La princesse de Tréménézaour
(Quatrième rapport sur une mission en basse Bretagne)
Je terminerai ce résumé général des matériaux que j’ai rassemblés jusqu’aujourd’hui par le conte : La princesse de Tréménézaour, qui pourra servir de type de nos contes mythologiques, et qu’il sera curieux de comparer avec le conte slave de Glinski, qui se trouve sous le titre de Impérissable dans le recueil de M. Alexandre Chodzko dont j’ai déjà parlé. On ne peut nier l’identité de la fable, ainsi que de la plupart des épisodes et des ressorts des deux contes.
Il y avait une fois un jeune garçon resté sans père ni mère, et qui mendiait son pain de porte en porte. Il avait déjà quatorze ou quinze ans, et on commençait à se lasser de lui donner et on lui disait :
— N’as-tu pas honte de faire ce métier de fainéant, à ton âge, et bien portant et fort comme tu l’es ? Tu vois bien que nous travaillons tous, nous autres ; fais comme nous, et tu ne manqueras ni de pain ni de vêtements.
Un jour que l’on faisait ce reproche à Gwilherm (il s’appelait Gwilherm), à la porte d’un moulin, il répondit :
— Je ne demande pas mieux que de travailler, pour gagner mon pain, et si vous voulez me prendre chez vous comme garçon de moulin, je ferai mon possible pour vous contenter.
Le meunier le prit au mot. Il lui donna un fouet avec une jument poussive et si maigre, qu’elle n’avait guère que les os et la peau. Et voilà notre gars courant le pays avec sa rosse, pour porter la farine aux pratiques, et faisant claquer son fouet sur les chemins, heureux et fier et se croyant quelque chose. Il aimait sa jument et en avait grand soin, et il la caressait et lui parlait comme si elle le comprenait.
Au bout de quelque temps, la jument eut une petite pouliche. Gwilherm en fut tout heureux, et il la soigna et l’aima comme faisait sa mère. Il l’emmenait avec lui dans ses tournées, et ils couraient et jouaient ensemble comme deux frères. La pouliche grandissait et engraissait à vue d’œil.
Un jour, le meunier gronda si fort Gwilherm, pour je ne sais quelle négligence, que le gars dit à son maître de chercher un autre garçon et de lui solder ses gages, parce qu’il ne voulait plus rester à son service. Le meunier, qui ne déliait pas facilement les cordons de sa bourse, chicanait sur la somme.
— Eh bien ! lui dit alors Gwilherm, donnez-moi la petite pouliche
avec sa mère, et je ne vous demande pas autre chose.
Le meunier n’avait jamais vu la pouliche, et, convaincu que ce ne pouvait être qu’un avorton bon à rien, il dit, en avançant sa main :
— Tope là, mon garçon, c’est marché conclu.
Gwilherm quitta aussitôt le moulin, heureux de n’être pas obligé de se séparer de sa pouliche chérie et de sa vieille jument. Il prit avec elles la route de Paris. Après quelques jours de marche, ils arrivèrent à un bras de mer, et les voilà arrêtés. Ils voyaient à quelque distance une île où l’herbe était haute et abondante, et où il y avait des arbres chargés de fruits de toute sorte. La jument fit signe à son maître de monter sur son dos. Gwilherm lui obéit et l’animal entra dans l’eau et nagea vers l’île, suivie de la pouliche. Ils y abordèrent heureusement tous les trois. Près du rivage, ils trouvèrent une fontaine.
— C’est bien, dit Gwilherm, vous ne manquerez de rien ici, puisqu’il y a de l’eau douce et de l’herbe à discrétion. Je vais vous laisser dans cette île, puisque vous y êtes bien ; je continuerai ma route vers Paris, et, lorsque j’y aurai trouvé une bonne place, je reviendrai vous prendre, et nous ne nous séparerons plus alors.
Il fit donc ses adieux à sa pouliche et à la mère, les embrassa tendrement, puis il repassa à la terre ferme, car, dans les basses marées, on y pouvait aller à pied sec. À force de marcher, il arriva enfin à Paris, et il alla tout droit au palais du roi. Il demanda si l’on n’y avait pas besoin d’un garçon de bonne volonté, pour quelque travail que ce fût.
— Ma foi, lui répondit le portier, il est parti ce matin même un valet d’écurie, et si vous voulez prendre sa place ?…
— Cela ne pouvait tomber mieux, j’aime les chevaux et je sais les soigner, répondit Gwilherm.
On le prit donc comme valet d’écurie. On lui confia douze chevaux, vieux, fourbus et on ne peut plus maigres. Mais il les soigna si bien, qu’au bout de quelque temps il en fit des chevaux magnifiques, gras, luisants et fringants. Tout le monde était étonné d’un pareil résultat, et le roi le félicita publiquement et le prit en affection, ce qui lui valut la jalousie des autres valets d’écurie.
