endormie. Alors, nous avons ri. Mais nous rions bien plus aujourd’hui, quand nous en reparlons !

Lucette écoutait. Mais le bonheur, c’était cela le bonheur. Du bonheur qu’elle ne connaîtrait pas. « Nous avons ri, nous rions, » ces mots sous-entendaient une telle communauté de biens, à laquelle elle avait renoncé. Ses perspectives de voyage en France, son existence agitée, n’était-ce pas une route anormale à suivre, pour une femme ? Elle se sentait subitement pauvre en se comparant à Monique. Le petit Jacques entrait au salon, une grande bavette au cou ; il s’était enfui pendant son souper pour dire un secret à tante Lucette. La bonne vint le reprendre, mais Monique l’avait serré bien fort contre elle :

— Qu’il est rusé !

Mais tout de suite, elle s’arrêta :

— Non, je ne parlerai pas de mes enfants. Les mamans m’ont assez embêtée avec les prouesses des leurs. Je te fais grâce. Et toi, raconte quelque chose. Je ne sors pas, tu sais.

Lucette raconta. Des livres, des concerts, elle passait aux gens. Les deux enfants, beaux à croquer dans leurs pyjamas roses et bleus, vinrent dire bonsoir.

— Et maintenant, nous ne les entendrons plus jusqu’à demain matin. Raconte, raconte encore. Elles étaient heureuses ensemble. Le jour n’entrait plus par les fenêtres, mais elles n’avaient allumé qu’une toute petite lampe, et dans la pénombre, les pieds remontés sur les fauteuils, à l’aise, elles causaient à bâtons rompus.

Monique dit soudain :

— Remarques-tu, en vieillissant, comme les gens à qui l’on dit « tu » deviennent précieux ? Depuis cinq ans, j’ai changé de milieu, j’ai de nouvelles amies. Je les trouve agréables, je les aime bien, mais ce ne sera jamais la même chose. On se lie plus difficilement, plus superficiellement à notre âge. Tandis qu’entre nous, c’est le grand charme, la sincérité, la confiance, et cette conviction que vivrions-nous cent ans, nous nous retrouverions toujours avec la même joie. J’espère que je ne me trompe pas, que je ne m’illusionne pas ?

— Tu ne te trompes pas. Et cependant, j’ai craint qu’une fois mariée, tu ne fusses différente, lointaine…

— Dans un sens, tu avais raison. Moi, tu sais, je préférerais que tu te maries aussi, que ton mari et Maurice s’entendent bien ; et tout serait ensuite pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Lucette rougit sans répondre. Heureusement, la bonne sonnait le gong : madame était servie.


XVIII


« Ce Dominique, qu’avait-il à faire de souffler pendant des années sur le feu, pour se dérober et s’enfuir au moment où il voit la flamme ? »
Sainte-Beuve


Dans la grande glace, entre les deux opales des lampes, attentive, Nicole examine ses traits que la nouvelle coiffure embellit. Ses cheveux sont maintenant courts et bouclés. Monique et Lucette croiront au premier abord découvrir tout de suite dans ce détail, la surprise annoncée.

Elle étend sur le bronze naturel de ses joues un peu de rose ; elle dessine soigneusement ses lèvres d’un rouge discret, mais qui souligne bien la ligne onduleuse et fait paraître parfaites et plus blanches ses dents égales…

— Décidément, je suis jolie ce soir.

Elle se regarde avec plaisir dans cette robe de satin et de tulle noirs, d’où sortent bien modelés, le cou et les bras frais.

— Je suis presque belle, ma foi.

Elle songe : c’est depuis qu’elle a connu Alain qu’elle choisit ses toilettes avec soin, que, sans s’en rendre compte, elle s’est appliquée à l’élégance.

— Comme on change. Moi qui, jadis, détestais tellement les essayages.

Change-t-on foncièrement ? se demande-t-elle. Je me suis modifiée pendant trois années, alors que je me laissais emporter par un grand sentiment humain. Ai-je assez souffert, après les délices du commencement ? Par bonheur, c’est bien fini. Toutes ces heures émouvantes, pourtant, que l’on a vécues et qui s’effacent et n’ont plus de saveur.

Que le nom d’Alain ne fasse plus battre son cœur, qu’elle puisse penser à lui avec indifférence, étonne Nicole. Pendant si longtemps l’idée de le perdre fut pour elle douloureuse. Elle se revoit, en mai 1921, achetant le journal et parcourant fiévreusement la liste des étudiants qui avaient obtenu des bourses. Son nom était bien inscrit là ; il partirait ; tout entre eux serait fini. C’était un sentiment pareil à celui qui l’étreindrait à la mort d’un être cher. Rupture sans rémission, elle en était certaine, déjà. Fin. La désolation l’envahit par grandes vagues, détresse sauvage qui montait des profondeurs de son être.

Nicole passait sous le tunnel de la rue Saint-Denis. Elle revenait de l’Hôpital Sainte-Justine, où Monique veillait son petit Jacques opéré pour une mastoïdite. Le tunnel lui parut soudain un abîme. Des larmes impossibles à retenir lui brouillaient la vue, coulaient librement sur ses joues. Elle s’engagea dans cette petite rue qui conduisait à la Chapelle des Carmélites. Dans ce coin désert elle se cacherait, ne rencontrerait personne. Personne ne devait voir son visage bouleversé, personne ne devait connaître son chagrin ; personne, non, personne n’en saurait jamais rien.

Elle jeta dans un terrain vague le journal inutile et cruel ; aveuglée de larmes, elle sonda la petite porte ogivale du monastère. Heureusement, elle était ouverte. Nicole put entrer dans la chapelle sombre et pleurer sans contrainte, incapable même de prier.

Tout aurait pu s’arranger. Elle n’avait que vingt-trois ans, après tout. Que lui importait d’attendre Alain quelques années de plus ? Si elle avait aimé l’idée de partager le sort du jeune homme, elle avait toujours cependant redouté le mariage. Elle aurait voulu continuer à aimer, mais demeurer libre. Alain, esprit tourmenté, mobile et inquiet, volontaire et indécis à la fois, l’avait recherchée, l’avait forcée à modifier ses idées, son âme, pour ainsi dire. Et maintenant, il s’en allait.

Nicole se souvenait des utopies qu’ils avaient cultivées au début. Ils étaient jeunes et ardents pratiquant avec ferveur de Barrès, le « Pourquoi vivre, s’il nous est interdit de composer des républiques idéales ». Ils avaient ensemble méprisé les opinions qu’ils ne partageaient pas.

L’amour d’Alain avait emporté Nicole loin des rêves calmes qui lui composaient depuis longtemps une reposante pastorale. Et lorsque Nicole avait été transformée, éveillée, conquise à cette tendresse, Alain l’avait livrée au vent capricieux de ses incertitudes, de son instabilité. Il avait pour un temps complètement détruit sa sérénité ; il lui avait imposé une torture quotidienne.

Un soir il arrivait, et comme un fiancé confiant, composait des projets où elle jouait un rôle de premier plan. D’avance, leur vie semblait une seule vie que le même toit abriterait. Il disait : « Nous ferons ceci, nous aurons cela, nous agirons ainsi ». Puis il disparaissait, cessait de téléphoner, de venir, d’écrire. Pendant deux ou trois semaines, elle espérait malgré sa volonté les lettres auxquelles il l’avait habituée. La tristesse, l’anxiété s’emparaient de son âme. Pourquoi se conduisait-il de la sorte ? Parfois, pendant cette période, elle le rencontrait à un concert, à une conférence ; il souriait de loin, mais il ne venait pas lui parler. Il ne l’attendait pas non plus à la sortie et s’attardait avec l’ami qui l’accompagnait. Soudain leur commune tendresse semblait anéantie.

Ces soirs-là, elle pleurait ; elle arracherait de son cœur jusqu’aux racines du sentiment douloureux. Toutefois, son chagrin calmé, elle essayait d’interpréter ces façons étranges, de les excuser. Ce qui rendait Alain cruel, c’était sans doute sa propre incertitude au sujet de ses examens et de cette carrière ingrate qu’il s’était choisie. Il lui arrivait alors, quand il revenait de ces crises de dépression, de dire à Nicole qu’il redoutait le mariage de la faim et de la soif, qu’il ne se résignerait pas à traîner ses jours dans une situation médiocre. Ils s’étaient fourvoyés. Mieux valait cesser de se voir. Mais il ajoutait :

— Jamais je n’ai aimé personne comme je vous aime ; jamais je n’aimerai personne autant. Le mariage n’apporte pas toujours contentement et bonheur. Au moins, si je vous laisse à un autre, j’aurai une consolation ; je ne serai pas celui qui vous décevra.

Nicole écoutait rougissante. Elle n’avait pas le courage, ou plutôt sa pudeur, sa réserve l’empêchaient de lui dire qu’il manquait d’esprit de suite, de simplicité ; qu’une attente adoucie par le charme d’une tendresse partagée ne lui semblait pas un malheur. Pour lui comme pour tout le monde, l’avenir s’édifierait à son heure.

Elle ne disait rien, et à son tour elle se tourmentait. Les jours où il avait apparemment décidé qu’elle serait sa femme, la joie s’allumait en elle. Les jours où il se demandait si la meilleure solution n’était pas plutôt de contracter un riche mariage de raison, elle souffrait, mais se moquait et plaisantait d’un air détaché.

Elle l’écoutait disserter sur les moyens d’être utile à ses semblables que procure la fortune. Il devenait si lointain qu’elle ne tenait soudain plus à lui, se sentait lasse, prête à rompre ; et si elle souffrait encore, c’était uniquement de constater que maintenant elle ne pourrait plus être heureuse comme elle l’était au temps de sa jeune indépendance.

