La poésie lyrique en Allemagne/Justinus Kerner 1
Heilbronn est le point central des vignobles du Wurtemberg. S’il vous arrive de visiter ce pays vers le milieu d’octobre, vous assistez à la célébration des vendanges, spectacle varié, bruyant, tumultueux, où se révèle dans son naturel cette bonne vieille Souabe, terre de traditions et de croyances, et qui consacre le travail par des fêtes ayant leur rituel, je dirais presque par des mystères. Dès le matin, à la première aube, vous êtes éveillé par le bruit des vendangeurs qui se rendent au travail. Tant que dure le jour, ce ne sont, sur les côteaux voisins, que joyeuses fanfares et salves d’arquebuses ; puis, au tomber du crépuscule, les fusées et les artifices commencent leur danse lumineuse jusqu’à ce qu’enfin, à nuit close, les chemins et les sentiers qui mènent à la ville se peuplent d’une cohorte animée et nombreuse qui regagne ses toits à la lueur des torches, aux sons des instrumens. Cependant, dès l’après-midi, la vaste salle d’une tente dressée à cette occasion s’est emplie de monde ; bientôt la musique s’organise, et les danses vont leur train : fête de tous les jours incessamment renouvelée, à laquelle prennent part, avec les belles jeunes filles de la ville et de la contrée, les jeunes marchands de l’industrieuse Heilbronn, les officiers de la garnison, les étudians en vacances, et bon nombre de désœuvrés de tous les pays qui sont venus passer l’automne dans sa résidence de prédilection.
Après vous être attardé quelque temps au sein de cette mêlée tumultueuse, continuez votre chemin, allez jusqu’à Weinsberg. Weinsberg est situé à deux petites lieues au-dessus de Heilbronn. Là encore, vous vous trouvez au milieu des vendanges, mais sur un théâtre moins étendu. La ville est beaucoup plus petite, le nombre des riches propriétaires qui donnent des fêtes à cette époque de l’année plus restreint, et partant le concours des étrangers peu remarquable. Traversez une partie de la magnifique allée de marronniers qui embrasse Heilbronn du côté du midi, longez une double haie d’agréables jardins plantés aux portes de la ville, saluez en passant le vieux cimetière dont les croix funèbres et les urnes sépulcrales projettent leur ombre mélancolique sur toute cette végétation luxuriante, et vous arrivez, après une demi-heure de marche dans la plus admirable plaine qui se puisse voir, vous arrivez à un endroit où le chemin commence à monter entre deux côteaux. Au terme de cette route est un sentier de traverse unissant deux collines qui se fondent l’une dans l’autre ; de là vous apercevez la hauteur ; encore quelques pas, et vous embrassez du regard la délicieuse vallée de Weinsberg. Maintenant, quelles mélodieuses bouffées s’élèvent de ce ravin à gauche ! Écoutez ces mille oiseaux jaseurs qui gazouillent dans les arbres, aux derniers rayons du soleil couchant ; aimable musique, salut précurseur, voix de l’hospitalité cordiale qui vous attend en bas. De là vous plongez dans la Souabe ; de là vous découvrez, si le ciel est clair, tout ce magnifique pays du Neckar et des Hohenstaufen, toute cette noble terre de l’épopée et du lyrisme germanique. À vos pieds, çà et là, se déroulent bien quelques vertes prairies, ondulent quelques frais jardins ; mais autour de vous, sur les coteaux, aussi loin que votre regard perce, tout est vigne : des raisins, puis des raisins encore. Le premier éblouissement du paysage une fois dissipé, regardez devant vous, là, tout juste vis-à-vis, sur cette hauteur isolée, si couverte de pampres que le sol s’en aperçoit à peine : distinguez-vous ces murailles croulantes, ces vieux pans de granit en ruines, cette tour féodale vermoulue ? C’est la Weibertreue. À ces mots, le lecteur m’arrête ; qu’est-que la Weibertreue ? Bürger va nous l’apprendre. Lorsqu’il s’agit d’une tour allemande, qu’elle s’élève sur les bords du Rhin ou du Neckar, soyez sûr qu’elle a sa légende généalogique ; et, si vous tenez à connaître les origines de son nom, adressez-vous à la poésie plutôt qu’à l’histoire.
« Un jour l’empereur Konrad en voulait à la bonne ville, et, s’avançant en grand tumulte, l’assiégeait en poussant contre elle ses hommes et ses chevaux.
« Comme la citadelle[2] tenait bon malgré sa détresse, l’empereur, enflammé de colère, fit publier par le héraut cette sentence : « Drôles ! apprenez que, si j’entre, chacun de vous sera pendu. »
« Sitôt que l’avis eut été proclamé à son de trompe, des cris d’alarme éclatèrent dans les maisons et dans les rues. Le pain était rare dans la ville, un bon conseil le devint encore davantage.
« — Malheur à moi, pauvre Corydon ! malheur à moi ! Kyrie eleison, s’écrièrent les pasteurs ; c’en est fait, c’en est fait de nous ! Oh ! malheur à moi, pauvre Corydon ! Il me semble déjà que j’étrangle.
« Mais, lorsque nous sommes à bout de tout, efforts, prières et conseils, il reste encore la ruse féminine pour nous tirer d’affaire ; car fourberie de moine et ruse de femme dépassent tout, comme vous savez.
« Une jeune femme, fiancée de la veille, avise un projet ingénieux dont tout le peuple s’édifie, et que vous, qui que vous soyez, applaudirez en souriant.
« À l’heure calme de minuit, la plus gracieuse ambassade de femmes se rend dans le camp et demande grace ; elle prie doucement, elle implore, mais n’obtient rien que ce qui suit :
« — Il est accordé aux femmes de sortir avec leurs plus précieux trésors ; ce qui restera sera passé au fil de l’épée et mis en pièces. — Avec cette capitulation, l’ambassade se retire soucieuse.
« Mais, dès que l’aube vient à poindre, attention ! Qu’arrive-t-il ? Voilà que la prochaine porte s’ouvre, et que chaque femme déloge, emportant sur son dos, vrai comme j’existe, son petit mari dans un sac.
« Maint courtisan pourtant travaille à faire avorter le stratagème, mais Konrad alors : — Une parole impériale ne souffre interprétation ni commentaire. Ah ! bravo ! s’écrie-t-il, bravo ! Plût à Dieu que notre femme en fît autant.
« Le pardon suivit, puis un banquet qu’il donna en l’honneur des belles ; on dansa au bruit des fanfares, on dansa avec toutes, avec la dame châtelaine comme avec la plus humble fille.
« Eh ! dites-moi donc où est Weinsberg, la vaillante petite ville, la ville fidèle, avisée et pieuse, qui berça tant de fillettes et de femmes ? car, moi, si jamais je me fiance, je veux me fiancer à Weinsberg. »
Cette tour, rendue populaire en Allemagne par Bürger, doit sa récente illustration à la présence d’un autre poète de renom, au célèbre docteur Justin Kerner, qui est venu avec sa famille établir au pied son ermitage. Il s’agissait de restaurer cette ruine nationale, et voici de quelle manière on s’y prit pour s’en procurer les moyens. De petites pierres jaspées, provenant des murailles de la Weibertreue, furent montées en bagues et vendues partout dans le pays. Avec quel empressement les dames et les jeunes filles allemandes recherchèrent ces précieuses reliques, on le devine. Il y avait émulation et fierté, dans chacune d’elles, à contribuer pour sa part à relever ce monument dont le nom seul était un hommage rendu au sexe, à intervenir pour la durée de ce compliment séculaire taillé dans le granit. En peu de temps on eut rassemblé une assez forte somme dont la direction fut confiée à Kerner, qui l’employa à rendre la ruine abordable par toute sorte de petits sentiers semés de gazons verts, à ménager d’agréables ombrages sous de fraîches et odorantes plantations ; que sais-je ? à augmenter encore le pittoresque des lieux, le romantisme du paysage, par des jeux de harpes éoliennes.
Mais nous n’y sommes pas encore. À peine arrivons-nous au point d’où le regard distingue pour la première fois la Weibertreue. D’ici à la tour, il nous reste une bonne distance à parcourir, d’abord en descendant, puis en suivant la plaine jusqu’à ce que nous découvrions à droite, au pied même de la ruine, la petite ville de Weinsberg qui se tenait cachée derrière la montagne. Weinsberg n’offre rien qui soit digne d’être remarqué. Qu’on se figure des rues étroites et tortueuses serpentant sur le dernier versant du coteau, une place en escarpement qui sert de marché, et régnant sur le tout, au point culminant de cet amphithéâtre, l’église. Aujourd’hui, jour de vendanges, les rues deviennent impraticables, grace à l’encombrement des cuves placées devant chaque maison pour recevoir les raisins qu’on foule, et parmi lesquelles manœuvrent chariots et porteurs occupés sans relâche à voyager de la vigne au pressoir. Des marchands étrangers circulent parmi les travailleurs ; les propriétaires, les intendans affairés vont et viennent, distribuant à qui de droit des informations ou des ordres. Mais quel est donc cet homme robuste et grand qui sort de la maison voisine, vêtu d’une ample redingote noire, un bambou solide à la main ? Tous se découvrent sur son passage, chacun le salue avec respect, et lui, rendant le salut à tout le monde, traverse la rue et va frapper là-bas à la porte d’une autre maison, où il entre et disparaît. Il marche d’un pas ferme et sûr, la tête inclinée et pensive ; affable envers les gens qu’il rencontre, on voit au sérieux paisible de son air que leur activité et leurs bourdonnemens lui demeurent étrangers. C’est Justin Kerner, le poète, le visionnaire, le médecin, qui dès cette heure matinale fait sa tournée chez ses malades, accompagné, comme le docteur Faust, de son chien noir qui le devance et court par les semailles, satellite ordinaire du médecin, que le poète a chanté plus d’une fois :
« Animal fidèle, lorsque tu bondis de joie et que ta petite queue frétille, lorsqu’on éveille du repos du sommeil ton maître vers minuit, et lorsque tu jappes devant la porte et parais avoir hâte de partir, il me semble alors, généreux animal, que tu ressens plus profondément que moi-même la souffrance des hommes.
« Tel qu’un esprit léger et précurseur, tu trottes devant ton maître au corps pesant. Il mesure, lui, en soupirant, la carrière que toi tu poursuis volontiers d’un pied agile.
« En toi réside une seconde vue qui manque à la cervelle humaine, et souvent je pourrais te demander en toute confiance : Celui-ci mourra-t-il ou ne mourra-t-il pas ?
« Mainte fois déjà, tel paraissait à mes yeux rose et bien portant dont toi, tu t’obstinais à fuir l’approche, et la mort ensuite arrivait bientôt.
« Écoute, ô fidèle animal ! lorsque tu liras déjà la mort sur mon visage, ne t’éloigne pas de moi, n’abandonne pas celui qui doit bientôt mourir.
« Toujours le long des rues de cette ville, toujours tu m’accompagneras ; lorsque la terre possédera le corps, toi seul apercevras encore l’esprit. »
Y pensez-vous ? Kerner, cet homme robuste et corpulent ? Impossible. Un visionnaire, un homme qui passe son temps à converser avec les esprits ne saurait avoir cet aspect. Nous en avons connu plus d’un, et ce n’est pas nous qu’on trompera jamais sur ce chapitre. Une physionomie hâve et languissante, des joues creuses, des yeux embrasés de lueurs mornes et fatales, d’épais cheveux blonds en désordre, à la bonne heure ! Mais cette mâle figure, ce visage si plein et si rond, en vérité vous vous moquez ; ce ne peut être là Kerner.
