La prise de Montréal/12

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Éditions Édouard Garand (p. 50-53).

XII

MONTGOMERY


Le général américain sourit placidement. Pas le moindre trouble n’avait paru sur les traits calmes de son visage. Il croisa une jambe sur l’autre, et d’une voix basse, douce, persuasive, mais dans l’accent de laquelle on sentait vibrer une âme pleine d’énergie et de volonté, il commença :

— Mes amis, n’allez pas croire que je sois venu uniquement pour accomplir quelque folle bravade. Ma présence ici, à mon avis, était nécessaire, et j’ai pris les moyens pour entrer dans la maison à votre insu, et par conséquent à l’insu de tout le voisinage, de même qu’à l’insu de votre population je suis entré dans votre ville.

— Parce que des traîtres vous ont ouvert une porte ! prononça D’Aubières avec un accent sarcastique.

— Vous voulez dire, monsieur, de mes partisans ? Soyons justes, monsieur D’Aubières : j’appelle traître celui ou celle qui par serment s’est engagé à servir une cause ou un parti, et qui, pour une raison ou pour une autre, déserte ensuite la cause qu’il a juré de servir. Or, ceux qui m’ont ouvert les portes de la cité, je vous prie de le croire, servaient précisément la cause qu’ils ont embrassée.

Maurice et Mirabelle échangèrent un sourire dédaigneux à l’adresse du jeune général.

— Bah ! reprit négligemment celui-ci, nous nous entendrons mieux tout à l’heure. Passons.

Il esquissa un sourire énigmatique et poursuivit :

— Avant, toutefois, d’en venir au but même de ma visite, laissez-moi vous confesser que je suis venu seul dans votre ville afin de me renseigner de visu sur vos moyens de défense et sur l’état moral de la population. Je suis content d’ajouter que j’ai trouvé les choses et les êtres tels qu’on me les avait représentés… Je n’ai eu qu’un désappointement…

Ici Maurice et Mirabelle laissèrent paraître sur leurs physionomies un grand intérêt, et le général, qui était un physionomiste, amplifia son sourire énigmatique.

— Et je n’ai pas de honte à l’avouer, continua-t-il plaisamment ; en effet, je voulais, après mon investigation, retourner auprès de mes soldats, mais j’ai trouvé vos portes et poternes gardées.

— C’est moi qui avais donné l’alarme, général ! sourit fièrement Mirabelle.

— Merci, mademoiselle. C’est donc grâce à vous que j’ai le loisir et le grand bonheur de vous entretenir vous et monsieur D’Aubières, ainsi que ce… vaillant capitaine Lambruche !

Ce dernier, les yeux fermés toujours, ne parut pas entendre ces paroles et demeura impassible.

— Ainsi donc, dit D’Aubières, vous êtes parfaitement renseigné sur notre système et nos moyens de défense ?

— Parfaitement, monsieur, c’est vous qui le dites. À présent, si vous vous remémorez mes proclamations, vous vous rappellerez que, au nom de mon pays, j’ai promis aux Canadiens le respect de leurs propriétés, de leurs lois, de leur langue, de leurs autels. Je les ai assurés que nous ne voulions changer en rien quoi que ce fût du régime actuel, sauf à leur rendre certains privilèges que le gouvernement du roi George leur a ravis, lesquels étaient garantis par le Traité de Versailles basé sur les capitulations de 1759 et 1760. J’ai, au nom de mon gouvernement, affirmé et promis que le pays, tout en étant annexé à nos provinces, aurait le privilège de se gouverner par lui-même à la condition seulement de former ce gouvernement selon les lois de nos constitutions. Et nous sommes si sincères, et nos lois sont si généreuses, que déjà le pays entier, hormis votre ville, semble disposé à nous tendre les mains. Les campagnes sont avec nous. Depuis que le Fort Saint-Jean est tombé en notre pouvoir, vos paysans accourent joyeusement sous nos drapeaux. Si je le voulais, demain, je lancerais à l’attaque de votre ville vingt régiments uniquement formés de vos compatriotes.

— Mais vous ne le ferez pas ! dit Lambruche rudement.

— Je n’y songe point, capitaine, tant il me répugne de jeter dans la mêlée des frères contre des frères. Mais si je voulais…

— Vous ne pourriez pas vouloir ! dit encore Lambruche, toujours les yeux fermés.

— Et pourquoi, Monsieur ?

— Parce que vous êtes ici, et que demain vous ne serez pas à la tête de vos régiments !

Montgomery se borna à sourire dédaigneusement et reprit son discours.