Mais dans cette chapelle déserte, quand elle eut bien pleuré, elle éprouva subitement une détente ; ses tourments quotidiens cesseraient ; Alain disparaissait de sa vie. Quelque chose de doux et d’inexprimable la baigna d’une imprécise consolation. Et elle put alors prier pour que la Volonté de Dieu s’accomplisse en elle. Elle se rappelait les paroles divines de l’Imitation : « L’amour de la créature est trompeur et inconstant. Ne mettez point votre confiance et votre appui en un roseau qui est le jouet des vents ».

Elle entendit le frôlement des semelles feutrées derrière les grilles, puis une prière monotone s’éleva. Elles possédaient la paix profonde, ces Carmélites, elles ne subissaient point ces tortures, ayant tout abandonné. Elles ne désiraient plus autre chose qu’une félicité de l’Au-delà, pour elles comme pour tous.

Quand Nicole avait parlé de la beauté de la vie religieuse, Alain lui avait toujours dit qu’une mère de famille dans le monde avait autant de mérites. Mais alors, chaque fois, Nicole lui avait tenu tête.

— Vous ne savez ; pas ce que vous dites. Vous êtes trop matérialiste. Ces religieuses prient pour nous, prient pour leur pays.

— Bah ! Pensez-vous qu’elles aiment encore leur pays ? Elles n’aiment plus que le bon Dieu.

— Eh bien, j’entrerai au Carmel, et j’orienterai les prières des petites nonnes vers le bien de leur patrie. Tous les jours monteront d’ardentes suppliques pour que notre peuple soit le plus chrétien, le meilleur du monde !

Alain se moquait d’elle, et, dans ses bons jours, protestait :

— Ne vous en allez ; pas, douce Nicole, que ferons-nous sans vous ?

— Ah ! çà, disait-elle avec une moue sceptique.

Elle devinait qu’Alain ne croyait pas assez ; à l’efficacité de la prière pour comprendre jusqu’au fond sa pensée ; comme les autres, il ne vivait pas sa foi, il séparait la religion du reste de son existence. Pourtant, pensait Nicole, nos jours ne comptent qu’à cause des desseins de Dieu sur nous. À quoi bon vivre ? À quoi bon vivre pour souffrir, et sans acquérir ni perfection, ni mérites, et sans jamais trouver le bonheur ? Ma souffrance de perdre Alain ne servira que si je répète de bon cœur : « Mon Dieu, que votre volonté soit faite ».

Le chant des religieuses traversait toujours les grilles. Nicole s’était tamponné les yeux. Apaisée, elle retrouverait cette certitude qu’elle conservait presque constamment : tout, au fond, finissait pour le mieux. La vie, en somme, continuerait même sans Alain.

Elle sortit. Les feuilles neuves bruissaient aux arbres, petites, à peine dépliées. L’air s’imprégnait d’un parfum de lilas en fleurs. Elle n’en voyait pourtant pas dans la triste rue Henri-Julien qui longeait alors un terrain vague, bossué, nu. Cette odeur s’échappait-elle du grand jardin clos du Carmel ? Elle l’imagina, ce jardin, semblable aux photographies du livre de Thérèse de l’Enfant Jésus.

Elle pensa à l’été, à la beauté du soleil de juin, aux joies qu’elle goûterait même sans Alain, au bord du lac de Sainte-Adèle, dans la maison que son père venait d’acheter. Après tout la fin de son amour valait mieux que ces tumultueuses alternatives de joie et de désespoir.

Ce serait fini, cette fois. Ce serait fini, sans retour. Pas de correspondance, rien. L’abîme du silence.

Alain quitta bientôt Montréal pour Québec. Ils s’étaient revus un dernier soir. Nicole n’avait montré que de la gaieté. Ils avaient plaisanté. À son départ, elle lui avait remis une volumineuse enveloppe, qu’elle appela en riant : Mes dernières volontés. Quand Alain lui avait demandé :

— Vous m’écrirez ; là-bas ?

Nicole, en badinant, avait répondu :

— Cette lettre vous suffira. Vous la relirez.

Claire, qui écrivait de Paris où elle était depuis dix mois, donnait parfois des nouvelles d’Alain. Mais la rupture avait été définitive. Nicole n’avait répondu à aucune lettre du jeune homme. Elle ne trouvait plus de charme au rôle de Bérénice, et d’ailleurs le dernier mot d’Alain, maladroit, lui rendit le détachement plus facile, car avec son amour diminué, il la blessait dans son orgueil.

Monique à cette époque disait que, vraiment Nicole s’adonnait à des dévotions outrées. Elle ne passait plus devant une église sans y entrer, parlait sans cesse de quelque chemin de croix à faire. Elle suivit aussi des cours de philosophie et cessa d’être au courant de l’existence des romanciers modernes, et Monique et Lucette ne parlèrent plus de littérature avec elle ; elles ne marchaient plus dans la même voie.

Mais elles s’aimaient toujours avec la même fidèle tendresse, toutes les trois, de la même amitié unique, rayonnante, précieuse.

Nicole y pensait et souriait doucement en attendant ses amies.

Elles arrivèrent ensemble, et regardèrent Nicole sans l’embrasser : la nouvelle coiffure modifiait tellement son apparence.

— Tu t’es coupé les cheveux ! Comme cela te va bien ! Montre-toi de profil ! Tu me rappelles mon juvénile enthousiasme pour les héroïnes de cinéma. Nicole, que tu es belle.

— Allons, allons, pas de compliments entre nous, s’il vous plaît.

— Mais ta surprise en valait la peine.

— Ma surprise ? Es-tu si sûre que c’est cela ?

— Avec toi, on ne sait jamais. Vas-tu nous annoncer que tu es fiancée ? Tu rayonnes. Il y a quelque chose, sûrement. Dis-le tout de suite, veux-tu, Nicole ?

— Patience. Devinez.

— Devinez. Nous as-tu dit ce mot assez ; souvent ? Tu l’avais sûrement dans la bouche dès ton premier biberon !

— Oui, mais encore un peu de temps et je ne vous le dirai plus.

Il y eut un peu de saisissement ; les deux amies cessèrent de parler. Puis Monique interrogea :

— Tu vas rejoindre Claire, je parie ? Rien ne me surprendra. Je m’attends à tout. Depuis deux ans nous ne te voyons plus qu’entre deux cours et deux bouquins. Tu ne pars pas pour occuper une chaire de philosophie quelque part ?

— Annonce-nous ce que tu voudras, Nicole, mais ne t’en va pas ! Claire en France, Monique mariée, je resterai seule, moi. Le quatuor se désagrège trop. Rien n’est si bon que d’être ensemble.

— Être ensemble. Être sincère, comme je te l’affirmais hier, ma petite Lucette. Mais la sincérité, c’est pour nous, pas pour Nicole. Comment peut-on être sincère si l’on ne dit jamais rien ?

— Cachottière, oui, mais tout de même sincère. Et même loin de vous, je serai avec vous.

Il y eut un autre moment de silence inquiet, puis Monique la volubile reprit :

— Tu parles de plus en plus comme l’Évangile. Nous serons de nouveau mystifiées ce soir. Résignons-nous.

— Pour moi, dit Lucette, je le suis depuis longtemps. Depuis quinze ans, Nicole se joue de moi, me cache tout ce qu’elle pense. Depuis quinze ans. Que nous sommes vieilles, mes amies !

— Quinze ans. Mais notre véritable amitié remonte à la classe de Mère Sainte-Marie de-la-Crèche, aux cours de littérature, à nos extases poétiques pour « la mort du loup ! »

— « Souffre et meurs sans parler ! »

Elles vont d’un souvenir à l’autre. Parfois, le rire les étouffe. C’est si amusant de faire revivre les petites exaltées qu’elles furent, et de rappeler les moments drôles de leur vie de couvent. Lucette évoque le jour où elle avait écrit sa composition pour Poupon Rose, sur du papier gardé toute une semaine entre deux buvards imprégnés du Pompéia de Pivert ! Quelle scène lorsque Mère s’était mise à humer ! Le parfum que Lucette croyait discret s’avérait si fort qu’il entêtait toute la classe. Elle avait dû recopier son devoir : douze longues pages !

Elles rient aux larmes. Lucette pendant que Nicole va chercher le réveillon, s’essuie les yeux et déclare :

— J’ai trop ri. J’apprendrai une mauvaise nouvelle. Ça ne rate jamais.

— Ce ne sera pas ici, sûrement. Il y a bien la surprise de Nicole, mais ce ne sera pas triste. Elle a trop soigné sa toilette pour cela et surtout, elle est trop joyeuse.

Nicole revient, verse le café, passe les sandwiches, et leur première faim apaisée, leur déclare :

— Eh bien, vous ne semblez pas pressées de savoir ce que j’ai à vous apprendre ?

Les deux autres s’aperçoivent soudain qu’elle ne plaisante plus, qu’elle est émue et elles ont peur. Nicole reprend brusquement :

— J’entre dans deux jours chez ; les Carmélites.

Monique se refuse à le croire.

— Voyons, Nicole, ne nous tourmente pas.

Mais Lucette, plus pieuse, et qui connaît mieux l’âme et la volonté de son amie, reçoit le choc en plein cœur ; elle est sûre que c’est vrai.

Nicole, du reste, la voix un peu moins ferme continue :

— Je ne ris pas. Ma belle robe, ma nouvelle coiffure, c’est pour mon dernier soir avec vous dans le monde.

Atterrées, elles comprennent que la décision est irrévocable et elles ne font que murmurer pendant que leurs yeux se mouillent :

— Si, au moins, tu nous l’avais dit plus tôt, vieille Nicole. Nous nous serions réunies plus souvent.

— Il ne fallait pas prolonger les adieux. J’ai déjà assez de peine à vous quitter.

Puis, secouant ses boucles brunes, les yeux noirs brillants des larmes qu’elle ne laissera pas couler, Nicole se met à rire :

— Ne le prenez pas au tragique. Je suis heureuse. Songez que j’agis ainsi parce que j’ai toujours aimé à être seule, à prier. À part ma famille et vous, je ne regretterai personne.