— Le voilà qui sort de la maison ; je vais l’aborder et vous convaincre que c’est bien lui. Peut-être, en y regardant de plus près, remarquerez-vous alors que cette tête, devenue un peu épaisse, j’en conviens, n’en a pas moins gardé les traits les plus délicats, les lignes les plus symptomatiques de l’esprit ; que cette main qu’il va me tendre est la plus blanche et la plus fine qu’on puisse voir, et qu’enfin ces yeux bruns qu’enchâssent de petites lunettes d’écaille percent à travers avec une vivacité singulière, moins pour énumérer de fantastiques visions, ce qui ne lui arrive guère, à ma connaissance, que pour saisir dans le recueillement et la méditation du silence les phénomènes mystérieux d’un spiritualisme transcendant.
Tout en causant ainsi, nous avions atteint l’auberge qu’on rencontre à l’autre bout de la ville. De là au petit domaine de Kerner il n’y a qu’un pas ; et tandis que nous admirions cette charmante retraite si délicieusement épanouie au milieu du plus frais paysage, nous vîmes le docteur qui s’en revenait gaiement de ses visites du matin. Kerner, m’apercevant à la fenêtre du rez-de-chaussée, me tendit la main du dehors, et nous engagea, mes compagnons et moi, à le suivre chez lui. « Pardieu, docteur, je vous fais mon sincère compliment, vous êtes là comme un scarabée dans un bouquet, » lui dit en l’apostrophant avec sa pétulance ordinaire notre plus jeune compagnon, tout émerveillé du site de cette maison, placée au centre d’un paradis terrestre, et comme noyée dans les arbres, les vignes et les fleurs. — La maison de Kerner est petite, mais agréable, commode, et semble faite à souhait pour l’hospitalité qu’on y exerce. Vous auriez peine à vous imaginer de quels soins affectueux, de quelles prévenances sont entourés les étrangers qui viennent journellement visiter dans son ermitage le poète de Weinsberg. Quant aux amis, nous n’en parlerons pas ; il ferait beau les voir s’installer autre part ! Vous passeriez là des mois et des années, heureux de vous sentir vivre dans cet isolement pacifique, de vous attarder au sein de cette cordiale bienveillance, de vous abandonner au cours de cette hospitalité douce qui ne se laisse pas soupçonner, et semble prendre à tâche d’aller au-devant des scrupules de la discrétion la plus timorée. En effet, vous arrivez, et votre présence n’apporte aucun trouble, aucun dérangement ; vous restez, et l’on vit aujourd’hui comme on vivait hier, et les choses continuent d’aller leur train honnête et régulier. D’abord c’est le docteur-poète, c’est Kerner, assis gravement dans son fauteuil de bois, ou debout à la fenêtre, les mains croisées derrière le dos, ou se promenant de long en large dans son jardin ; noble cœur, savoir immense, grand esprit, douce et candide physionomie où se fondent dans le plus mélodieux accord des qualités qui, partout ailleurs, Novalis excepté, se contredisent d’habitude ; fantaisie que l’empirisme tempère, empirisme qu’un rayon de fantaisie illumine. Puis vient sa femme, l’épouse et la mère, la ménagère dont parle Schiller, opposant l’économie traditionnelle à l’enthousiasme, l’esprit de raison et d’ordre à l’imagination, et cependant, du côté du sens littéraire, assez douée pour que rien de poétique ne lui échappe ; enfin (car je n’en veux nommer que trois sur cinq) la fille aînée, aimable enfant tout embaumée d’idéalisme, et qu’on prendrait pour une vaporeuse émanation de la plus fraîche fantaisie du père. Vous trouveriez difficilement, dans tout ce beau pays du Neckar, une maison où se soient perpétuées avec plus de fidélité ces saintes mœurs de l’antique Souabe. Aussi, c’est là, dans cette vie toute d’études, de dévouement, de croyance, de spéculations métaphysiques, qu’un peu de fantaisie égaie à chaque instant, là dans son intérieur, dans sa famille, qu’il faut surprendre le poète et le médecin, le philosophe ami de l’humanité et le rêveur fantasque, le penseur et le visionnaire, si l’on veut se faire de Kerner une idée juste et la rendre.
Kerner, en véritable propriétaire, ne se lasse pas de vous faire parcourir les moindres recoins de son agréable ermitage ; vous verrez la maison et le double jardin qui l’entoure ; grace à l’humeur avenante et descriptive du maître, pas un détail, pas une particularité mémorable ou curieuse ne vous échappera. Sur toute chose, dans cette promenade, la tour fixera votre intérêt : ce morceau de vieille architecture, ce fragment d’une antique forteresse germanique fait à ravir dans le jardin du poète, qui, de son côté, n’a rien épargné pour en augmenter le pittoresque et l’utile. Au premier étage, une salle gothique, véritable chambre d’étude du docteur Faust, à laquelle il ne manque ni l’ogive, ni les vitraux bariolés d’enluminures, ni le bois sculpté ; puis tout en haut, sur la plate-forme rendue accessible et praticable, une vue magnifique, immense, qui plonge dans la vallée de Weinsberg, et s’étend au loin jusqu’aux montagnes du Löwenstein ; voilà pour les avantages de cette ruine, dont Kerner a su tirer un excellent parti. Cependant midi sonne, l’heure du dîner pour la bourgeoisie allemande ; alors, pour peu que le temps soit favorable, la table se dresse en plein air, devant le chalet bâti en amphithéâtre derrière la maison, ou sur la tour, à l’ombre du pommier. Puis, tandis que le repas se prolonge, des hôtes nouveaux arrivent : le corbeau familier, qui descend d’un arbre et vient réclamer sa nourriture, la cigogne, qui mord sans pitié la main généreuse dont elle reçoit le pain, ce qui faisait dire à Kerner que cet oiseau a perdu son paradis comme l’homme, car il est ingrat comme lui.
La bibliothèque de la tour contient, entre autres monumens précieux, le manuscrit autographe des poésies d’Uhland, envoyées successivement et par lettres aux jours de leur éclosion. Puis ce sont des volumes sans nombre renfermant des actes scientifiques, d’épais in-folios remplis de pièces à l’appui de certains faits magnétiques, la démonologie coudoyant la littérature. Fouillez ces archives étranges, consultez ces annales d’un autre monde, ces parchemins presque cabalistiques, et vous serez épouvanté en face des révélations qui en émanent ; plus tard, si vous en êtes digne, s’il vous juge suffisamment initié pour prendre à la chose un intérêt sérieux, le secrétaire intime de la visionnaire de Prevorst vous conduira dans quelque sanctuaire retiré, où languissent en charte privée, dans une vie incertaine et comme flottante entre l’extase et le sommeil, de ces êtres d’une susceptibilité nerveuse toujours voisine du délire, sensitives humaines qui se crispent et rendent des oracles au souffle du trépied. Là vous assisterez à des phénomènes singuliers, effrayans parfois, souvent aussi plaisans et comiques. Il y a quelques années, Kerner avait chez lui une possédée qu’il traitait. Cette femme, à l’état ordinaire parfaitement raisonnable, d’un naturel décent et réservé, donnait, pendant la période de ses crises, les véritables symptômes de la convulsion démoniaque. Contraction subite de la face en horribles grimaces, évolutions spasmodiques, propos tumultueux, menaçans, obscènes, effrénés, où perçaient par momens une saillie drolatique, un bon mot : tels étaient les signes accoutumés par lesquels se trahissaient ces attaques de catalepsie, qui la prenaient, du reste, à l’improviste, au milieu des soins du ménage ou des travaux d’aiguille et de rouet. Kerner, esprit religieux, chrétien, tout en gardant la conviction profonde qu’il réside chez les gens de cette espèce un mauvais démon sur lequel on peut agir au nom du Christ, n’en saisit pas moins le côté comique de ces hallucinations, et ne se fait pas faute de s’en divertir. Avec la possédée se trouvait, dans la maison du docteur, un vieux domestique, atteint autrefois de folie, et qu’une certaine exaltation cérébrale inquiétait toujours depuis. Cet homme savait la Bible par cœur, en récitait de longs passages à la malade, et lui psalmodiait aussi toute sorte de musique et de plain-chant, ce qui soulageait bien un peu la pauvre femme, mais agaçait et soulevait extraordinairement le démon qu’elle avait en elle ; et il n’était pas rare de voir celui-ci, poussé à bout, interrompre la séance avec fureur, et se livrer aux emportemens les plus injurieux contre les saintes Écritures et leur malencontreux interprète. Le digne serviteur, désespérant du salut de sa cliente, finit, en dernier ressort, par lui conseiller d’essayer de boire un peu au-delà de sa soif, afin que le bon esprit du vin s’emparât du mauvais démon. Un jour qu’il était à prescrire ses ordonnances dans la chambre de la malade, Kerner voulut absolument nous y conduire, et lui demanda de chanter quelques fragmens de sainte prose. Le bonhomme obéit, mais d’une voix si chevrottante, que le respectable démon, n’y tenant plus, finit par éclater en invectives et se démener d’une orageuse façon.
Ludwigsburg, lieu de naissance de Justin Kerner, est une petite ville qui, sous de prosaïques apparences, cache une poésie que notre élégiaque a su rendre mieux que personne dans ses Reiseschatten, où elle figure sous le nom de Grasburg. Ville toute moderne, et qui ne date guère de plus de cent ans, Ludwigsburg doit à sa position, médiocrement favorable au développement industriel, d’être restée inachevée, inconvénient dont on n’a du reste pas trop à se plaindre, grace à ces belles allées de tilleuls qui remplissent l’espace demeuré libre dans l’enceinte des murailles, à ces fraîches et vertes promenades semées çà et là de fragmens d’architecture, d’ébauches de palais abandonnés au milieu de leur construction, ruines anticipées qui, tout en peuplant ces pittoresques solitudes, ne laissent pas d’en augmenter la mélancolie. Mais laissons parler le poète lui-même, écoutons la description qu’il va nous faire du pays natal, et voyons glisser devant nous les silhouettes de certains originaux qui l’avaient frappé dans son enfance, et qu’il s’est amusé depuis à crayonner d’un trait. Kerner appelle Ludwigsburg Grasburg (ville du gazon), sans doute à cause de ses rues, où le gazon foisonne.
« On arrive à Grasburg par une allée ombreuse de châtaigniers et de tilleuls. Un silence de mort régnait dans la ville, silence interrompu seulement par le bourdonnement des abeilles en maraude autour des branches qui bourgeonnaient. Des rues longues et larges s’ouvraient devant nous, entre deux rangées de jolies maisons peintes en jaune. Au bout d’une de ces rues, je vis comme flotter une figure blanche. — C’est le perruquier de la ville, me dit mon compagnon.
« Le long des maisons croissait l’herbe ; des papillons, des oiseaux d’or, des hannetons voltigeaient dans ses rues pleines de soleil, et tantôt se posaient sur le toit des maisons, tantôt sur cette herbe qui croissait à terre et qui était merveilleuse à voir.