— Monsieur D’Aubières, et vous Mademoiselle, vous aimez votre pays, c’est votre devoir et je vous estime hautement. Vous le défendez, vous faites bien et nous ne saurions vous en blâmer. Nous n’avons aucun grief contre votre race. Mais nous sommes en guerre…

— En révolte… corrigea Lambruche.

Montgomery fit mine de n’avoir pas entendu et poursuivit :

— Nous sommes en guerre contre l’Angleterre et son gouvernement. Nous leur avons demandé de retirer leurs troupes de nos provinces, ils ont refusé. Nous avons battu ces troupes, et nous venons à présent, pour notre sécurité, soumettre les autres troupes anglaises au Canada. En soumettant ces troupes armées nous leur demandons, ainsi qu’aux habitants du pays, de reconnaître notre suprématie, et nous leur offrons des lois et un gouvernement qui seront en sympathie avec leur caractère et leurs coutumes.

— Il est vrai que vous offrez telles lois et tel forme de gouvernement, interrompit Mirabelle ; mais quelle garantie recevrons-nous ? Aujourd’hui l’Angleterre respecte nos coutumes et nos usages et nous avons juré de demeurer fidèles à sa couronne. Nous serions des traîtres si, selon la définition que vous en avez faite tantôt, nous manquions à la parole donnée. Comme vous le comprenez, nous n’avons pas seulement le devoir de défendre notre pays parce que nous l’aimons, mais aussi notre loyauté nous commande de combattre les ennemis de l’Angleterre qui envahissent sa colonie.

— Certes, Mademoiselle, vos arguments sont irréfutables du point de vue où vous vous placez. J’admets que l’honneur vous dicte votre devoir ; mais ce devoir n’est plus une loi d’honneur dès que s’impose une force majeure.

— Vous voulez dire la force armée ! corrigea encore Lambruche sur un ton flegmatique.

— Soit, admit Montgomery en souriant. Donc, devant la force armée vos devoirs n’existent plus.

— Comment l’expliquez-vous ? demanda D’Aubières.

— En ce sens que votre intérêt vous commande de ne pas vous opposer à cette force armée que je conduis.

— N’oubliez pas, dit encore Lambruche, que votre armée est sans chef, car vous êtes ici et non là !

— Ah ! ça, capitaine, fit Montgomery avec un léger mouvement d’impatience, dois-je à la fin vous dire que mon armée viendra demain à mon secours en prenant la ville ?

Lambruche se contenta de hausser les épaules.

— Monsieur D’Aubières, poursuivit le général, et vous, Mademoiselle Chauvremont, vous aimez votre pays, mais vous aimez surtout votre ville ; alors est-il sensé que vous l’exposiez à être réduite en cendres, après qu’un grand nombre de vos concitoyens auront été menés à la boucherie ? Certes, nous voulons bien respecter vos maisons et vos temples ; mais si vous prenez les risques d’un bombardement et d’un long siège, peut-être, de votre cité il ne pourra rester que des ruines. Qu’aurez-vous gagné alors ?

— Nous avons la certitude, général, répliqua D’Aubières, de vous repousser hors de nos parages.

— J’admire votre courage et plus encore votre confiance. Depuis le peu de temps que je suis en vos murs j’ai constaté que votre population possède un splendide moral. Mais j’ai découvert également que vous n’avez pas ou peu de moyens de défense.

— Nous avons des fusils et des munitions ! grommela Lambruche.

— Pour lutter deux jours, trois jours au plus ! sourit Montgomery.

— Pour lutter jusqu’à la mort ! riposta Lambruche.

— Bravo, capitaine ! s’écria Montgomery. Voilà ce que je peux appeler du beau courage. Mais après la mort, nous serons les maîtres de la ville !

— Non, gronda Lambruche, puisque nous nous ferons tuer pour la défendre !

— Mais nous la prendrons quand même !

— Oui, vous aurez pris des cendres et des cadavres, et qu’aurez-vous gagné à votre tour ?

— Tout ce pays, capitaine ; car le reste ne tiendra pas, une fois Montréal en nos mains. Et puis, une ville se relève… Mais passons. Vous semblez dépendre beaucoup, Monsieur D’Aubières, sur vos moyens de défense, mais vous paraissez oublier qu’un tiers de votre population est de notre côté et que ce tiers pourra prendre les armes contre vous ?

— Est-ce vous qui leur donnerez des armes ?

— Pourquoi pas ? Nous voulons la ville, Monsieur, et nous l’aurons !

Cette fois Montgomery avait perdu son sourire, et sa voix résonna avec une énergie redoutable.

— C’est bien, dit D’Aubières, le sort des armes décidera !