La surprise, le chagrin rendaient Lucette et Monique maladroites. Elles ne pouvaient ni parler, ni se décider à s’en aller, malgré l’heure avancée. Elles se tamponnaient les yeux. Monique balbutia :

— Comment as-tu pu décider une chose pareille.

— J’y pensais souvent. Depuis longtemps. À seize ans, j’ai senti que j’étais faite pour la vie religieuse, mais j’aimais trop le grand air, les bois. Les gros murs du Carmel me faisaient peur. Aujourd’hui ces murs renferment pour moi un oasis. Déridez-vous, je vous en prie. Me voyez-vous, nonne souriante, le front bandé ? Les religieuses sourient toujours. Consolez-vous, vite. Vous voyez ; bien que jamais je n’ai été plus contente, ni plus gaie. Même cet été dont je lis le souvenir dans vos yeux, cet été où je filais le parfait amour avec Alain, cet été unique, où ni vent ni pluie, ni chaleur n’avaient de prise sur moi. J’ai donc connu ce que sont les sentiments humains. Et mes chéries, ne le dites pas à ma future supérieure, mais je crois que je ferai une nonne un peu barrésienne ; Alain aura eu cette influence sur moi ; il me semble que je prierai surtout pour notre petit peuple. Et pour la volubile Monique, l’optimiste Lucette, la chimérique Claire !

— Et la sauvage Nicole, ajouta Monique.

— La sauvage Nicole, oui, peut-être.

Elles s’embrassèrent pour la dernière fois ; mais pour leur adoucir la gêne d’un adieu définitif, Nicole leur dit :

— Je vous téléphonerai demain. Il faudra nous revoir encore une toute petite fois.

Mais elle savait bien que c’était fini. Elle les reverrait dans l’Éternité.

L’Éternité, c’était proche, en somme.

Pendant que Monique et Lucette bouleversées, s’enfonçaient en silence dans la nuit de la rue, Nicole pensa de nouveau à la mort de sa mère. Elle se vit près du lit où la malade venait de s’allonger pour ne plus se relever. La futilité des choses humaines devant la mystère de la mort, c’est cela qui avait frappé Nicole et l’avait orientée vers cette pensée du Carmel. À quoi bon la course incessante vers le bonheur terrestre insaisissable ? Pourquoi tenir à la beauté, à la jeunesse ? Pourquoi perdre un temps précieux à poursuivre des félicités chimériques et brèves, des sentiments imparfaits, décevants ?

Nicole était seule dans la maison auprès de sa mère souffrante. Robuste, saine, elle éprouvait une insurmontable répugnance pour le traitement des malades. Et sa mère lui avait dit :

— J’aimerais à me laver.

Nicole comprit. Sa pauvre mère ne pouvait même pas lever la main. D’un ton enjoué, avec un sourire qui dissimulait le plus grand des efforts, Nicole offrit :

— Voulez-vous que je fasse votre toilette, maman, comme on la fait à un bébé ? Cela vous rafraîchira, vous reposera.

— Pour ma grande toilette, je puis attendre Marie.

— Je vaux bien Marie, vous verrez…

Nicole s’en fut chercher un bassin, de l’eau chaude, un savon qui embaumait. En plaisantant pour cacher son trouble extrême, elle lavait avec douceur le vieux visage émacié, pâle, ridé, les paupières aux cils blanchis, le cou flétri, les bras restés blancs et beaux, mais qui se terminaient par des mains parcheminées, déformées, pénibles à regarder, des mains qui racontaient trop de peines, trop de tâches, trop de gestes à jamais perdus.

Un bouleversement soulevait le cœur de Nicole. Tous ses nerfs se contractaient, et les dents serrées, elle continuait pourtant, souriante. Mais sa jeunesse se révoltait devant la misère physique de la vieillesse. Elle vivait le moment le plus douloureux de son existence. Et il lui fallait boire le calice jusqu’au fond. Elle se disait : je dois offrir à maman de lui enlever ses bandages, de lui laver les pieds et les jambes, ses pauvres jambes toujours si malades.

Sa répulsion était si forte que la sueur perlait à ses tempes, et qu’elle pensait : ô mon Dieu, aidez-moi, je vais m’évanouir.

Sa mère accepta :

— Je n’osais pas te le demander, ma chérie, mais je souffre tant, cela me soulagera un peu. Et Nicole retrouva son enjouement pour déclarer :

— Je sais exactement comment on procède dans les hôpitaux. Vous verrez comme votre fille est adroite.

Les bandages enlevés, elle étendit les jambes molles, couleur de pâte, sur la large serviette de tissu éponge. Des varices nouaient un réseau noir sous la peau qui se soulevait par plaques. Envahie d’une pitié sans bornes, Nicole lavait doucement, cachant sous de pauvres mots drôles la confusion qui la torturait, confusion centuplée par celle qu’elle imaginait aussi chez sa mère. Il fallait donner à cette toilette un air de toilette ordinaire, normale.

Enfin, elle eut fini, et quitta la malade qui déjà recommençait à égrener son long chapelet.

— Essayez de dormir, à présent. Je serai dans ma chambre. Votre sonnette est sur la table. Appelez-moi, si vous avez besoin de quelque chose.

Elle s’enfuit pour laisser déborder le flot de larmes qui montait à ses yeux.

Se tamponnant le visage d’une serviette fraîche, Nicole s’arrêta devant un portrait de sa mère à dix-huit ans. Une figure fine, ferme, rayonnante de malice et d’espoir. La coiffure ancienne, mais seyante, le col bordé d’une dentelle, indiquaient un souci d’élégance. Pour la première fois, Nicole se donnait la peine de penser que sa mère avait été jeune, jolie et aimée, qu’elle aussi avait connu les grands rêves, l’amour et la désillusion. Pour la première fois elle saisissait le sens d’une phrase qu’elle avait souvent employée sans bien la comprendre : la fugacité de la vie. N’était-elle pas hier elle-même, ce bébé aux traits chiffonnés encadré auprès des dix-huit ans de sa mère ?

Aujourd’hui, elle avait vingt-cinq ans. Demain elle serait vieille à son tour. Les délices du monde n’étaient que déceptions ou fugitives douceurs. Ce qui compte dans les jours, c’est l’œuvre spirituelle, et les enfants qui demeurent pour continuer la tâche inachevée, pour recommencer l’expérience.

Nicole récapitulait à sa manière l’existence de sa mère. Pour nous mettre au monde, se disait-elle, pour nous élever, maman a souffert et s’est sacrifiée. Elle nous a caché ses douleurs physiques, elle s’est tenue sur ses jambes malades pour nous épargner tout travail. Elle se chargeait de nos ennuis, de nos tâches. Et parce que Nicole récapitulait les peines, les épreuves de sa mère, sans pouvoir évoquer les bonheurs, les consolations que la chrétienne qui allait mourir avait sûrement reçues, toute la vie lui paraissait encore plus désolée qu’elle ne l’avait été.

Des phrases du petit catéchisme revenaient à sa mémoire :

— Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Adam et Ève furent chassés du paradis terrestre et condamnés à souffrir et à mourir. — Les pages les plus dures, les plus austères de l’Imitation repassaient dans son esprit. Celles qui demandent de renoncer à tout et à soi-même. Oui, la vie ne devait être qu’une préparation à la mort. Et quand on le sait ne doit-on pas prier pour ceux qui ne veulent point l’apprendre ? Et la meilleure prière n’est-elle pas le plus grand des sacrifices : entrer au Carmel ? N’être plus attachée qu’à Dieu. N’être plus qu’une âme. L’âme restait belle dans le corps flétri. Sa mère avait été une sainte. Nicole l’imiterait de son mieux.

Elle entrait après demain au Carmel. Il lui avait fallu un an pour parvenir à une décision définitive. Une longue année pendant laquelle elle avait observé le monde, surveillé les bonheurs humains, les fragiles et effritables bonheurs humains !

Maintenant, par cette félicité qu’elle ressentait, elle était bien certaine de ne pas se tromper, certaine d’avoir découvert sa voie, la large voie éternelle…


XIX


Lucette s’était longtemps abstenue de sortir avec des jeunes gens. Mais depuis qu’elle était accompagnatrice, de nombreuses occasions surgissaient ; alors elle acceptait parfois une invitation à un concert, une conférence, ou au théâtre.

Scrupuleuse, elle racontait tout à Jean, exigeait son approbation.

— Naturellement, Lucette, vous ne devez pas refuser…

Il ne lui répétait plus cependant, comme au début : « Il faut songer à votre avenir ».

Comme Lucette semblait heureuse, Jean ne craignait rien ; cette chaude affection ne lui serait point enlevée. Il savait maintenant qu’il ne guérirait jamais. Il traînerait pendant des années peut-être une existence rétrécie, misérable, mais non sans une part de joie, puisqu’il possédait le royaume des livres. Il oubliait la réalité cruelle dans les délices des choses de l’esprit, et tant qu’il pouvait en plus, compter sur l’amour de Lucette, un certain bonheur l’habitait.

La jeune fille lui apportait l’écho de tout un monde qu’il s’imaginait connaître ensuite. Rien d’imprévu ne marquait d’ordinaire la vie du jeune homme. Cependant, d’anciens camarades qui n’avaient jamais cessé de le voir lui offraient parfois une promenade en auto, en dehors de la ville enfumée. Le souvenir de cette évasion rapide peuplait de longs jours sa solitude trop tôt retrouvée.

Aucune plainte, aucun regret ne montaient à ses lèvres. Et Lucette, par contraste, se découvrait futilement impatiente, elle qui se plaignait à propos de tout ; pour une pluie, une migraine, la chaleur.