« — Pour peu que nous restions ici une heure, me dit mon compagnon, nous avons chance d’apercevoir un citadin. Et tenez, là-bas, vers la dernière maison, il me semble déjà voir poindre quelque chose.
« Je mis mes lunettes ; le citadin approchait ; c’était une étrange et épaisse machine, dont le souffle pénible couchait les herbes à la ronde et chassait du plus loin les petits oiseaux d’or de leurs tiges fleuries.
« — Vous voyez devant vous l’entrepreneur des puits, me dit mon compagnon.
« Notre homme s’arrêta un moment pour prendre haleine, tira de son sac un papier qui enveloppait une oie rôtie dont il dévora les deux ailes, puis se remit en mouvement.
« — Cet homme, car en réalité c’en est un, poursuivit mon compagnon, a l’habitude de commander à dîner pour sept et d’arriver ensuite sans ses hôtes, de sorte qu’il engloutit à lui seul huit portions. Mais tenez, en voici venir un autre. — Et j’aperçus alors une espèce d’escogriffe long et sec, avec une coiffure qu’on eût dite de porcelaine, du reste élégamment vêtu, et qui remontait la rue ventre à terre. Je l’observai de plus près. Sa tête se trouvait dans une telle position, qu’il avait le menton juste devant les yeux. Le bras droit appuyé sur les reins, et la main armée d’un fouet, il arrondissait son bras gauche et semblait suer sang et eau pour contenir une force invisible. Il avait des bottes et des éperons, et, tout en agitant son fouet en arrière, s’écriait chemin faisant : En avant ! Blaufuchs, en avant !
« Cet homme, reprit mon compagnon, est le plus furieux amateur d’équitation que j’aie jamais vu. La manie des chevaux lui a coûté son patrimoine ; et, maintenant qu’il n’a plus de quoi se fournir de monture, il chevauche à pied pour n’en point perdre l’habitude, et parcourt ainsi tous les jours la ville au galop et du plus grand sang-froid.
« Nous demeurâmes encore près d’une demi-heure, pendant laquelle ame qui vive ne m’aborda ; çà et là seulement je voyais par intervalles glisser et flotter au bout d’une longue rue quelque apparition incertaine, à moitié perdue dans les vapeurs de l’horizon. »
À la mort de son père, contraint par l’enchaînement des circonstances à se livrer au commerce, Justin Kerner entra bien malgré lui, on le devine, dans une fabrique de toiles à Ludwigsburg ; pauvre poète réservé comme tant d’autres aux tribulations de la vie réelle, chaste et naïf amant de la plus éthérée des muses, jeté sitôt l’enfance au milieu des machines et des calculs de l’industrie, isolé mortellement dans cette vie de la fabrique, véritable cloître des temps nouveaux, affreux cloître où Dieu manque. Pour échapper à ces occupations peu propres à développer le génie poétique, à ces ingrates occupations du comptoir et de l’atelier auxquelles il se livrait depuis deux ans, Justin Kerner n’eut de refuge qu’en lui-même. Il descendit à la fin dans son ame, cette ame mélancolique et profonde où fermentait tout un printemps, comme dans ces enclos abandonnés que nul jardinier ne visite. Ô poète ! il était temps. Et Kerner chanta, et tous ces fils de la quenouille du printemps, fils de soie et d’or, rayons de la lune et du soleil, servirent désormais à son œuvre ; car Dieu l’avait fait tisserand, mais tisserand de toiles merveilleuses, de ces tissus de fées que la reine Mab de Shakspeare aime tant. Des premiers lieds que la muse de Kerner bégaya en s’éveillant, de tous ces lieds qui durent s’exhaler comme autant de soupirs vers le ciel, il ne reste plus rien ; le poète les a brûlés depuis, effaçant de son cœur ainsi que de son livre ces souvenirs douloureux d’une époque d’épreuves et de servitude. Ludwigsburg avait alors pour ministre protestant le poète Conz. C’est à lui que Justin Kerner communiqua ses premiers essais littéraires, à lui qu’il soumit ses traductions de poètes italiens. Conz ne tarda point à remarquer chez son élève de rares qualités de sentiment et d’imagination ; et, sans prédire encore au jeune lyrique la destinée d’un Pétrarque ou d’un Goethe, comme on n’eût certes pas manqué de le faire chez nous, il reconnut aisément l’incompatibilité de vocation. Le pasteur prit en amitié son disciple, l’aida de ses conseils, et fit si bien que, dix mois après, Justin Kerner, secouant la poussière du magasin, se rendit à Tübingen afin d’y étudier la médecine. C’est là qu’il rencontra pour la première fois Ludwig Uhland. Ces deux nobles ames ne pouvaient demeurer étrangères l’une à l’autre ; le sens de la poésie, de la vieille poésie nationale, les unissait d’avance irrésistiblement. Un troisième lyrique devenu célèbre depuis, Schwab, ne tarda pas à se mettre de la partie.
Temps illustre et mémorable pour les lettres allemandes, que celui où les trois poètes fondateurs de l’école souabe, Uhland, Kerner et Schwab, étudiaient ensemble à Tübingen, au plus fort des guerres de l’empire. Goethe et Schiller venaient de trouver la forme classique de la poésie allemande, et l’école romantique, ayant Tieck à sa tête, travaillait déjà à donner à l’idée un sens plus religieux, plus fervent, plus essentiellement germanique, à la forme plus de mouvement, de passion, de simplicité populaire d’une part, de l’autre plus d’indépendance et de liberté. Nos trois jeunes Souabes, destinés par la vocation et le talent au culte de la poésie lyrique, rivalisaient donc de leur mieux en toute sorte de lieds et de romances dont plusieurs restent encore comme les plus charmans modèles qu’on cite. Dès cette période se laisse entrevoir la différence qui sépare Uhland de Kerner, et qui devait plus tard décider de leurs tendances opposées. En général, Uhland passe pour avoir plus de raison, de plasticité, Kerner de sentiment et de fantaisie. Sans nous en tenir à cette formule, un peu vague et indéfinie, nous dirions volontiers, et d’une façon plus caractéristique peut-être, que l’un cherche davantage l’accident humain et s’y complaît, tandis que l’autre le dépasse. Les sensations que font naître dans le cœur de l’homme le printemps, le voyage, et les mœurs poétiques du pâtre, du chevalier, du barde, tels sont les sujets que Uhland affectionne et qu’il excelle à rendre sous les couleurs même de la vie. Kerner procède tout autrement ; il ne lui suffit pas de passer de l’activité humaine dans la nature, de la plaine dans la montagne et la forêt ; il va de l’exil terrestre à la patrie supérieure, il oublie l’existence pour la mort. Dans l’empire romantique, où tous les deux s’agitent, et qu’ils se partagent, Uhland aura le côté classique, si je puis m’exprimer ainsi, Kerner le côté plus spécialement romantique. La muse d’Uhland, bien qu’elle s’égare parfois dans l’infini, n’en a pas moins pour habitude, et cela dans ses meilleures manifestations, de savoir se contenir dans le fini et d’y trouver son infini. La muse de Kerner, au contraire, quelque effort qu’elle fasse dans certains lieds et certaines ballades pour trouver son entier apaisement dans les limites de la sphère terrestre, ne se montre avec son caractère original et sa véritable physionomie que lorsqu’il lui arrive de dépouiller l’humanité qui l’enveloppe et de s’abîmer au sein de l’océan de l’être, dans les vapeurs insaisissables de la Sehnsucht allemande.
Ses études une fois terminées, Kerner se mit à visiter une partie de l’Allemagne, et les lettres qu’il écrivit pendant ce voyage à ses amis devinrent plus tard le texte d’un livre excellent, source de poésie éternellement fraîche et pure, de saine et délicieuse poésie, l’une des œuvres qui caractérisent peut-être le mieux ce charmant génie ; je veux parler des Reiseschatten, publiées vers 1811. Pour l’indépendance de la forme, la variété du mouvement, le mélange rapide, bigarré, du sentimental avec le fantastique et le comique, on pourrait comparer ce livre aux plus capricieuses imaginations de Jean-Paul, n’était l’éclair romantique qui le traverse, la vague tendance vers le moyen-âge qui, tout en précisant davantage le sentimental, en gêne un peu l’essor et le restreint. Le comique des Reiseschatten est aussi plus simple, plus populaire, et le caractère général de l’œuvre plus immédiat en quelque sorte, plus essentiellement naïf. Kerner, dans les Reiseschatten, manipule et travaille à fondre ensemble deux élémens. D’un côté, c’est l’élément romantique en ce qu’il a de négatif et de positif, avec son ironie plaisante, son amer dédain de toute vérité prosaïque, son enthousiasme pour le moyen-âge et la nature, son effusion sublime dans le recueillement religieux et l’amour ; de l’autre, ce sont les souvenirs du poète : impressions de personnes et de lieux, vicissitudes de l’existence, toutes choses qui ont pu l’affecter, et que tantôt il adapte aux côtés négatif ou positif de l’élément romantique, et tantôt éparpille entre les deux, sans dessein, au hasard, dans un laisser-aller humoristique. Et, le croira-t-on ? cette verve originale que Justin Kerner a de commun avec Jean-Paul, cette tendance vers le burlesque et le baroque, loin de porter atteinte au sérieux du poète, à son élégiaque gravité, comme il semblerait au premier abord, s’y coordonne à merveille, grace au spiritualisme dominant, à une métaphysique propre à cette intelligence de visionnaire un peu cousine de Jacob Böhm. Interrogez les idées de Kerner, suivez la théorie d’où relève chez lui toute inspiration : que trouvez-vous, sinon un détachement absolu des choses de la terre, une manière d’envisager l’existence qui se rapproche de l’ironie du moyen-âge, de l’esprit qui anime la danse macabre ? La vie par elle-même n’est rien, on n’en saurait tenir compte ; le véritable but n’est pas en elle, mais au-delà. Ses travaux, ses efforts, ses œuvres, son va-et-vient tumultueux, pour quiconque y regarde de près, ne sont qu’une éternelle mascarade, qu’un jeu de marionnettes ridicules dont le sage s’amuse, quitte à se mêler, lui aussi, à la bande des fous, lorsqu’à la fin le poids du sérieux l’écrase.
Le premier chapitre des Reiseschatten nous introduit par une belle soirée d’automne dans la vieille cité de Reichstadt. Les honnêtes bourgeois sont assis devant leurs portes, l’homme, la femme, la jeune fille, les voisins, la servante ; une de ces paisibles assemblées en plein air comme on en voit encore dans les petites villes de la Thuringe. L’enclume ne bat plus, nul chariot n’agite le quartier. Çà et là une voix s’élève, quelque fileuse qui chante au rouet ; mélancolique voix qui porte l’ame au recueillement. Peu à peu les bruits diminuent, le passant attardé fredonne encore, la rue devient déserte, et l’on n’entend plus que le chuchottement des amoureux sous la porte des maisons et le murmure du puits.