Quelque temps après, quand il se sentit bien en cour, il demanda un
congé de quelques jours pour faire un voyage. On le lui accorda sans
difficulté, et il se rendit dans l’île où il avait laissé la vieille jument et
la pouliche. Quel ne fut pas son étonnement d’y trouver quatre chevaux
superbes et la pouliche qui tétait encore sa mère[1] ? La pouliche était si
fringante et si souple que, quand elle avait tété d’un côté, elle sautait
d’un bond par-dessus la jument, pour la téter de l’autre côté. Dès qu’elle
aperçut Gwilherm, elle s’avança au-devant de lui, le salua et lui dit :
— Bonjour, mon maître.
— Comment, tu parles donc comme un homme ? lui demanda Gwilherm, étonné.
— Oui, je parle aussi le langage des hommes. Écoutez-moi et faites ce que je vais vous dire. Il vous faudra tuer ma mère et les quatre chevaux et Jeter leurs corps à la mer, afin que tout le pâturage de l’île soit pour moi seule. Puis, vous retournerez à la cour du roi de France, et vous reviendrez me voir dans cinq ans. Vous serez étonné de voir quel superbe animal je serai alors.
— Tuer ta mère qui t’a nourrie jusqu’à présent et que j’aime tant ! et tuer aussi ces quatre chevaux magnifiques, dont j’aurais voulu faire don au roi de France, qui m’en aurait si bien récompensé ?
— Faites ce que je vous dis, non maître, et vous verrez, plus tard, que vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.
Gwilherm trouva si étrange de voir un animal lui parler tout comme un homme raisonnable, qu’il n’osa pas lui désobéir. Il tua donc les quatre chevaux, puis, sa vieille jument qu’il aimait tant, il jeta leurs corps dans la mer et retourna ensuite à la cour du roi de France. Il y resta encore cinq ans, et, au bout de ce temps, il demanda un nouveau congé, qui lui fut accordé comme le premier, car il était toujours dans les bonnes grâces du roi. Il se hâta de se rendre dans l’île. La pouliche était à présent une cavale magnifique, pleine de feu, de vigueur et d’agilité ; enfin, il n’avait jamais vu sa pareille. Elle était seule maîtresse de l’île. Gwilherm était rempli de joie de la retrouver ainsi, et il se disposait à lui mettre une bride en tête pour l’emmener à la cour du roi, quand la cavale lui parla de la sorte :
— Pas encore, mon maître ; il ne me manque plus qu’une année de séjour ici pour devenir la plus belle et la plus forte de toutes les cavales du monde ; laissez-moi donc encore un an ici.
— Je te trouve assez belle et assez forte comme cela, et le roi n’a pas ta pareille dans ses écuries : il n’y a pas à dire, il faut que je t’emmène.
— Vous le regretterez un jour, mon maître ; mais hélas ! il sera trop tard alors.
— Ta ! ta ! il faut que tu viennes avec moi.
Et Gwilherm lui passa une bride, monta sur son dos et reprit la route de Paris, tout fier de sa cavale et félicité ou envié de tous ceux qui le voyaient passer.
Le soleil était couché depuis quelque temps et l’obscurité se faisait, quand, en passant près d’une forêt qui bordait la route, il aperçut par terre quelque chose qui brillait comme une flamme.
— Qu’est cela ? dit-il.
— Rien, répondit la cavale.
— Comment rien ? Il faut que je voie ce que c’est.
— Poursuivez votre route, mon maître, et laissez cela, ou vous vous en repentirez un jour.
Mais Gwilherm était déjà à terre ; il alla droit à la lumière et fut étonné de trouver une mèche de cheveux d’or !
— Laissez ces cheveux-là, mon maître, lui dit encore la cavale.
— Je ne serai pas si sot, répondit-il.
— Et il prit la mèche de cheveux d’or et la mit dans sa poche. Puis il remonta sur son cheval et poursuivit sa route. Il arriva à Paris, et tout le monde le suivait par les rues à cause de sa monture : on n’avait jamais vu une semblable merveille. Je vous demande si Gwilherm était fier et heureux, surtout quand il entra dans la cour du palais ! Le roi, averti, accourut, et Gwilherm mit pied à terre et, s’avançant vers lui, il le pria d’accepter l’hommage de ce superbe animal, la plus belle cavale qui fut au monde. Le roi fut si content de ce procédé, qu’il invita Gwilherm manger à sa table, ce jour-là, et il voulut même le retirer des écuries pour lui donner un plus haut emploi. Mais Gwilherm s’excusa en disant qu’il n’avait pas d’ambition et que, habitué à vivre avec ses chevaux, il serait malheureux si un autre prenait sa place auprès d’eux. Il resta donc dans les écuries.
Une nuit qu’il voulut se lever, selon son habitude, pour voir si ses bêtes ne manquaient de rien, il s’aperçut que sa lampe manquait d’huile et qu’il n’en avait pas pour y mettre ; et il en était très-contrarié. Comment faire ?
Tiens ! se dit-il tout à coup, la mèche de cheveux d’or que j’ai ramassée sur la route luisait dans l’obscurité comme un flambeau ; pourquoi ne m’éclairerait-elle pas ici également ? Voyons !
Et il tira la mèche de cheveux d’or d’un petit coffre où il l’avait renfermée, et aussitôt elle répandit une lumière éclatante et éclaira son écurie bien mieux qu’une lampe.
— À la bonne heure ! se dit-il ; et ma cavale qui me conseillait de laisser cette mèche merveilleuse sur la route où je l’ai trouvée ! J’ai bien fait de ne pas lui obéir.