Depuis quelques mois, elle rencontrait au studio un jeune homme qui l’invitait presque toutes les semaines à aller au théâtre. Une bonne troupe française séjournait à Montréal, il fallait profiter de l’aubaine. Lucette éprouvait une satisfaction toute neuve, à sortir au bras de Gaston Saint-Arnault, à être traitée avec galanterie, à recevoir des compliments. Elle aimait aussi à causer avec lui. Après la soirée, il demandait :

— Puis-je vous inviter encore ?

Elle disait oui. Pourtant un vague remords la tourmentait. Ces relations nouvelles enlevaient quelque chose à Jean. Même avouées elles lui semblaient une espèce d’infidélité. Ne s’exposait-elle pas à moins aimer Jean ? à s’attacher ailleurs malgré elle ? Certes, aurait-il mieux valu se tenir en dehors du monde, mais comment ? Elle n’était pas fiancée, sa jeunesse rayonnait, on venait à elle.

Elle n’avait aucune raison plausible de se dérober. Elle ne pouvait ni donner le véritable prétexte, ni mentir. On l’avait tellement blâmée de son amitié imprudente pour le malade qu’elle ne pouvait afficher maintenant ce sentiment exclusif, ni le trahir par sa conduite. Dédales douloureux du cœur, où elle commençait à marcher, anxieuse et incertaine. « Au début, se disait-elle pourtant, je n’aurais pas hésité, j’aurais catégoriquement refusé toute invitation. Pourquoi alors ? »

Cloîtré, souffrant, Jean ne pouvait causer avec l’amusante verve d’un homme en pleine jeunesse mêlé à la vie courante. Avec Jean, l’entretien se tenait toujours dans une sphère plus élevée, peut-être, mais se teintait pour elle d’une tristesse légèrement opprimante. Au cours de ses promenades avec Gaston, elle respirait plus aisément, lui semblait-il, comme délivrée d’une asphyxie naissante. Ils riaient et Lucette s’apercevait qu’elle avait beaucoup perdu l’habitude de ce rire reposant.

Elle avait délibérément choisi son sort ; elle repoussait avec une sourde angoisse l’idée que Jean pourrait cesser d’être son unique amour ; elle ne se résignait pas à cette tiédeur imperceptible et sournoise qui s’infiltrait entre eux. Au fond, se disait-elle, aller au théâtre avec Gaston ne diminue pas mon attachement qui reste intact, et intacte aussi, ma résolution de suivre jusqu’au bout la même route. Mais cette fièvre qui l’avait maintenue trépidante et heureuse au commencement, où s’en était-elle allée ? Elle s’affolait de n’en plus rien sentir. Le phénomène était-il inévitable ? Un sentiment pur comme le sien, né d’un tel désir de consolation, d’assistance, ne pouvait-il demeurer fort, entier, parfait ?

Le jeu des complexités sentimentales se poursuivait en elle. Comment s’avouer qu’elle attendait avec plus de trépidation une soirée au théâtre avec Gaston, qu’une après-midi dans le salon de Jean ? À ce dernier elle avait consacré ses lundis, ses jeudis ; une routine, une habitude. De l’autre côté s’offraient les ressources de l’imprévu magique, des soirées brillantes, des retours joyeux, avec la lune qui se penchait parfois sur la rue, au-dessus de la ligne brisée des toits et des cheminées.

Ces visites à Jean qui au début étaient une douce obligation, la tenaient maintenant prisonnière. Jamais libre aux heures fixes qu’elle consacrait au malade, Lucette manquait maintes fois un voyage, une réunion. Elle tentait bien de trouver de la joie dans ce sacrifice. Mais pourquoi ne pas plutôt prévenir Jean et changer son jour ? Quand elle parlait ensuite du contretemps, Jean lui conseillait de téléphoner à une autre occasion, il l’excuserait volontiers. Ému, touché, il en vint pourtant à croire que Lucette préférait ce tendre dévouement. Eût-il mieux valu que la jeune fille se montrât moins scrupuleuse, se soumît avec moins de sévérité aux devoirs qu’elle s’était imposés ? Sa rigueur lui semblait la base solide d’un sentiment qu’elle voulait égal, constant, ferme. Toute sa vie, Lucette aimerait Jean, se dévouerait à Jean ; elle prouverait au monde qu’une femme pouvait être heureuse et utile en dehors du mariage ; elle prouverait à sa marraine que celle-ci s’était trompée.

Du reste, si cette amitié nouvelle d’un autre jeune homme devenait d’une part une source de tourment, de l’autre, elle la tranquillisait : ce n’était qu’une camaraderie saine, nullement sentimentale. Gaston s’était tout d’abord présenté à son studio pour des répétitions. Il aimait beaucoup le chant ; elle l’accompagnait, l’encourageait à travailler. Leurs goûts s’accordaient, et pendant plus d’un an elle le vit régulièrement. Quand il dut ensuite s’éloigner, appelé à un poste plus important dans une autre ville, Lucette ne regretta que leurs parties de théâtre et leurs soirées musicales. Le domaine de Jean n’était pas envahi. Elle s’était alarmée à tort. Elle éprouva à le constater un soudain renouvellement de tendresse. Pendant quelques semaines, leurs après-midi se remplirent de l’ardeur d’autrefois. Lucette trouvait plus de choses à raconter. À son insu, lorsque Gaston lui tenait compagnie si souvent, elle s’abstenait de rendre à Jean ce compte rendu minutieux de ses actes, auquel elle l’avait habitué. Sans rien avoir à cacher, elle était ainsi plus certaine de ne point attrister le malade.

L’été revint.

Depuis sept ans, Lucette passait ses vacances à Percé. Autrefois, elle avait quitté Jean le cœur gros ; elle aurait volontiers renoncé aux beaux paysages pour souffrir en ville avec lui. Mais comment braver sa marraine à ce point ?

Au départ du train, elle constatait que l’habitude atténuait maintenant son chagrin. Lucette disait : « Je m’ennuierai de vous, je penserai à vous. Nul plus que vous n’aimerait ce beau pays ». Et elle s’apitoyait sur le sort de Jean. Il lui fallait tant de richesses à elle, pour être contente, alors que le malade ne possédait rien.

Mais la joie du voyage submergeait tout. Elle se trouvait égoïste et elle songeait à Nicole à jamais délivrée des complications sentimentales. Dans son cloître, entendait-elle les sifflets de train ? La voie du chemin de fer longeait les murs de son couvent, comme ceux du Carmel dont parle Huysmans dans la Cathédrale. Et justement cette voie conduisait au lac où Nicole avait vécu tant de beaux étés. Seulement, si Nicole se laissait attrister par la nostalgie, sans doute offrait-elle au ciel ce nouveau sacrifice, un peu plus dur que les autres, un peu plus pénible. Pauvre, pauvre chère sauvage Nicole, qui avait emporté une si large part du précieux passé.

Lucette philosophait avec sa tante. Des regrets, n’en souffrait-on pas toujours ? La vie n’était-elle pas ainsi ? Monique, mariée, en plein bonheur, ne venait-elle pas de lui dire au moment des adieux :

— Que tu es heureuse d’être libre comme l’air. Rien ne t’attache, songe donc ! Tu gardes ton insouciance intacte. Moi la mienne est morte à jamais à la naissance de mes enfants. Maintenant aucun voyage sans eux et sans mon mari ne représenterait la perfection. Et Percé avec les mioches, les biberons et les langes, merci !

Le train roule, roule, roulera pendant vingt-quatre heures. Lucette se souvient d’elle-même, la première fois qu’elle parcourut ce trajet. Elle se revoit comme au bout d’une longue avenue, si jeune, si différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Une vague d’attendrissement, d’amitié l’envahit pour cette touchante petite fille, si ardente, si fougueuse, qui croyait fermement que, dans la vie, tout arrive à volonté et pour le mieux !


XX


— Je me demande si Claire sera la même…

— Non, sûrement, affirme Lucette. Ses lettres indiquent un nouvel état d’esprit. Il me semble qu’elle ne comprendra plus notre simplicité. T’écrit-elle souvent ?

— Non. Et jamais plus d’une toute petite page.

— Elle ne me semble pas heureuse malgré ses succès ; elle assombrit son humeur de regrets stériles ; elle s’imagine laisser fuir sa jeunesse sans goûter à l’essentiel, l’amour. Elle n’aime personne et personne ne l’aime, paraît-il. Elle fréquente un milieu où les gens vivent en dehors des conventions et apparemment ne s’en portent pas plus mal. Sa foi s’affaiblit, des doutes la tourmentent, son esprit perd un peu d’équilibre. On lui répète que, pour écrire une œuvre vraiment humaine, il lui faut des expériences et connaître la vie. Et par connaître la vie, ceux dont elle reçoit les conseils entendent l’amour libre. Alors Claire a toujours aimé à se révolter ; au lieu de gémir comme autrefois des diverses cruautés de l’existence, elle se révolte contre l’éducation qu’elle a reçue, la pudeur exagérée, l’étroitesse d’esprit, le jansénisme de nos parents. Croyant qu’elle n’épousera personne, elle s’afflige de manquer sa vie ; on n’atteint sa fin, assure-t-elle, qu’en donnant aux droits du corps et de l’âme une parfaite égalité. Je noircis des pages. Nous sommes jusqu’au cou dans la controverse religieuse. Mais je manque d’expérience. Si toi, Monique, tu voulais te mettre de la partie ce serait plus efficace…

Elles rient un instant, étonnées de s’être approchées d’un sujet qu’elles n’abordent jamais.

Et Monique constate simplement :

— Notre pudeur nous vient-elle des Anglais, ou d’un vieux fond de jansénisme, comme le prétend Claire, ou normalement de notre religion ?

— Mais de notre religion, chérie. La religion impose ses lois morales, et les théories qui prêchent l’égalité des sens et de l’âme ne peuvent s’accorder avec elle. Comment s’accorderaient-elles ? Je comprends que certains scrupuleux exagèrent, mais entre le scrupule et la liberté totale, il y a une marge dangereuse. Peut-on demeurer catholique sincère et, sous prétexte d’être humain, empiéter sur la marge ?