« Je m’acheminai vers la cathédrale gothique, sépulcre immense que la lune n’éclairait pas encore. De longs soupirs s’exhalaient de son sein, les pulsations de l’horloge, et de plus en plus autour d’elle s’étendaient l’épouvante et la solennité des ténèbres et du silence. Tout à coup une voix sourde et caverneuse sortit comme des profondeurs du sanctuaire, et se mit à chanter ; c’était l’esprit de l’église. »
L’esprit de la cathédrale se lamente et gémit sur l’indifférence et le froid scepticisme des générations nouvelles.
« Malheur à la race contemporaine, race énervée et bâtarde ! Dans les soupirs et les sanglots, que de milliers d’heures n’ai-je pas attendu ! Hélas ! attachée au cercueil, nulle main ne se lèvera pour ma délivrance.
« Ceux qui pour moi ont souffert la mort, l’infamie et la torture, gisent autour de moi dans leurs fosses. Alerte donc, esprits qui flottez dans les airs ; debout, vous qui dormez sous la pierre du sépulcre ! Venez tous errer aux clartés des étoiles, dans mes vastes salles désertes ; venez, que les chants sacrés retentissent encore sous mes voûtes ! »
Dans cette plainte de la cathédrale éplorée est le point de vue sérieux du livre. Abordons maintenant le côté comique ; aussi bien il ne tarde guère à nous apparaître et se laisse surprendre sitôt que notre voyageur met le pied dans le coche, grace à l’étrange compagnie qui s’y rencontre. C’est d’abord le poète Holder avec ses extravagances par moment sillonnées d’un éclair de génie, maniaque dont le type existe aussi parmi nous, et qui représente, dans l’idée de l’auteur, le romantisme bizarre, désordonné, tel que tant de gens s’obstinent encore à le vouloir comprendre. Un chimiste, à force d’entendre notre poète discourir, finit par déclarer que sa folie provient d’un excès d’oxigène amassé dans son ame. Sur quoi le pasteur s’effarouche, trouvant l’opinion singulièrement matérialiste, et travaille à ramener, par l’exposition de doctrines plus saines, cette noble intelligence aliénée. Le pasteur, ainsi qu’un menuisier qui fait partie de la caravane, appartient à la rédaction d’une revue anti-romantique. Les têtes s’échauffent ; entre le poète Holder et le chimiste d’une part, le pasteur et le menuisier de l’autre, l’orage menace d’éclater, lorsque le poète antiquaire Haselhuhn s’avise par bonheur d’intervenir.
Si, au dire de Kerner lui-même, ce petit livre n’est partout qu’allusions, si les types ont vécu et vivent encore, de ces silhouettes qui défilent derrière le rideau poétique à la manière des ombres chinoises, je soupçonne fort ce maître Haselhuhn, qu’on fait asseoir, à cause de sa corpulence énorme, sur le siége du cocher, afin qu’il serve de contre-poids aux bagages, je le soupçonne d’avoir certaine parenté avec un digne écrivain du nom de Conz, qui donna, comme nous l’avons vu, à Justin Kerner les premiers conseils littéraires, et joua entre les classiques et les romantiques de l’Allemagne le rôle un peu niais du conciliateur de la voiture.
Chose étrange, dans ces ébauches singulières où le comique touche parfois au burlesque, jamais le sentiment n’abdique. C’est la physionomie originale de Kerner d’avoir en soi la poésie inhérente, infuse, de ne pouvoir s’en départir un seul instant ; même lorsqu’il cotoie la réalité du plus près, lorsqu’il s’attache à reproduire des personnages, des évènemens non plus imaginaires, mais véritables, existant d’une authenticité pour ainsi dire quotidienne, Kerner idéalise ; sérieux ou comique, rêveur ou bouffon, il idéalise toujours. Par un secret merveilleux qu’il possède seul peut-être avec Novalis parmi les Allemands, au moment où l’on s’y attend le moins, il perd la pesanteur terrestre, et vous le voyez, essence éthérée et poétique, flotter librement dans l’azur. Quels que soient les personnages réels qu’il adopte, les eût-il encore plus connus et pratiqués, il sait leur inoculer dans les veines, au lieu de sang, un baume surnaturel qui répand sur leur front une sérénité divine, une jeunesse inaltérable, comme fait pour Mignon le médecin de Wilhelm-Meister.
Voyons maintenant la fantaisie de Kerner, le motif élégiaque et vaporeux du livre ; suivons le poète dans ce voyage nocturne qu’il fait sur le fleuve, en société d’une jeune harpiste aveugle, de compagnons et de jeunes filles qui se rendent à la foire prochaine ; rêverie mélodieuse où sont esquissés à traits rapides la plupart des personnages familiers au lied du moyen-âge ; fond romantique d’où se détachent çà et là de mélancoliques et sentimentales figures, entre autres cette singulière jeune fille de la mer du Nord, et ce pauvre garçon meunier, appelé à la guerre et qui s’est séparé de sa bien-aimée avec le pressentiment qu’il tomberait le premier sur le champ de bataille.
« En ce moment les rochers gigantesques reparurent. — Dieu te garde ! Dieu te garde ! vociférèrent les mariniers, et l’écho répondit Dieu te garde !
Écho, écho du vallon et des bois,
Va saluer mon trésor mille fois !
s’écria le garçon meunier, que nous avions pris avec nous, et l’écho répéta « mille fois » intelligiblement. — Or ça ! ne perdons pas à dormir cette belle nuit ; debout, jeunes filles, debout ! dit un chasseur de la compagnie ; il s’agit maintenant de chanter. — Et les jeunes filles, déjà presque assoupies, se levèrent, moitié souriant, moitié boudant. La virtuose aveugle accorda sa harpe. — Bravo ! reprit le garçon meunier, entonnons tous un lied de voyage.
« — Non, plutôt des lieds qui parlent de la nuit, des fleuves et de la mer, de vrais lieds à chanter sur un bateau, dit le marinier. Et nous commençâmes ainsi qu’il suit, au battement des rames, aux sons de la harpe qui nous accompagnait :
C’était au mois de mai : les belles jeunes filles
De Tübingen dansaient sous les vertes charmilles ;
Elles dansaient, dansaient en leur croissante ardeur,
Autour d’un frais tilleul, dans la vallée en fleur.
Un jeune homme étranger, de superbe apparence,
Vers la plus belle vierge en souriant s’avance,
Lui présente la main, et couvre ses bandeaux
D’une verte couronne à la couleur des flots.
— Jeune homme, la pâleur de ta main, d’où vient-elle ?
— Dans le fond du Neckar il fait si froid, ma belle !
— Ô jeune homme ! d’où vient qu’il est glacé, ton bras ?
— La chaleur du soleil sous l’eau ne plonge pas.
Loin, bien loin du tilleul, il l’entraîne, il l’entraîne.
— Jeune homme, laisse-moi ; quelle angoisse est la mienne !
Par sa taille élancée il la saisit soudain.
— Te voilà, belle enfant, la femme de l’Ondin.
Toujours dansant, il plonge au sein des eaux profondes.
— Ô mon père ! ô ma mère ! ô mes compagnes blondes ! —
Et lui donne pour chambre un palais de cristal.
— Adieu, mes blanches sœurs dans le vallon natal !
« Maintenant laissez, que je chante un lied d’amour et d’adieux, dit la jeune fille à la harpe. Elle accorda sa harpe, puis elle et le garçon chantèrent :
« — Qui te rend, bien-aimé de mon cœur, la joue ainsi pâle ? Qui te mouille ainsi les yeux de larmes ?
« — Ô chérie, chérie de mon cœur ! j’ai tant de peine ; il me faut aller loin d’ici, bien loin, au-delà de la mer !
« — Et si tu t’éloignes ainsi, là-bas, au-delà de la mer, tu trouveras une autre bien-aimée. Chéri de mon cœur, adieu !
« — Des milliers d’étoiles étincellent au pavillon céleste ; mais nulle d’entre elles ne plaît comme la lune.
« — Bon ; prends seulement cet anneau, cet anneau d’or, et, s’il te devient trop étroit, jette-le dans la mer.
« — Mets encore cette fleurette sur ton cœur palpitant, et, quand elle ne s’exhalera plus, ta douleur aussi sera passée.
« Le lied convint aux jeunes filles, et, dès la troisième strophe, elles se mirent à chanter en chœur.
« Maintenant, dit le garçon meunier, entonnons tous ensemble le lied du sire de Haide[3] : la mélodie a quelque chose d’étrange, et c’est aussi un lied de matelots.
« La jeune fille accorda de nouveau sa harpe, et tous, d’une voix grave, aux battemens monotones des rames, chantèrent en chœur le lied qui suit :
Dites, sire de Haide, dites,
Pourquoi ce long vêtement blanc ?
— Là-haut, sur ces hauteurs maudites,
La roue, hélas ! déjà m’attend. —
Et ta femme, où donc, capitaine,
Est-elle quand tu vas mourir ?
— Sur la mer, sur la mer lointaine,
Elle vogue pour son plaisir. —
Vers la hauteur patibulaire
Le convoi défile en chantant ;
Deux corbeaux volent par derrière,
Deux autres volent par devant.
— Sombres messagers de l’espace
Une fois repus de ma chair,
Allez tout raconter, de grace,
À ma femme errante sur mer. —
La lune éclaire, l’air est tiède,
Le vaisseau glisse doucement ;
La femme du sire de Haide
Prend le frais avec son galant.
— Voyez-vous, au feu des étoiles,
Voyez-vous ces sombres oiseaux ?
Ils vont s’abattre sur les voiles.
J’ai peur ; arrêtez, matelots !
— Hurrah ! hu ! hu ! funèbre race !
Délogez, hôtes de malheur !
— Mais eux ne bougent pas de place.
— Arrêtez, matelots, je meurs ! —
Le premier laisse choir la jambe,
Le second un doigt tout sanglant,
Le troisième un œil noir qui flambe,
Et le quatrième une dent.
La lune éclaire, l’air est tiède,
Le vaisseau glisse doucement ;
La femme du sire de Haide
Gît morte aux bras de son galant !
Immédiatement après son voyage, Kerner s’établit pour quelque temps à Wildbad en qualité de médecin des eaux, puis de là se rendit à Welzheim. Au milieu des travaux scientifiques, des observations médicales, qu’il publia pendant son séjour en ces deux petites villes, remarquons déjà certaines poésies lyriques imprimées, tant avec Uhland dans le Dichterwald qu’en d’autres recueils littéraires de l’époque.
De Wildbad et de Welzheim, Kerner se transplanta d’abord à Gaildorf, plus tard à Weinsberg, non sans quelque regret de ces grands bois de sapins, de ces lacs solitaires et bleus perdus dans les crevasses du granit, de tout ce beau pays romantique dont il s’éloignait[4] ; ce qui ne l’empêcha pas cependant de plonger, avant peu, dans ce sol nouveau des racines plus profondes qu’il n’avait fait partout ailleurs. Il bâtit au pied de la Weibertreue sa maisonnette hospitalière sous de verts ombrages ; puis, ayant pris pour femme une jeune fille qu’il adorait, trois beaux enfans lui vinrent, qu’il voyait avec amour s’ébattre çà et là joyeusement[5]. La Weibertreue fut mise en honneur et restaurée ; une ère lyrique s’ouvrit, ère de légendes et de bons vieux récits où ne manquaient jamais de figurer les exploits glorieux de Weinsberg pendant la guerre des paysans, tout cela sans préjudice d’excellens écrits scientifiques aujourd’hui encore estimés ; car, avec Kerner, le poète et le docteur marchent de front, et il n’est pas rare de les voir écrire sous la dictée l’un de l’autre, dans ces expériences magnétiques surtout auxquelles notre docteur ou notre poète, comme on voudra, commença à se livrer de corps et d’ame peu après son installation dans le pays de la célèbre héroïne du drame de Henri de Kleist[6]. De l’observation des cas simples, tels qu’il les décrit lui-même dans son Histoire de deux somnambules, il en vint à des spéculations plus hautes, et finit, grace à la visionnaire de Prevorst, par s’élever à l’apogée des expériences magnétiques et traverser librement, à la suite de sa cataleptique, les plaines où s’agitent l’agathodemon et le kakodemon.