À partir de ce moment, Gwilherm n’eut pas d’autre lumière dans son écurie.
Cependant les autres valets, qui étaient jaloux parce que ses chevaux étaient mieux soignés et plus beaux que les leurs, et que le roi n’avait pour lui que des compliments, cherchaient les moyens de le perdre. En voyant par les fenêtres la lumière extraordinaire qui éclairait toutes les nuits son écurie, un d’eux alla un jour trouver le roi et lui parla de la sorte :
— Vous parlez souvent, Sire, de la princesse de Tréménézaour, et si
vous saviez ce qui se passe dans votre palais ?…
— Quoi donc ? Qu’est-ce qui Qu’est-ce qui se passe d’extraordinaire dans mon palais ? demanda le roi, intrigué.
— Gwilherm a tondu la princesse, et il possède sa chevelure d’or !
— Ce n’est pas possible !
— Rien n’est pourtant plus vrai, Sire, et, toutes les nuits, il éclaire son écurie avec les cheveux de la princesse.
— Vraiment ? Vous m’étonnez beaucoup.
— Pour vous en assurer, vous n’avez qu’à vous mettre à votre fenêtre, vers minuit, et vous jugerez si la lumière qui éclaire son écurie est une lumière naturelle.
Le vieux roi était fort intrigué de ce qu’il venait d’entendre. Aussi se promit-il de surveiller l’écurie de Gwilherm, la nuit venue.
À onze heures, il était à sa fenêtre en observation. Tôt après il vit l’écurie s’éclairer d’une lumière si brillante, que ce ne pouvait être celle d’une lampe. Il descendit promptement, sans faire de bruit, et arriva à la porte de l’écurie, qui était entre-bâillée, et il l’ouvrit d’un coup de pied. Gwilherm, surpris, essaya de cacher la mèche de cheveux d’or ; mais le roi l’arrêta, en lui disant :
— Que signifie ceci ? D’où tiens-tu ce singulier flambeau ?
— Sire, excusez-moi, je l’ai trouvé sur la route, en me rendant à votre palais, avec ma cavale.
— Mensonge ! Mensonge ! Ce sont là les cheveux de la princesse de Tréménézaour, et il faut que tu me les donnes et m’amènes à ma cour la princesse elle-même !
— Comment, Sire, pourrai-je jamais faire cela, un pauvre garçon comme moi ?
— Il faut que tu le fasses, ou il n’y a que la mort pour toi.
— Je ne sais seulement pas quel pays elle habite.
— Tu dois le savoir, puisqu’elle l’a donné une mèche de ses cheveux.
Et le roi partit là-dessus, emportant la mèche de cheveux d’or.
Le pauvre Gwilherm resta atterré de ce qu’il venait d’entendre. Sa cavale, qui avait tout entendu, comme son maître, lui dit alors :
— Je vous avais bien dit, mon maître, que cette mèche de cheveux, que vous avez emportée malgré mes conseils, serait pour nous une source de pénibles travaux et de cruelles inquiétudes, car ceci n’est que le commencement. Quoi qu’il en soit, il faut nous occuper de satisfaire le roi. Nous partirons demain matin à la recherche de la princesse de Tréménézaour, et, à nous deux, si vous m’obéissez de point en point, nous pourrons peut-être mener l’aventure à bien.
Le lendemain matin, Gwilherm et sa cavale se mirent en route, l’une portant l’autre. Après une longue journée de marche, ils arrivèrent au bord de la mer. Là Gwilherm aperçut sur le sable un petit poisson laissé à sec par la marée, en se retirant. Il allait mourir, et c’est à peine s’il remuait encore un peu la queue.
— Prenez vite ce petit poisson, dit la cavale à son maître, et remettez-le dans l’eau.
— Gwilherm prit le petit poisson et le remit dans l’eau. Il plongea un instant, puis, élevant sa petite tête au-dessus de l’eau, il parla ainsi :
— Je te remercie, Gwilherm, tu m’as sauvé la vie. Si jamais tu as besoin de moi ou des miens, appelle-moi au bord de la mer, en quelque lieu que ce soit, et j’arriverai aussitôt. Je suis le roi des poissons de la mer.
Ayant dit ces paroles, il replongea et disparut.
Un barbillon comme ça le roi des poissons de la mer !… se disait Gwilherm, peu confiant dans les paroles du petit poisson.
Et ils se remirent en route, sa cavale et lui, en suivant la côte. À force d’aller et de battre du chemin[2], nuit et jour, ils arrivèrent enfin devant le château de la princesse de Tréménézaour. Trois avenues de grands chênes y conduisaient.
Au plus grand des arbres d’une de ces avenues était attaché un géant énorme, par deux grosses chaînes de fer. Le géant faisait de grands efforts pour se délivrer de ses chaînes, et, quelque gros et élevé que fut l’arbre, sa tête venait toucher la terre à chaque secousse qu’il lui donnait. La cavale dit à Gwilherm :
— Vous voyez ce géant ? Eh bien, il vous faudra le délivrer de ses chaînes, avant d’entrer dans le château.
— Comment pourrai-je jamais faire cela ?