— Évidemment, ce serait le désordre. Le désordre sous prétexte de chercher le bonheur. Le bonheur qui n’est nulle part. Il n’est nulle part et nous le désirons incessamment.

— Toi, ma petite, tu viens de relire Pascal.

— Monique, même sans Pascal, tu sais bien qu’on ne peut pas posséder le bonheur. Pourquoi toujours confondre ? Le bonheur et les satisfactions physiques ne sont pas synonymes. Pourquoi ne pas parler franchement ? Ce pauvre mot amour, comme il doit être fatigué d’être continuellement employé dans un sens appauvri. Ce pauvre mot bonheur, qu’il doit être las de qualifier des satisfactions sensuelles. Cette confusion découle de trop de romans français modernes. Ils m’agacent, continue l’orthodoxe Lucette.

— Te souviens-tu de Madame Vidal, nous attrapant à lire le feuilleton de la Revue des Deux-Mondes ?

— Oui, je me souviens.

Elles revivent ensemble avec avidité cet épisode de leur joyeuse jeunesse.

Le samedi midi, elles se donnaient rendez-vous à la bibliothèque Saint-Sulpice, pour parcourir les revues de la semaine. Depuis une quinzaine, elles suivaient avec passion un roman de Gérard d’Houville : « Jeunesse ». Les premières livraisons leur avaient présenté une jeune fille romanesque en laquelle, avec complaisance, elles s’étaient reconnues. Mais ce samedi-là, elles ne trouvèrent pas la revue des Deux-Mondes. Innocemment, elles la demandèrent au comptoir et retournèrent lire autre chose en l’attendant. La directrice, Madame Vidal, survint et leur dit sévèrement :

— C’est pour le feuilleton, je suppose ? Eh bien, vous ne l’aurez pas. Attendez ; au moins d’avoir vingt ans, avant de lire des romans de cette sorte. Et si vous n’en lisiez jamais, ce serait beaucoup mieux.

Surprises, Monique et Lucette se défendaient :

— C’est un bon feuilleton, nous n’y avons rien vu de mal.

— Rien de mal, rien de mal…

Les mots lui manquaient pour exprimer son indignation.

— Lisez ; plutôt Dickens, c’est plus sain.

Honteuses, Monique et Lucette étaient parties. Dehors, elles décidèrent d’aller voir la fin de l’histoire au Fraser où personne ne surveillait les petites filles. Mais, en effet, le roman se gâtait. Le beau prince Charmant que l’héroïne s’était choisie devenait l’amant de sa mère.

— Madame Vidal avait raison, admet Monique.

— Elle avait aussi raison pour Dickens. J’aime bien les romans anglais. Les Bronté, Hardy, Elliott, c’est passionnant. Ces auteurs traitent de problèmes qui nous intéressent plus directement. Ils étudient les sentiments par lesquels nous passons…

— À vivre auprès des Anglais, ne deviendrions-nous pas semblables à eux ?

— Mais non, Monique ! Seulement, ils mettent beaucoup d’humanité dans leurs histoires, beaucoup d’universel. Ils possèdent une meilleure formule. Moins d’art, moins de perfection de forme que les écrivains français, mais plus d’émotion, plus de vérité psychologique, plus de réalité, peut-être. Quelques Américains aussi réussissent bien. As-tu lu : « The house of mirth » d’Edith Wharton ? Il me semble que ce livre ne vieillira jamais. Il est triste, mais il n’enlaidit pas la vie.

— Oui, soupire Monique, la vie n’est pas déjà si belle…

Lucette le sait, Monique pense à son mari surmené, incapable de prendre un congé, un repos ; il rentre chaque jour du bureau sombre, obsédé. Et Monique affolée constate que le pouvoir qu’elle avait de le distraire, de l’encourager, diminue, se perd ; déçue, effrayée, elle se ronge d’inquiétude.

Tout le jour, elle espère qu’enfin Maurice rentrera plus joyeux. Et quand il arrive, elle retrouve, découragée, la même fatigue, la même tristesse. Pour les autres, au dehors, il doit feindre, mais chez lui il se laisse sombrer. Au début, elle l’interrogeait, parvenait à dissiper certaines inquiétudes. Aujourd’hui, un rien l’irrite, elle n’ose plus ; il devient injuste envers elle. Et l’amour se désagrège. Il y a déjà tant d’années qu’ils s’aiment, s’entendent, se complètent. Pourquoi feint-il maintenant de porter seul tous les fardeaux, pourquoi oublie-t-il que Monique subit le contrecoup de toutes ses humeurs ? Quand il part, elle demeure pendant de longues heures torturée en pensant à lui. Les enfants ont été malades, la bonne les a quittés, et Monique anxieuse se demande si les soucis augmentent à mesure que l’on avance en âge.

À Lucette, elle n’a parlé que des maladies. Le reste, c’est un secret entre Maurice et elle. Leurs joies comme leurs peines doivent leur appartenir uniquement.

— Nicole nous a promis l’assistance de ses prières. Tu devrais lui écrire.

— J’ai essayé les miennes. Pas de résultat, ma chère. Évidemment, là-haut, on se demande qui peut bien être cette petite pimbêche qui se met soudain à les implorer.

Monique rit, mais qu’une bonne crise de larmes la soulagerait ! Lucette le sent et l’encourage.

— Si Nicole causait encore avec nous, elle dirait avec solennité : « Mes enfants, vous ne savez pas ce qui vous convient. Attendez le bon plaisir de Dieu et vous y trouverez votre avantage ». Elle raconterait à l’appui de ses paroles quelques-uns de ces traits touchants qu’elle avait toujours en mémoire.

Elles se dérident au souvenir de leur amie. Puis l’entretien tombe de nouveau sur les livres, les chers livres, leur passion commune.

— Moi, disait Monique, mes lectures font une espèce de salade. Je prends au hasard. Ces jours-ci, je suis en train de lire un roman qui me plaît : « L’épithalame, » de Jacques Chardonne. Peut-être l’aimeras-tu moins que moi, mais je le trouve très bien.

— Je le lirai, oui. Veux-tu te lancer aussi dans la littérature étrangère ? Connais-tu les livres de Zangwill ? Nous avons là tout le ghetto, mais je cherche vainement dans notre ville infestée par Israël des figures attachantes comme certaine petite Esther, que l’auteur m’a fait aimer. Dans ces romans, la souffrance des vieux attachés à leurs traditions et qui voient les jeunes gens s’américaniser, est très vive, très poignante. Et leur problème rappelle alors le nôtre. Zangwill nous peint les Juifs américains. Les Tharaud nous peignent les Juifs d’Europe ou d’Asie…

— Ah ! Lucette, si mon mari n’était pas fatigué, comme je trouverais tous ces livres merveilleux…

— Pourquoi n’es-tu pas plus philosophe, ma chère ? Lis donc en paix, malgré tes inquiétudes. Autrement, le temps passe à souffrir, à attendre et l’on n’est pas plus avancé… Tout finit toujours par s’arranger, je t’assure.

Monique insiste pour retenir Lucette à souper.

— Ta visite distraira Maurice ; parler, être obligé de paraître gai lui fera du bien.

Et dans sa voix tremble beaucoup d’humilité ; sa demande renferme un triste aveu ; elle ne suffit donc plus à Maurice ?

Mais Lucette doit retourner chez elle, Lucette ce soir attend quelqu’un.

— Qui ?

— Quelqu’un que tu ne connais pas.


XXI


« Me suivre dans les bois, dans les monts, sur les grèves)).
Victor Hugo


Il y a quelques mois, Lucette non plus ne le connaissait pas ; et maintenant le voilà ; il est là devant elle ; il est devenu son tourment : il s’attache à ses pas, il veut constamment la voir, la comprendre, deviner les secrets qu’elle ne veut pas livrer.

Il est beau et elle n’aime pas les hommes beaux. Elle le lui a dit ; il a ri et il a déclaré :

— Eh bien, vous m’aimerez tout de même.

Et de ce jour Lucette est malheureuse ; et dans la solitude elle a cessé de sourire. Son sommeil s’est coupé de cauchemars, d’insomnies. Car tout de suite elle a découvert que celui-là, celui-là, elle désire vivre toute sa vie à ses côtés. Et elle tremble. Il se lassera de tenter de lui arracher cet aveu qu’elle retient de toute sa force. Elle ne lui permet de venir qu’une fois chaque semaine ; et les six autres jours elle attend. S’il ne revenait pas ? Et les larmes glissent sur ses joues. Il y a tant de jeunes filles jolies et plus intéressantes. Ô mon Dieu, faites qu’il ne les trouve pas ! Conduisez-le vers moi, tout droit, sans détour. — Elle a perdu ce premier charme de l’adolescence. Elle a vingt-sept ans, bientôt des rides marqueront sa peau.

Ah ! Pourquoi n’a-t-elle pas résisté au plaisir de parcourir avec lui les paysages enchantés de Percé ? Ils marchaient du même pas entre les sapins, dans les sentiers moussus ; l’air était embaumé de résine chaude ; au loin s’étendait la mer d’un bleu profond avec un peu d’écume blanche à la tête des vagues. Ils se promenaient dans les montagnes, dans le vent et dans l’été. Ils voyaient à des distances infinies des baies qui s’enfonçaient entre les pointes sombres des rochers.

Un soir, ils avaient fait le tour complet des montagnes, au clair de lune. Le soleil était couché mais il avait laissé derrière lui de la clarté. Ils avaient escaladé l’abrupte côte du Découragement ; ils n’avaient pas senti combien elle était raide ; ils montaient à reculons pour voir le coquet village qui s’étendait à leurs pieds, avec ses deux baies frangées d’écume ; et la mer coupée par la forme paresseuse de l’île Bonaventure. Au bout de la baie du Sud, le phare du Cap Blanc s’allumait et commençait à tourner, et les nuées de mouettes virevoltaient bruyantes, au-dessus du Rocher.