Montgomery demeura un moment pensif, observant à la dérobée Mirabelle qui, du coin de l’œil, le regardait aussi. Disons ici qu’il répugnait à Montgomery de raser la ville, attendu qu’il redoutait par cette destruction de se mettre à dos tous le peuple du pays. Au bout d’un moment il sourit gracieusement à la jeune fille et lui dit :

— Nous pourrions, Mademoiselle, si nous nous en donnons la peine, trouver une base d’entente. Vous plaidez loyauté envers l’Angleterre, et vous avez raison, sans compter que votre amour pour votre pays vous justifie déjà amplement pour vous opposer à nos desseins. Mais avec nous votre amour du pays est toujours le même, là il ne saurait y avoir rien de changé. Quant à votre loyauté à l’égard de l’Angleterre, il serait facile de faire disparaître votre scrupule. Mettons par exemple, que vous adoptiez le parti de la neutralité dans cette affaire, je me demande s’il y aurait là un manque à la loyauté ?

Cette suggestion captieuse de l’Américain fouetta le sang fougueux de Mirabelle.

— Hé ! s’écria-t-elle, que parlez-vous de neutralité, général, et comment osez-vous nous proposer un tel compromis ? La neutralité est la part des indifférents, des timides et des lâches, et nous ne sommes point des indifférents, ni des timides, ni des lâches !

Montgomery rougit légèrement, puis se mit à rire.

— Je vois, mademoiselle, que rien ne vous fera abandonner une cause perdue à l’avance et je le regrette pour vous et votre pays. Il me fera chagrin de détruire si belle ville et de tuer si loyaux sujets. Mais la guerre ne connaît pas la pitié, ses lois sont implacables, et, vous le savez, même avec les meilleures intentions et les sentiments les plus humains, nous serons entraînés à commettre des actes de barbarie et de vandalisme. Monsieur d’Aubières, ajouta-t-il en se levant, dois-je repartir ainsi que je suis venu, sans une entente ?

— Général, l’entente se fera par les fusils et les canons !

— Et par le sang et le feu ! ajouta Montgomery sur un ton menaçant. C’est bien.

Il fit une pause, pour reprendre, souriant et la voix suave :

— Mademoiselle, je m’excuse de vous avoir retenue jusqu’à une heure aussi indue…

Il s’inclina respectueusement.

Mirabelle exécuta une froide révérence, et le général marcha fièrement vers la porte. Mais il s’arrêta, Lambruche tenait braqué sur lui la gueule d’un pistolet et avançait en même temps la pointe de sa rapière.

— Place, Lambruche ! commanda d’Aubières sur un ton sévère.

— Non, Monsieur, dit Lambruche. Vous avez dit : « Lambruche, il faut s’emparer du général… » et j’ai dit oui. Je tiens parole.

— Je retire ce que j’ai dit, Lambruche.

— Moi, je ne retire pas ma rapière, et si le général fait un pas encore, je tire mon pistolet.

Montgomery avait pâli. D’Aubières frémit, et Mirabelle, inquiète de la tournure que pouvaient prendre les choses, se suspendit au bras de son fiancé. Quant au père Ledoux et sa femme, tous deux demeuraient rivés à leurs sièges et béants toujours.

— Capitaine, gronda Montgomery, j’ai oublié de vous dire que cent hommes à moi et bien armés sont devant la porte de cette maison. et qu’au premier signal ils feront irruption,

— Oui, mais à ce signal vous tomberez mort, général ! Voyons, donnez ce signal…

Et Lambruche, froidement, pressa doucement sur la détente de son pistolet.

Montgomery devint plus pâle, et regarda d’Aubières et Mirabelle.

Lambruche semblait demeurer inébranlable, et cette fois ses yeux sournois et perçants étaient bien ouverts, et ces yeux-là guettaient Montgomery.

Mirabelle alla à lui.

— Lambruche, dit-elle avec douceur et un sourire angélique, monsieur Montgomery est un gentilhomme. En venant ici il s’est fié à nous, et ce serait acte de lâcheté de le tuer ou de le retenir prisonnier… Fais place, Lambruche !

— C’est bien, mademoiselle, grogna le capitaine, je vous obéis, parce que je ne suis pas un lâche.

Il remit son pistolet à sa ceinture, sa rapière au fourreau, fit le salut militaire, s’effaça et dit :

— Passez, général. Mais, demain, gare !…

Montgomery sourit, traversa le passage et ouvrit la porte et sortit, D’Aubières l’accompagna jusqu’à cette porte.

Le général avait dit vrai : cent hommes armés étaient rangés sur la chaussée, lesquels présentèrent les armes.

— À demain, monsieur ! prononça Montgomery.

— À demain, général ! répondit d’Aubières sur un ton résolu.