À propos de la Weibertreue, nous citerons en passant une douce et touchante anecdote qui se rattache à ses annales contemporaines. Il ne s’agit, cette fois, ni du comte Éberhard ni d’un margrave du Rhin, mais d’un poète mort à la fleur de l’âge, du chantre élégiaque de la Belle Meunière, et l’anecdote, pour sa mélancolie, vaut la plus ancienne légende. Wilhelm Müller, déjà épuisé par cette maladie de langueur et de consomption qui le mit au tombeau, devait, en revenant d’une promenade sur les bords du Rhin, visiter dans son ermitage le solitaire de Weinsberg. L’entrevue avait lieu le lendemain, et Justin Kerner, voulant rendre un hommage triomphal à son mélodieux confrère, dont les Poésies grecques faisaient alors grand bruit en Allemagne, imagina de hisser l’étendard hellénique sur le plus haut point de la Weibertreue. On arrache un jeune arbre du jardin, une toile est bientôt trouvée, il ne reste plus qu’à la badigeonner aux couleurs nationales du pays de Tyrtée et de Botzaris ; grand embarras pour notre poète, qui n’a jamais ouvert un livre de blason, et qui, si on excepte le drapeau de Wurtemberg, n’en connaît pas d’autre sur la terre. N’importe, en pareil cas l’intention est tout. À défaut du véritable on compose un pavillon de fantaisie, champ d’azur et d’argent, croix de sable brochant sur le tout ; les hôtes qu’on attend n’en demanderont pas davantage. On était alors au commencement de l’automne. Vers le soir le vent du sud se leva, et la pluie en tombant à flots lava tellement sur le pic du donjon l’étendard improvisé, qu’à l’aube naissante toute espèce d’azur avait disparu de ses plis ; et, dans la matinée, lorsque Wilhelm Müller arriva, la première chose qu’il aperçut fut, ô lugubre étendard ! cette croix noire sur un linceul blanc qui flottait à son intention au sommet de la tour. Du drapeau grec, tel que Justin Kerner l’avait imaginé la veille, les caprices du ciel venaient de faire le pavillon de la mort, la bannière des funérailles, triste présage qui, du reste, ne tarda pas à s’accomplir ! Wilhelm Müller quitta Weinsberg l’ame frappée. Il avait voulu, malgré toutes les représentations qu’on lui adressa, consulter la visionnaire de Prevorst que Justin Kerner traitait en ce moment. Ce qui se passa entre la cataleptique et le poète languissant, on ne l’a jamais su. Le fait est que la femme de Wilhelm Müller remarqua chez lui, après l’entrevue, une exaltation inusitée et qui la surprit douloureusement. Comme on s’en retournait, tout le long du chemin, le pauvre poète ne fit que parler de la somnambule, et, lorsqu’il rentra dans sa maisonnette de Dessau, ses amis sentirent s’évanouir leur dernier éclair d’espérance. Il avait cette résignation douce et mélancolique, cette sérénité souffrante que respirent les ames pures au moment de s’envoler à Dieu. « Maintenant, disait-il un jour la veille de sa mort au baron de Simolinn, dont il avait combattu autrefois les idées sur le magnétisme, maintenant je suis entièrement de ton avis, mais je t’ai dépassé ; il te manque, à toi, l’initiation : pour l’avoir complète, il faut te rendre à Weinsberg, là tu t’entretiendras avec les esprits qui sont au-dessus de nous. » Savait-il donc, lorsqu’il parlait de la sorte, qu’il touchait déjà de si près au seuil du monde invisible ? Citons ici le sonnet que Justin Kerner a consacré depuis à la mémoire de cette visite :
« Tu vins à moi, étoile dans la nuit calme, pour disparaître au retour du soleil ; ni les douces chansons, ni les blessures d’Hellas n’occupèrent alors notre causerie ou notre muette pensée.
« Non ; les heures rapides du terrestre songe, le jour du réveil intérieur, le jour où l’on se reverra dans la gloire d’un meilleur monde, voilà ce que nos esprits se dirent l’un à l’autre en leur étroit commerce.
« Le matin se leva, et dans le voile du brouillard je vis ton image pâle flotter ; je vis, du haut de l’antique tour, se balancer l’étendard funèbre.
« Les cloches tintaient la fête du dimanche ; mais moi, dans mon ame, j’entendais vibrer une voix qui me disait : Adieu ! adieu ! au revoir dans une autre vie ! »
Revenons à la visionnaire de Prevorst.
Le livre de Kerner est l’histoire d’une de ces malheureuses créatures chez lesquelles la maladie, les souffrances morales, ou bien (et c’est ici le cas) une disposition héréditaire, innée, ont tué le corps. L’équilibre rompu, on devine ce qui en résulte : plus l’élément charnel disparaît et s’efface, plus le spirituel grandit, plus rayonne et flamboie, dans le globe chaque jour moins opaque, la mystique clarté de Van Helmont et de Jacob Böhm. Qu’arrive-t-il ? Les nerfs finissent par devenir le principe unique de l’existence, Kerner dirait l’esprit des nerfs. Le merveilleux abonde dans ce livre, le merveilleux en tant que révélation des secrets de cette vie intérieure, en tant que recherches et vues nouvelles sur un monde d’esprits en rapport continuel avec le nôtre. Cette vie intérieure, dont parle Kerner, s’agite en nous non-seulement durant le sommeil magnétique, mais dans l’activité réelle de l’existence ; si nous ne la sentons plus guère, si nous sommes désormais inhabiles à déchiffrer ses nombres substantiels et profonds, c’est que le tumulte du monde extérieur nous en empêche jusqu’au jour où, le monde extérieur s’effaçant, l’esprit se sent irrésistiblement attiré vers le cercle intérieur, et contemple, souvent trop tard, ce qui s’y passe.
« Seriez-vous perdu encore davantage dans le tourbillon de la vie extérieure, vous appliqueriez-vous mille fois à ne chasser que les phénomènes du dehors, il viendra une heure, et fasse le ciel que ce ne soit pas la dernière de votre existence ! une heure de désespoir et de larmes, où, précipité tout à coup du faîte du bonheur terrestre, vous resterez seul dans l’abîme, seul dans l’abattement et le repentir. Alors vous chercherez en vous cette vie intérieure, cette vie oubliée peut-être depuis votre enfance, et qu’il vous arrivait d’entrevoir çà et là dans vos songes nocturnes, mais sans en comprendre le sens. Combien ont eu cette destinée, et combien l’auront encore, qui se promènent au soleil, le visage épanoui, et mettent tout leur fond dans les vanités de ce monde ! Et naguère n’entendais-je pas l’un d’eux s’écrier, dans le râle de la mort : « La vie a déserté le cerveau, elle est toute dans l’épigastre ; je ne sens plus rien de mon cerveau, je ne sens ni mes pieds ni mes bras, mais je vois des choses inénarrables auxquelles je n’ai jamais cru ! C’est une autre vie. « Et, disant ces mots, il expira[7]. »
Dans le Wurtemberg, non loin de Löwenstein, sur le plus haut pic du Stocksberg, à dix-huit cent soixante-dix-neuf pieds d’élévation au-dessus de la mer, est situé, au milieu d’une ceinture de bois et de forêts, dans le plus romantique isolement, le petit village de Prevorst. Là naquit, vers 1801, une femme chez laquelle se manifesta dès la première enfance une sorte de vie intérieure, étrange, singulière, et dont les phénomènes forment le sujet du livre de Kerner. Frédérique Hauffe, la fille du forestier de la contrée, fût élevée selon les conditions du lieu et de sa position, c’est-à-dire avec simplicité et sans nulle recherche. Accoutumée à l’air vif de la montagne, au froid rude et tenace de ces pays escarpés, elle semblait, heureuse enfant, ne demander qu’à vivre et à s’épanouir sur le rocher ou dans la forêt, au milieu de ses sœurs, lorsqu’on remarqua chez elle les premiers symptômes d’une force surnaturelle, d’une puissance de pressentiment qui se révélait la plupart du temps par des songes prophétiques. Un déplaisir, une réprimande amèrement endurée, suffisaient pour mettre en mouvement cette vie de l’ame, qui dès-lors n’attendait plus que le repos nocturne pour entraîner la pauvre enfant en ses abîmes les plus profonds, où passaient et repassaient à ses yeux des spectres, des images pleines de leçons et d’avertissemens, des ombres presque toujours fatidiques. Les influences sidérales agissaient aussi déjà sur elle irrésistiblement ; l’onde et les métaux l’impressionnaient. On conçoit quelle épouvante sacrée, quelle terreur superstitieuse dut s’emparer de cette honnête famille de montagnards, au spectacle d’une affection semblable, de ce sens intérieur, spirituel, qui se développait de jour en jour, aussi normal désormais, aussi peu facile à retenir en son élan, que la croissance du corps. Cependant, comme il fallait pourvoir à l’éducation religieuse de Frédérique, on l’envoya à deux lieues de là, à Löwenstein, où demeurait son grand-père.
Le vieillard avait coutume d’emmener Frédérique en ses promenades, et bientôt il s’aperçut que cette enfant si éveillée au grand air, si heureuse de courir dans les bois et le pré, lorsqu’elle arrivait à certaines places, s’arrêtait tout à coup, devenait pâle et frissonnait. Le bonhomme commença par ne rien comprendre à la chose, jusqu’au jour où il observa que les mêmes sensations se renouvelaient chaque fois que sa petite-fille entrait dans une église où se trouvaient des sépultures. En pareil cas, la pauvre enfant n’y pouvait tenir, et se réfugiait en toute hâte sous le portail. Inutile de dire que des répugnances non moins invincibles la soulevaient dans les environs d’un cimetière, le champ des morts eût-il été du reste encore éloigné de quelque distance, et si bien caché par les touffes d’arbres ou les accidens du terrain que les yeux n’en pouvaient découvrir vestiges.
Cette malheureuse disposition à voir sans cesse et partout des esprits ne fit qu’empirer par le mariage. La médecine ne comprenait plus rien à cet état contre lequel tous les traitemens avaient échoué. Elle, cependant, languissait et dépérissait de jour en jour ; plus de sommeil, ses longues nuits se passaient dans les sanglots et les extases. Une faiblesse mortelle l’accablait, et l’approche d’un être humain la jetait dans l’épouvante et la convulsion. Elle allait mourir, lorsqu’après avoir tout essayé, jusqu’aux expériences magiques, sympathiques, jusqu’aux exorcismes (un moment on l’avait crue sous une influence démoniaque), sa famille la conduisit à Weinsberg, et, tentant une dernière chance de salut, la remit entre les mains du docteur Kerner, déjà célèbre dans le pays par ses recherches sur le somnambulisme et ses spéculations magnétiques.