Ils avaient ainsi franchi le point culminant de la côte ; ils décidèrent de monter au bord extrême de la falaise. Et, ô prodige, ô bonté d’un hasard aimable, quand ils se penchèrent au-dessus du vide vertigineux pour regarder en bas la mer encore bleue, la pleine lune se posait, comme une grosse orange, sur la ligne de l’horizon.

Le groupe qui les entourait manifestait par des cris son enthousiasme. Eux, serrés l’un contre l’autre, silencieux, regardaient avidement le tableau qui se déroulait ; la mer mystérieuse, la lune, les falaises, les phares tournoyants, les montagnes proches et lointaines, le rocher et l’île.

La route descendait ensuite dans la nuit de la vallée. Pour dissimuler un silence oppressant ils avaient parlé de livres. Lucette ne l’avait pas avoué à Monique, mais c’était de Guy qu’elle avait pris son admiration pour Zangwill, Elliott, Wharton. La culture de Lucette subissait toujours l’influence des hommes qu’elle rencontrait.

À Percé, le grand paysage endormait le cœur de Lucette ; elle se sentait détachée de sa vie ordinaire et ne s’analysait plus. Guy s’en irait. Quinze jours, au plus, et ce serait l’abandon d’un rêve impossible.

Mais Guy Beaulieu s’était imposé après son départ avec plus d’insistance. Le rêve, loin de s’effacer, se matérialisait. Lucette reçut des télégrammes, de courtes lettres, de beaux volumes, des revues. De loin, il était facile d’en parler à Jean. Elle lui avait écrit :

— « J’ai fait malgré moi une conquête. On m’envoie des livres. Me permettez-vous de remercier ? »

Ce que Jean pensa en écrivant : « Mais il faut répondre, »… elle ne le sut jamais, et elle n’aimait pas l’imaginer. L’intuition du malade l’avertissait cette fois du danger. Il détournait la conversation quand Lucette, de retour, essayait de raconter son été.

Elle n’aimait pas Jean d’amour, elle le constatait maintenant, elle ne l’aimait pas d’amour. Sa tante avait eu raison. Lucette s’était fourvoyée. Cependant, elle n’imposerait pas une douleur de plus à un pauvre infirme dépourvu de toute consolation ; elle subirait plutôt son martyre et ne changerait rien à la voie qu’elle s’était choisie.

Mais comment surmonter l’irrésistible attrait ? Comment refuser de se laisser entraîner vers Guy, comment lutter jusqu’au bout contre son cœur, sa raison, contre son imagination ? Où trouver en elle-même les paroles capables d’amener le jeune homme à se contenter de son amitié ? Où trouver la force de donner pour prétexte sa carrière, d’éloigner de ses lèvres, volontairement, la coupe où elle voulait boire ?

S’il était auprès d’elle, elle oubliait ses scrupules et ses inquiétudes. Mais seule avec sa conscience, elle se sentait prise de remords. Elle se savait infidèle et coupable. Une tentation qu’elle jugeait abominable s’insinuait dans son esprit. Tout avouer à Jean. Mais non, jamais elle ne commettrait cette méchanceté. Elle savait que lui ne changerait jamais. Il l’aimait toujours autant. Il n’avait personne d’autre à aimer. Non, elle ne parlerait pas, elle ne pourrait pas parler. Elle éprouvait la honte de son involontaire trahison ; déçue de sa faiblesse, elle la dissimulerait, se résignerait, plutôt que de l’avouer, à toutes les souffrances.

Des jours passèrent, puis des semaines, des mois, une année. Guy absorbait toujours Lucette. Et Lucette qui se prétendait incapable de lire les romans de Bourget, qui se moquait de leurs complications inutiles, Lucette s’aperçut qu’elle se trouvait dans une situation analogue à celle de ses héroïnes. Quel supplice, pour sa franchise innée, que cette duplicité involontaire à laquelle les circonstances l’enchaînaient. Le secret qu’elle portait seule, il pesait à sa nature expansive. Son devoir, croyait-elle, était de rester liée à Jean qu’elle n’aimait que par pitié. Jean qu’elle n’aimait plus. Elle butait par moment sur ces mots. Aimer n’était-ce pas pour elle uniquement la recherche d’un bonheur égoïste ? Si Guy lui apprenait qu’il devait la quitter pour être vraiment heureux, consentirait-elle de bon cœur à ce bonheur sans elle ? Désirait-on vraiment le bonheur de ceux que l’on prétendait aimer ? Non, on ne souhaitait que sa propre félicité, tous les sentiments cachaient de l’égoïsme. Quand le moi cessait d’être satisfait, le sentiment basculait, et tombait.

Mais tentation douloureuse, Jean était le moins égoïste des hommes ; Jean seul comprendrait ; et malheureux mais résigné, il pardonnerait. Il aimerait assez Lucette pour contribuer à son bonheur, au détriment du sien. Aucune rancœur ne viendrait gâter leurs relations. Jean dirait : « C’est la vie, il faut bien se soumettre ». Tout serait ensuite tristesse mêlée de douceur et d’attendrissement. Mais quand elle se représentait cette scène, la joie de sa liberté reconquise jaillissait trop haut. Son aveu lui semblait de nouveau une tentation qu’il fallait repousser ; mieux valait continuer de souffrir en silence, en éclairant autant que possible l’existence si terne du malade.

Mais le rayon de soleil s’appauvrissait et percevant confusément ce tourment, Jean demandait :

— Mais qu’avez-vous donc, Lucette ? Des ennuis ? Des tracas ?

— Je n’ai rien. Je suis peut-être fatiguée, répondait-elle.

Puis elle allongeait le récit de ses courses, de ses heures de travail. Une fois de plus, elle reculait devant l’occasion offerte. Au fond, ce qu’elle espérait, c’était un miracle ; un événement surviendrait à point pour tout arranger. De sa propre initiative elle ne modifierait pas le choix enthousiaste de ses dix-huit ans. Tout supporter plutôt que de céder au caprice de son cœur. Elle priait, offrait ses angoisses à Dieu, multipliait les pénitences. Elle aurait bien aimé prendre conseil. Jamais elle n’avait su parler des choses qui l’atteignaient profondément et elle gardait malgré elle, avec cette rigueur, son déchirant secret.

Éternel jeu des contradictions, Guy s’attachait d’autant plus fermement que des obstacles plus nombreux se dressaient entre eux. Il simulait volontiers l’amitié, mais cette amitié avait la même saveur que l’amour. Il savait Lucette captive ; ses yeux suppliants indiquaient le sentiment qui ne s’avouait pas, ou refusait délibérément de prendre conscience de lui-même. Tôt ou tard, il l’épouserait. En attendant, il aimait la simplicité égale et enfantine de Lucette ; elle semblait plutôt intimidée lorsqu’elle sortait d’un concert où on l’avait chaudement applaudie ; elle n’en concevait point d’orgueil. Cette absence totale de prétention plaisait au jeune homme ; elle l’empêchait surtout de croire que Lucette mettait sa carrière de pianiste au-dessus de tout ; surtout au-dessus de l’amour.

À leurs soirées dans le monde, il préférait les tranquilles veillées sous le cercle lumineux de la lampe, en ce salon arrangé par elle, où elle jouait pour lui du Chopin et d’étranges pièces modernes, imitatives, bigarres, mais cristallines. Il aimait encore qu’elle fût aussi intensément intellectuelle, ardente pour les choses de l’esprit ; et tenace dans ses goûts et dans ses idées. Il l’appelait femme savante, la taquinait. Elle le regardait alors, hésitante, prompte à croire qu’il ne l’aimait pas ainsi ; puis, rassurée, elle souriait tout à coup de son sourire particulier, doux et complexe, tendre, moqueur et craintif à la fois. Des fossettes se creusaient dans ses joues. Sa peau lisse était blanche. Il réprimait le vif désir qu’il avait de l’embrasser.

D’autres semaines passèrent, mais avant qu’une autre année se fût écoulée, Lucette se retrouvait à Percé, avec Guy pour compagnon. La journée était froide, un capuchon de brouillard couvrait le faîte de la montagne. Personne d’autre n’avait voulu se promener. Guy et Lucette auraient bravé n’importe quelle intempérie car les quinze jours de vacances de celui-ci achevaient.

D’un commun accord, ils retournaient dans les sentiers du Mont Sainte-Anne ; en chemin, ils s’arrêtèrent au bureau de poste. Lucette recevait toujours des lettres. Guy les soupesait en riant. Sans rien dire, il avait remarqué cette enveloppe du même format qui arrivait fidèlement tous les jours.

Un peu plus tard, en gravissant le premier sentier, se penchant sous un sapin où poussaient de beaux champignons jaunes, il se hasarda à demander :

— Qui donc vous écrit si souvent ? Mon obéissante et fidèle amitié a-t-elle le droit de s’en informer ? Ce n’est pas une femme, bien que l’écriture soit féminine.

— C’est un malade.

Elle rougit un peu et se tut. Il se souvint alors qu’on avait autrefois assuré devant lui qu’elle aimait un jeune homme tuberculeux. Ce racontar ne cadrait guère avec la gaieté de Lucette ; et il l’avait oublié. Le mot « malade » venait de le faire revenir à sa mémoire. Il expliquait tout ; la volonté de la jeune fille de s’en tenir à l’amitié, son sentiment réprimé de force. Un peu d’irritation l’agita.

Un fin brouillard, glissant dans le sentier, les isola du monde. Il revint brusquement sur le sujet :

— Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ?

— Je vous nomme Jean Sylvestre si souvent…

— Mais il vous écrit tous les jours ; lui répondez-vous tous les jours ?

— Oui.

— Alors, vous l’aimez ?

— Je ne veux pas parler.