— Voici comment : marchez droit à lui et n’ayez pas peur. Tâchez de faire en sorte que ses deux chaînes se croisent, et alors frappez dessus avec votre sabre, et elles se briseront comme du verre.
Gwilherm marcha vers le géant, assez peu rassuré. Il parvint à croiser ses deux chaînes, il frappa dessus alors avec son sabre, et elles se rompirent aussitôt avec un grand bruit. Le géant était libre, et il dit à Gwilherm :
— Merci à toi, qui que tu sois, car tu m’as délivré ! Depuis cinq cents ans j’étais retenu enchaîné à cet arbre. Si jamais tu as besoin de mon secours, appelle le roi des géants (car je suis le roi des géants), et j’arriverai aussitôt.
Et, ayant dit cela, il partit.
— À la bonne heure ! dit Gwilherm, voilà un gaillard qui pourra me donner un coup de main, au besoin.
Il revint alors vers sa cavale, qui lui dit :
— À présent, attachez-moi ici à un arbre et allez ensuite frapper à la porte du château. La princesse de Tréménézaour elle-même viendra vous ouvrir. Elle vous demandera qui vous êtes, et vous répondrez que vous êtes un messager du roi d’Espagne. Elle vous invitera alors à entrer dans son château et à dîner à sa table. Vous accepterez. Après le repas. elle vous proposera une partie de boules. Acceptez encore. Elle vous demandera quel sera l’enjeu, de l’argent ou une des trois avenues de son château, si vous gagnez ? Dites que vous ne voulez pas jouer de l’argent et que vous préférez l’autre enjeu. Elle vous mènera dans son jardin, et vous jouerez avec des boules d’or. Vous perdrez. Dites alors que vous aimez mieux jouer dans les avenues ; elle y consentira, et vous choisirez celle où vous me verrez ; et n’y manquez pas, car autrement tout sera perdu.
Gwilherm attacha donc sa cavale à un arbre de l’avenue dans laquelle ils se trouvaient, puis il se dirigea vers le château, souleva le marteau de la porte et le laissa retomber. La porte s’ouvrit aussitôt, et il se trouva en présence d’une princesse si belle, si belle, qu’il en fut d’abord tout ébloui et interdit.
— Qui êtes-vous ? lui demanda la princesse.
— Un messager du roi d’Espagne, répondit-il.
— Soyez le bienvenu alors et entrez.
La princesse, qui était la maîtresse du roi d’Espagne, l’introduisit dans son château, lui en fit les honneurs, et, quand l’heure du dîner ſût venue, elle l’invita à s’asseoir à sa table. Après le repas, elle lui dit : Voulez-vous faire une partie de boules avec moi, dans mon jardin ?
— Très-volontiers, princesse, répondit Gwilherm.
Et ils allèrent jouer dans le jardin, avec des boules d’or. Gwilherm perdait à tout coup, et la princesse le plaisantait, si bien qu’il lui dit : Il me semble que, si nous allions jouer dans les avenues du château, je serais plus heureux.
— Allons-y, répondit la princesse.
Gwilherm la conduisit tout droit dans l’avenue où il avait laissé sa cavale.
— Oh ! le magnifique cheval ! s’écria-t-elle, dès qu’elle la vit.
Et en effet, la cavale avait bien changé depuis que son maître l’avait quittée : elle avait, à présent, alternativement un poil d’or et un poil d’argent, et de même de ses crins et de sa queue.
— À qui appartient-elle ? demanda la princesse, qui ne se lassait pas de l’admirer.
— À moi, princesse, répondit Gwilherm.
— Et vous l’avez laissée ici ? Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée au Château ? Je voudrais bien la monter.
— À vos ordres, belle princesse ; c’est, du reste, un animal fort doux ;
n’ayez aucune crainte.
Et Gwilherm aida la princesse à monter sur sa cavale. Mais, dès que celle-ci la sentit sur son dos, elle commença à ruer et à se dresser sur ses deux pieds de derrière. La princesse eut peur et se mit à crier :
— Au secours ! au secours !
Gwilherm sauta lestement auprès d’elle, et aussitôt la cavale partit au grand galop, les emportant tous les deux. Elle allait aussi bien par mer que par terre ; rien ne l’arrêtait. Comme ils passaient au-dessus de la mer, la princesse y laissa tomber sa bague de diamant.
— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, mon diamant est tombé dans la mer !
La cavale allait toujours avec la rapidité du vent. Ils arrivèrent bientôt à Paris. Le vieux roi fut si ravi de voir la princesse de Tréménézaour dans son palais, qu’il s’écria :
— Je suis le roi le plus heureux de la terre ! Il ne me reste plus rien à souhaiter dans cette vie, ô princesse incomparable, si vous consentez à devenir mon épouse et à régner avec moi sur mes sujets ?
— Je m’en trouverais très-honorée, répondit la rusée princesse ; mais il faudra, auparavant, me rapporter mon diamant que j’ai laissé tomber dans la mer, en venant ici.
— Il vous sera rapporté, répondit le roi, et quand je devrais y perdre la moitié de mes sujets.
Cependant il ne savait comment s’y prendre, et cela le tourmentait beaucoup. Il songea naturellement à Gwilherm.