Une fois Kerner en possession de sa cataleptique, il ne la quitte plus d’un seul instant ; il la surveille, il l’observe, il l’étudie, il écrit presque sous la dictée de cette organisation de sensitive ; pas un mot, pas un geste, pas une divagation de la visionnaire, dont il ne prenne note pour la recueillir ensuite et la commenter dans son livre, résumé curieux de tous les rêves, de tous les pressentimens, de toutes les émotions surnaturelles qui ont agité jusqu’à sa mort cette malheureuse créature ; tristes annales, en vérité, quand on songe à la condition cruelle que fait la société moderne aux infortunés de cette espèce ! Encore l’antiquité avait pour eux une sorte de vénération mystique ; et ce culte sacerdotal dont ils étaient l’objet, s’il ne pouvait s’appeler une compensation aux douloureuses conséquences d’une susceptibilité maladive incessamment éveillée, du moins les aidait à prendre leur sort en patience, et, si j’ose le dire, abondait dans le sens de leur infirmité, en les tenant à l’écart d’un monde où l’état magnétique les empêchait de vivre. L’état magnétique, devenu désormais une expérimentation presque banale, une science en règle ayant ses adeptes et ses détracteurs, une chose que les incrédules peuvent toucher du doigt et dont les charlatans trafiquent, était alors un mystère sacré dans le sanctuaire des dieux, un délire sublime que le prêtre irritait aux fumigations du laurier de Castalie et qu’il exploitait au profit de sa politique. On élevait alors les somnambules dans les cellules du temple, au fond du tabernacle, où ils vivaient en reclus solitaires, dans un demi-jour favorable à l’extase, dans le solennel recueillement de la majesté divine. Dans l’antiquité, le somnambulisme porte avec lui un caractère grandiose ; il est politique, il est social et sacré, il préside aux conquêtes des peuples, au progrès de la civilisation ; au camp de Saül, au sanctuaire de Délos, partout il s’interpose entre l’homme et les dieux, partout il intervient dans les affaires humaines comme une voix intelligente, inspirée, comme une voix d’en haut. L’observation moderne, en ôtant à l’état magnétique son illuminisme révélateur, son appareil mystique et sacerdotal, ne s’est guère préoccupée, on le pense, de la condition misérable qu’elle créait à ces organisations à part, errantes désormais, sans abri, sans asile, au milieu d’une société qui ne les comprend plus. Du moment que le fait social devient un fait individuel, isolé, un simple cas critique, il n’y a de refuge pour la pythie chassée du temple que la maison des fous. Je me trompe, une dernière ressource, un moyen suprême restait encore, que la cupidité de notre temps ne pouvait manquer d’employer. L’état magnétique, devenu, comme nous disions, un fait individuel, isolé, en dehors de la conservation commune, fut mis en demeure de pourvoir à ses propres besoins ; le somnambulisme fut érigé en industrie, on en trafiqua, et nous eûmes ces malheureuses filles que l’esprit visite à jour et heure fixe, ces cataleptiques de contrebande toujours prêtes à dépenser leur inspiration en menue monnaie d’ordonnances et de recettes. Cependant, parmi les sujets excentriques dont nous parlons, il s’en est rencontré plus d’une fois de sincères, d’honnêtes, et qui descendent, sans trop de bâtardise, de la sibylle antique ; témoin la Frédérique de Kerner, cette malheureuse créature condamnée, du berceau à la tombe, à vivre entre deux élémens qu’elle finit par ne plus distinguer l’un de l’autre, les pieds dans la réalité humaine, l’esprit dans la contemplation et l’extase, épouse à la fois et visionnaire. Quel sort que celui d’une organisation pareille ayant à se développer dans les conditions de la vie commune, le sort d’une chrysalide poursuivant son éclosion au milieu d’une troupe d’écoliers turbulens ! L’un lui souffle dessus, l’autre la remue avec force, un troisième la perce d’une aiguille, et la pauvre larve périt lentement sans pouvoir aboutir.
J’extrais de ce livre quelques particularités singulières, quelques observations caractéristiques sur ce sujet long-temps soumis à l’analyse du poète-docteur, et qu’on ne lira peut-être pas ici sans intérêt.
« Elle avait dans les yeux une lueur étrange, spirituelle, qui vous frappait dès l’abord, et, dans tous les rapports de l’existence, elle était plus esprit que femme. Qu’on se figure l’instant de la mort devenu un état permanent, presque normal ; un être suspendu par une fixation mystérieuse entre la mort et la vie, et plongeant déjà plus dans le monde qui s’ouvre devant lui que dans l’autre, et l’on aura peut-être une idée assez juste de la visionnaire en tant qu’appartenant à la nature humaine. Et qu’on ne prenne pas ce que j’avance pour une imagination de poète. Combien d’hommes ne voit-on pas auxquels un monde nouveau se révèle à l’instant de la mort, un monde dont ils racontent aux assistans les apparitions surnaturelles ! Eh bien ! prolongez pour un être humain ce moment qui chez les mourans n’est qu’un éclair, et vous aurez l’image de cette visionnaire ; mais, je le répète, ce que je dis est l’absolue vérité, la vérité pure et sans alliage poétique…
« En fait de culture intellectuelle, Frédérique n’en avait reçu aucune ; elle en était restée là-dessus aux simples dons de la nature, n’avait point appris de langue étrangère, et, comme on le devine, ne savait pas un mot d’histoire, de géographie, de physique, et de toutes les sciences qu’on ignore d’ordinaire dans cette condition. La Bible et un livre de cantiques faisaient, pendant ses longues années de souffrance, son unique lecture. Quant à sa moralité, elle était sans reproche. Pieuse, mais sans affectation, elle avait coutume de rendre grace à Dieu de la résignation qu’il lui donnait dans la douleur, ainsi qu’on peut le voir par les vers suivans qu’elle écrivait dans son sommeil :
« Dieu puissant, que ta miséricorde est grande ! Tu m’as envoyé la foi et l’amour, mes seules forces dans l’excès de mes maux. Dans la nuit de mes angoisses, je m’étais laissée aller jusqu’à souhaiter le repos dans une mort prochaine, lorsque la foi est venue, énergique et profonde, lorsque l’espérance est venue et l’amour éternel, pour clore mes paupières terrestres. Ô volupté ! mes membres gisent morts, et dans mon être intérieur une lumière flambe, une lumière que nul dans la vie réelle ne connaît. Une lumière ? Non, une illumination divine ! »
« Il lui arrivait aussi, mais cela seulement lorsque les souffrances devenaient plus cruelles et dans le paroxisme de l’état magnétique, de composer des prières en vers. En voici une qui m’a paru digne d’être citée :
« Père, exauce-moi, exauce ma prière ardente ! Père, je t’invoque, ne laisse pas mourir ton enfant ! Vois ma douleur, mes larmes ; souffle-moi l’espérance dans le cœur, apaise mon désir languissant. Père, je ne te laisse pas, bien que la maladie et la douleur me consument, et que la lumière du printemps ne brille plus pour moi qu’à travers un nuage de larmes. »
« Comme à cette époque je m’occupais déjà de poésie, la première idée qui dut naître fut que la visionnaire avait reçu de mon influence magnétique l’inoculation de ce talent, opinion du reste assez vraisemblable, et de laquelle je me serais rangé, si un fait plus puissant que toutes les inductions n’était venu la contredire. Frédérique avait en elle le don poétique avant même de m’avoir jamais rencontré. L’état magnétique développe dans l’être intérieur la force de rimer[8], de voir et de guérir.
« Long-temps avant qu’on l’eût amenée ici, la terre avec ses habitans n’était déjà plus rien pour elle. Pauvre femme ! il lui fallait ce que nul mortel ne pouvait lui donner, d’autres cieux, une autre atmosphère, d’autres substances ; elle appartenait à un monde invisible elle-même à moitié esprit, elle appartenait à cet état qui succède à la mort et qui dès ce monde était le sien.
« Si l’affection eût été prise à temps, peut-être aurait-on pu rendre cette malheureuse créature aux conditions de la vie humaine ; mais, lorsqu’elle me tomba dans les mains, cinq ans avaient déjà passé sur son organisation maladive et brisée, cinq ans d’épreuves douloureuses, d’émotions incessantes, d’ébranlemens surnaturels, et la vie magnétique avait pris son pli Cependant, à force de soins assidus et de ménagemens, j’étais parvenu à ramener au plus haut degré, dans son être intérieur, l’harmonie et la lucidité. Elle vécut à Weinsberg, ainsi qu’elle avait coutume de le dire, les jours les plus heureux de sa vie spirituelle, et la trace lumineuse de son apparition parmi nous ne s’effacera jamais.
« Son corps n’était guère pour elle qu’un voile transparent jeté autour de son esprit. Elle était petite, elle avait les traits du visage orientaux, et ses yeux, à travers de longs cils épais et noirs, dardaient le regard perçant des visionnaires. Fleur du soleil qui ne vivait que de rayons !
« Frédérique avait dans le monde invisible un gardien mystérieux, chose du reste assez commune à tous les somnambules ainsi qu’aux êtres qui vivent beaucoup de la vie intérieure. Socrate, Plotin, Hiéron, Cardan, Paracelse et tant d’autres dont le nom m’échappe, entretenaient commerce avec un esprit familier. « On en viendra un jour à démontrer, dit Kant dans ses Rêves d’un Visionnaire, que l’ame humaine vit, dès cette existence, en une communauté étroite, indissoluble, avec les natures immatérielles du monde des esprits, que ce monde agit sur le nôtre et lui communique des impressions profondes dont l’homme n’a point conscience aussi long-temps que tout va bien chez lui. » J’avais dans ma maison une servante auprès de laquelle Frédérique voyait toujours flotter le spectre lumineux d’un enfant de douze ans environ ; j’interrogeai cette fille pour savoir si elle avait jamais eu quelqu’un de cet âge dans sa parenté, elle me répondit que non, et quelques jours après m’avoua qu’en y réfléchissant, elle s’était souvenue d’un petit frère mort à trois ans et qui tout juste en aurait eu douze alors.
Plus loin, dans le second volume, la visionnaire de Kerner explique ainsi cette singulière croissance d’outre-tombe :
« J’interrogeai une fois l’esprit et lui demandai si véritablement on pouvait grandir encore après la mort, comme semblaient l’indiquer différentes apparitions d’êtres enlevés à la vie dès leur première enfance et que je retrouvais avec la taille et le développement d’un âge plus avancé. Et l’esprit me répondit : Oui, lorsqu’il arrive à un être de quitter la terre avant d’avoir atteint sa croissance complémentaire. L’ame se forme alors peu à peu une enveloppe qui grandit ensuite jusqu’au volume qu’elle aurait eu ici-bas. Cette enveloppe est, d’ordinaire, chez les enfans d’une transparence lumineuse et semblable au corps des saints. »
Suivent les théories mystiques de la visionnaire sur cette croissance ultérieure :
« L’ame d’un enfant, arrêtée avant sa croissance, doit nécessairement se développer au-delà de cette vie, d’abord parce qu’elle est en état de pureté, ensuite parce que la force plastique de l’esprit des nerfs n’a pu encore, dans un enfant, atteindre son type qui est d’être parallèle à l’ame.