L’heure qu’elle avait redoutée et souhaitée à la fois approchait inévitable maintenant ; l’heure déchirante et pourtant heureuse, l’heure de bonheur et de détresse.

— Mais moi, il faut que je sache. Mon amitié vous savez ce qu’elle est au fond. Il faut éclaircir cette situation. Si Jean Sylvestre occupe déjà la place à laquelle je tiens…

— Oh ! Guy, Guy !

Elle baissa la tête, pressa le pas. Des larmes roulaient sur ses joues.

Il la rejoignit, l’enlaça, la retint prisonnière.

Sans lutter davantage, cachant son front, elle resta muette et ses larmes continuèrent à couler. Puis elle se dégagea.

— J’ai tant souffert, si vous saviez ; attendons.

Mais lui ne voulait plus attendre. Sa douce violence rencontrait au fond d’elle-même la complicité. Je vous aime, je vous aime, pensait-elle. Je ne veux pas que vous partiez, je ne veux pas que vous vous en alliez.

Elle sentait venue la minute décisive où elle pouvait tout perdre et elle ne le voulait pas. Son amour cria plus fort en elle-même que sa trahison, sa trahison d’un être incapable de se défendre, lui semblait-il, trahison pleine d’abjection, et de bassesse.

— Guy, vous ne m’aimerez plus si je vous dis tout, et pourtant il faut tout vous dire et vous me pardonnerez peut-être.

Et elle raconta : ses dix-huit ans, son amour de l’amour, son enthousiasme pour les premières lettres du malade. Son ardeur, puis son recul instinctif ensuite devant le pauvre infirme qu’elle avait imaginé pareil à un héros de roman ; et ce recul transformé par sa volonté en un sentiment très tendre, chargé de pitié, du désir de donner le bonheur, de jouer un rôle héroïque, de remplir un destin d’une noblesse rare.

Elle raconta son tourment de constater depuis trois ans que son sentiment s’était vidé de sa joie, qu’il lui pesait comme une chaîne, alors qu’elle s’était consacrée à la fidélité. Le pauvre Jean, que deviendrait-il ? Elle revoyait le malade dans sa chaise d’infirme, les longues mains blanches et maigres, les yeux si tristes et si doux.

Guy eut tout de suite la tentation de blâmer Jean.

— Il n’aurait pas dû accepter ce dévouement. Vous étiez ; trop jeune. Une situation anormale comme celle-ci ne peut pas durer.

Elle confessa :

— Je déclarais tous les jours que je ne voulais épouser personne, que je me ferais une carrière. Une vie noble d’un tel dévouement, unique par sa différence avec les existences ordinaires et méritoire dans le sens chrétien me semblait la beauté suprême. Parfois je me sentais exaltée par le sacrifice ; il donnerait à notre amour plus d’intensité, plus de grandeur. Mais j’ai lamentablement échoué. Je n’étais pas assez forte.

— Vous n’aviez ; qu’une bonne petite âme de jeune fille un peu chimérique. Comment auriez-vous pu vous attacher à jamais à une tâche surhumaine ?

— Jean souffrira. Causer de la souffrance à un être ordinaire, c’est déjà pénible, mais à un malade, Guy, je ne peux pas supporter cela. Nous parlons et je me dis : « S’il entendait notre conversation, s’il nous écoutait en ce moment ». La trahison, c’est cela, voyez-vous, je le trahis. Et je me dis encore : Je pensais que Jean était l’unique amour de ma vie, et maintenant, je ne l’aime plus ; et c’est vous que j’aime aujourd’hui ; et ce second amour sera-t-il bref comme l’autre ? Passera-t-il aussi ? Guy, pourquoi faut-il que je me demande si je cesserai un jour de vous aimer !

Ardente, émue, elle implorait un mot d’encouragement, d’espoir.

— Attendez un peu. Un événement surgira peut-être. Écoutez votre cœur, Lucette, il est sincère, il ne vous trompera pas. Jean mérite beaucoup de considération. Il est tellement à plaindre. Je ne voudrais pas non plus augmenter ses souffrances déjà grandes. Il ne faut pas piétiner sur le bonheur des autres pour arriver à son propre bonheur. Puis on apprend peu à peu dans la vie la faiblesse du cœur humain. Je vous enverrai un gros livre, Lucette : Guerre et Paix, de Tolstoï. Et dans ce roman, vous verrez la petite héroïne passant par les affres de trois amours successifs avant de devenir la charmante petite femme que vous deviendrez aussi. C’est cela, la vie. Avoir honte de changer, c’est avoir honte d’être humain.

Lucette écoutait et elle disait en elle-même : Merci, mon Dieu, de ces paroles qui m’éclairent, m’apaisent ; de ces conseils de douceur et de fermeté, de bonté, d’intelligence.

— Personne ne vous a mise en garde, autrefois ?

— Oui, Tante Aline. Mais dans mon exaltation, elle m’a semblé trop pratique, trop terre à terre. Je ne pouvais pas croire qu’elle avait raison.

Des larmes retenues mouillaient les yeux de la jeune fille. Le soleil perçait le brouillard devenu mince et lumineux, et au faîte des arbres, les gouttes d’eau luisaient.

Elle demeurait troublée ; l’égoïsme pouvait aussi influencer les opinions de Guy. Trop longtemps nourrie d’héroïsme, elle se refusait à revenir à la réalité.

Tout de même, ce poids qui avait tant pesé sur ses épaules s’allégeait comme le brouillard au soleil. Elle éprouvait le soulagement des confidences, celui d’avoir partagé son fardeau. Depuis plus de trois ans, elle renfermait en elle ce lourd secret ; la faillite d’un amour qu’elle avait désiré éternel.


XXII


1932. Lucette se souvient tout à coup de son premier missel. Sur une page du livre à dos d’ivoire, un calendrier marquait les dates des fêtes mobiles : 1900 à 1932. Et petite fille, elle s’effrayait de ce chiffre, comptant bien mourir avant de l’atteindre, tant il lui semblait lointain, tant elle redoutait aussi de vieillir.

Et dans quelques jours, 1932 commencerait.

Guy travaille ce soir. Lucette profite de son absence pour envelopper mystérieusement les étrennes. Elle déroule des papiers multicolores et soyeux, des rubans dorés, elle fait couler de leur boîte des cachets où s’arrondit la figure barbue et couperosée du Père Noël, où brille une maison illuminée dans un décor de neige, où des bas pendent auprès d’un foyer aux flammes vives, où s’étalent des sapins ouatés et symétriques.

Ces préparatifs lui plaisent encore plus qu’autrefois. C’est un bonheur reposant. Elle range avec soin les colis aux formes diverses. Il y en a pour bébé, qui déchirera sans comprendre. Elle a acheté pour Guy ce stylo qu’il regardait depuis des mois avec convoitise. Mais la naissance de leur petite Nicole avait grevé leur budget ; et cette princesse, avec son spécialiste, ses jus de fruits, ses côtelettes d’agneau à quinze sous pièce, continue à diminuer leur revenu. Il faut économiser.

Que lui donnera Guy ? Elle n’espère pas un énorme cadeau. Il ne sait guère entrer dans les magasins et acheter. Qu’importe, après tout. L’essentiel c’est le bonheur, la gaieté, la paix. Mon Dieu, de temps à autre, Guy, par une parole irritée, un mouvement vif, la déçoit bien un peu. Et lorsqu’il a tort, il ne le reconnaît pas ; il ne s’excuse jamais. Il se contente de la frôler de plus près, d’être tout miel pendant quelques jours. Lucette préférerait une franche amende honorable. Quand, par exemple, il l’a quittée en claquant la porte sans l’embrasser, parce que Nicole était malade, était-ce juste ? Peut-on la tenir responsable de toutes les maladies de l’enfant ? Pourquoi devait-elle subir cette mauvaise humeur inexplicable, elle déjà si inquiète ? Toutes les femmes ayant un nombre respectable d’années de mariage à leur actif lui diraient évidemment :

— Tous les hommes sont comme ça.

Elle en connaît une qui ajouterait :

— Que voulez-vous. Ils n’ont de patience que pour la pêche.

Si jamais elle a un fils, Lucette le mettra en garde contre ces petits défauts. Mais en somme, Guy est malgré tout exceptionnel. En pleine lune de miel, elle l’appelait son incomparable : aujourd’hui, non, ce serait ridicule ; et pour des incidents comme la porte claquée, elle lui garde un tout petit peu rancune. Mais c’est insignifiant, il ne faut plus y penser ; il faut pardonner, surtout ce soir.

Dans deux jours commencera 1932, et l’âme des fêtes l’habite, depuis la messe de minuit, depuis leur communion côte à côte, le réveillon en tête à tête. Quelle satisfaction de se suffire l’un à l’autre, de n’avoir aucun besoin de bruit, de danses, de musique. En rentrant, ils s’étaient penchés sur le lit où Nicole dormait à poings fermés, ses petites mains sur la couverture, potelées, émouvantes. Rien n’est merveilleux comme les doigts fins de sa petite fille, pense Lucette. Guy avait voulu réveiller l’enfant pour lui montrer l’arbre de Noël ; à dix-huit mois, elle comprenait assez pour se constituer des souvenirs, prétendait-il. Mais Lucette avait été implacable. Elle ne permettrait jamais aucun écart au régime. Plus tard, l’arbre de Noël illuminé leur avait rappelé Percé, les sentiers verts de la montagne où ils s’étaient embrassés pour la première fois. Un peu de regret s’était mêlé à leur joie ! Ces baisers-là, tout neufs, non, on n’en retrouve jamais la saveur.

Avec bébé maintenant, on ne pouvait guère songer à un aussi long voyage. Puis d’autres enfants naîtraient peut-être. On soupire alors comme l’avait fait un jour Monique, au scandale de Lucette jeune fille, après l’insouciance à jamais perdue.

— C’en est fini de l’égoïsme intégral, avait ajouté Guy, mais nous possédons la plus belle des filles des hommes !