— Puisqu’il m’a amené la princesse, se disait-il, il pourra peut-être bien me rapporter aussi son diamant. Je ne vois que lui dans tout mon royaume en qui je puisse avoir quelque espoir.
Et il fit appeler Gwilherm.
Gwilherm vint en se grattant l’oreille et soupçonnant qu’on allait encore exiger de lui quelque chose d’impossible.
— Bonjour, Gwilherm, mon ami, lui dit le roi.
— Bonjour, mon roi, répondit Gwilherm.
— Tu m’as amené la princesse de Tréménézaour, et je t’en sais beaucoup de gré ; mais il y a autre chose en passant, pour venir ici, au-dessus de la mer, la princesse y a laissé tomber sa bague en diamant, et il faut la lui retrouver. Je ne connais que toi, dans tout mon royaume, de capable de rapporter son anneau à la princesse.
— C’est me demander l’impossible, Sire ; comment voulez-vous ?…
— Il n’y a pas à dire, il faut que tu rapportes son anneau à la princesse, ou il n’y a que la mort pour toi !
Et le roi le congédia sur ces mots.
Le pauvre Gwilherm, triste et inquiet, revint faire part à sa cavale des ordres du roi.
— Hélas ! lui dit l’animal, je ne puis rien en cette affaire, et si le petit poisson à qui vous avez naguère sauvé la vie ne vous vient en aide, nous sommes perdus. Il faut donc nous rendre, sans perdre de temps, au bord de la mer, et l’appeler à notre secours.
Ils partirent pour se rendre au bord de la mer. Quand ils y furent arrivés, Gwilherm s’avança jusqu’à l’eau et dit :
Petit poisson, accours, accours,
Viens vite, vite, à mon secours !
À peine eut-il prononcé ces mots, que le petit poisson éleva sa tête hors de l’eau et dit :
— Qu’y a-t-il pour votre service, ami Gwilherm ?
Gwilherm lui conta son embarras et ce qu’il attendait de lui.
— C’est bien, attendez-moi là, lui dit le petit poisson. Et il replongea sous l’eau. Il se rendit à son palais (car c’était le roi des poissons de la mer) au fond de la mer, et, appelant son trompette, il lui dit de souffler dans sa trompe, qui était un grand bigorn (coquillage), pour convoquer tous ses sujets.
Le trompette fit retentir son bigorn dans toutes les directions, et aussitôt les poissons, grands et petits, d’accourir en foule, de tous les côtés. Le roi était sur son trône, tenant un grand registre où se trouvaient les noms de tous ses sujets. Il les appelait par ordre alphabétique, et chacun se présentait quand son nom était prononcé, et le roi lui demandait s’il n’avait pas vu quelque part l’anneau de la princesse de Tréménézaour. Personne ne l’avait vu. Il n’y avait plus que la Vieille qui n’avait pas répondu à l’appel de son nom.
— Où donc est encore restée la Vieille ? demanda le roi avec humeur ; elle est toujours en retard.
Et il l’appela à nouveau, de sa voix la plus claire.
— Me voici ! me voici, mon roi ! répondit enfin la Vieille, en arrivant tout essoufflée.
— Où donc étiez-vous restée encore ? Vous êtes toujours la dernière à répondre à l’appel !
— Excusez-moi, mon roi, j’étais restée à admirer une merveille que j’ai trouvée au fond de l’eau et qui y brillait comme un rayon de soleil,
— Qu’est-ce donc que cette merveille ?
— Je ne sais, mon roi, mais je vous l’ai apportée : la voici !
Et la Vieille déposa aux pieds du roi un anneau qu’elle avait dans sa bouche.
C’est l’anneau de la princesse de Tréménézaour ! s’écria le roi, dès qu’il le vit.
Et il le prit et alla lui-même le porter à Gwilherm, qui attendait sur le rivage.
Quand Gwilherm tint le diamant, il remonta sur sa cavale et ils reprirent
la route de Paris.
Grande fut la joie du vieux roi de voir revenir Gwilherm avec l’anneau. Il courut aussitôt à la chambre de la princesse, et lui dit, en le lui montrant, d’un air triomphant :
— N’est-ce pas là votre anneau, princesse ?
— Oui vraiment, répondit-elle, en le mettant à son doigt.
— J’espère que rien ne s’oppose plus, à présent, à ce que nous vous mariions, sans autre retard.
— C’est juste ; et pourtant il me reste encore un souhait à former, mais c’est si peu de chose…
— Quoi donc, princesse ? dites, vite.
— Je voudrais qu’on me fit venir aussi mon cheval, qui n’a pas son pareil au monde, pour me porter à l’église le jour de nos noces. Cela ne vous sera pas difficile, Sire, après tout ce que vous avez déjà fait pour moi.
— Vous l’aurez, princesse, répondit le roi.
Et il fit encore appeler Gwilherm. Celui-ci se rendit auprès du roi, triste et soucieux et se doutant bien qu’on allait encore le soumettre à quelque terrible épreuve.
— Bonjour, ami Gwilherm, lui dit le roi.
— Bonjour, mon roi, répondit Gwilherm.