« Cette faculté de converser avec les esprits était commune à la plupart des membres de la famille de Frédérique ; son frère surtout l’avait, bien qu’à un moindre degré et sans qu’on pût remarquer chez lui les phénomènes cataleptiques qui se manifestaient chez la visionnaire. Ainsi je l’ai souvent entendu raconter plusieurs apparitions simultanées qui l’avaient frappé avec sa sœur. Un jour, comme nous causions, il s’interrompit tout à coup en s’écriant : « Silence ! un esprit vient de traverser cette chambre pour se rendre chez ma « sœur. » Et presque au même instant, nous entendîmes Frédérique qui s’entretenait avec le fantôme.
« Les personnes qui veillaient dans la chambre de Frédérique, lorsqu’une apparition survenait, en avaient le sentiment par des rêves étranges, dont elles parlaient le lendemain. Chez d’autres, la venue des esprits excitait un malaise général, une suffocation, parfois des tiraillemens dans l’épigastre qui allaient jusqu’à d’effrayantes syncopes. — Frédérique prétendait aussi qu’aux organisations nerveuses qui recherchent le commerce des esprits l’hiver est un temps plus favorable que l’été, l’homme vivant davantage en lui-même pendant l’hiver, et concentrant dans le foyer intérieur des facultés qu’il dissémine aux beaux jours. Une chose certaine, c’est que la vie tellurique domine alors, et que l’époque des apparitions date surtout du solstice d’hiver, solstitium hiemale. De là, dans les livres saints, le sens mystique de l’Avent, et de ces douze nuits, à partir de Noël jusqu’au 6 janvier, qu’on désigne comme la période que les esprits affectionnent.
« La plupart du temps, ces esprits menaient avec eux des bruits appréciables aux oreilles des personnes qui se trouvaient là par hasard. C’étaient d’ordinaire comme de petits coups secs frappés sur la muraille, les tables ou le bois du lit. Tantôt on croyait entendre des pas sur le carreau, tantôt vous eussiez dit le tâtonnement d’un animal, le bruissement d’une feuille de papier, le roulement d’une boule. Par instans c’était comme un bruit de sable qu’on tamise ou de cailloux qu’on jette, bruit qui ne laissait point d’être accompagné d’effet ; une fois entre autres, d’énormes plâtras se détachèrent du plafond et tombèrent à mes pieds. Il est à remarquer que ces bruits ne s’entendaient pas seulement dans la chambre de la visionnaire, mais dans toute la maison, et principalement dans mon appartement, qui se trouvait juste à l’étage au-dessus. Tant que durait la rumeur, Frédérique, d’ordinaire, ne voyait rien ; l’apparition ne commençait pour elle qu’un moment après. Moi-même, je me souviens parfaitement d’avoir vu un esprit à la place que Frédérique m’indiquait. Je ne dirai pas que j’en aurais pu, comme elle, définir la figure et les moindres traits ; c’était plutôt pour moi une forme grise et incertaine, une colonne vaporeuse de la grandeur d’un homme, debout au pied du lit de la visionnaire, et lui parlant tout bas. J’appris ensuite par Frédérique que cet esprit la visitait ce jour-là pour la troisième fois. Consultez les récits des autres visionnaires, et vous serez étonnés de les voir tous s’accorder avec ce que rapporte la cataleptique de Prevorst touchant ces bruits qui d’ordinaire accompagnent les apparitions surnaturelles, et qu’il faut prendre peut-être pour de malicieuses espiègleries de ces esprits, qui, fort bornés du reste dans leur manière d’agir sur le monde sensible, s’évertuent à marquer leur présence par quelque phénomène singulier, chaque fois qu’il leur arrive de forcer les limites de notre cercle solaire. Frédérique prétendait aussi que plus un esprit est sombre et ténébreux, plus il possède en lui la faculté de se manifester par le tapage et ces manœuvres fantastiques ; car, disait-elle, ils ne peuvent atteindre que par l’esprit des nerfs à des résultats semblables, et c’est surtout chez les esprits encore peu avancés dans la purification qu’il domine. Cet esprit des nerfs, invisible aux yeux comme l’air, appartient, en tant que substance éthérée, aux forces de la nature, à ses forces organiques plutôt que physiques. L’esprit des nerfs comprend en lui le principe énergique, intense, de l’activité que nous nous sentons. Nos muscles ne seraient qu’une chair inerte, si la puissance organique de l’esprit des nerfs ne les poussait à la contraction. La force de résistance que nous développons lorsqu’il nous arrive de gravir une montagne ou de soulever un fardeau vient en droite ligne, non pas des muscles, mais de l’esprit des nerfs, qui leur communique son énergie, car l’aptitude des fibres à se contracter ne saurait en aucune façon passer pour une force. À l’instant seulement où l’esprit imprime aux fibres la volonté, la force de contraction se manifeste. Or, tant que nous n’entrons en rapport avec l’objectivité que par l’intermédiaire d’un corps, il est tout simple que l’énergie de cet esprit des nerfs n’éclate que par lui. Cependant il pourrait se faire (et c’était la théorie de la visionnaire) qu’à la chute du corps cette puissance organique supérieure, essentielle, s’unît dans l’air à un principe spirituel, et parvînt de la sorte à agir sur le monde sensible et la matière, et par conséquent à produire des phénomènes physiques du genre de ceux dont nous avons parlé.
« Voilà par quels argumens je voudrais combattre les incrédules qui s’étonnent et vous demandent, le sourire sur les lèvres, comment il peut arriver qu’un esprit ouvre une porte, soulève un poids et le laisse tomber ? Mais j’oubliais que tout ceci n’est qu’illusion, raillerie et mensonge, que Frédérique n’était qu’une aventurière, et que je ne suis, moi, qu’un imposteur ! J’ai visité Frédérique plus de trois mille fois, j’ai passé des heures, des jours entiers à son chevet, j’ai connu ses parens, ses amis, toutes ses relations dans ce monde, elle a vécu sous mes yeux les trois dernières années de sa malheureuse existence, elle est morte dans mes bras, et des gens qui ne l’ont jamais ni visitée, ni vue, des gens qui parlent d’elle comme l’aveugle des couleurs, vont crier ensuite au mensonge, à l’imposture !
« Frédérique ne parlait jamais de ces apparitions sans y avoir été poussée ; il fallait la supplier, insister vivement. Quand elle cédait, c’était plutôt par grace pour moi et les personnes que je lui amenais, et je dois dire qu’elle le faisait alors avec une simplicité, une persuasion intérieure, auxquelles ne résistaient pas les plus incrédules. Elle se sentait souvent si affligée de ce don surnaturel (à cause des bruits calomnieux qu’il éveillait de toutes parts), qu’elle ne se lassait pas de prier Dieu de le lui retirer. Dans une lettre qu’elle écrivait à un ami se trouve ce passage : « Hélas ! que ne suis-je en état d’empêcher que ces esprits s’occupent de moi et me visitent ! Mon état s’allégerait de beaucoup si je pouvais les éloigner, ou seulement savoir que d’autres en ont la révélation, ce que je ne souhaite à personne, Dieu m’en garde ! Il y a des momens où je me sens si seule, si abandonnée, si méconnue de tous les côtés, que je voudrais mourir ; cependant je me dis que c’est la volonté du Seigneur, et je me tais. »
« Si l’on pesait les avantages et les préjudices qui peuvent résulter d’une organisation douée de la faculté double de vivre à la fois dans ce monde visible et dans l’autre, dit Kant à peu près dans le même sens[9], on verrait que c’est là un présent du ciel qui ressemble assez à celui dont Junon voulut doter le vieux Tirésias qu’elle rendit aveugle afin de lui octroyer le don de prophétie !
« Quiconque s’approchait de Frédérique trouvait en elle une conscience religieuse et pure. Le merveilleux s’exhalait de sa bouche avec simplicité, naïveté, candeur, sans qu’elle ait jamais cherché à éveiller le moins du monde l’intérêt ou la curiosité. Elle disait ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait ; on allait au fond de la chose, et la chose était vraie. Je ne citerai ni deux ni vingt témoins à l’appui de ce que j’avance, mais tous ceux qui l’ont connue ici[10].
« Jamais je n’ai surpris en elle aucun désir de convaincre les gens de la réalité de ses apparitions. Une semblable croyance, disait-elle souvent, n’importe nullement à la religion, et l’homme n’en a pas besoin pour croire en Dieu. Il me suffit de garder pour moi cette conviction profonde, je n’ai que faire d’y vouloir convertir les hommes, et quand ils appellent hallucinations, illusion, délire, cette vie spirituelle à laquelle j’assiste, je me soumets et les laisse dire. Par malheur, ma vie a été faite ainsi, que je plonge dans ce monde invisible, et que lui plonge en moi, et que je suis seule à prendre part à cette existence surnaturelle à laquelle nul ne veut croire, car rien ne s’efface plus vite du cerveau de l’homme que l’idée de ces sortes d’apparitions et de fantômes. Je le sais par ma propre expérience, car il m’arrivait ainsi dans le commencement. »
Il n’est pas en effet d’impression que le tumulte de la vie dissipe plus rapidement. « Ces impressions, dit Novalis, provoquent, au moment même où elles nous affectent, une inspiration soudaine, une sorte d’état magnétique qui, une fois évanoui, le rapport ayant cessé, laisse le cerveau, instantanément ébranlé, rentrer dans ses anciens droits et reprendre son miroir analytique au point que nous finissons par nous persuader que nous avons été les jouets d’une illusion. »
Nous ne suivrons pas le docteur dans l’appréciation des différens effets produits par les substances physiques sur le sujet soumis à ses observations, non plus que dans les définitions du cercle solaire et du cercle vital. Nous aimons mieux renvoyer le lecteur à ce livre singulier, un des plus étranges, et, nous pouvons le dire, des plus consciencieusement élaborés qu’on ait jamais produits en pareille matière. Mais qu’il nous soit permis de nous arrêter un instant à cette langue mystérieuse à laquelle, au dire de Kerner, la cataleptique de Prevorst revenait sans cesse dans ses extases, et dont presque tous les êtres qui ont vécu de la seconde vie, Jacob Böhm, par exemple, et tant d’autres inspirés et visionnaires, ont toujours paru si puissamment préoccupés.