Percé. Ce nom rappelle Jean à Lucette, qui continue parfois à éprouver de la honte, et ne se pardonne pas totalement son infidélité à ce premier amour qu’elle avait voulu unique. Mais son souvenir ne s’attarde pas sur ces années enfuies. Lucette se détourne de ce passé comme d’une erreur.

Elle est restée attachée à une chose ; sa musique. Guy y tient. Il déclare :

— J’ai épousé une pianiste, il ne faut pas que je la perde.

Lucette ne s’occupe ni de cuisine, ni de raccommodage pour continuer à étudier. Elle fait de la musique de chambre. Depuis que Nicole a un an révolu, elle a donné trois concerts, et elle a aimé, dans les journaux, sur les affiches, son nom allongé : Lucette Duhamel-Beaulieu.

Devant un miroir plaqué sur le mur, Lucette regarde se refléter une petite table, une lampe pansue, bleu vif, et un long vase où s’épanouit le rouge orangé d’une gerbe de lanternes chinoises. C’est commode, ces fleurs séchées qui demeurent fraîches et brillantes. C’est joli mon salon, pense-t-elle. Moins joli que le salon de Claire pourtant, le salon modernisé où seul a survécu, de l’ancien mobilier, le fauteuil vert, leur fauteuil vert, dissimulé sous un reps lustré. C’est là que le quatuor a tenu sa dernière réunion ; quatuor, car le souvenir de leur chère Nicole vit entre elles comme une présence réelle.

Monique en verve, parlait avec de grands gestes, comme d’habitude ; elle répétait sur tous les tons une phrase qu’elle venait de récolter dans un roman d’Henri Pourrat :

— « Ah ! Toute la misère de la vie, où chacun fait sa route seul ».

— Mais c’est vrai, disait-elle. Maurice est avec moi. Les enfants sont avec moi. Vous êtes parfois avec moi. Mais soyons franches, sincères ; avouons. Personne ne sait la moitié de ce qui se passe en nous, personne ne sait la moitié de ce que nous pensons, personne ne devine la moitié de l’amour que nous éprouvons, personne ne nous comprend parfaitement. Surtout personne ne connaît nos souffrances réelles ou imaginaires. Qui peut nous soulager du fardeau de nos peines ?

En veine de citations, Monique avait ensuite commenté une phrase anglaise qu’elle trouvait expressive : « The cold morning of reality ». Le manteau de plomb d’un brouillard matinal qui tombe sur les épaules et réveille. Non, mais était-ce bien cela, après le rêve, la réalité ?

Et la volubile Monique allait s’exaltant :

— À notre âge, mes amies, nous ne pouvons nier la réalité, ni la fuir. Elle nous étreint.

Pauvre Monique ; pendant un temps, Lucette avait tellement craint qu’elle ne fût malheureuse. Elle n’était plus la même ; elle n’avouait rien, Lucette devinait un peu, et elle aurait donné tout au monde pour la voir délivrée de cette grande peine. Et soudain Monique est redevenue gaie ; la crise était passée. Aucun nuage n’obscurcit maintenant son front, et l’autre soir son entrain, sa vivacité animèrent la réunion.

Lucette a ficelé tous ses cadeaux, ramassé le papier, les rubans. Sur la table, elle va prendre son livre ouvert. Mais ce livre aussi lui rappelle ses amies. Ont-elles assez discuté la dernière fois ? Six années à Paris ont bien changé Claire, et Lucette n’a plus le secours de la docte Nicole pour la ramener à une conception plus saine, moins païenne de l’existence.

Chacune avait commenté suivant son caractère, le livre dont tout le monde à présent parlait : « Contrepoint ». Lucette admirait bien la réussite littéraire, l’exactitude émouvante, mais elle déplorait ce choix d’un monde interlope, le cynisme, et certaines pages, vraiment…

— Madame Vidal et moi, disait-elle, pourrons-nous encore parler de l’honnêteté du roman anglais ? Je préfère pourtant cette franche crudité aux romans faisandés où la religion et la sensualité se fondent et se mêlent. Un auteur sans croyance conçoit la vie tout autrement, et c’est logique. Un livre comme « Contrepoint » me fait au moins apprécier mon bonheur de chrétienne. Avec la Foi, la vie devient simple, aisée, elle trouve son explication. Sans la Foi, c’est le trouble de tous les héros de ce livre. Ils courent d’une utopie à une autre ; ils semblent s’imaginer, comme le font les Soviets, qu’en arrangeant les choses autrement, on finira par être heureux sur terre. Les conseils de l’Imitation sont beaucoup plus salutaires…

Claire louait Huxley sans réserve. Elle se leva, prit le livre sur sa table à écrire et lut la page si parfaite du début. Ensuite, elles avaient parlé de Sarn, de Mary Webb. Et elles s’étaient exclamées toutes ensembles :

— C’est un chef-d’œuvre !

Et Claire, l’intellectuelle Claire, ardente avait dit :

— Si j’écrivais un livre semblable, je pourrais mourir jeune, moi aussi, sans regrets…

Elles avaient parlé de tel écrivain, puis de tel autre, et discuté dans un beau tapage comme autrefois, s’enivrant de leurs mots, de leurs idées, de leurs expériences, et soudain Monique avait crié :

— Mes amies, mes amies, j’ai trouvé quelle est la plus belle chose du monde. J’ai trouvé. C’est l’amour des choses de l’esprit, c’est « l’intérêt magique et profond de la lecture, » comme le dit quelque part Marcel Proust…

Elles avaient alors pensé à leur amitié adolescente, à leur passion pour Poupon Rose, à leurs courses aux bibliothèques, aux longues discussions animées et folles de leurs soirées ; à leurs amours ; à leur vie présente que toujours nourrissaient les livres, les auteurs célèbres anciens et modernes, français et étrangers. Ces auteurs avaient donné à tous leurs sentiments une espèce de profondeur poétique, de charme subtil qui les pénétrait ; ils enchantaient leur mémoire et tous leurs souvenirs se composaient pour ainsi dire d’une matière plus précieuse, comme des vases pétris d’un kaolin plus fin, plus immatériel.

— Comment, avait demandé Lucette, cette réponse ne nous est-elle pas venue autrefois ? Nous aimions déjà beaucoup les livres pourtant…

— Oui, avait tout de suite répondu Monique, mais nous n’étions que de petites bécasses, uniquement occupées de notre cœur et de notre avenir. Aujourd’hui, nous possédons toujours notre même cœur et ses tourments ; mais l’âge nous a instruites. Nous avons ce don nouveau de jouir enfin du présent, de chercher le bonheur dans le présent, d’être guéries d’attendre pour demain une félicité impossible. Est-il chose plus agréable que de détenir l’expérience ! de n’être plus une jeune fille agaçante les yeux toujours avidement tournés vers d’illusoires délices futures ? Quel repos comparable à celui de n’être plus dupes des mirages, de ne plus attendre, de ne plus jamais souhaiter qu’une heure passe vite ; jeunes, nous ne savions pas lire tranquilles… tandis qu’aujourd’hui, lire devient une béatitude, un délice en soi, la consolation, enfin, mes amies, la plus belle chose du monde.

Lucette aurait voulu tout noter. Monique, originale, amusante, pleine de feu, parlait sans trêve. C’était un plaisir toujours nouveau de la voir gesticuler, de l’écouter. Et lorsque Monique avait les cheveux séparés d’une certaine manière, comme Lucette retrouvait bien sous la femme l’enfant dégingandée d’autrefois.

Claire comme toujours parlait peu. Et quand elle parlait, c’était encore avec cette ardeur extrême qui jette des flammes et s’éteint subitement au milieu d’une phrase… Claire a conquis la célébrité. On l’invite partout. Mais Lucette la devine désaxée, l’âme nostalgique, un peu douloureuse, toujours, malgré le succès. Claire ne serait-elle pas satisfaite de sa destinée, « parce qu’elle fait sa route seule » ? Faut-il toujours souhaiter ce qui n’arrive pas ? Et la douce Claire, que tant de femmes envient, envie-t-elle les autres ?

Et Lucette se dit en pensant à ses chères amies avec une tendresse émue : « Oui, la plus belle chose du monde, c’est peut-être l’amour des choses de l’esprit ; mais cela pourrait être aussi bien notre amitié. Notre amitié constante et chaude qui n’a été assombrie par aucun nuage, notre longue, douce et heureuse amitié ». Aussi longtemps qu’elle vivra, lui semble-t-il, retrouver Monique et Claire, penser à Nicole, ce sera boire à une source rafraîchissante, pure comme l’enfance, à une source unique et intarissable. Comme au temps déjà lointain de leur adolescence, chaque fois qu’elles se rencontrent, quel que soit leur état d’esprit, elles retrouvent ensemble la gaieté, l’entrain et le rire si précieux.

Au temps lointain ? Oui, déjà. Leur amitié compte vingt longues années. C’est étrange qu’on vieillisse ainsi sans le sentir, imperceptiblement.

Entre le vase d’où s’élancent les lanternes chinoises, et la lampe bleue, Lucette examine attentive, son visage reflété dans la glace. Non, elle n’a pas trop changé. Ses yeux conservent leur lumière, son front est resté sans rides. Au coin des paupières, en regardant de près, le temps a bien tiré quelques lignes, mais jusqu’à quarante ans, elles demeureront à peu près invisibles.

Lucette soupire, soulagée ; soulagée de ce répit, avant la vieillesse, oubliant que trente-trois ans, c’est bien près de quarante, de l’âge mûr.

L’âge mûr, si elle l’apercevait à sa porte, elle sursauterait, désespérée, absolument désespérée…

Et pourtant… les années sonnent, sonnent, sonnent rapprochées comme des heures.

1932, 1933, 1934, 1935… Les années passent et tout arrive.


FIN


Ottawa, 1933 — Sainte-Adèle-en-haut, 1935.

















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