— Je t’ai de grandes obligations, Gwilherm ; tu m’as déjà amené à ma cour la princesse de Tréménézaour, puis, tu as retrouvé son anneau au fond de la mer ; tu n’as pas ton pareil dans tout mon royaume. J’ai encore un petit service à te demander ; mais cela ne sera qu’un jeu pour toi.
— Parlez, mon roi, dit Gwilherm, impatient de savoir quelle impossibilité on allait encore lui demander.
— La princesse voudrait, à présent, avoir son cheval, le plus beau cheval qui soit au monde, dit-elle.
— Vous l’aurez, mon roi, si la chose est possible à un homme.
Gwilherm revint vers sa cavale et lui fit part des ordres du roi.
— Hélas ! répondit la cavale, c’est ici la plus terrible, la plus difficile des épreuves ! Si vous m’aviez laissée une année encore dans l’île, rien ne m’aurait été plus facile ; mais à présent, je ne puis répondre de rien. Le cheval de la princesse de Tréménézaour est le plus beau et le plus fort de tous les chevaux qui sont sur la terre. Il me faudra le combattre et le vaincre avant de pouvoir l’amener ici, et je crains d’y succomber. N’importe, je combattrai le cheval de la princesse. Écoutez bien et faites de point en point ce que je vais vous dire. Allez d’abord trouver le roi, et dites-lui qu’il vous faut beaucoup d’or et d’argent, pour entreprendre ce voyage. Il vous donnera tout ce que vous lui demanderez. Achetez alors vingt bœufs, puis cherchez des bouchers pour les tuer et les écorcher. Vous coudrez les vingt peaux de bœufs autour de moi et en garnirez principalement mes flancs. Après cela, vous me ferez ferrer à neuf. Vous chercherez des maréchaux capables de me faire quatre fers de cinq cents livres chacun, et chaque fer devra être attaché avec huit clous de cent livres chacun. Après cela, nous irons livrer le combat au cheval de la princesse.
Gwilherm alla donc trouver le roi, qui lui donna tout l’argent dont il avait besoin. Il acheta vingt bœufs, les fit tuer et écorcher, puis il garnit de leurs peaux le corps de sa cavale. Il acheta ensuite tout le fer qu’il put trouver dans le pays, et vingt-cinq maréchaux travaillèrent nuit et jour, pendant huit jours, à confectionner quatre fers de cinq cents livres chacun et trente-deux clous de cent livres. Lorsque la cavale fut ferrée et bien garnie de peaux, Gwilherm monta sur son dos et ils partirent.
Quand ils arrivèrent devant le château de la princesse, ils virent son cheval qui paissait dans une grande prairie, auprès. Gwilherm frémit à son aspect, tant il était grand et paraissait vigoureux.
Allez vite au château, lui dit alors sa cavale, et entrez dans l’écurie, dont vous trouverez la porte ouverte. Vous verrez là trois brides accrochées au mur, une d’or, une d’argent, et la troisième de cuir. Ne prenez ni la bride d’or, ni la bride d’argent, mais la bride de cuir. Vous entendez bien, la bride de cuir ?
— J’entends bien, répondit Gwilherm, la bride de cuir.
Il se rendit donc à l’écurie du château et y vit les trois brides accrochées au mur ; il fut bien tenté de prendre la bride d’or, qui était si belle, si brillante ; il prit néanmoins la bride de cuir et revint avec elle vers sa cavale.
— C’est bien, lui dit celle-ci, montez à présent sur ce grand chêne que voilà, pour être témoin du combat. Si vous voyez que j’ai l’avantage, si le cheval de la princesse tombe à genoux devant moi, descendez aussitôt, passez-lui la bride et il vous suivra comme un agneau.
Gwilherm monta sur l’arbre, tenant sa bride de cuir, et sa cavale marcha alors vers le cheval de la princesse de Tréménézaour. Celui-ci, la voyant venir, s’avança aussi à sa rencontre, en poussant un hennissement qu’on entendit à plusieurs lieues à la ronde. Le combat commença aussitôt. Le cheval de la princesse portait de terribles ruades à l’autre ; mais ses coups étaient amortis par les peaux de bœufs. Quand la cavale de Gwilherm l’atteignait, elle emportait à chaque fois un lambeau de chair. Le combat dura plus d’une heure. La terre tremblait, et tous les animaux, saisis de frayeur, fuyaient et se cachaient à plusieurs lieues à la ronde. C’étaient des hennissements et des cris épouvantables ! Gwilherm n’était rien moins que rassuré sur son arbre. Enfin le cheval de la princesse tomba à genoux et s’avoua vaincu. Aussitôt Gwilherm descendit de son arbre et lui mit sa bride de cuir en tête, sans aucune difficulté.
— Attachez-le à ma queue, lui dit sa cavale, et n’ayez pas peur qu’il
essaye de s’échapper.
Et, en effet, il se laissa faire sans la moindre résistance, et ils reprirent tous les trois la route de Paris.
Quand ils arrivèrent à la cour, le roi se hâta de venir les recevoir, avec la princesse de Tréménézaour.
Le cheval de celle-ci se mit à genoux devant sa maîtresse, sitôt qu’il la vit.