« Frédérique parlait, dans son demi-sommeil, une langue bizarre qui semblait avoir quelque rapport avec les langues orientales. Elle disait que cette langue était en elle de nature, que tout homme en avait, au plus intime de son être, la tradition innée, et qu’elle se rapprochait de celle qu’on parlait au temps de Jacob. Cette langue avait son foyer dans les nombres intérieurs de l’homme, et chez elle les verbes fondamentaux de l’existence tant intérieure qu’extérieure consistaient dans les chiffres 10 et 17. Cette langue était en outre sonore, et dans ses expressions très conséquente, de sorte qu’en s’y appliquant un peu, on arrivait insensiblement à la comprendre. Frédérique disait souvent que cette langue était la seule qui rendît ses sensations les plus intimes, et qu’elle ne pouvait exprimer quoi que ce soit en allemand sans l’avoir d’avance traduit de cette langue intérieure. Elle pensait dans cette langue, mais pas avec la tête, car cette langue semblait monter des profondeurs d’elle-même. Aussi, lorsqu’il se présentait des noms, des qualités qui manquaient dans cette langue, éprouvait-elle les plus grandes difficultés, au point de renoncer souvent à les rendre. Elle ne parlait et n’écrivait dans cette langue qu’à l’état de demi-sommeil : pendant la veille, il n’en restait plus trace ; mais aussi, chaque fois qu’elle écrivait, le sens des mots lui redevenait clair, et jamais elle ne se démentait dans son style. Voulait-on lui entendre nommer une chose dans cette langue, sans qu’elle fût disposée à le faire de son propre mouvement, il suffisait alors de la lui présenter, et le mot se dégageait de son sein. « Ce mot, disait-elle ensuite, a cet avantage sur le nom vulgaire, qu’il contient en lui l’expression des propriétés et de la valeur de la chose. » Ainsi, les noms qu’elle donnait aux gens dans cette langue intérieure résumaient presque toujours leur nature. Les philologues trouvaient dans cette langue des rapports non équivoques avec le cophte, l’hébreu, l’arabe et l’égyptien. Les caractères de cette langue s’alliaient toujours pour Frédérique à des nombres. « Si je me sers de cette langue intérieure, disait-elle, sans que ce soit pour exprimer quelque chose de profond et qui m’affecte sensiblement, je me passe de chiffres, mais alors il me faut plus de mots et de crochets. Le mot que je n’affermis pas d’un chiffre est pour moi d’une médiocre importance, il exprime bien ce que je veux dire, mais sans aucune signification profonde. Le nom de Dieu, par exemple, me paraît incomplet, à moins que les chiffres ne l’accompagnent, car alors seulement il me représente Dieu dans tout son être, il semble que les chiffres illuminent le verbe et vous conduisent dans ses profondeurs. Les nombres sans caractères me sont au fond plus sacrés que les mots. Dans les circonstances insignifiantes, on n’emploie pas les nombres, mais je sens que je n’aurai jamais d’une chose une idée complète, harmonieuse, si je ne les associe aux caractères. » Niera-t-on maintenant qu’il y ait dans ces vagues ressentimens de la visionnaire, de cette humble fille qui n’a jamais rien appris, rien étudié, rien lu, une analogie mystérieuse avec les systèmes numériques des temps primitifs, avec ces nombres sacrés qu’on rencontre si souvent au livre de Moïse, 3, 7, 40, par exemple, et dont les prophètes se servent dans leurs combinaisons fatidiques, Daniel, entre autres, dans son ère mystique des soixante-dix semaines ? Et sans parler ici des traditions génésiaques, toutes pleines de cette langue intérieure, algébrique, qui se retrouve en partie chez les visionnaires, comment ne pas être frappé des rapports presque immédiats qui existent entre cette mystique et les systèmes de Pythagore et de Platon ? « L’ame est immortelle, dit Platon, et elle a un principe arithmétique, de même que le corps un principe géométrique. » Ainsi, d’après Platon, la connaissance des nombres est indispensable à la recherche du bon et du beau. Heureux, selon lui, l’homme qui comprend les nombres et reconnaît l’influence toute puissante du pair et de l’impair sur la production et les forces des êtres ! — Sans ce présent de la Divinité, dit-il, on ne connaît ni la nature humaine, ni ce qu’elle a de divin et de périssable, ni la vraie religion. Les nombres sont les causes de l’harmonie du monde et de la production de toutes choses. Celui que son nombre abandonne perd toute communauté avec le bien et devient la proie des anomalies. — Et voilà presque mot pour mot le texte de notre visionnaire, qui n’a pas même de sa vie entendu prononcer le nom du philosophe grec. La doctrine pythagoricienne donne les nombres pour alimens à toute chose, à toute science ; Pythagore applique les nombres au monde invisible et dénoue par là plus d’une énigme impénétrable à l’arithmétique moderne. Qu’on essaie aussi de comparer à ses théories les révélations de Frédérique. »
La plupart des illuminés ont pressenti cette loi mystique des nombres dans la nature. Les nombres, dit Saint-Martin, ne sont que la traduction des vérités dont le texte fondamental repose en Dieu, dans l’homme et dans la nature. Et Novalis : « Il est plus que vraisemblable qu’il y a dans la nature une mystique des nombres ; tout n’est-il pas rempli d’ordre, de symétrie, de rapport et de connexion ? »
Autre part Kerner voit dans ce travail de l’état magnétique un effort pour retrouver la langue primitive, cette langue dont notre ame aurait désormais perdu le secret :
« L’Orient est le berceau de l’humanité ; les langues qu’on y parle sont les restes plus ou moins corrompus et tronqués de la langue originelle de l’homme déchu. Quelle autre explication donner à ces mots hébreux et chaldéens balbutiés par la visionnaire en extase ? « Notre langage moderne, sonore, mais de peu d’expression, disait une autre somnambule, est impuissant à traduire les sensations de l’être intérieur. » Ainsi, jamais vous ne verrez un individu, en état de catalepsie, se servir de titres conventionnels et de certaines formules en usage dans le monde, dire vous, par exemple, à qui que ce soit. « J’aimerais mieux mourir, s’écriait un jour Frédérique dans son sommeil, que d’apostropher quelqu’un autrement qu’en lui disant tu. »
Nous nous sommes égaré bien long-temps sur les traces de la visionnaire de Kerner ; peut-être nous pardonnerait-on ces études si l’on savait par quelles gradations nous y avons été amené. En sortant des steppes arides de Kant, on aime parfois à côtoyer les plaines quelque peu luxuriantes de la philosophie de la nature, à se perdre, ne fût-ce que pour un temps, à travers les grands bois mystérieux de Jacob Böhm. Il arrive un moment alors où, la contemplation intellectuelle ne suffisant plus, on en vient à recourir au regard surnaturel du visionnaire, à ce coup d’œil qui plonge au sein de la Divinité et dans les profondeurs de la nature ; on mettrait volontiers Jacob Böhm au-dessus de Schelling, et pour Kant, peu s’en faut qu’on ne le prenne en pitié, tant on a de peine à comprendre, dans cette passion pour la philosophie du sentiment, comment il se fait qu’on ait besoin de tant d’artifices et de détours méticuleux pour arriver à la connaissance des choses, lorsqu’il est si facile d’entrer en rapport immédiat avec la vérité. Qui de nous n’a traversé une semblable crise ? Je ne terminerai pas cependant sans reprocher à Kerner le formalisme philosophique adopté par lui dans ce livre, ce ton de sectaire qui trop souvent tourne à l’aigreur. On aimerait plus de laisser-aller et d’abandon dans ces transcendantes hypothèses, plus de cet illuminisme poétique, de cette sérénité d’ame qu’on respire dans un ouvrage antérieur et par lequel il préludait à la Visionnaire, je veux parler de son Histoire de deux somnambules, divagation charmante où sont touchés, mais avec une grace tout aimable et non prétentieuse, ces mystères d’un monde invisible érigés depuis en articles de foi, où l’hypothèse devenue dogmatique flotte encore dans cette vapeur rose et nébuleuse de l’étoile du matin et de la poésie. D’ailleurs, sans révoquer en doute le moins du monde la sincérité de la visionnaire de Prevorst, sans mettre en cause l’autorité de la parole de Kerner, n’y aura-t-il pas toujours, contre ces phénomènes d’un monde surnaturel envahissant le nôtre, un argument bien fort dans le fait éternellement contestable de l’objectivité des apparitions ?
Nous avons étudié Kerner le visionnaire, le spiritualiste transcendant, le mystique un peu disciple de Van Helmont et de Swedenborg ; il nous reste maintenant à connaître à fond le poète. C’est de quoi nous nous occuperons dans un prochain article. Revenons au véritable sujet de ces études, rentrons à pleines voiles dans la poésie ; en sommes-nous donc sorti ?
- ↑ Voyez la livraison du 15 septembre 1841.
- ↑ Depuis la Weibertreue (fidélité des femmes).
- ↑ Herr von der Haide ; le mot à mot voudrait : Sire de la Bruyère.
- ↑ Gedichte, p. 67.
- ↑ Gedichte, Zueignung.
- ↑ Kätchen von Heilbronn : Heilbronn, à deux lieues de Weinsberg. En cette partie du sud de l’Allemagne, le magnétisme nage dans l’air. À défaut de cet instinct irrésistible qui l’entraîne à rechercher surtout dans la science le transcendant, le mystique, le surnaturel, avec une imagination comme la sienne, Justin Kerner devait en être amené là par les phénomènes singuliers qui frappèrent ses yeux dès les premiers jours. Il semble, en effet, que cette contrée de Heilbronn ait reçu le don du ciel de produire des sujets magnétiques ; les exemples qu’on pourrait citer s’offrent en foule. Privilége bizarre pour un pays, et qui du reste ne date pas d’hier, puisqu’à trois siècles de distance la célèbre Kätchen, l’héroïne cataleptique de Kleist, et la visionnaire de Kerner s’y rencontrent.
- ↑ Die Seherinn von Prevorst, 1re partie, p. 4.
- ↑ Rimer dans le sens de dichten, avec plus d’extension créatrice que notre langue n’en accorde au mot. Avant Kerner, le symbolisme antique n’a-t-il pas fait d’Apollon le dieu des poètes, des visionnaires et des médecins ?
- ↑ Kant, Traumen eines Geistersehers.
- ↑ Rappelons ici les paroles de Strauss, l’auteur de la Vie de Jésus : « Kerner me reçut, selon son habitude, avec une bonté paternelle, et ne tarda pas à me présenter à la visionnaire, qui reposait dans une chambre au rez-de-chaussée de sa maison. Peu après, la visionnaire tomba dans un sommeil magnétique. J’eus ainsi pour la première fois le spectacle de cet état merveilleux, et, je puis le dire, dans sa plus pure et sa plus belle manifestation. C’était un visage d’une expression souffrante, mais élevée et tendre, et comme inondé d’un rayonnement céleste ; une langue pure, mesurée, solennelle, musicale, une sorte de récitatif ; une abondance de sentimens qui débordaient, et qu’on aurait pu comparer à des bandes de nuées, tantôt lumineuses, tantôt sombres, glissant au-dessus de l’ame, ou bien encore à des brises mélancoliques ou sereines s’engouffrant dans les cordes d’une merveilleuse harpe éolienne. À cet appareil surnaturel, aussi bien qu’à ces longs entretiens poursuivis avec des esprits invisibles, bienheureux ou réprouvés, il n’y avait point à en douter, nous étions en présence d’une véritable visionnaire, nous avions devant nous un être ayant commerce avec un monde supérieur. Cependant Kerner me proposa de me mettre en rapport magnétique avec elle ; je ne me souviens pas d’avoir jamais senti une impression semblable depuis que j’existe. Persuadé comme je l’étais qu’aussitôt que ma main se poserait dans la sienne, toute ma pensée, tout mon être lui seraient ouverts, et cela sans retour, lors même qu’il y aurait en moi quelque chose qu’il m’importerait de dérober, il me sembla, lorsque je lui tendis la main, qu’on m’ôtait la planche de dessous les pieds et que j’allais m’abîmer dans le vide. »