— N’est-ce pas là votre cheval, princesse ? demanda le roi, tout fier et tout heureux.
— Je ne puis le nier, Sire, c’est bien lui.
— J’espère que vous devez être satisfaite et que rien ne s’oppose plus à notre mariage ?
— C’est de toute justice, Sire, que je tienne ma promesse, puisque vous avez accompli tous mes désirs.
— Et voilà le vieux roi bien heureux.
Mais, le lendemain matin, quand il parla à la princesse de fixer le jour des noces, elle lui dit :
— Pour me rendre tout à fait heureuse, Sire, et combler tous mes souhaits, je vous demanderai encore de me faire venir mon château ici, en face du vôtre, avec ses trois avenues de grands chênes et le pré où paissait mon cheval.
— Ne trouvez-vous donc pas que mon château est assez beau pour vous recevoir, princesse ?
— Certainement votre château est fort beau, Sire ; mais, si vous voyiez le mien ! Et puis cela vous sera si facile, après tout ce que vous avez déjà fait pour moi !
Le vieux roi promit, et il fit appeler encore Gwilherm.
— Décidément, se disait celui-ci, en se rendant auprès du roi, on ne me laissera de repos que lorsque je serai mort !
— Qu’y a-t-il pour votre service, mon roi ? demanda-t-il, en se présentant devant le vieux monarque.
— Il faut que tu me fasses encore un plaisir, mon ami Gwilherm ; ce sera du reste la fin de tes travaux ; après cela je te promets de te laisser en repos. La princesse demande, avant de m’épouser, qu’on lui apporte son château, avec ses avenues et la grande prairie où paissait son cheval.
— Ah ! décidément c’est ma mort que vous voulez, mon roi ! Comment pouvez-vous me demander une chose si déraisonnable, puisque je ne suis ni sorcier ni magicien ?
— Allons ! pars à l’instant et fais ce que je te demande, ou il n’y a que la mort pour toi !
Gwilherm revint vers sa cavale, plus triste et plus désolé que jamais, et lui fit connaître la demande déraisonnable du roi.
— Te rappelles-tu, lui dit la cavale, le géant qui était attaché à un grand chêne, dans l’avenue du château de la princesse, et que tu as délivré ?
— Oui, je me le rappelle.
— Eh bien, il n’y a que lui au monde qui puisse nous tirer d’embarras en ce moment ; appelle-le donc à ton secours.
Et Gwilherm appela le géant de cette façon :
Roi des géants, venez me secourir,
Ou, pour le coup, il me faudra mourir !
Le roi des géants arriva sur-le-champ, et il dit à Gwilherm, en le saluant :
— J’étais à cinq cents lieues d’ici, quand j’ai entendu votre voix qui m’appelait. Qu’y a-t-il pour votre service ?
— Le roi me menace de la mort, si je ne lui fais venir devant son palais le château de la princesse de Tréménézaour, avec ses trois grandes avenues et la prairie où paissait son cheval.
— N’est-ce que cela ? Ce ne sera pas long, comme vous allez le voir.
Et le géant partit aussitôt. C’était la nuit. Il faisait un beau clair de lune. Gwilherm et sa cavale attendaient avec inquiétude, car ils savaient que c’était la dernière épreuve. Tout à coup le ciel s’obscurcit, comme si un nuage bien noir passait sur la lune. Ils levèrent les yeux et virent que ce qui occasionnait cette obscurité subite, c’était le géant qui arrivait, portant sur son dos le château de la princesse de Tréménézaour, avec ses avenues et la grande prairie.
— Voilà leur dit-il, en déposant son fardeau à terre.
Gwilherm le remercia, et il s’en alla.
Le lendemain matin, quand le roi se leva, il mit le nez à la fenêtre et resta ébahi en voyant cette merveille devant son palais. Et il courut à la chambre de la princesse de Tréménézaour en criant :
— Levez-vous vite, princesse ! venez voir ! venez voir ! votre château est arrivé !
La princesse se leva à la hâte, et se mit à la fenêtre.
— Est-ce bien là votre château ? lui demanda le roi.
— Oui, c’est bien lui ! répondit-elle, étonnée. Avouez, Sire, que le vôtre est bien peu de chose à côté de lui.
— J’espère que vous n’avez plus aucune raison pour retarder notre mariage ?
— Il est vrai que rien ne s’y oppose plus, désormais.
Le vieux roi était si pressé, que le jour des noces fut fixé au lendemain même[3].
Le soir, comme Gwilherm garnissait de foin le râtelier de sa cavale, celle-ci lui dit :
— C’est demain que le roi se maric avec la princesse de Tréménézaour : nous aussi nous nous marierons demain.
— Comment cela ? demanda Gwilherm, étonné.
— Eh bien, c’est moi qui serai votre femme.
— Vous plaisantez, certainement ?
Je ne plaisante nullement, comme vous le verrez bien.
Le lendemain, comme le roi et la princesse de Tréménézaour, dans leurs plus beaux atours et suivis d’un nombreux cortège de princes, de princesses et de seigneurs, se rendaient à l’église, pour la cérémonie religieuse, Gwilherm, monté sur sa cavale, venait aussi par derrière. Il entra ainsi jusque dans le cimetière qui entourait l’église.
— Est-ce qu’il entrera aussi dans l’église, avec sa cavale ? se demandait-on.
Il entra dans l’église, sur sa cavale, et s’avança jusqu’aux balustres du chœur.
— Dehors les bêtes ! cria l’archevêque en colère.
Pour cela, conseillé par son cheval, il conduit celui-ci dans un bois, où il le tue
et l’éventre. Puis il se cache derrière un buisson, tout auprès. Alors un roitelet
descend d’un arbre sur les entrailles encore chaudes du cheval. La blessure
béante se referme sur lui, et le voilà prisonnier. Le maître du cheval prend l’oiseau,
et aussitôt deux autres roitelets viennent voltiger autour de lui en criant :
— Rends-nous notre roi ! rends-nous notre roi !
— Oui, si vous m’apportez deux fioles de l’eau de mort et de l’eau de vie ? leur répond-il.
— Nous te les apporterons, disent les oiseaux.
— Il attache alors une petite fiole au cou de chacun des deux roitelets, et ils partent. Quand ils revinrent, apportant les deux fioles pleines, ils étaient dans un bien triste état. Leurs plumes étaient toutes brûlées par les feux que lançaient les dragons gardiens des deux sources merveilleuses : ils étaient tout nus ; c’était pitié de les voir ! Le roi convoqua alors tous ses sujets et leur dit :
— Vous donnerez tous chacun une de vos plumes, pour revêtir ces deux oiseaux qui se sont dévoués pour votre roi.
Tous les oiseaux y consentirent de bon cœur, à l’exception du hibou, qui dit :
— Moi, je ne veux donner aucune de mes plumes ; l’hiver approche, et je crains d’avoir froid.
— Eh bien, lui dit alors le roi, toi, hibou, tu seras, à partir de ce jour, le plus malheureux des oiseaux ; tu auras toujours froid, tu ne pourras sortir de ton trou que la nuit, et si tu te montres le jour, tous les autres oiseaux te pourchasseront et te persécuteront, sans trêve ni paix.
Et c’est à partir de ce moment qu’on entend toujours le hibou crier : hou ! hou ! hou ! hou ! comme s’il était près de mourir de froid.
Le roitelet est un des oiseaux les plus acharnés à la poursuite du hibou.
Mais ils n’y firent aucune attention, ni lui ni sa cavale, pas plus que s’ils n’avaient pas entendu. La cérémonie s’accomplit, et le roi passa l’anneau nuptial au doigt de la princesse de Tréménézaour.
— Il faut me marier aussi, dit alors Gwilherm à l’archevêque.
— Où est votre fiancée ? lui demanda le prélat.
— La voici, sous moi, répondit-il, en désignant sa monture.
— C’est un pauvre innocent[4], dit alors l’archevêque ; qu’on le chasse du temple, lui et son cheval.
— Faites ce qu’il vous demande, dit le roi à l’archevêque.
Et l’archevêque, n’osant pas désobéir à son roi, commença la cérémonie. Il avait à peine murmuré quelques prières en latin, et d’assez mauvais gré, que la tête de la cavale s’était déjà changée en la tête d’une belle princesse, et, à mesure qu’il avançait dans sa messe, la cavale se changeait graduellement en femme. Au moment de l’élévation, la femme paraissait jusqu’à la ceinture ; quand la messe finit, il n’y avait plus rien de la cavale, une princesse d’une beauté merveilleuse l’avait remplacée. Elle s’avança vers la princesse de Tréménézaour et lui dit :
— Me reconnaissez-vous, princesse de Tréménézaour ?
— Non vraiment, répondit celle-ci.
— Eh bien, je suis la sœur du roi d’Espagne, et vous me teniez enchantée et métamorphosée en cavale, depuis dix-huit ans, parce que je ne voulais pas que mon frère vous épousât.
Ayant dit ces paroles, elle sortit de l’église, et Gwilherm la suivit. Elle s’arracha alors un cheveu de la tête, souffla dessus, et ce cheveu devint sur-le-champ un carrosse magnifique. Ils y montèrent tous les deux. Le carrosse s’éleva en l’air et les transporta, en un instant, à la cour d’Espagne. La princesse s’empressa de tout conter à son frère. Le roi, heureux de revoir sa sœur qu’il croyait perdue à tout jamais, la reçut avec des larmes de joie, et, comme il était las des grandeurs de la terre, il céda sa couronne à son mari.
Et voilà comment Gwilherm devint roi d’Espagne, de mendiant et de garçon meunier que nous l’avons vu au commencement. Vous dire les festins, les fêtes et les jeux qu’il y eut alors à la cour d’Espagne et dans tout le royaume, me serait impossible, quand bien même je parlerais jusqu’à demain matin.
- ↑ Il doit y avoir ici une petite lacune, car le conte n’explique ni le rôle ni la présence des quatre chevaux dans l’île.
- ↑ Expression bretonne, dorna hent.
- ↑ Dans une autre version, le héros, pour dernière épreuve, doit aller chercher deux fioles de l’eau de vie et de l’eau de mort, pour rajeunir le vieux roi.
- ↑ En basse Bretagne, on appelle les idiots et les fous des innocents.